Le Coup de dés de Mallarmé Conscience littérale et pratique littéraire
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Lettres à l’œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français (de l’extrême contemporain au Moyen Âge)
- Author: Roger (Thierry)
- Pages: 37 to 58
- Collection: Encounters, n° 587
- Series: Convergences in literature, n° 7
LE COUP DE DÉS
DE MALLARMÉ
Conscience littérale et pratique littéraire
Il y a chez l’auteur du Mystère dans les lettres une conscience littéraire qui est de part en part une conscience littérale. Le poète se dit « enchanteur de lettres1 », et voue son art à « cette Littérature exactement dénommée les Lettres2 ». Reste à savoir pourquoi il faut remotiver cette étymologie forte de tout un imaginaire médiéval, comme l’a noté Roger Dragonetti : « en réactualisant le substrat étymologique littera dans litteratura, Mallarmé retournait aux fondements de la grammaire comme apprentissage des lettres3 ». L’hypothèse de cette lecture serait que la modernité mallarméenne gagne à être décrite de manière différentielle avec une certaine esthétique médiévale, entre Antiquité tardive et Haut Moyen Âge4. Mallarmé nous y invite lui-même : Moyen Âge « incubatoire5 » dit-il. Nombreuses sont les légitimations de sa pratique qui passent par une dette vis-vis d’un passé prémoderne à redécouvrir : « vieilles subtilités6 » de l’orthographe ; « vieux ressorts sacrés7 » de la lettre ; promotion des « antiques grimoires8 », etc. Le Coup de dés peut 38se voir alors comme un poème moins post-wagnérien que post-carolingien, voir post-babylonien. Écoutons Paul Zumthor à propos des carmina figurata et des litterati de l’époque de Raban Maur :
Ces hommes du livre cherchaient la clé perdue d’un langage où le graphisme comme tel ferait sens (il ne s’agit pas d’hiéroglyphes ni de pictogrammes : mais du seul système qu’on possède, le pauvre alphabet latin) ; ils tentent, maladroitement, de dépasser, en la forçant, la limite arbitraire que l’on fixe d’habitude à la corporéité du poème : versification, syntaxe, mots, images : pourquoi pas la position du copiste, le poids de l’encre, le format des caractères9 ?
Une grande partie de la physique du livre et de l’écriture de Mallarmé est résumée ici, dans sa forme, mais reste à déterminer sa fonction, métaphysique, ou antimétaphysique, chez un poète « orphelin de Dieu » comme disait Sartre, et sensible aussi aux grandes coupures historiques, qui interdisent toute confusion des temps.
Avec le Coup de dés, poème-estampe, poème-partition, poème-affiche, poème chorégraphique, poème symphonique, expérimentation contemporaine de l’essor du wagnérisme, de la volonté mallarméenne de « reprendre à la musique son bien10 », contemporaine de cette « crise de vers » qui est une crise d’identité de la poésie, contemporaine des réflexions médiologiques du poète réunies dans la section « Quant au livre » de Divagations, ou des spéculations politico-religieuses sur le rituel du « Livre », Mallarmé propose un dispositif formel novateur sur trois plans : 1. Le poème prend pour unité nouvelle non plus le Vers mais la Page, entendue comme double page. 2. Le texte, se présentant de manière beaucoup plus discontinue qu’avec la mise en page centrée du poème-bloc, donne à lire des unités segmentées, conduisant à ce que les « poètes concrets » des années 1950 appelleront un « poème-constellation », ceci posant la question complexe de l’iconicité, voire de l’indiciarité, du texte, qui n’est plus seulement symbolique, pour reprendre la triade sémiotique de Peirce11 : Mallarmé nomme cela « subdivisions prismatiques de l’Idée », « mise en scène spirituelle exacte », et « espacement de la lecture » ; il évoque aussi la possibilité d’un « dessin » de 39« la pensée12 ». 3. Le poème exhibe une expressivité littéraire nouvelle, fondée sur la matérialité typographique, qui n’est plus ni contingente ni uniforme, mais variée, à travers une combinaison de plusieurs facteurs, à partir d’un caractère unique, le Didot. Ajoutons que l’auteur du Coup de dés voit dans cette tentative nouvelle, qui interroge les frontières du littéraire et du lisible, les relations entre le livre et la sortie hors du livre, aussi bien une « partition », « pour qui veut lire à haute voix », qu’un genre nouveau que « l’avenir » pourra peut-être sanctionner comme « presque un art13 ».
Que dire dès lors plus spécifiquement de cette pratique mallarméenne de la lettre dans ce poème-prototype de 1897 ? La typologie du grammairien Donat distinguant nomen, figura et potestas (Ars maior, i, 2) nous semble ici assez stimulante, en particulier à cause de sa dimension triadique, non dualiste, que l’on peut confronter – nous ne disons pas rapprocher –, avec d’infinies précautions épistémologiques, à la triade de Peirce. Il y aura donc trois moments dans cette réflexion, après un résumé de la pensée mallarméenne de la lettre : « lettre-son14 » ou le dire ; lettre-figure ou le montrer ; lettre-force ou le faire. Nous voyons cela comme une manière de compléter la vision par trop binaire qui ferait seulement de la lettre une forme abstraite et une substance concrète15.
Écartons la lettre
Cependant, d’un certain point de vue, le Coup de dés n’est pas un poème de la lettre, lettriste ou lettrique, mais un poème spatialiste, poème dans l’espace, poème de l’espace. L’une de ses nouveautés frappantes vient du changement d’échelle. Le texte prend pour unité nouvelle non plus le Vers, ni la ligne, encore moins la lettre isolée comme plus tard chez Claudel, Leiris ou Michaux, mais la Page : « quant à la pagination où 40est tout l’effet16 » précise Mallarmé à Gide, 14 mai 1897. Cette Page majuscule doit être entendue comme double page, ce qui contribue à « horizontaliser » le texte, à doubler de manière plus forte la lecture linéaire d’une dimension tabulaire, à mettre en place ce que Michel Murat a appelé une « métrique de page », avec « césure de page », voire rimes de pages17. Lors de la genèse du texte, la correspondance décrit l’œuvre comme « un poème du douze pages18 », ce qui invalide les enquêtes sur le nombre de mots. Il n’est pas non plus prioritairement de nature lettriste, parce qu’il se donne à voir pour un poème segmenté, espacé, aéré, discontinu, distribuant les mots selon un « emplacement gradué19 ». À l’espace tabulaire de la double page s’ajoute l’espace intervallaire, interne, logé entre les unités verbales : « les blancs assument l’importance » selon un « espacement de la lecture » précise la préface de 189720. Ce qui compte ici, ce n’est pas l’unité-lettre mais l’espace entre les unités, et l’attaque menée par le « divin bouquin » contre « l’insupportable colonne21 » du journal. Enfin, la phrase prime sur la lettre. Éminemment syntaxique, ce texte met en scène l’aventure d’une phrase, avec ses incidentes, ses appositions et ses parenthèses, qui sont autant d’accidents, de stases et de reprises : « la fabrication du livre (…) commence dès une phrase22 ». On inverse la logique habituelle, en offrant à la lecture non plus plusieurs phrases sur une page, mais une phrase sur plusieurs pages, ce que le poète résume ainsi : « un jet de grandeur, de pensée ou d’émoi, considérable, phrase poursuivie, en gros caractère, une ligne par page à emplacement gradué23 ». On sait par René Ghil que Mallarmé envisageait d’autres poèmes similaires, fondés sur une « phrase génératrice », du type « Moi n’étant pas, rien ne serait24 ». La genèse du poème passerait par une phrase génératrice, 41séminale, matricielle, manière de repenser la logique créatrice propre aux abécédaires ou aux poèmes acrostiches. Un tel procédé conduit à faire se rencontrer l’unité de la phrase et l’unité du livre, en effaçant la différence entre titre et texte, comme l’a noté Mitsou Ronat à partir des épreuves corrigées, idée qui fut confirmée par édition de Françoise Morel de 2007 : « faire la couverture de papier blanc comme le reste2526 ».
