Le corps de la lettre Jeux de lignes et saillances typographiques dans la poésie de langue française des années 1910-1920
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Lettres à l’œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français (de l’extrême contemporain au Moyen Âge)
- Author: Chol (Isabelle)
- Pages: 71 to 86
- Collection: Encounters, n° 587
- Series: Convergences in literature, n° 7
LE CORPS DE LA LETTRE
Jeux de lignes et saillances typographiques
dans la poésie de langue française des années 1910-1920
L’expression « poésie lettriste » peut évoquer les œuvres théoriques et poétiques d’Isidore Isou et du groupe qui se constitua à partir du milieu des années 1940 autour du Lettrisme. Privilégiant le son ou la lettre sur le mot, la matérialité du langage sur la signification, les productions lettristes prennent des formes diverses dont celles de la « métagraphie » désignée ensuite par le terme d’« hypergraphie », caractérisées par l’usage des lettres alphabétiques, elles-mêmes associées à d’autres signes scripturaux, qu’il s’agisse par exemple des idéogrammes ou des hiéroglyphes, des chiffres ou des notes de musique. Si ces productions peuvent s’inscrire dans une sorte de continuité avec les premières avant-gardes futuristes et dadaïstes, elles se distinguent de celles des poètes de l’« esprit nouveau » qui, au cours de ces mêmes années, explorent aussi les possibilités offertes par la matérialité du langage, mais sans rompre avec la dimension sémantique du mot ou de la phrase. N’y aurait-il alors rien de « lettrique » dans leurs expérimentations formelles ? Certes, la lettre n’y prend pas une véritable autonomie par rapport au langage verbal, mais les recherches formelles montrent par leur diversité qu’elle fait plus ou moins l’objet d’une attention particulière. Ces recherches sont principalement marquées par l’intérêt accordé à la disposition du poème sur l’espace de la page, aux jeux des lignes et des blancs typographiques. L’objectif est ici d’observer comment ces jeux ont pu favoriser la prise en compte de la lettre comme unité signifiante, et dans quelle mesure les variations sur le corps de la lettre, dans le sens typographique du terme, c’est-à-dire pour ce qui concerne la taille et l’épaisseur des caractères, participent de la dimension poétique ou métapoétique du texte.
Ces pratiques ont pu être commentées au regard de la proximité avec les arts plastiques, notamment la peinture des cubistes. Elles peuvent 72être envisagées en lien avec le contexte de crise, crise de la philosophie au xixe siècle qu’expose par exemple Léo Freuler1, crise de la représentation, crise du vers, à moins qu’il ne s’agisse de la « crise de vers » selon Stéphane Mallarmé, comme « crise exquise de la littérature2 ». Le sens médical du mot « crise » est lié à l’intensité, et, pour François Rigolot, cité dans l’argumentaire de l’introduction, cette intensité caractérise les « expériences formelles3 ». À la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, elles interrogent et donnent à voir les processus complexes de la pensée et de l’imagination auxquels se sont intéressés les psychologues. Je choisis donc d’observer les pratiques formelles moins sous l’angle d’une « crise des valeurs traditionnelles4 » que d’un déploiement des possibilités offertes par le langage, marqué par le déplacement. J’entends ce dernier terme dans son sens figuré mais aussi littéral, lorsque les lignes et les lettres sont déplacées sur l’espace de la page. Ces déplacements me semblent favorisés par un paradigme-clé de la pensée philosophique et scientifique, celui de plasticité qui se développe au xixe siècle. L’objectif est donc encore de mettre en perspective ces pratiques poétiques du début du xxe siècle avec un contexte épistémique plus large.
La lettre et les lettres
Avant de prendre à la lettre l’argumentaire du volume, je commencerai par quelques remarques préalables concernant la polysémie du mot « lettre ». Le nom latin littera a le sens de « caractère d’écriture » et sa variante au pluriel, litterae, désigne « toute espèce d’écrit ». Dans la langue française, le nom « lettre », qui, au singulier, désigne aussi une missive, prend au pluriel le sens de « toute sorte de science et doctrine », auxquelles sont associées les « Belles Lettres ». Ces définitions déclinées dès la première édition du Dictionnaire de l’Académie Française (1694) et 73dans le Dictionnaire universel de Furetière (1690) sont résumées ainsi par ce dernier : « Figure, caractère ou trait de plume dont un peuple est convenu, pour marquer un son de voix, ou pour signifier quelque chose, et dont l’assemblage fait des mots qui servent à faire connaître les pensées des uns aux autres. » Dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1835), l’expression « science et doctrine » est reformulée par « connaissances que procure l’étude en général, et en particulier, celle de la littérature proprement dite. » Associée à la réception des œuvres, cette définition du nom « lettres » est immédiatement suivie par le mot « lettré », avant que ne soit délimité le domaine des « Belles lettres », soit « La grammaire, l’éloquence, la poésie ».
