Présentation
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Magna voce. Effets et pouvoirs de la voix dans la philosophie et la littérature antiques
- Auteur : Bouton-Touboulic (Anne-Isabelle)
- Pages : 9 à 19
- Collection : Kaïnon - Anthropologie de la pensée ancienne, n° 19
- Série : Symposia, n° 8
Présentation
Le monde antique est un monde bruissant de voix. L’oralité1 y tient une place majeure, et l’on y observe une sensibilité extrême à la voix et un goût marqué pour les activités qui la mettent en jeu : chant, poésie, théâtre, éloquence. L’échange de voix implique alors une co-présence spatiale entre les locuteurs2, tandis que l’on peut aujourd’hui entendre les voix à distance, les enregistrer, en créer artificiellement, voire tenter d’en reconstituer, comme ce fut le cas pour la voix du castrat Farinelli3. Ce que, parlant du téléphone, Marcel Proust qualifiait de « miracle » (« Présence réelle – que cette voix si proche – dans la séparation effective4 »), n’était pas accessible aux Anciens. Ces derniers avaient une conscience aiguë du caractère évanescent des voix ; et nombreux sont les auteurs à regretter leur disparition dans les discours écrits, qui n’en conservent qu’une trace imparfaite, même s’ils gardent cependant quelque chose de leur prononciation orale (Vogt-Spira 1990). C’est précisément à tenter de ressaisir ces voix antiques, grâce aux seules sources écrites, que vise ce volume, c’est-à-dire à en reconstituer les différentes modalités de production et de réception : comment sont-elles perçues, décrites et comprises ? Il s’agit d’appréhender la voix comme un phénomène total, qui se diffracte en de nombreux domaines (musical, poétique, rhétorique, linguistique, philosophique, médical et religieux…), alors qu’il est souvent abordé sous le prisme d’un seul de ses aspects.
Ainsi, les travaux d’Aline Rousselle (1983) et de Frédérique Biville (1995, 2001, 2003) sont consacrés aux domaines rhétorique et médical d’une part, et linguistique d’autre part, ceux d’Annie Bélis (1986) à la 10musique. L’ouvrage de Wolfram Ax (1986) porte essentiellement sur les théories de la voix dans le domaine grammatical, et retrace les sources grecques des conceptions latines ; Gioia Maria Rispoli a étudié, pour la culture et la littérature grecques jusqu’à l’époque hellénistique, la poétique des voix et des sons et le rôle de l’euphonie dans la réception des œuvres (1995), tandis que, plus récemment, Verena Schulz (2014) a exploré la question de la voix dans une monographie sur la rhétorique antique. Les approches philologiques et anthropologiques de cette question se sont conjuguées, qu’il s’agisse de l’étude de la « phonosphère » antique et de l’« anthropologie sonore » chères à Maurizio Bettini (2008), de l’ouvrage de Guy Lachenaud sur Les voix dans l’Antiquité grecque (2013), des travaux de Sabina Crippa sur la voix comme « sonorité » dans la culture antique (2015), et de Maxime Pierre sur le carmen comme « catégorie sonore romaine » (2016). On peut mentionner également les réflexions sur les « voix actées », développées par Claude Calame dans le cadre de l’ethnopoétique, qui inscrit ce motif dans d’autres aires culturelles (Calame et alii 2010)5. Les historiens de l’Antiquité ont quant à eux récemment exploré le thème des « paysages sonores » (Sibylle Emerit, Sylvain Perrot et Alexandre Vincent, 2015), ou, plus spécifiquement, celui des « sons du pouvoir » (Sylvie Pittia et Maria-Teresa Schettino, 2012). Enfin, le volume collectif dirigé par Niall W. Slater, Voice and Voices in Antiquity (2016) qui s’incrit dans l’étude des relations entre littérature et oralité, est consacré en grande partie à la littérature grecque.