Nomen ou le dire :
la lettre-son
Primat de la lettre sur le son :
le graphocentrisme mallarméen
Mallarmé fait partie de ces écrivains qui identifient par l’étymologie, et plus que par l’étymologie, par médiologie dirons-nous, la littérature et la lettre. C’est du côté de la lettre que se situe le point d’articulation entre fait technique, fait symbolique au sens large, et fait poétique. Sa conscience littéraire est une conscience littérale, inséparable d’une forme de graphocentrisme. Il y a chez lui un primat de la lettre sur la voix, qui va de pair avec une valorisation du silence sur le dit, de l’intériorité aux dépens de l’extériorité, du mental face à l’objectal. Cette orientation dominante n’annule bien sûr pas la prise en compte ici ou là de l’oralisation27, ce que Mallarmé appelle « l’épreuve orale28 », puisqu’il lui arrive d’associer la poésie aux notions de « dire », de « parole », ou de « chant ». Mais cette orientation plus phonocentrique, plus extériorisée, souvent métaphorique, reste marginale et secondaire. L’énoncé mallarméen le plus célèbre proclame cet impératif catégorique : « tout, au monde, 42existe pour aboutir à un livre29 ». De ce fait, le Coup de dés sera pour nous, comme pour Valéry, comme pour Laurent Jenny30, davantage un poème pour l’œil et l’esprit, pour le papier, qu’un poème pour l’oreille, hors du livre. La sortie du livre reste contrôlée par la lettre.
Régulation de la voix par la lettre :
le Coup de dés comme partition typographique
Claudel le souligna aussi dans sa « Philosophie du livre » de 1925 : voici un « grand poème typographique » qui autorise des effets de voix en fonction de la taille et de l’italique, avec ces parties « vociférées », faites pour « se carrer sur le papier en lettres énormes », ces « mots secrets et tout petits31 » qui appellent le chuchotement. Le « Mardiste » reprend la thèse mallarméenne du livre paginé, relié ou non – les « séances » du Livre passent par des feuillets mobiles – comme « instrument spirituel », qui réalise la fonction régulatrice de la lettre polymorphe. Le groupe de théâtre expérimental « Art et Action » s’est emparé de l’idée en 191932 : tenter une « orchestration polyphonique33 » du poème. On sait aussi que Mallarmé lut son texte à Valéry, et que ce dernier en rendit compte dans sa « Lettre au Directeur des Marges » en 1920, à des fins stratégiques, pour rejeter l’idée de cette oralisation scénique. Il raconta que la lecture fut réalisée « le plus uniment du monde34 », à travers une voix blanche, et que celle-ci se déploya selon une sorte de rituel de dévoilement conçu en deux temps, si bien que l’effet majeur vint de la page écrite ; l’oralisation n’aurait été qu’une « simple préparation à une plus grande surprise35 ». Valéry usa d’un mot qui a acquis depuis une grande fortune théorique dans le champ de la poésie contemporaine, celui de « dispositif36 ». Le Coup de dés, poème à dispositif, a pour materia prima la lettre imprimée. Et justement, comme le souligne Valéry, 43cette oralisation réduit la complexité de ce système symbolique pluridimensionnel, en éliminant sa puissance visuelle fondamentale, et son iconicité, tout comme l’exploitation de la simultanéité spatiale qui est aussi bivalence syntaxique, faisant ainsi du mot « hasard » le lieu de convergence de deux séries typographiques : « Un coup de dés / jamais / n’abolira / si / c’était / le Nombre / ce serait / le Hasard ».
Rêve d’accord entre la lettre et l’esprit
La lutte contre le « Hasard » se confond avec la lutte contre « l’Absurde » : telle serait l’une des leçons d’Igitur. Mallarmé ne cesse de se confronter au « Néant », Néant de Dieu, mais aussi Néant du Sens. Comme l’a montré Bertrand Marchal, la sortie de cette crise passera par l’élaboration du concept de « Fiction », formation de compromis entre sens et non-sens37. C’est la raison pour laquelle Mallarmé ne peut envisager la lettre comme pure forme ou pure matière, pure plasticité, pure visualité, ou encore pure sonorité, ce qui déboucherait sur une destruction du sémantique par le sémiotique ou l’inarticulé, ce qui irait de pair avec un lettrisme pur, hanté par le bruitisme, la fatrasie, la glossolalie ou la cacophonie38. Mallarmé reste fidèle à l’horizon du sens, qu’il s’agit de pluraliser, sans viser une radicale autonomie de la lettre, coupée de l’unité lexicale. Ainsi, cette volonté signifiante peut se voir associée ponctuellement à un travail de resémantisation de la lettre autonomisée, qui devient poétiquement une unité de seconde articulation. C’est tout l’enjeu des Mots anglais, texte mi-sérieux, mi-ludique, qui oscille entre science linguistique et point de vue littéraire, ce que Roger Dragonetti appelle, pour la période médiévale, un « imaginaire littéral39 ». Mallarmé y formule un rêve de Science qui rappelle les spéculations médiévales sur la lettre : « la Science, possédant le vaste répertoire des idiomes jamais parlés sur terre, écrira l’histoire des lettres de l’alphabet à travers tous les âges40 ». Le poète-linguiste envisagera alors, sans le réaliser, un programme hétérodoxe d’histoire des lettres, et non des mots ou des langues. Dans ce contexte, Mallarmé accorde un 44statut particulier à la lettre S, dans un article posthume inachevé, révélé en 1929, daté par la critique de 1895. Il commence par parler de la rime pour l’œil, « la parité des signes éteints41 » (éteints et non muets, encore le graphocentrisme). La grammaire est présentée comme « armature de la langue » mais aussi comme « philosophie latente », offrant un « rapport » dit « mystérieux42 » :
[…] par exemple entre cet s du pluriel et celui qui s’ajoute à la seconde personne du singulier, dans les verbes, exprimant lui aussi, non moins que celui causé par le nombre, une altération… quant à qui parle… S, dis-je, est la lettre dissolvante et disséminante, par excellence43.