La polysémie du mot tend à construire une opposition marquée entre le littéral – la lecture à la lettre – et « le figuré ou l’extensif » selon les termes employés par le Dictionnaire de l’Académie à partir de la cinquième édition de 1798, qui cite comme exemple la Deuxième épître aux Corinthiens : « la lettre tue, mais l’esprit vivifie ». De la lettre, comme figure graphique ou caractère, aux lettres liées à la connaissance que découvre une lecture prenant en compte le sens figuré, l’aspect matériel du langage et de l’écriture passe au second plan. Dans Le Dictionnaire de l’Académie de 1694, la définition du nom « littérature » est « érudition, doctrine », et en tant que domaine d’étude, elle se distingue de la grammaire « qui enseigne à parler et à écrire correctement ». Au sein de cette axiologie, la lettre est envisagée par la grammaire comme ce qui « exprime un son » et son étude se réduit à l’orthographe.
Pourtant l’art des Belles Lettres inclut aussi l’éloquence et la poésie. Et, en grec, grammatikè technè désigne l’art des lettres, au sens littéral, certes en vue de la lecture à haute voix. Cet art est celui de l’écriture, du tracé ou de la ligne, sens que porte grammê. La ligne du vers est alors caractérisée par l’alternance des syllabes brèves et longues. C’est cette structuration du vers qui retient l’attention des théoriciens du vers français à partir du xviiie siècle5. Elle sert de justification au développement des théories accentuelles. Le Traité élémentaire de prosodie française (1881) de Louis Becq de Fouquières s’ouvre ainsi sur une comparaison contrastive entre le vers grec et le vers français :
74Chez les anciens la quantité était la base même de la versification, et c’était parce qu’une syllabe était longue de sa nature et par sa position qu’elle venait occuper dans le vers la place où le rythme exigeait une syllabe longue.
Dans la langue française, au contraire, quelle que soit la quantité absolue ou relative des syllabes que nous prononçons, c’est uniquement la place rythmique occupée par la syllabe qui en fait une syllabe longue.
Pour l’oreille, le résultat est le même6.
La « cadence » est analysée comme un jeu de rapports fondant l’harmonie du vers. Théorisant les principes de l’accentuation, Louis Becq de Fouquières distingue les accents métriques fixes et les accents mobiles, facteurs de déploiement des possibilités rythmiques du vers. Par-delà la rime, d’un « emploi rythmique nettement déterminé7 », ce sont encore surtout l’assonance et l’allitération qui retiennent son attention. La première est conçue comme ce qui « naît spontanément de l’accord secret qui s’établit entre notre langage et le sentiment qui nous anime8. » Le rôle de chacune est présenté en corrélation : « si l’assonance donne au langage sa coloration, c’est l’allitération qui lui donne tout son relief9. » Dans les exemples cités, les syllabes assonantes sont alors matérialisées par l’italique et l’allitération par la lettre capitale, cette présentation donnant à voir l’« irrésistible mouvement10 » que provoque la lecture de la poésie. Par-delà l’harmonie du vers et du poème, ce principe du mouvement, à la fois lié à la production et à la réception de l’œuvre, devient central dans l’élaboration d’une poétique au sein de laquelle la matérialité du langage se fait pleinement signifiante.
L’étude des sons, présentée comme nouvelle et encore à ses balbutiements par Louis Becq de Fouquières dans son Traité général de versification française, s’inscrit dans un contexte de développement des recherches physiologiques et psychologiques. Pour le théoricien du vers, le rythme vocal exprime les « nuances de la pensée11 », et il en observe le processus dans son étude de l’allitération : « Une pensée se forme en nous ; nous lui donnons en quelque sorte corps au moyen des sons du langage 75[…]12 » Le vocabulaire qu’il emploie – « association », « dissociation », « combinaison » – est aussi celui des psychologues qui s’intéressent à l’articulation entre le sensible et l’intelligible, et qui, plus encore que Becq de Fouquières, accordent à la dimension physique de la perception un rôle capital. Lecteur notamment des travaux de psychologie anglaise, Théodule Ribot publie en 1900 un essai sur l’imagination créatrice13, qu’elle soit artistique ou scientifique, dans lequel la perception sensible est articulée à l’élaboration intellectuelle, dont elle est partie prenante14. Pour ce qui concerne le domaine littéraire, les exemples qu’il propose sont empruntés pour beaucoup aux poètes proches, ceux du xixe siècle romantique, parnassien et symboliste, par rapport auxquels ou contre lesquels Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy ou Paul Dermée légitimeront leur recherche d’une poésie nouvelle. Mais les principes généraux énoncés par Théodule Ribot, qui servent notamment à distinguer l’imagination reproductrice de l’imagination créatrice, s’inscrivent aussi dans la définition de cette poésie nouvelle. Tel est le cas de Paul Dermée qui le cite explicitement, au côté de Pierre Janet, dans l’article « Découverte du lyrisme » publié dans le premier numéro de la revue L’Esprit nouveau15fondée par Amédée Ozenfant et Charles-Édouard Jeanneret (Le Corbusier) et qu’il dirige.
