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Classiques Garnier

Présentation

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Magna voce. Effets et pouvoirs de la voix dans la philosophie et la littérature antiques
  • Auteur : Bouton-Touboulic (Anne-Isabelle)
  • Résumé : La voix occupe une place majeure dans l’Antiquité : elle se diffracte en de nombreux domaines (musical, poétique, rhétorique, médical, religieux…), qui font l’objet des dix-huit études de ce volume. Comment étaient reçus et analysés les pouvoirs et les effets de la voix dans la philosophie et la littérature antiques, d’Homère à saint Augustin ? Ces voix peuvent-elles encore se faire entendre à travers les traces écrites qu’elles ont laissées ?
  • Pages : 9 à 19
  • Collection : Kaïnon - Anthropologie de la pensée ancienne, n° 19
  • Série : Symposia, n° 8
  • Thème CLIL : 3127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie antique
  • EAN : 9782406106623
  • ISBN : 978-2-406-10662-3
  • ISSN : 2428-713X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10662-3.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/02/2021
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Oralité, littérature, philosophie, médecine antique, rhétorique et grammaire antique, Marcel Proust, Aristote, stoïcisme
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Présentation

Le monde antique est un monde bruissant de voix. Loralité1 y tient une place majeure, et lon y observe une sensibilité extrême à la voix et un goût marqué pour les activités qui la mettent en jeu : chant, poésie, théâtre, éloquence. Léchange de voix implique alors une co-présence spatiale entre les locuteurs2, tandis que lon peut aujourdhui entendre les voix à distance, les enregistrer, en créer artificiellement, voire tenter den reconstituer, comme ce fut le cas pour la voix du castrat Farinelli3. Ce que, parlant du téléphone, Marcel Proust qualifiait de « miracle » (« Présence réelle – que cette voix si proche – dans la séparation effective4 »), nétait pas accessible aux Anciens. Ces derniers avaient une conscience aiguë du caractère évanescent des voix ; et nombreux sont les auteurs à regretter leur disparition dans les discours écrits, qui nen conservent quune trace imparfaite, même sils gardent cependant quelque chose de leur prononciation orale (Vogt-Spira 1990). Cest précisément à tenter de ressaisir ces voix antiques, grâce aux seules sources écrites, que vise ce volume, cest-à-dire à en reconstituer les différentes modalités de production et de réception : comment sont-elles perçues, décrites et comprises ? Il sagit dappréhender la voix comme un phénomène total, qui se diffracte en de nombreux domaines (musical, poétique, rhétorique, linguistique, philosophique, médical et religieux…), alors quil est souvent abordé sous le prisme dun seul de ses aspects.

Ainsi, les travaux dAline Rousselle (1983) et de Frédérique Biville (1995, 2001, 2003) sont consacrés aux domaines rhétorique et médical dune part, et linguistique dautre part, ceux dAnnie Bélis (1986) à la 10musique. Louvrage de Wolfram Ax (1986) porte essentiellement sur les théories de la voix dans le domaine grammatical, et retrace les sources grecques des conceptions latines ; Gioia Maria Rispoli a étudié, pour la culture et la littérature grecques jusquà lépoque hellénistique, la poétique des voix et des sons et le rôle de leuphonie dans la réception des œuvres (1995), tandis que, plus récemment, Verena Schulz (2014) a exploré la question de la voix dans une monographie sur la rhétorique antique. Les approches philologiques et anthropologiques de cette question se sont conjuguées, quil sagisse de létude de la « phonosphère » antique et de l« anthropologie sonore » chères à Maurizio Bettini (2008), de louvrage de Guy Lachenaud sur Les voix dans lAntiquité grecque (2013), des travaux de Sabina Crippa sur la voix comme « sonorité » dans la culture antique (2015), et de Maxime Pierre sur le carmen comme « catégorie sonore romaine » (2016). On peut mentionner également les réflexions sur les « voix actées », développées par Claude Calame dans le cadre de lethnopoétique, qui inscrit ce motif dans dautres aires culturelles (Calame et alii 2010)5. Les historiens de lAntiquité ont quant à eux récemment exploré le thème des « paysages sonores » (Sibylle Emerit, Sylvain Perrot et Alexandre Vincent, 2015), ou, plus spécifiquement, celui des « sons du pouvoir » (Sylvie Pittia et Maria-Teresa Schettino, 2012). Enfin, le volume collectif dirigé par Niall W. Slater, Voice and Voices in Antiquity (2016) qui sincrit dans létude des relations entre littérature et oralité, est consacré en grande partie à la littérature grecque.