Pourquoi ne pas entendre ici un lointain écho de cette conception médiévale du « S » hantée par le serpent de la Genèse, « lettre démonique » aux dires de Roger Dragonetti, quand le « I » est chez Dante la « lettre de Dieu44 » ? Dans le Coup de dés, il serait tentant de voir la lettre S au sein du morphème SI et pas seulement de la lire ; telle fut la lecture proposée en 2019 par Quentin Meillassoux : le digramme, plastiquement contrastif, opposant la ligne ondulée à la ligne droite, deviendrait la figure du duo antagoniste constitué par « la sirène » et « le prince45 ».
Mais la poétique littérale de Mallarmé s’insère majoritairement dans une logique architecturale, relationnelle et structurale, combinatoire et constructiviste. Dans le Coup de dés, l’espacement reste « intersyntagmatique46 », sans briser l’unité du mot, contrairement à ce que proposeront plus tard les avant-gardes dites « historiques », ou les « néo-avant-gardes ». Contrairement à ce qui aura lieu dans les mises en page modernistes, futuristes, dadaïstes, ou néo-dadaïstes, la lettre échappe à un mouvement d’autonomisation implosif ou explosif. La lettre constitue moins un « événement47 » qu’un moment dans une dynamique expansive. La majuscule 45initiale du vers, que Mallarmé qualifie de « pieuse » et appelle aussi « clé allitérative48 », couplée à la rime, ne vaut que par son effet sur le reste des unités, le vers devenant « mot total ». Dans la phrase-titre, la double majuscule à « Dés » et à « Hasard » permet de construire, par couplage des deux termes, la figure étymologique qui aboutit à l’énoncé d’une tautologie.
Primat de la lettre imprimée
sur la lettre manuscrite
Dans une lettre à son éditeur Deman de 1891, Mallarmé fait savoir son refus de « recommencer une publication de manuscrit », car, écrit-il, « le vers n’est très beau que dans un caractère impersonnel, c’est-à-dire typographique49 ». Quelques années plus tard, au moment de l’écriture du Coup de dés, lors de la publication du sonnet « À la nue… », il réitère cette préférence décisive : « Renonçons à l’autographe, le vers gagne toujours à être imprimé50 ». Et lorsque le poète eut l’occasion de répondre à une enquête sur la graphologie, il commença par concéder que l’écriture pouvait avoir une dimension indiciaire, avant d’en nuancer la transparence corporelle et affective :
Oui, je crois l’écriture un indice ; vous dites, comme le geste et la physionomie, rien que de très sûr. Toutefois, l’écrivain de profession ou par goût, lui, recopie ou voit d’abord en le miroir de sa pensée, puis transcrit dans une écriture une fois faite pour toujours, comme invariable. L’effet immédiat de ses émotions n’est donc pas visible en son manuscrit ; mais on y jugera sa personnalité en bloc51.
Mallarmé détruit le grand rêve graphologique qui émerge en France entre 1870 et 188052. Le signe graphique pour lui se confond avec le signe typographique. Alors que pour Adolphe Desbarolles et Jean-Hippolyte Michon, disciples scientistes de Lavater, « la lettre typographique » définie comme « lettre normale53 » sert de repère pour mesurer des 46écarts expressifs, pour Mallarmé, poète-typographe, cette même « lettre typographique » devient le lieu même d’une expressivité autre, détachée du sujet écrivant, tournée vers l’objet. La lettre n’est pas de l’ordre du « pathogramme », du « pathème », mais de « l’idéogramme », ou du « diagramme » au sens de Peirce.
Un tel commentaire montre d’emblée la position de Mallarmé vis-à-vis d’une double tentation qui a pu être celle de tout un pan de la modernité poétique post-mallarméenne : la gestualité scénique ou performative d’un côté, héritée de Dada ; la visibilité calligraphique de l’autre, qui va des « phrases pour éventails » de Claudel aux « logogrammes » de Dotremont en passant par les dessins « mescaliniens » de Michaux. L’auteur du Mystère dans les lettres reste en fait assez étranger à ces deux orientations esthétiques du xxe siècle ; sa conception de l’écriture comme permanence et structure, en lien avec la notion de « Type » dans sa théorie du théâtre idéal, débouche tout droit sur l’idée de typographie. Les gestes que visent Mallarmé sont « les gestes de l’Idée54 » et non les gestes de l’individu. La poésie mallarméenne se fait typoésie55. Lorsqu’il converse en 1896 avec son éditeur Deman, au moment de la préparation de l’édition de ses Poésies, le poète refuse l’usage de l’italique, avec cet argument : « trop près de l’écriture56 ».
Un tel graphocentrisme fondé sur l’écriture mécanisée peut se voir justifié dans le cas du Coup de dés par la référence à deux grands modèles convoqués par Mallarmé pour penser la nouveauté assez radicale de son « dispositif » : celui de l’affiche et celui de l’estampe. Le dialogue du poème-affiche avec la publicité a été commenté en particulier par Walter Benjamin57, avant que Patrick Suter y revienne58. Quant à l’estampe, elle nous conduit tout à la fois à la lettre-figure et à la lettre-force.
47Figura ou le montrer :
lalettre-figure
Nous nous intéressons maintenant au corps de la lettre, à sa substance concrète, reposant sur sa matérialité graphique.
Le choix du Didot
Pour la version définitive du poème, Mallarmé a choisi le caractère Didot59, créé dans les années 1780, en continuation avec le « romain du roi » de Grandjean (1702), issu lui-même, si l’on en croit les historiens des formes typographiques, d’un travail de la « commission Bignon », mise en place par l’Académie des Sciences en 1693, qui recherchait une « méthode géométrique de construction des lettres ». L’innovation était la suivante : « Pour la première fois, l’écriture typographique abandonne le ductus de la lettre écrite pour le dessin de la lettre par contour60 ». Cet aspect peu connu de la genèse du Didot coïncide parfaitement avec le projet esthétique mallarméen hanté par le rejet de l’individuation formelle. Aux dires du typographe Tibor Papp, rapportés par Mitsou Ronat, le Didot incarne la France « officielle » qui imprime ses textes de Loi61, idée confirmée par l’historien Henri-Jean Martin dans Histoire et pouvoirs de l’écrit. Nous apprenons que les Didot s’installent au Louvre, travaillent pour l’Imprimerie nationale, dans les anciens locaux de l’Imprimerie royale, et donnent des « impressions glaciales et solennelles62 ». Il faudrait alors rattacher cette thèse chère à Tibor Papp à l’analyse donnée par Armando Petrucci dans son essai Jeux de lettres. Formes et usages de l’inscription en Italie. 11e-20e siècle, paru en 1980. Le Didot présente une dimension monumentale, quasi hiératique ; par sa verticalité et sa rigidité, il se voit situé du côté du 48style « néoclassique63 ». Le Coup de dés relève alors de ce que Petrucci appelle une « écriture d’apparat64 », surtout quand le Didot se voit associé au grand format, ce que devait être l’édition Vollard comme le montre l’édition Checcaglini (Ypsilon, 2018). Ainsi, avec ce caractère, l’impression tend vers l’inscription, le tout aboutissant à créer une sorte d’« épigraphie sur papier65 ».