Adoptant une perspective pluridisciplinaire et portant sur des corpus en langue latine tout autant que grecque, le présent volume allie différentes approches. Il est en partie issu d’un colloque international sur les « Effets de voix : la voix et les voix dans la pensée et la littérature romaines », organisé avec Vincent Zarini (Sorbonne Université), qui s’est tenu à l’Université de Lille du 13 au 15 novembre 2014. Il rassemble dix-huit contributions, qui sont dévolues à la fois à la philosophie, à la médecine et à la littérature antiques, qui se sont nourries de ces pratiques vocales, et continuent ainsi à résonner pour nous « d’une voix forte » (magna voce).
11Nous nous proposons donc de suivre les diverses ramifications et circulations de la voix antique, les flux de la voix en quelque sorte, aussi bien dans ses passages d’un champ d’activité à un autre, que dans son devenir historique et dans son extension géographique (les mondes grec et romain). Pour faire entendre cette phénoménologie des voix, la progression de ce volume s’organise selon quatre ensembles : philosophie, puis rhétorique et médecine, ensuite acoustique, théâtre et littérature, enfin, linguistique, anthropologie et religion. Son approche est également diachronique, couvrant un arc chronologique qui va d’Homère à saint Augustin – avec un prolongement à l’époque moderne, chez le Jésuite Louis de Cressolles, lequel reprend, au début du xviie siècle, l’héritage antique de l’action oratoire dans ses Vacations automnales, étudiées par Sophie Conte.
Les différentes contributions (dont on trouvera le détail dans les « résumés » en fin de volume) interrogent la nature, les pouvoirs et les « effets » de la voix. Cette dernière expression désigne à la fois les répercusssions et le « jeu » qui accompagne la production de la voix, mais aussi ses conséquences, dans leurs dimensions intersubjectives et pragmatiques : comment d’une part les voix sont-elles décrites, comprises, comment font-elles sens, et d’autre part comment s’exprime la sensibilité à leur réception ?
L’étymologie nous renseigne sur ce que signifiait la voix pour les Anciens : le terme latin uox, issu de l’indo-européen wek-w, qui a aussi donné le grec ἔπος, désigne d’abord l’organe actif de la parole, et au pluriel, au sens concret, le son émis par la voix, les « paroles », les « mots » (ces sens sont secondairement étendus au singulier), voire une phrase gnomique6. Ainsi la voix est un événement acoustique, appréhendé comme tel par la physique et la musique antiques.
Que la voix soit conçue comme une réalité physique, c’est aussi ce que nous rappellent les analyses de Georges Dumézil dans son « Apollon sonore », au sujet de la déesse Vac, qui est l’équivalent de la Phônê ; dans l’Hymne 125 du Rg Veda, celle-ci se décrit selon les trois « fonctions » indo-européennes et, concernant la deuxième fonction, elle se définit par la corde de l’arc et la flèche envoyée pendant la bataille. Dumézil explique cette assimilation par la « musique que déchaîne, en se relâchant, 12la corde tenue » ; dans cette traduction instrumentale de la voix, on a affaire à une « physique des vibrations7. »
Les différentes philosophies, qui, dans l’Antiquité, incluent aussi une physique, proposent des définitions de la voix qui divergent. Selon Platon, le « son » (phônê) n’est pas un corps ; c’est un choc transmis à travers le corps, des oreilles jusqu’à l’âme, créant un mouvement qui est l’audition ; les caractéristiques du mouvement déterminent celles du son. Aristote, auquel Michel Crubellier consacre sa contribution, reprend cette physique des chocs, pour y inclure la voix (phônê) proprement dite, définie comme « son » (psophos) émis par un « être animé » (De anima II, 8, 420b31). Mais la conception la plus répandue dans l’Antiquité est sans doute celle des stoïciens, que Thomas Bénatouïl étudie en particulier chez Diogène le Babylonien : « Le son (phônê) est de l’air frappé ou le sensible propre de l’ouïe8. » Pour les stoïciens, cet air frappé devient un corps spécifique qui chemine par impulsion.