Adoptant une perspective pluridisciplinaire et portant sur des corpus en langue latine tout autant que grecque, le présent volume allie différentes approches. Il est en partie issu dun colloque international sur les « Effets de voix : la voix et les voix dans la pensée et la littérature romaines », organisé avec Vincent Zarini (Sorbonne Université), qui sest tenu à lUniversité de Lille du 13 au 15 novembre 2014. Il rassemble dix-huit contributions, qui sont dévolues à la fois à la philosophie, à la médecine et à la littérature antiques, qui se sont nourries de ces pratiques vocales, et continuent ainsi à résonner pour nous « dune voix forte » (magna voce).

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Nous nous proposons donc de suivre les diverses ramifications et circulations de la voix antique, les flux de la voix en quelque sorte, aussi bien dans ses passages dun champ dactivité à un autre, que dans son devenir historique et dans son extension géographique (les mondes grec et romain). Pour faire entendre cette phénoménologie des voix, la progression de ce volume sorganise selon quatre ensembles : philosophie, puis rhétorique et médecine, ensuite acoustique, théâtre et littérature, enfin, linguistique, anthropologie et religion. Son approche est également diachronique, couvrant un arc chronologique qui va dHomère à saint Augustin – avec un prolongement à lépoque moderne, chez le Jésuite Louis de Cressolles, lequel reprend, au début du xviie siècle, lhéritage antique de laction oratoire dans ses Vacations automnales, étudiées par Sophie Conte.

Les différentes contributions (dont on trouvera le détail dans les « résumés » en fin de volume) interrogent la nature, les pouvoirs et les « effets » de la voix. Cette dernière expression désigne à la fois les répercusssions et le « jeu » qui accompagne la production de la voix, mais aussi ses conséquences, dans leurs dimensions intersubjectives et pragmatiques : comment dune part les voix sont-elles décrites, comprises, comment font-elles sens, et dautre part comment sexprime la sensibilité à leur réception ?

Létymologie nous renseigne sur ce que signifiait la voix pour les Anciens : le terme latin uox, issu de lindo-européen wek-w, qui a aussi donné le grec ἔπος, désigne dabord lorgane actif de la parole, et au pluriel, au sens concret, le son émis par la voix, les « paroles », les « mots » (ces sens sont secondairement étendus au singulier), voire une phrase gnomique6. Ainsi la voix est un événement acoustique, appréhendé comme tel par la physique et la musique antiques.

Que la voix soit conçue comme une réalité physique, cest aussi ce que nous rappellent les analyses de Georges Dumézil dans son « Apollon sonore », au sujet de la déesse Vac, qui est léquivalent de la Phônê ; dans lHymne 125 du Rg Veda, celle-ci se décrit selon les trois « fonctions » indo-européennes et, concernant la deuxième fonction, elle se définit par la corde de larc et la flèche envoyée pendant la bataille. Dumézil explique cette assimilation par la « musique que déchaîne, en se relâchant, 12la corde tenue » ; dans cette traduction instrumentale de la voix, on a affaire à une « physique des vibrations7. »

Les différentes philosophies, qui, dans lAntiquité, incluent aussi une physique, proposent des définitions de la voix qui divergent. Selon Platon, le « son » (phônê) nest pas un corps ; cest un choc transmis à travers le corps, des oreilles jusquà lâme, créant un mouvement qui est laudition ; les caractéristiques du mouvement déterminent celles du son. Aristote, auquel Michel Crubellier consacre sa contribution, reprend cette physique des chocs, pour y inclure la voix (phônê) proprement dite, définie comme « son » (psophos) émis par un « être animé » (De anima II, 8, 420b31). Mais la conception la plus répandue dans lAntiquité est sans doute celle des stoïciens, que Thomas Bénatouïl étudie en particulier chez Diogène le Babylonien : « Le son (phônê) est de lair frappé ou le sensible propre de louïe8. » Pour les stoïciens, cet air frappé devient un corps spécifique qui chemine par impulsion.

Lépicurisme participe aussi de ces controverses philosophiques sur la nature du son et de la voix, analysées par Giulia Scalas, qui examine tout dabord comment Épicure (daprès la Lettre à Hérodote) décrit le phénomène de la voix, et sa particularité, comme eidolon singulier – le seul à être produit « consciemment et volontairement » – mais aussi dans le processus linguistique. Dans les deux types de perception quelle implique, à la fois reçue et produite, la voix éclaire la complexité du fonctionnement du corps.