Cette approche nous permet de relire autrement la préface de Cosmopolis, lorsque le poète fait du Coup de dés un prototype dédié à des sujets relevant de « l’imagination pure ou intellect », orientation esthétique justifiant l’abandon du vers, réservé à « l’empire de la passion et des rêveries66 ». Le choix du caractère entrerait dans une logique générique de dépersonnalisation, d’anti-lyrisme, doublée d’une volonté d’inscription dans une tradition, celle du « grand poème », épique, cosmogonique ou philosophique. Le poème du Didot est le poème dela Loi, mot mallarméen : loi du réel tautologique qui énonce la victoire de la contingence et l’absence de transcendance divine ; loi de la nature archétypale, « loi sise en toute transparence, nudité et merveille67 » ; loi de l’œuvre d’art analogique et projective, qui célèbre le pouvoir de l’esprit humain, créateur de fictions, créateur d’un ciel de papier.
Variations sur la lettre typographique
À la différence des pratiques futuristes ou dadaïstes, Mallarmé ne multiplie pas les polices typographiques, ne pratique pas le « parangonnage » des polices. Le poème module plusieurs occurrences du type Didot. Nous restons dans la logique de la Multiplicité dépliée à partir de l’Unité ; Unité de l’Idée-Lumière de la phrase-titre repliée, décomposée à travers le prisme du livre déplié : subdivisions prismatiques du Didot pourrions-nous écrire. Le poème exhibe alors une expressivité littéraire nouvelle, fondée sur la matérialité typographique, qui n’est plus ni contingente ni uniforme, ou neutre, « récipient inerte » dit Claudel dans « Philosophie du livre68 », mais variée, à travers une combinaison 49de plusieurs facteurs : le corps, la graisse, l’alternative romain/italique, l’alternative majuscule/minuscule. Mallarmé nomme cela « la différence des caractères d’imprimerie69 ». Un tel procédé permet la distinction de « motifs » typographiques, et fait dialoguer ce texte avec le modèle musical symboliste : c’est le côté wagnérien de cette symphonie typographique faite de motifs et de leitmotive. Le poème offre alors 8 séries à partir de 4 corps (très grand corps ; corps intermédiaire ; corps de base ; petit corps de note), soit 1 « motif prépondérant » ; 1 « motif secondaire » (« Si c’était… ») ; 6 « motifs adjacents ». Mais cette trouvaille procède aussi d’un dialogue avec l’esthétique de l’affiche et de la première page des journaux. Mallarmé évoque « le parler nouveau70 » de l’affiche. Son disciple Claudel estime que ce sont ces « tableaux typographiques71 » de la modernité graphique qui lui ont donné l’idée formelle de son poème de 1897. Ajoutons que pour le Walter Benjamin de Sens unique, le développement de la publicité et de la presse, en plaçant l’écriture au cœur de l’espace public, a conduit à sa re-verticalisation profane, dans un dialogue avec les civilisations archaïques de « l’inscription dressée72 », plus sacrée ; désormais, en rupture avec la civilisation de la Renaissance, qui avait couché la lettre, l’écriture « commence à se relever », mais en incorporant les « hétéronomies brutales du chaos économique » : « le journal déjà, est davantage lu à la verticale qu’à l’horizontale73 ». Pour le philosophe, le Mallarmé de 1897 intègre, pour la dépasser esthétiquement, cette nouvelle « dictature de la verticale74 ». Si elle peut sembler stimulante pour la version de Cosmopolis, cette interprétation pourrait en fait se voir inversée. Par son poème sur-horizontalisé, Mallarmé contre-attaque, en livrant certes, peut-être, une réponse à l’hétéronomie capitaliste, mais en contrebalançant la « valeur d’exposition » (verticalité de la lettre-affiche) par la « valeur cultuelle » (horizontalité de la lettre-mystère) ; une manière de redonner, en plein krach de la librairie de 1894, une « aura » au livre.
50Les « gestes de l’Idée75 »
La variation typographique n’est pas seulement partition, elle est aussi estampe. Le texte vient rompre avec la mise en page centrée du poème-bloc. La critique, hésitante quant au degré de mimétisme du texte, parlera d’« idéogramme », d’« imagerie abstraite », de « spiritogramme ». Mais, curieusement, Gérard Genette, dans son « Voyage en Cratylie » de Mimologiques, dénie au Coup de dés toute forme de « mimologisme graphique76 ».
L’iconicité spécifique du poème s’est vue commentée par l’auteur en ces termes dans une lettre à Gide de 1897 : « (…) le rythme d’une phrase au sujet d’un acte ou même d’un objet n’a de sens que s’il les imite, et figuré sur le papier, repris par les Lettres à l’estampe originelle, en doit rendre, malgré tout, quelque chose77 ». Mallarmé évoque alors deux figures : le « vaisseau » qui « donne de la bande, du haut d’une page au bas de l’autre » ; la « constellation ». L’« estampe originelle », comme l’a indiqué récemment Bertrand Marchal, peut faire ici allusion aux débuts de l’imprimerie, aux liens entre xylographie et typographie, passage de l’image imprimée à la lettre imprimée78. Quant au dialogue avec l’image des astres perçus comme signa, au sens étymologique d’étoiles, qui semble émerger de cette confrontation entre page écrite et « ciel étoilé », il faut le situer dans une longue tradition. Comme le rappelle Curtius dans La littérature européenne et le Moyen Âge latin, sans pour autant citer ses sources, la topique du ciel étoilé, rattachée au symbolisme du livre, est aussi vieille que l’écriture : « Pour les Babyloniens, les étoiles étaient ‘l’écriture du ciel’79 ». Anne-Marie Christin, dans le sillage des historiens de l’écriture, en particulier les spécialistes de la Chine et de la Mésopotamie, a insisté sur les liens fondamentaux qui peuvent unir écriture des dieux, divination, « pensée de l’écran », et écriture des hommes80. Dans cette optique, le Coup de dés est un peu comme un foie de mouton ou une carapace de tortue offerts au lecteur 51de 1890, devin moderne. Mallarmé envisage bien la lecture comme une « divination », mais en conférant aux seules lettres le caractère divin, nous allons y revenir. Il renoue à sa manière avec cette pensée pansémiotique dans « L’action restreinte » lorsqu’il présente la pratique humaine de l’écriture comme la continuation inversée de « l’alphabet des astres » : « l’homme poursuit noir sur blanc81 ». La figura de la lettre intéresse ici doublement, à la fois comme matière noire, et non comme figure différenciée dotée d’une Gestalt spécifique, puisque dans les replis du livre il y a « l’ombre éparse en noirs caractères82 » ; et comme signe noir : équivalents analogiques des étoiles, les lettres-mots sont des termes en attente de mise en relation.