L’épicurisme participe aussi de ces controverses philosophiques sur la nature du son et de la voix, analysées par Giulia Scalas, qui examine tout d’abord comment Épicure (d’après la Lettre à Hérodote) décrit le phénomène de la voix, et sa particularité, comme eidolon singulier – le seul à être produit « consciemment et volontairement » – mais aussi dans le processus linguistique. Dans les deux types de perception qu’elle implique, à la fois reçue et produite, la voix éclaire la complexité du fonctionnement du corps.
La littérature « technique » s’est également emparée de la question, en particulier les grammairiens, comme l’attestent les traités grammaticaux de l’époque tardive (Diomède, Marius Victorinus, Priscien), qui s’ouvrent sur un chapitre « Sur le son vocal » (de uoce). Dans le livre XI de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien insère quant à lui, après Vitruve (De architectura V, 3, 5), des considérations sur l’acoustique des théâtres (quels matériaux absorbent ou propagent le son9) ; la contribution de Gabrièle Wersinger Taylor, consacrée à l’acoustique dans ses aspects symboliques, telle qu’elle ressort des sources littéraires, souligne l’importance de ce dernier point.
13Mais l’action sur l’air qu’implique la voix s’intègre aussi à une anatomie qui intéresse les auteurs antiques, en premier lieu dans le domaine médical. En effet, la voix est liée au souffle et met en jeu une série d’organes du corps10. On connaît l’importance des découvertes faites en ce domaine par le médecin grec Galien, qui a consacré un traité (perdu) à la voix, mais dont d’autres œuvres nous indiquent qu’il a découvert le nerf récurrent qui commande les muscles du larynx11. Vivien Longhi montre comment la médecine grecque (hippocratique et d’époque romaine) d’une part analyse le mécanisme phonatoire et, d’autre part, traite la voix comme symptôme. Il met aussi en évidence la façon dont la voix du médecin s’avère être un élément à part entière de sa pratique thérapeutique, de sorte que les voix sont un véritable lieu d’échanges entre le patient et le médecin.
Posant qu’il n’y a pas chez l’animal de son vocal sans poumon12, Aristote considère pour sa part que le choc de l’air inspiré – contre la trachée-artère – produit la voix (De anima II, 8, 421a1) ; et cette production de la voix, qui est l’une des deux utilisations du souffle, est celle qui correspond à « la perfection » (to eu) du vivant, comme le souligne Michel Crubellier. S’établit ainsi une équivalence entre la voix et la vie13, tandis que s’exprime à l’inverse la hantise de la défaillance, voire de la disparition de la voix, dans les textes poétiques (cf. Virgile, Énéide XII, 912), comme chez les professionnels de la parole ; Plutarque sera encore le témoin sous l’Empire de cette inquiétude relative aux oracles devenus silencieux ; l’étude que Guy Lachenaud consacre à cet auteur montre comment celui-ci, dans la diversité de ses œuvres, se fait en quelque sorte le conservateur des voix, répertoriant les voix majestueuses ou défaillantes dans ses Vies parallèles, distribuant la parole dans ses Propos de table, s’interrogeant sur la provenance des voix divines qui sont pour lui autant de signes.
La voix est aussi conçue comme une réalité psychique, et pour Aristote, « ce qui est dans la voix constitue le symbole des pathèmes de l’âme » (De interpretatione I, 16a29). Au-delà du simple bruit, la voix implique une « représentation » (phantasia) (De anima II, 8, 420b32) ; elle met en 14lumière la distinction qui est faite entre l’homme et l’animal. Michel Crubellier montre ainsi, en particulier à partir du De anima, qu’il y a un « type de perception spécifique que la voix suscite et requiert, qui est l’écoute », laquelle suppose la conscience du temps. Or, l’ouïe joue un rôle éminent pour ce qui relève de l’intellect. Dans l’expérience de l’écoute et de la voix se réalisent donc les qualités de l’homme, animal « politique » et « doué de langage ».