La littérature « technique » sest également emparée de la question, en particulier les grammairiens, comme lattestent les traités grammaticaux de lépoque tardive (Diomède, Marius Victorinus, Priscien), qui souvrent sur un chapitre « Sur le son vocal » (de uoce). Dans le livre XI de son Histoire naturelle, Pline lAncien insère quant à lui, après Vitruve (De architectura V, 3, 5), des considérations sur lacoustique des théâtres (quels matériaux absorbent ou propagent le son9) ; la contribution de Gabrièle Wersinger Taylor, consacrée à lacoustique dans ses aspects symboliques, telle quelle ressort des sources littéraires, souligne limportance de ce dernier point.

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Mais laction sur lair quimplique la voix sintègre aussi à une anatomie qui intéresse les auteurs antiques, en premier lieu dans le domaine médical. En effet, la voix est liée au souffle et met en jeu une série dorganes du corps10. On connaît limportance des découvertes faites en ce domaine par le médecin grec Galien, qui a consacré un traité (perdu) à la voix, mais dont dautres œuvres nous indiquent quil a découvert le nerf récurrent qui commande les muscles du larynx11. Vivien Longhi montre comment la médecine grecque (hippocratique et dépoque romaine) dune part analyse le mécanisme phonatoire et, dautre part, traite la voix comme symptôme. Il met aussi en évidence la façon dont la voix du médecin savère être un élément à part entière de sa pratique thérapeutique, de sorte que les voix sont un véritable lieu déchanges entre le patient et le médecin.

Posant quil ny a pas chez lanimal de son vocal sans poumon12, Aristote considère pour sa part que le choc de lair inspiré – contre la trachée-artère – produit la voix (De anima II, 8, 421a1) ; et cette production de la voix, qui est lune des deux utilisations du souffle, est celle qui correspond à « la perfection » (to eu) du vivant, comme le souligne Michel Crubellier. Sétablit ainsi une équivalence entre la voix et la vie13, tandis que sexprime à linverse la hantise de la défaillance, voire de la disparition de la voix, dans les textes poétiques (cf. Virgile, Énéide XII, 912), comme chez les professionnels de la parole ; Plutarque sera encore le témoin sous lEmpire de cette inquiétude relative aux oracles devenus silencieux ; létude que Guy Lachenaud consacre à cet auteur montre comment celui-ci, dans la diversité de ses œuvres, se fait en quelque sorte le conservateur des voix, répertoriant les voix majestueuses ou défaillantes dans ses Vies parallèles, distribuant la parole dans ses Propos de table, sinterrogeant sur la provenance des voix divines qui sont pour lui autant de signes.

La voix est aussi conçue comme une réalité psychique, et pour Aristote, « ce qui est dans la voix constitue le symbole des pathèmes de lâme » (De interpretatione I, 16a29). Au-delà du simple bruit, la voix implique une « représentation » (phantasia) (De anima II, 8, 420b32) ; elle met en 14lumière la distinction qui est faite entre lhomme et lanimal. Michel Crubellier montre ainsi, en particulier à partir du De anima, quil y a un « type de perception spécifique que la voix suscite et requiert, qui est lécoute », laquelle suppose la conscience du temps. Or, louïe joue un rôle éminent pour ce qui relève de lintellect. Dans lexpérience de lécoute et de la voix se réalisent donc les qualités de lhomme, animal « politique » et « doué de langage ».

Pour les stoïciens, chez qui la voix est lune des huit parties de lâme14, le lieu relatif à la voix devient le point de départ de la dialectique : « Chez lanimal, le son vocal est de lair frappé à la suite dune impulsion ; chez lhomme, il est articulé et émis à partir de la pensée » (Diogène Laërce, VII, 55 ; cf. Cicéron, De natura deorum, II, 148) ; et lopposition se fixe entre logos prophorikos et logos endiathetos, ce dernier étant seul réservé à lhomme. La gradation stoïcienne entre « son vocal » (phônê), lexis et logos met en jeu un double critère, larticulation et la signification, et fait ainsi de la voix humaine le couronnement de toute phônê. Thomas Bénatouïl rappelle à la fin de sa contribution que les stoïciens admettaient leffet éthique et intellectuel sur lâme de ce qui relève du rythme et de la mélodie dans la voix (vs. lépicurien Philodème).