Mais l’originalité intellectuelle du Coup de dés réside dans le couplage de cette topique du ciel étoilé, proche de la métaphore conceptuelle du liber naturae médiéval ou encore de la « théorie des signatures » et du pansémiotisme analogique83, avec une pensée du hasard et de la tautologie d’un monde qui n’est que lui-même, sans arrière-monde : « la nature a lieu, on n’y ajoutera pas84 ». Mallarmé va poser un mystère dans les lettres sans le rabattre sur une mystique, chrétienne ou kabbaliste, de la lettre, car la lettre n’est pas un moyen d’accès au divin, elle est le divin, le seul divin85.
Potestas ou le faire :
lalettre-force
Nous visons alors non plus la forme ni la substance mais la force, quand la lettre se voit dotée de cette efficacité symbolique chère aux anthropologues, et qu’elle peut être envisagée dans sa dimension rhétorique, pragmatique, performative, gestuelle ou rituelle : lettre-action.
52Parfois la lettre-son chez Mallarmé acquiert ce pouvoir. Ce serait le cas dans le sonnet en –x, qui doit susciter chez son lecteur, le murmurant plusieurs fois, une « sensation assez cabalistique86 ». Dans LesMots anglais, l’analogisme phonique, qui couple des groupes allitératifs, agit contre le positivisme du fait historique, qui groupe des familles étymologiques. Cette investigation poético-scientifique « touche à l’un des mystères sacrés ou périlleux du langage87 ». Mallarmé soutient que la manipulation des lettres relève du sacré : toucher aux sons des mots, c’est toucher aux choses, conformément à une vieille tradition orphique du carmen, non sans écho bien évidemment aussi avec les traditions de la Kabbale, nous y revenons.
Par ailleurs la lettre-action peut opérer par l’entremise de la lettre-image. On sait que Mallarmé considère la « composition typographique » comme « approchant d’un rite88 », par opposition au mode profane de divulgation de la lettre, la presse journalistique. Le rite accomplit quelque chose, en tant que faire symbolique doté d’une efficace. Ainsi, le graphocentrisme ne conduit pas du tout à une forme de textualisme avant l’heure. Loin du dogme de la « clôture de la lettre » suspectée en son temps par Genette et d’autres, cette conscience littérale, transitive, se double d’une visée indissolublement anthropologique et théologique. La réponse à Barrès de 1885 résume ce lien entre religion de l’art et religion de la lettre, mystère du « signe par excellence » ou « lettre absconse » et mystère d’une divinité logée dans la Foule ignorante de sa propre divinité, assistant par l’Art au spectacle de sa grandeur ; le poète est un « mage », un déchiffreur, un traducteur, un herméneute, un médiateur entre l’Homme et sa propre sacralité : il doit « livrer le sens de cette lettre absconse89 ». Cette idée centrale sera fondatrice pour les rituels du Livre, avec ses feuillets mobiles, son opérateur et ses séances. Il en est de même pour le Coup de dés qui offre à la lettre typographique une hyper-visibilité. Cette conscience littérale re-sacralise la lettre ; Mallarmé engage un débat avec les traditions occultistes et kabbalistes, mais sur le mode du comme :
Si ! avec ses vingt-quatre signes, cette Littérature exactement dénommée les Lettres, ainsi [fo 19] que par de multiples fusions en la figure de phrases puis 53le vers, système agencé comme un spirituel zodiaque, implique sa doctrine propre, abstraite, ésotérique comme quelque théologie90.
La lettre pour Mallarmé est miraculeuse parce qu’elle s’avère proprement créatrice, ou recréatrice, à travers sa puissance combinatoire : elle incarne le pouvoir de créer. Dans Magie, Mallarmé écrit :
Évoquer, dans une ombre exprès, l’objet tu, par des mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal, comporte tentative proche de créer : vraisemblable dans la limite de l’idée uniquement mise en jeu par l’enchanteur de lettres jusqu’à ce que, certes, scintille, quelque illusion égale au regard. Le vers, trait incantatoire91 !
Dans Quant au livre, à propos du personnage de roman, Mallarmé revient sur le pouvoir évocatoire de la lettre : « avec les caractères initiaux de l’alphabet, dont chaque comme touche subtile correspond à une attitude de Mystère, la rusée pratique évoquera certes des gens, toujours92 ». La poésie, définie comme antiroman, devra évoquer, mais autre chose que des « gens ». Son acte doit être pensé comme une création à partir de la Nuit, nuit de l’encre, nuit des lettres noires, et non à partir de la Lumière. Tel un Fiat Nox, comme le souligna Jacques Schérer, « l’écriture est une création inversée93 ». Dans tous les cas, les limites de notre monde sont données par les limites de nos « vingt-quatre » lettres combinées, quand le rôle de la poésie consiste à rappeler l’horizon linguistique de notre condition. D’un côté, ce ne sont que des lettres ; de l’autre, tout vient des lettres, nous habitons un monde de lettres : la littérature « existe, seule, à l’exclusion de tout94 ».
Soit la lettre de 1897 au jeune Camille Mauclair :
Au fond, des estampes : je crois que toute phrase ou pensée, si elle a un rythme, doit le modeler sur l’objet qu’elle vise et reproduire, jetée à nu, immédiatement, comme jaillie en l’esprit, un peu de l’attitude de cet objet quant à tout. La littérature fait ainsi sa preuve : pas d’autre raison d’écrire sur du papier95.
54De fait, le Coup de dés n’est pas seulement une icône du hasard, un effet de hasard mimant un effet du hasard, un lancer de lettres feignant l’aléatoire. Il convient de le penser à travers une poétique de la preuve, qui sépare sans doute ici Mallarmé du xxe siècle, siècle où les poètes laissent des traces. La question devient : pourquoi la Littérature a-t-elle besoin de « preuves » ? Ou de « sacre » ? Cette exigence nous semble d’abord liée à une double précarité ontologique : celle de l’Homme-Hamlet, et celle de la Littérature elle-même, privée de caution divine, ou référentielle. Creuser le vers, c’est découvrir le Néant selon un énoncé capital des années de crise96. La poésie doit affronter une double menace, le non-sens de l’œuvre, pur jeu gratuit, « flatus vocis », et le non-sens de l’existence humaine, contingente. À partir de là, la littérature se dédouble : à la fois ce qui prouve, et ce qui doit être prouvé. Une autre question surgit : comment prouver ? Schérer a souligné cet aspect de la poétique mallarméenne pour les notes du Livre : il y aurait une logique de la « confrontation » liée à une « hantise de la dualité », à rattacher aux démarches algébriques, cette « preuve inverse, à la façon des mathématiciens », évoquée dans une lettre de 186997. Cette démonstration relèverait de la preuve interne : non pas preuve par la ressemblance externe, mimétique, référentielle, mais par la cohérence interne, sémiotique, réflexive, différentielle. Or, Schérer va trop loin peut-être à nos yeux lorsqu’il dit de la « réalité essentielle » produite par l’œuvre autonome : « mais cette réalité, n’étant point une reproduction du réel, ne peut montrer sa valeur par une confrontation avec le réel. Ce n’est qu’en elle-même qu’elle peut trouver ses titres98 ». Si l’on relit la lettre commentant le sonnet en –x, Mallarmé parle bien du « mirage interne des mots mêmes » certes, mais il ajoute aussitôt que c’est un poème extrait d’un travail « représentant comme il le peut l’Univers99 ». De même, dans Les Mots anglais, le principe allitératif qui réunit les familles de mots est d’ordre mimologique : Mallarmé célèbre un « effort magistral de l’Imagination désireuse, non seulement de se satisfaire par le symbole éclatant dans les spectacles du monde, mais d’établir un lien entre ceux-ci et la parole chargée de les exprimer100 ». 55Mallarmé vise un rapport homologique entre l’œuvre et le monde. Schérer oublie donc ici un autre aspect de cette logique de la preuve, plus externe, moins intransitif : la preuve par l’estampe. Qu’est-ce à dire ?