Pour les stoïciens, chez qui la voix est l’une des huit parties de l’âme14, le lieu relatif à la voix devient le point de départ de la dialectique : « Chez l’animal, le son vocal est de l’air frappé à la suite d’une impulsion ; chez l’homme, il est articulé et émis à partir de la pensée » (Diogène Laërce, VII, 55 ; cf. Cicéron, De natura deorum, II, 148) ; et l’opposition se fixe entre logos prophorikos et logos endiathetos, ce dernier étant seul réservé à l’homme. La gradation stoïcienne entre « son vocal » (phônê), lexis et logos met en jeu un double critère, l’articulation et la signification, et fait ainsi de la voix humaine le couronnement de toute phônê. Thomas Bénatouïl rappelle à la fin de sa contribution que les stoïciens admettaient l’effet éthique et intellectuel sur l’âme de ce qui relève du rythme et de la mélodie dans la voix (vs. l’épicurien Philodème).
C’est également ce principe qui explique l’importance que Sénèque attribue aux uoces dans le progrès vers la sagesse, tout comme il dénonce l’influence néfaste des voix et des clameurs de la foule ou des sots, selon une polarisation qu’Anne-Isabelle Bouton-Touboulic s’attache à décrire. Dans sa relation envers le disciple, le « directeur spirituel » devient ainsi un « conseiller » (monitor) dont les préceptes, sous la forme de uoces, sont destinés in fine à être intériorisés par le disciple. Cette idée implique également une stylistique, éminemment pratiquée par Sénèque, celle de la « sentence » (sententia), incarnée dans une voix « qui frappe ».
La question de la relation humain/animal, considérée dans sa porosité, se cristallise de façon remarquable autour de la voix. C’est ce que révèle la multiplicité de termes latins désignant les cris des animaux, qui fut mis en exergue dans un fragment de Suétone par Maurizio Bettini (2008). Selon une approche sémantique, Frédérique Biville explore dans le corpus latin – y compris médical – ces frontières mouvantes. La voix humaine est en principe considérée comme « signifiante et articulée » (composée d’unités transposables en lettres, selon les grammairiens) à 15la différence de celle des animaux ; mais toutes deux ont en commun la « voix affective », et de plus, les phénomènes de « brouillage » de ces frontières ne sont pas rares, qu’il s’agisse des infantes, des barbares ou des hommes qui sont frappés d’une « voix confuse » (uox confusa), tandis qu’à l’inverse, la littérature latine met aussi en scène des « animaux parleurs », et que les hommes se plaisent parfois à contrefaire des voix animales.
Les interrogations antiques sur la nature de la voix sont inséparables de pratiques et de discours qui en célèbrent les pouvoirs et les effets, qui en décrivent les plaisirs, mais aussi les normes. Le plaisir de l’écoute du poète, de l’aède dans les premiers temps de l’épopée antique, repose sur ce charme de la voix. Le poète inspiré des Muses est leur porte-voix. La figure d’Orphée symbolise cette uox comme « parole agissante », charmant le monde, que Virgile aspire à surpasser (Bucoliques IV, 55), et que la littérature chrétienne est tentée à son tour de s’approprier15. Orateur et philosophe, Apulée n’a de cesse de célébrer les voix virtuoses, pour mieux conjurer la menace de leur perte, comme le montre l’étude d’Alain Deremetz qui fait apparaître la prégnance et les métamorphoses de ce motif chez cet auteur. Les différentes œuvres de ce dernier (en particulier les Florides) portent la trace d’une gradation ontologique dans le domaine de la voix, dont le degré supérieur s’identifie à celle du philosophe.