Cest également ce principe qui explique limportance que Sénèque attribue aux uoces dans le progrès vers la sagesse, tout comme il dénonce linfluence néfaste des voix et des clameurs de la foule ou des sots, selon une polarisation quAnne-Isabelle Bouton-Touboulic sattache à décrire. Dans sa relation envers le disciple, le « directeur spirituel » devient ainsi un « conseiller » (monitor) dont les préceptes, sous la forme de uoces, sont destinés in fine à être intériorisés par le disciple. Cette idée implique également une stylistique, éminemment pratiquée par Sénèque, celle de la « sentence » (sententia), incarnée dans une voix « qui frappe ».

La question de la relation humain/animal, considérée dans sa porosité, se cristallise de façon remarquable autour de la voix. Cest ce que révèle la multiplicité de termes latins désignant les cris des animaux, qui fut mis en exergue dans un fragment de Suétone par Maurizio Bettini (2008). Selon une approche sémantique, Frédérique Biville explore dans le corpus latin – y compris médical – ces frontières mouvantes. La voix humaine est en principe considérée comme « signifiante et articulée » (composée dunités transposables en lettres, selon les grammairiens) à 15la différence de celle des animaux ; mais toutes deux ont en commun la « voix affective », et de plus, les phénomènes de « brouillage » de ces frontières ne sont pas rares, quil sagisse des infantes, des barbares ou des hommes qui sont frappés dune « voix confuse » (uox confusa), tandis quà linverse, la littérature latine met aussi en scène des « animaux parleurs », et que les hommes se plaisent parfois à contrefaire des voix animales.

Les interrogations antiques sur la nature de la voix sont inséparables de pratiques et de discours qui en célèbrent les pouvoirs et les effets, qui en décrivent les plaisirs, mais aussi les normes. Le plaisir de lécoute du poète, de laède dans les premiers temps de lépopée antique, repose sur ce charme de la voix. Le poète inspiré des Muses est leur porte-voix. La figure dOrphée symbolise cette uox comme « parole agissante », charmant le monde, que Virgile aspire à surpasser (Bucoliques IV, 55), et que la littérature chrétienne est tentée à son tour de sapproprier15. Orateur et philosophe, Apulée na de cesse de célébrer les voix virtuoses, pour mieux conjurer la menace de leur perte, comme le montre létude dAlain Deremetz qui fait apparaître la prégnance et les métamorphoses de ce motif chez cet auteur. Les différentes œuvres de ce dernier (en particulier les Florides) portent la trace dune gradation ontologique dans le domaine de la voix, dont le degré supérieur sidentifie à celle du philosophe.

Le théâtre est le lieu du déploiement de la voix par excellence. Les divers spectacles scéniques associent musique, chant et danse, et les usages de la voix y sont multiples : le tragédien, capable de véritables prouesses vocales, adopte un mode de déclamation particulier. La tragédie antique accueille différentes modalités de discours et de voix, y compris des « chants en forme de cris », comme la montré à propos du théâtre grec classique Nicole Loraux (1999a). La contribution de Gabrièle Wersinger Taylor révèle ici comment se déploie, à travers certaines scènes de lépopée ou de la tragédie, cette acoustique singulière de la « voix privée » au sein de la cité. Tout autre est lusage de la voix dans la comédie romaine de Plaute, auteur qui lutilise, non pour caractériser les personnages, mais pour créer lespace dramaturgique et faire naître linteraction entre ces mêmes personnages, comme le démontre Marie-Hélène Garelli.

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Plus largement, de même quelle est synonyme dinteraction, la voix tend à circuler dune activité à une autre, de sorte quen retour se fait sentir le besoin den définir et den délimiter les usages respectifs.

Ainsi, selon Aristote, l« action » (hupokrisis) qui intéresse dabord linterprétation théâtrale et sa technique concerne également le discours rhétorique (« Laction réside dans lusage de la voix en fonction de chaque sentiment », Rhétorique III, 1, 1403b25). Mais Marie-Pierre Noël souligne que pour le Stagirite, lhupokrisis découle tout entière de la lexis, et quil y a une « voix du texte ». Elle montre que cette conception sinscrit dans les débats qui eurent lieu dans lAthènes classique concernant le statut des discours écrits, lécriture étant comprise parfois comme menaçant la voix même de lorateur, selon le point de vue dAlcidamas, alors quIsocrate privilégie quant à lui la voix du lecteur. À Rome, Cicéron et Quintilien se réfèrent constamment à lart de lacteur ; mais celui-ci sert souvent de repoussoir, dont on écarte les excès au nom de la dignitas (Cicéron, De oratore II, 282 ; Quintilien, Institution oratoire, XI, 3, 181 ; I, 11, 3), selon une norme qui prévaudra encore à lâge classique, comme le rappelle Sophie Conte à propos de Louis de Cressolles. La voix est bien au cœur de ces traités de rhétorique qui soulignent son importance prééminente dans lactio, la rapportent aux dons naturels, à lart ou à lhygiène de vie, et essaient den définir les caractères. Elle doit être modulée selon son volume, son harmonie et son rythme. Mais en réalité, la voix de lorateur, et lactio elle-même, est un artefact qui mime le naturel (Desbordes 1995). Cest ce qui ressort notamment de lexpression des émotions dont la voix est le vecteur (Quintilien, XI, 3, 61-62).