Nous pensons que cette confrontation avec le dehors s’opère par la lettre-figure déployée dans l’espace d’une double page, sous la forme d’une iconicité diagrammatique101. Ce qui intéresse Mallarmé, ce n’est pas l’image du navire, mais son diagramme, son rythme, son système de relations et de proportions. Quant à la constellation, c’est justement le produit d’une mise en relation ; les autres pages iconiques ne sont pas des images d’objet, mais des diagrammes de relations, puisque ce qui importe, c’est de figurer des « attitudes », à savoir, en suivant l’ordre du texte : page du « lancer » ; page de l’« inclinaison » ; page de « l’hésitation » ; page de l’affalement de la voile ; page de la « voltige » ; page de l’effleurement ; page de la « torsion » ; page du « suspens » ; page de « l’élévation ordinaire » ; page de la « constellation ». Il faut ainsi avoir une conception « scalaire102 » de l’iconicité, posant différents degrés de figurativité.
Mais cette preuve externe passerait aussi par l’impression, l’encrage des lettres, la griffure mécanique du graphein, et donc par la logique indiciaire. L’indiciarité est thématisée dans le poème avec la série métaphorique écume-plume, « vierge indice103 », image de la suspension de l’acte, au sein d’une méditation sur l’événement, le ce qui « a lieu ». Mais la page imprimée elle-même se fait indice, indice d’une composition « architecturale et préméditée » sur les pages quadrillées du manuscrit, mais aussi indice du ciel étoilé. De fait, lorsqu’il dialogue avec l’ésotérisme, Mallarmé voit la littérature comme travail sur les « signes purs » à savoir « jet immédiat de l’esprit104 », comme s’il y avait ici refus de la coupure sémiotique et logique de contiguïté. Le Coup de dés s’achève sur un acte hypothétique qui serait à la fois un coup de dés céleste en positif (la 56constellation écrite blanc sur noir), acte inhumain, qui peut se renverser en coup de dés artistique, humain, mais en négatif, constellation écrite noir sur blanc. Le texte peut être pensé comme une image inverse au sens de Michel Frizot105 : inversion lumineuse, et non géométrique, pour une image porteuse de toute une tradition visuelle indicielle au niveau de l’acte de production, entre chambre noire, techniques de gravure et « négatif » photographique hérité de Talbot. Ainsi, la lettre-figure fait le négatif et s’affirme simultanément comme lettre-action.
Quelles conclusions tirer de ces lignes ? Le négatif est un relatif : le faire humain ne peut être que contingent, puisque la page humaine ne sera jamais écrite blanc sur noir ; il faut faire le deuil de l’absolu – ce fut la lecture idéaliste d’un Albert Thibaudet106. Le négatif est un positif : il y a une positivité des pouvoirs de la lettre, capable de nous offrir un ciel portatif, métaphorique, fictif : « élever une page à la puissance du ciel étoilé107 » – ce fut la lecture constructiviste de Paul Valéry. On peut alors convoquer à nouveau Paul Zumthor, au début de Langue, texte, énigme : « Le fondement du texte, l’unité de base qui, entre le viie et le xe siècle, est sentie comme à la fois conceptuelle et réelle, comme la prise de contact intime avec la vérité des choses, c’est la lettre ». Il ajoute, en évoquant « l’œuvre maîtresse » que sont les Étymologies d’Isidore de Séville, que la lettre, loin de tout « pur symbolisme abstrait », se fait « index rerum108 ». Il complète en évoquant la « puissance liée au geste d’écrire, à la prise de possession qu’est la lecture. Litteratura se réfère à littera comme signatura à signum : elle dénote le réel ultime impliqué par la lettre, dans sa matérialité, comme la signature par le signe majeur que constitue la présence de quelque sujet engendrant le texte109 ». Il y a donc chez Mallarmé une place pour une pensée de la participation, de la présence, de la présentation, et non de la représentation certes, sans réduire cette poétique à une seule pensée de la confrontation interne.
57Jeux de lettres,
jeux de pouvoir
La lettre de Mallarmé n’est donc pas repliée sur elle-même. Ces jeux de lettres, qui n’ont rien de décoratif ni de purement ornemental, ni de maniériste, se font jeux de symétries contre le Hasard, jeux de contrastes pour la Nature, quand il faut montrer le « drame solaire » fondamental110, mais aussi jeux de pouvoir. De fait, il faut relier la question de la lettre à la question de l’être, de l’existence humaine, à celle de la nature extra-humaine. Le jeu de la lettre rencontre le jeu du monde, « Jeu suprême111 ». Cette poésie ne cesse de lutter contre un double refoulement, au plan poétique, celui de la lettre au profit des choses et des idées, quand un poème comme le Coup de dés ne cesse de battre le rappel de la lettre112 contre l’illusion référentielle ; au plan politique, ou cosmopolitique, celui de la nature cosmique au profit de la société historique, car « un gouvernement, pour valoir mirera l’univers, monarchique, anarchique, aux conjectures113 ». « Mirer l’univers », telle serait l’une des tâches de cette poésie, entreprise par un poète qui entend redéfinir l’Homme comme un « civilisé édénique », être complet dès lors qu’il sait se satisfaire d’une « doctrine » liée à la pratique des « lettres », et d’une « contrée114 », qui n’est autre que l’infinie manière d’habiter un « authentique séjour terrestre115 ». Il faut donc corriger l’illusion autoréférentielle propre à la critique mallarméenne post-structuraliste. À l’énoncé mallarméen hyper-lettrique qui insère la lettre dans un système hiérarchisé pour faire du livre « l’expansion totale de la lettre116 », répond au niveau mondain cette déclaration 58programmatique qui rêve d’un Livre dépliant « l’explication orphique de la Terre117 ». Le poème mallarméen vise la lettre-pour-le-monde, la lettre-monde.