Le théâtre est le lieu du déploiement de la voix par excellence. Les divers spectacles scéniques associent musique, chant et danse, et les usages de la voix y sont multiples : le tragédien, capable de véritables prouesses vocales, adopte un mode de déclamation particulier. La tragédie antique accueille différentes modalités de discours et de voix, y compris des « chants en forme de cris », comme l’a montré à propos du théâtre grec classique Nicole Loraux (1999a). La contribution de Gabrièle Wersinger Taylor révèle ici comment se déploie, à travers certaines scènes de l’épopée ou de la tragédie, cette acoustique singulière de la « voix privée » au sein de la cité. Tout autre est l’usage de la voix dans la comédie romaine de Plaute, auteur qui l’utilise, non pour caractériser les personnages, mais pour créer l’espace dramaturgique et faire naître l’interaction entre ces mêmes personnages, comme le démontre Marie-Hélène Garelli.
16Plus largement, de même qu’elle est synonyme d’interaction, la voix tend à circuler d’une activité à une autre, de sorte qu’en retour se fait sentir le besoin d’en définir et d’en délimiter les usages respectifs.
Ainsi, selon Aristote, l’« action » (hupokrisis) qui intéresse d’abord l’interprétation théâtrale et sa technique concerne également le discours rhétorique (« L’action réside dans l’usage de la voix en fonction de chaque sentiment », Rhétorique III, 1, 1403b25). Mais Marie-Pierre Noël souligne que pour le Stagirite, l’hupokrisis découle tout entière de la lexis, et qu’il y a une « voix du texte ». Elle montre que cette conception s’inscrit dans les débats qui eurent lieu dans l’Athènes classique concernant le statut des discours écrits, l’écriture étant comprise parfois comme menaçant la voix même de l’orateur, selon le point de vue d’Alcidamas, alors qu’Isocrate privilégie quant à lui la voix du lecteur. À Rome, Cicéron et Quintilien se réfèrent constamment à l’art de l’acteur ; mais celui-ci sert souvent de repoussoir, dont on écarte les excès au nom de la dignitas (Cicéron, De oratore II, 282 ; Quintilien, Institution oratoire, XI, 3, 181 ; I, 11, 3), selon une norme qui prévaudra encore à l’âge classique, comme le rappelle Sophie Conte à propos de Louis de Cressolles. La voix est bien au cœur de ces traités de rhétorique qui soulignent son importance prééminente dans l’actio, la rapportent aux dons naturels, à l’art ou à l’hygiène de vie, et essaient d’en définir les caractères. Elle doit être modulée selon son volume, son harmonie et son rythme. Mais en réalité, la voix de l’orateur, et l’actio elle-même, est un artefact qui mime le naturel (Desbordes 1995). C’est ce qui ressort notamment de l’expression des émotions dont la voix est le vecteur (Quintilien, XI, 3, 61-62).
À cela se rattache la question de l’individuation de la voix, comme le soulignent, concernant l’éloquence, Charles Guérin et Sophie Conte. Sur ce point, les « défauts de voix » ne sont pas forcément considérés comme tels, mais peuvent produire plutôt un certain plaisir de l’écoute. Les « embarras de la voix » (ischnophônia), tant redoutés par l’orateur, comme le souligne Marie-Pierre Noël, vont jusqu’à devenir la signature singulière de la vox poetae. Florence Klein montre qu’ils acquièrent alors une valeur métapoétique, comme dans le cas des « balbutiements » du poète alexandrin Callimaque : Le patronyme qui lui est attribué, « fils de Battos », en raison de l’infirmité de sa voix et de son bégaiement, correspond à une esthétique de la discontinuité qui le ferait parler comme 17un enfant. Dans la poésie latine d’époque impériale, cette image sera soit revendiquée soit rejetée.