À cela se rattache la question de lindividuation de la voix, comme le soulignent, concernant léloquence, Charles Guérin et Sophie Conte. Sur ce point, les « défauts de voix » ne sont pas forcément considérés comme tels, mais peuvent produire plutôt un certain plaisir de lécoute. Les « embarras de la voix » (ischnophônia), tant redoutés par lorateur, comme le souligne Marie-Pierre Noël, vont jusquà devenir la signature singulière de la vox poetae. Florence Klein montre quils acquièrent alors une valeur métapoétique, comme dans le cas des « balbutiements » du poète alexandrin Callimaque : Le patronyme qui lui est attribué, « fils de Battos », en raison de linfirmité de sa voix et de son bégaiement, correspond à une esthétique de la discontinuité qui le ferait parler comme 17un enfant. Dans la poésie latine dépoque impériale, cette image sera soit revendiquée soit rejetée.

La voix est aussi un indice dappartenance sociale, et pour lorateur par exemple, elle doit incarner un certain éthos, dénotant noblesse, dignité, et virilité, tant les voix qualifiées de « féminines » sont a priori bannies de cette activité16 ; la voix sert donc lidéal de convenance, mais la voix idéale semble pourtant échapper aux nombreux qualificatifs qui lui sont accolés – que le lecteur pourra retrouver dans les contributions de Charles Guérin et de François Cassingena.

Lidentité vocale de lorateur est donc construite, dabord en combattant les défauts de la voix, en la fortifiant par des exercices, et sil le faut, à laide du phonascos (le maître de déclamation). Cette norme varie évidemment selon les contextes, comme le montre létude de Charles Guérin qui sinterroge, dans la Rome du ier siècle de notre ère, sur la spécificité de la norme vocale dans le cadre scolastique de la déclamation, par rapport aux règles qui sappliquent à lorateur. Il distingue normes de nature et normes dusage et compare Sénèque le Père, dans son recueil de Controverses et Suasoires, et Quintilien. Or, si pour ce dernier, les normes qui définissent la qualité de la voix sont identiques sur le forum et dans la pratique déclamatoire, Sénèque le Père admet que la pratique de lécole diffère de celle du forum – où clarté et projection de la voix sont indispensables.

Lidéal de la « douceur » (suauitas), recherché par un Louis de Cressolles à laube du xviie siècle, montre combien la norme se définit comme équilibre ; les exigences de leuphonie doivent être satisfaites, mais ladite douceur ne saurait être synonyme de mollesse. À la suite de Cicéron, le Jésuite reconnaît ainsi la portée du cantus obscurior, la musicalité propre de la parole, et veut la mettre au service de son idéal moral, comme le souligne Sophie Conte, qui pointe ainsi à la fois la permanence de linfluence antique et son adaptation aux besoins dune nouvelle civilité, où lactio est compatible avec une morale chrétienne.

Le cadre temporel embrassé par ce volume fait place aux représentations issues des monothéismes juif et chrétien, selon lesquelles la divinité se fait principalement connaître par sa voix (Ex 19-20), voix que les hommes sont chargés daccueillir et dinterpréter, voire de relayer, comme dans le cas des prophètes. Limportance conférée à la 18voix comme « parole vivante » dans la tradition biblique comme platonicienne – relevée par Michel Crubellier – sinscrit en ce sens dans ce que Jacques Derrida (1972) a appelé le « phonocentrisme », la dévalorisation de lécrit face à la parole.

Dans les religions monothéistes donc, la voix divine domine celles des autres, et attend leur voix en réponse (Chrétien 1992), invocation qui donne aux Confessions de saint Augustin leur forme même, comme le montre François Cassingena-Trévédy, qui fait apparaître dans cette œuvre une « histoire sainte de la voix ». Il souligne notamment que la dramaturgie de la vie dAugustin est scandée par des pathologies qui affectent sa voix. De plus, la voix sensible empruntée par le Verbe divin engage une christologie, tandis quune ecclésiologie découle de la uox Ecclesiae. De fait, limportance accordée à la voix par les chrétiens doit aussi être référée à leur pratique du chant sacré (McKinnon 2006).