Thierry Roger
CÉRÉdI – Université Rouen Normandie
1 Mallarmé, Stéphane, « Magie », Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, t. II, 2003, p. 251. Cette édition sera désormais abrégée en OC, II. Le tome I, publié en 1998, sera abrégé en OC, I.
2 Ibid., p. xx.
3 Dragonetti, Roger, « La littérature et la lettre. Introduction au Sonnet en X » [1969], Études sur Mallarmé, Romanica Gandensia, XXII, éd. Wilfried Smekens, Gand, 1992, p. 49.
4 Après Roger Dragonetti, c’est au tour d’Anne-Marie Christin de souligner que le Coup de dés renoue avec les innovations spatiales et visuelles médiévales culminant dans la « page glosée », demeurées « sans suite », L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995, p. 7.
5 Mallarmé, « Magie », OC, II, p. 250.
6 Mallarmé, « Sur le vers », OC, II, p. 474.
7 Ibid.
8 « La Musique et les Lettres », ibid., p. 67.
9 Zumthor, Paul, Langue, texte, énigme, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 27.
10 Mallarmé, « Crise de vers », OC, II, p. 212.
11 Voir SandersPeirce, Charles, Écrits sur le signe, éd. Gérard Deledalle, Paris, Éditions du Seuil, 1978.
12 Mallarmé, Préface de l’édition Cosmopolis, OC, I, p. 391.
13 Ibid.
14 Christin, Anne-Marie, L’Image écrite ou la déraison graphique, op. cit., p. 40.
15 Arrivé, Michel, De la lettre à la littérature, Paris, Garnier, 2016.
16 Mallarmé,lettre à André Gide du 14 mai 1897, Correspondance. 1854-1898, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 2019, p. 1612.
17 Voir Murat, Michel, Le Coup de dés de Mallarmé : un recommencement de la poésie, Paris, Belin, 2005.
18 Mallarmé, lettre à Laurent Tailhade du 6 février 1897, Correspondance. 1854-1898, op. cit., p. 1556.
19 Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », OC, II, p. 227.
20 Mallarmé, Préface de l’édition Cosmopolis, OC, I, p. 391.
21 Mallarmé, « Quant au livre », OC, II, p. 227.
22 Ibid., p. 226.
23 Ibid. p. 227.
24 Ghil, René, Les Dates et les œuvres, Paris, Crès, 1923, p. 228.
25 Mallarmé, Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard. Manuscrit et épreuves. Édition et observations de Françoise Morel, Paris, La Table Ronde, 2007, non paginé.
26 Le phénomène a bien été noté par Elizea Deac, « À la recherche de l’édition idéale d’Un coup de dés », Études Stéphane Mallarmé, Paris, Classiques Garnier, no 1, 2013, p. 77.
27 Pour une analyse de cette tension entre le dire et le lire, la déclamation et la lecture silencieuse, voir Thierry Roger, « Mise en page et mise en voix du poème : le cas de Mallarmé », Dire la poésie ?, dir. Jean-François Puff, Nantes, Cécile Defaut, 2015, p. 59-100.
28 Mallarmé, « Sur le vers », OC, II, p. 474.
29 Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », ibid., p. 224.
30 Voir Jenny, Laurent, La Fin de l’intériorité, Paris, PUF, 2002, p. 65-69.
31 Claudel, Paul, « La philosophie du livre » [1925], Réflexions sur la poésie, Paris, Gallimard, 1993, p. 121.
32 Voir Roger, Thierry, L’Archive du Coup de dés, Paris, Classiques Garnier, 2008, p. 182-204.
33 Formule d’Art et Action. Sur ce point voir, Thierry Roger, L’Archive du Coup de dés, op. cit., p. 775-782.
34 Valéry, Paul, « Lettre au Directeur des Marges », Œuvres, éd. J. Hytier, Paris, Gallimard, 1957, t. I, p. 623.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Voir Marchal, Bertrand, La Religion de Mallarmé, Paris, Corti, 1988.
38 Le cas du sonnet en -x, « aboli bibelot d’inanité sonore », porteur selon Mallarmé d’une « sensation cabalistique », comme certains énoncés paragrammatiques d’Igitur, seraient à mettre à part. Ils constituent des cas limites.
39 Dragonetti, R., LaVie de la lettre au Moyen Âge, Éditions du Seuil, 1980, passim.
40 Mallarmé, Les Mots anglais, OC, II, p. 968.
41 Mallarmé, « Sur le vers », ibid., p. 474.
42 Ibid., p. 475.
43 Ibid.
44 Dragonetti, La Vie de la lettre au Moyen Âge, op. cit., p. 73.
45 Voir Meillassoux, Quentin, « Le Néant contre la mort de Dieu », Spectres de Mallarmé, dir. Bertrand Marchal, Thierry Roger et Jean-Luc Steinmetz, Paris, Hermann, 2021, p. 120-122.
46 Pour une typologie des « espacements » dans la poésie post-mallarméenne, voir Chol, Isabelle, « Espacement et nouveauté des formes dans la poésie française », Livres de poésie. Jeux d’espace, dir. Isabelle Chol, Bénédicte Mathios, Serge Linarès, Paris, Champion, 2016, p. 414-442.
47 Alfandary, Isabelle, « L’espacement », ibid., p. 402.
48 Mallarmé, « La Musique et les lettres », OC, II, p. 75.
49 Mallarmé, lettre à Edmond Deman du 7 avril 1891, Correspondance. 1854-1898, op. cit., p. 939.
50 Mallarmé, lettre à Henri Albert du 24 février 1895, ibid., p. 1895.
51 Mallarmé, « Sur la graphologie », OC, II, p. 669.
52 Nous poursuivons ici le chemin arpenté par Hugues Marchal dans son article « Rencontre de l’idéogramme et sémiotique complète de l’écriture : l’exemple de Claudel » (Calligraphie. Typographie, dir. Jacques Dürrenmatt, Paris, L’Improviste, 2009, p. 155), qui replace la tentation calligraphique claudélienne au sein de cette pensée du geste et de la trace.
53 Desbarolles, Adolphe et Michon, Jean-Hippolyte, Les Mystères de l’écriture : art de juger les hommes sur leurs autographes, Paris, Garnier Frères, 1884, p. 87.
54 Mallarmé, « Notes sur le langage », OC, II, p. 506.
55 Nous empruntons le terme à Jérôme Peignot (Typoésie, Paris, Imprimerie Nationale Éditions [1993], 2005). Un volume qui incarne à merveille l’esprit de ce volume relativement aux états polymorphes de la lettre typographique.
56 Mallarmé, lettre à Edmond Deman du 21 juillet 1896, Correspondance. 1854-1898, op. cit.,p. 1472.
57 Benjamin, Walter, « Expert-comptable assermenté », Sens unique, précédé de Enfance berlinoise, Paris, Maurice Nadeau, 2007, p. 163-165.