La voix est aussi un indice d’appartenance sociale, et pour l’orateur par exemple, elle doit incarner un certain éthos, dénotant noblesse, dignité, et virilité, tant les voix qualifiées de « féminines » sont a priori bannies de cette activité16 ; la voix sert donc l’idéal de convenance, mais la voix idéale semble pourtant échapper aux nombreux qualificatifs qui lui sont accolés – que le lecteur pourra retrouver dans les contributions de Charles Guérin et de François Cassingena.
L’identité vocale de l’orateur est donc construite, d’abord en combattant les défauts de la voix, en la fortifiant par des exercices, et s’il le faut, à l’aide du phonascos (le maître de déclamation). Cette norme varie évidemment selon les contextes, comme le montre l’étude de Charles Guérin qui s’interroge, dans la Rome du ier siècle de notre ère, sur la spécificité de la norme vocale dans le cadre scolastique de la déclamation, par rapport aux règles qui s’appliquent à l’orateur. Il distingue normes de nature et normes d’usage et compare Sénèque le Père, dans son recueil de Controverses et Suasoires, et Quintilien. Or, si pour ce dernier, les normes qui définissent la qualité de la voix sont identiques sur le forum et dans la pratique déclamatoire, Sénèque le Père admet que la pratique de l’école diffère de celle du forum – où clarté et projection de la voix sont indispensables.
L’idéal de la « douceur » (suauitas), recherché par un Louis de Cressolles à l’aube du xviie siècle, montre combien la norme se définit comme équilibre ; les exigences de l’euphonie doivent être satisfaites, mais ladite douceur ne saurait être synonyme de mollesse. À la suite de Cicéron, le Jésuite reconnaît ainsi la portée du cantus obscurior, la musicalité propre de la parole, et veut la mettre au service de son idéal moral, comme le souligne Sophie Conte, qui pointe ainsi à la fois la permanence de l’influence antique et son adaptation aux besoins d’une nouvelle civilité, où l’actio est compatible avec une morale chrétienne.
Le cadre temporel embrassé par ce volume fait place aux représentations issues des monothéismes juif et chrétien, selon lesquelles la divinité se fait principalement connaître par sa voix (Ex 19-20), voix que les hommes sont chargés d’accueillir et d’interpréter, voire de relayer, comme dans le cas des prophètes. L’importance conférée à la 18voix comme « parole vivante » dans la tradition biblique comme platonicienne – relevée par Michel Crubellier – s’inscrit en ce sens dans ce que Jacques Derrida (1972) a appelé le « phonocentrisme », la dévalorisation de l’écrit face à la parole.
Dans les religions monothéistes donc, la voix divine domine celles des autres, et attend leur voix en réponse (Chrétien 1992), invocation qui donne aux Confessions de saint Augustin leur forme même, comme le montre François Cassingena-Trévédy, qui fait apparaître dans cette œuvre une « histoire sainte de la voix ». Il souligne notamment que la dramaturgie de la vie d’Augustin est scandée par des pathologies qui affectent sa voix. De plus, la voix sensible empruntée par le Verbe divin engage une christologie, tandis qu’une ecclésiologie découle de la uox Ecclesiae. De fait, l’importance accordée à la voix par les chrétiens doit aussi être référée à leur pratique du chant sacré (McKinnon 2006).
Cette ultime contribution vient en contrepoint de trois études précédentes, qui visent à cerner les rapports entre voix des dieux et voix des hommes dans les traditions polythéistes17 ; car ce sont là des échanges problématiques, qui rendent leur décryptage nécessaire. Sébastien Barbara montre ainsi que depuis les origines de Rome, certains lieux, comme les bois, sont privilégiés pour entendre les voix divines. Il étudie ces phénomènes des voix « confuses ou sinistres », capables de provoquer des peurs « paniques ». Il s’avère cependant que l’origine de ces prodiges a pu être rapportée à l’écho ou à la réverbération acoustique, et faire ainsi l’objet dès l’Antiquité de critiques rationalistes.