Cette ultime contribution vient en contrepoint de trois études précédentes, qui visent à cerner les rapports entre voix des dieux et voix des hommes dans les traditions polythéistes17 ; car ce sont là des échanges problématiques, qui rendent leur décryptage nécessaire. Sébastien Barbara montre ainsi que depuis les origines de Rome, certains lieux, comme les bois, sont privilégiés pour entendre les voix divines. Il étudie ces phénomènes des voix « confuses ou sinistres », capables de provoquer des peurs « paniques ». Il savère cependant que lorigine de ces prodiges a pu être rapportée à lécho ou à la réverbération acoustique, et faire ainsi lobjet dès lAntiquité de critiques rationalistes.

Charles Guittard sinterroge plus largement sur lexistence des dieux de la parole à Rome (principalement Carmenta et Faunus) et se penche sur certaines formes de paroles rituelles, comme le carmen, « forme dexpression qui relève à la fois de la poésie et de la prose ». Ce dernier est la transcription de la parole des dieux et permet aux hommes dentrer en communication avec eux par la prière. Plusieurs épisodes de lhistoire romaine viennent illustrer les difficultés dinterprétation de ces paroles divines.

Sabina Crippa explore quant à elle les interférences vocales entre les dieux et les hommes dans un contexte rituel particulier, celui des Papyrus Grecs Magiques. Dans ces rituels, lopérateur est censé posséder 19toutes les langues et les dialectes, y compris le langage des animaux ou les langues inventées. Il doit connaître en particulier les « signes acoustiques » du dieu et pouvoir, le cas échéant, « parler comme lui ». Phthoggos est le terme approprié qui correspond aux phénomènes vocaux de ce domaine rituel.

Ainsi, la voix est comprise comme une aura du corps, un souffle et un flux. Elle ne cesse de circuler dun domaine à lautre, de lanimal à lhomme, de lhumain au divin, faisant communiquer philosophe et médecine, théâtre et rhétorique, rhétorique et musique, musique et poésie…

Je tiens à remercier de leur aide précieuse Valentin Decloquement pour la mise en page du volume et la relecture du grec, ainsi que Jérémy Delmulle pour la confection des indices.

Anne-Isabelle Bouton-Touboulic

Univ. Lille, CNRS,
Ministère de la Culture, UMR 8164

HALMA – Histoire Archéologie Littérature des Mondes Anciens, F-59000 Lille, France

1 Loralité est à distinguer de la « vocalité », qui relève de la « mise en voix » et de la « performance ». Cf. les analyses de Zumthor (1987).

2 Biville (1996).

3 Ce fut là un travail mené par le laboratoire « Analyse et synthèse des sons », dirigé par Xavier Rodet, au sein de lIRCAM (« Institut de Recherche et coordination acoustique/musique ») de Paris. Cf. Depalle, Garcia et Rodet (1995).

4 Proust (1907) in Picon (1999, p. 243).

5 Voir aussi les études rassemblées sur la voix et labsence de voix dans lEurope Médiévale par Kleiman (2015), ainsi que le numéro de la Revue de Métaphysique et de Morale qui traite des aspects rituels de la voix dans la philosophie grecque, dirigé par Wersinger Taylor (2019).

6 Ernout-Meillet (1959 [1932], p. 753-754).

7 Dumézil (2003 [1982], p. 13-24).

8 Attribuée à Diogène le Babylonien par Diogène Laërce (VII, 55). Lambivalence sémantique du terme grec phônê ressort ici.

9 Pline lAncien, HN XI, 270.

10 Voir les observations contemporaines dAlfred Tomatis (1991 [1963], p. 61).

11 Cf. Rousselle (1983, p. 143).

12 Seuls possèdent la voix les êtres qui reçoivent lair en eux-mêmes ; cf. Pline lAncien, HN XI, 266.

13 Cicéron, Nat. D. II, 135-136.

14 Diogène Laërce, VII, 110.

15 Jourdan (2010).

16 De façon plus ou moins marquée selon les auteurs cependant ; cf. Gleason (2013 [1995]).

17 Cf. aussi les études concernant leurs langages respectifs réunies par Soares Santoprete et Hoffmann (2017), et déjà Detienne et Hamonic (1995).