58 Suter, Patrick, Le Journal et les Lettres. De la presse à l’œuvre, Genève, MétisPresses, vol. I, 2010, p. 35-105.
59 Sur cet aspect, voir aussi Elizea Deac, « À la recherche de l’édition idéale d’Un coup de dés », art. cité, p. 90-92. Mais l’analyse manque de précisions historiques.
60 Voir Ponot, René, « Histoire des formes typographiques en Europe », Histoire des écritures. De l’idéogramme au multimédia, dir. Anne-Marie Christin, Paris, Flammarion, 2011, p. 372.
61 Ronat, Mitsou, « Le Coup de dés : forme fixe ? », art. cité, p. 146.
62 Martin, Henri-Jean, avec la collaboration de Bruno Delmas, Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Albin Michel, p. 403.
63 Petrucci, Armando, Jeux de lettres. Formes et usages de l’inscription en Italie. 11e-20e siècle [1980], Paris, Éditions de l’EHESS, 1993, p. 145.
64 Ibid., p. 10.
65 Ibid., p. 145.
66 Mallarmé, OC, I, p. 392.
67 Mallarmé, « La Musique et les Lettres », OC, II, p. 74.
68 Claudel, Paul, « La philosophie du livre » [1925], Réflexions sur la poésie, op. cit., p. 122.
69 Mallarmé, OC, I, p. 391.
70 Mallarmé, « La Musique et les Lettres », OC, II, p. 75.
71 Claudel, Paul, « Philosophie du livre », op. cit., p. 117. Le poète note : « Aujourd’hui même du fait de la presse et de la publicité, cet art du titre, de ce que l’on pourrait appeler le tableau typographique, montre une espèce de renaissance ».
72 Benjamin, Walter, « Expert-comptable assermenté », Sens unique, précédé de Enfance berlinoise, op. cit., p. 164.
73 Ibid.
74 Ibid.
75 Mallarmé, « Notes sur le langage », OC, II, p. 506.
76 Genette, Gérard, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Éditions du Seuil [1976], 1999, p. 317.
77 Mallarmé, lettre à André Gide du 14 mai 1897, Correspondance. 1854-1898, op. cit., p. 1612.
78 Voir Marchal, Bertrand, « Le Coup de dés de Mallarmé, poème typographique », Remix 02, Paris, juin 2021, p. 52-58.
79 Curtius, Ernst Robert, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin[1956], Paris, Presses Pocket, 1991, p. 474.
80 Voir Christin, Anne-Marie, « L’écriture et les dieux », L’Image écrite ou la déraison graphique, op. cit.,p. 97-108.
81 Mallarmé, « L’action restreinte », OC, II, p. 215.
82 Mallarmé, « Le livre instrument spirituel », ibid., p. 225.
83 Pour une tentative de situation de Mallarmé dans cette longue et vieille tradition de pensée, voir Roger, Thierry, « La lisibilité du monde : Mallarmé et la tradition du liber naturæ », Le Retour du comparant : la métaphore à l’épreuve du temps littéraire, dir. Xavier Bonnier et Ariane Ferry, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 333-365.
84 Mallarmé, « La Musique et les Lettres », OC, II, p. 67.
85 Voir Marchal, Bertrand, « Une théologie des lettres », La Religion de Mallarmé, op. cit., p. 445-493.
86 Mallarmé, lettre à Henri Cazalis du 18 juillet 1868, Correspondance. 1854-1898, op. cit., p. 211.
87 Mallarmé, Les Mots anglais, OC, II, p. 968.
88 Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », ibid., p. 225.
89 Mallarmé, lettre à Maurice Barrès du 10 septembre 1885, Correspondance. 1854-1898, op. cit., p. 567.
90 Mallarmé, « La Littérature. Doctrine », OC, I, p. 624.
91 Mallarmé, « Magie », OC, II, p. 251.
92 Mallarmé, « Étalages », ibid., p. 220.
93 Schérer, Jacques, Le « Livre » de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1957, p. 50.
94 Mallarmé, « La Musique et les Lettres », OC, II, p. 66.
95 Mallarmé, lettre à Camille Mauclair du 8 octobre 1897, Correspondance. 1854-1898, op. cit., p. 1674-1675.
96 Mallarmé, lettre à Henri Cazalis du 28 avril 1866, ibid., p. 161.
97 Mallarmé, lettre à Henri Cazalis du 4 février 1869, ibid., p. 227.
98 Schérer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 91.
99 Mallarmé, lettre à Henri Cazalis du 18 juillet 1868, Correspondance. 1854-1898, op. cit., p. 211.
100 Mallarmé, Les Mots anglais, OC, II, p. 967-968.
101 Peirce, dans ses Écrits sur le signe, fait du « diagramme » (icône de relations), une sous-catégorie de l’icône, distinguée de « l’image » (icône d’objets). Les plans sont des exemples de « diagrammes ». Pour ce lien entre Coup de dés et usage du « diagramme », voir Roger, Thierry, Le Poème pour l’œil, Mémoire de DEA, sous la direction de Bertrand Marchal, Paris-Sorbonne, 2002.
102 Vernus, Pascal, « Iconicité et figurativité dans l’écriture : pour un affinage conceptuel », Écritures V. Systèmes d’écriture, imaginaire lettré, dir. Hélène Campaignol-Catel et Karine Bouchay, Paris, Presses de Sorbonne Nouvelle, 2019, p. 105.
103 Mallarmé, « Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard », OC, I, p. 377.
104 Mallarmé, lettre à Victor-Émile Michelet du 18 octobre 1890, Correspondance. 1854-1898, op. cit., p. 905.
105 Frizot, Michel, « L’image inverse. Le mode négatif et les principes d’inversion en photographie », Études photographiques, no 5, novembre 1998.
106 Voir Thibaudet, Albert, La Poésie de Stéphane Mallarmé[1914/1926], Paris, Gallimard, 2006, p. 401. Le critique de la NRF voit dans les rares signes noirs du poème une « allusion ironique à l’impossible page éternelle, à la constellation fixée hors du temps par des clous d’or ».
107 Valéry, Paul, « Lettre au Directeur des Marges », op. cit., p. 626.
108 Zumthor, Paul, Langue, texte, énigme, op. cit., p. 16-17.
109 Ibid., p. 17.
110 Ce grand thème fédérateur de l’esthétique mallarméenne, dégagé par Gardner Davies en 1959, a été approfondi à la lumière de l’œuvre de Max Müller par Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, op. cit.
111 Mallarmé, « Une dentelle s’abolit… », OC, I, p. 42.
112 Bertrand Marchal parle d’un « oubli de la lettre », La Religion de Mallarmé, op. cit., p. 474.
113 Mallarmé, « La Musique et les lettres », OC, II, p. 76.
114 Ibid., p. 66.
115 Mallarmé, « Richard Wagner. Rêverie d’un poète français », ibid., p. 158.
116 Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », ibid., p. 226.
117 Mallarmé, lettre à Paul Verlaine du 16 novembre 1885, Correspondance. 1854-1898, op. cit., p. 571.
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- Language: French
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