Charles Guittard s’interroge plus largement sur l’existence des dieux de la parole à Rome (principalement Carmenta et Faunus) et se penche sur certaines formes de paroles rituelles, comme le carmen, « forme d’expression qui relève à la fois de la poésie et de la prose ». Ce dernier est la transcription de la parole des dieux et permet aux hommes d’entrer en communication avec eux par la prière. Plusieurs épisodes de l’histoire romaine viennent illustrer les difficultés d’interprétation de ces paroles divines.
Sabina Crippa explore quant à elle les interférences vocales entre les dieux et les hommes dans un contexte rituel particulier, celui des Papyrus Grecs Magiques. Dans ces rituels, l’opérateur est censé posséder 19toutes les langues et les dialectes, y compris le langage des animaux ou les langues inventées. Il doit connaître en particulier les « signes acoustiques » du dieu et pouvoir, le cas échéant, « parler comme lui ». Phthoggos est le terme approprié qui correspond aux phénomènes vocaux de ce domaine rituel.
Ainsi, la voix est comprise comme une aura du corps, un souffle et un flux. Elle ne cesse de circuler d’un domaine à l’autre, de l’animal à l’homme, de l’humain au divin, faisant communiquer philosophe et médecine, théâtre et rhétorique, rhétorique et musique, musique et poésie…
Je tiens à remercier de leur aide précieuse Valentin Decloquement pour la mise en page du volume et la relecture du grec, ainsi que Jérémy Delmulle pour la confection des indices.
Anne-Isabelle Bouton-Touboulic
Univ. Lille, CNRS,
Ministère de la Culture, UMR 8164
HALMA – Histoire Archéologie Littérature des Mondes Anciens, F-59000 Lille, France
1 L’oralité est à distinguer de la « vocalité », qui relève de la « mise en voix » et de la « performance ». Cf. les analyses de Zumthor (1987).
2 Biville (1996).
3 Ce fut là un travail mené par le laboratoire « Analyse et synthèse des sons », dirigé par Xavier Rodet, au sein de l’IRCAM (« Institut de Recherche et coordination acoustique/musique ») de Paris. Cf. Depalle, Garcia et Rodet (1995).
4 Proust (1907) in Picon (1999, p. 243).
5 Voir aussi les études rassemblées sur la voix et l’absence de voix dans l’Europe Médiévale par Kleiman (2015), ainsi que le numéro de la Revue de Métaphysique et de Morale qui traite des aspects rituels de la voix dans la philosophie grecque, dirigé par Wersinger Taylor (2019).
6 Ernout-Meillet (1959 [1932], p. 753-754).
7 Dumézil (2003 [1982], p. 13-24).
8 Attribuée à Diogène le Babylonien par Diogène Laërce (VII, 55). L’ambivalence sémantique du terme grec phônê ressort ici.
9 Pline l’Ancien, HN XI, 270.
10 Voir les observations contemporaines d’Alfred Tomatis (1991 [1963], p. 61).
11 Cf. Rousselle (1983, p. 143).
12 Seuls possèdent la voix les êtres qui reçoivent l’air en eux-mêmes ; cf. Pline l’Ancien, HN XI, 266.
13 Cicéron, Nat. D. II, 135-136.
14 Diogène Laërce, VII, 110.
15 Jourdan (2010).
16 De façon plus ou moins marquée selon les auteurs cependant ; cf. Gleason (2013 [1995]).
17 Cf. aussi les études concernant leurs langages respectifs réunies par Soares Santoprete et Hoffmann (2017), et déjà Detienne et Hamonic (1995).
- Thème CLIL : 3127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie antique
- ISBN : 978-2-406-10662-3
- EAN : 9782406106623
- ISSN : 2428-713X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10662-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2021
- Langue : Français
- Mots-clés : Oralité, littérature, philosophie, médecine antique, rhétorique et grammaire antique, Marcel Proust, Aristote, stoïcisme