Jeux de lignes, jeux de lettres
Cette poésie nouvelle explore les potentialités du langage lorsqu’il se donne à voir, lorsqu’il donne à voir le fonctionnement relationnel des unités du poème, celles-ci étant parfois moins de l’ordre de la lettre que de la ligne. L’intérêt déjà accordé à la mise en forme typographique de leur poème par Charles Baudelaire ou Stéphane Mallarmé s’inscrit dans 76une période de codification accrue des normes éditoriales et de multiplication des types de caractères. Avec Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard de Stéphane Mallarmé, la disposition du poème sur la page et la double page, le choix des types de caractères et la place occupée par le blanc typographique deviennent pleinement un moyen de la création poétique. Le vers ou le morceau de prose sont conçus en tant que lignes dont la matérialité visuelle et la place participent d’une architecture signifiante, que plus tard, sous la plume de Reverdy, d’Apollinaire, de Dermée ou d’Albert-Birot, chaque poème renouvelle diversement.
La revue Nord-Sud, fondée par Pierre Reverdy et publiée en 1917 et 1918, donne à voir ces expérimentations formelles. Les poèmes de Reverdy, de Guillaume Apollinaire ou de Paul Dermée qui y sont publiés présentent essentiellement un travail sur la ligne droite, l’ensemble des lignes le plus souvent horizontales étant parfois disposées en retrait les unes par rapport aux autres. À la lecture linéaire répond alors une lecture multilinéaire et au principe tabulaire de l’empilement des vers ou des échos construits par la rime, un système multitabulaire. La géométrie du texte favorise sa lisibilité, et le jeu des lignes suscite les processus d’interprétation qui consistent notamment à relier et délier les unités constitutives du poème, vers ou morceaux de vers souvent échelonnés, mots ponctuellement isolés mais articulés à d’autres par leur place qui souligne les proximités ou contrastes sémantiques. Si le système linguistique, tel que le définissent alors les linguistes, dont Saussure, est un ensemble de relations et de rapports syntagmatiques et paradigmatiques, le poème déploie et accroit sur la page ce jeu relationnel. La typographie le donne à voir, selon ce mouvement d’extériorisation décrit par Théodule Ribot. Elle se fait aussi moyen de découverte de nouveaux rapports, dans et par-delà les relations linguistiques, lorsqu’elle produit des ambivalences syntaxiques. Elle met alors en scène les changements possibles de point de vue ou de point focal régissant la perception et l’interprétation.
Le poème se donne immédiatement à lire comme une sorte de carte suscitant le déplacement du regard dans plusieurs directions ou selon différents plans. Un texte de Léon Pierre-Quint publié dans la revue L’œuf dur16 évoque littéralement et de façon successive ces changements de plan. Il les décline sur un axe oblique qui peut rappeler l’effet de 77perspective dont la profondeur ou l’éloignement sont annihilés par la taille similaire des lignes, chacune matérialisant simplement un changement de point focal :
Place du marché –
un jour de pluie –
vue sous trois plans –
PLAN SUPÉRIEUR : parapluies bleus.
PLAN MÉDIAN : têtes claires.
PLAN INTÉRIEUR : victuailles.
A LA CANTONADE : une cerise et une tomate – ensemble
– descendent la rue en pente 17 .
La disposition du texte peut encore se faire en partie mimétique d’une présentation cartographique des lieux évoqués. Dans son recueil Spirales, Paul Dermée dispose les lettres du mot « rotonde » en demi-cercle en creux. Il est placé à droite de la mention « VAVIN », bouche de métro de la ligne Nord-Sud qui relie Montmartre et Montparnasse, et il réfère au café de Montparnasse, lieu de rencontre des artistes. La disposition des éléments textuels se fait selon une vue de haut du quartier, orientée Nord-Ouest / Sud Est. Mais elle favorise aussi, par l’espacement des lettres du mot « rotonde », la perception de la répétition graphique du « o ». Sa forme géométrique trouve écho dans la mention du « Nombril du monde », écho certes produit par l’assonance en /ɔ̃/ encore présente dans « station ». Le « o » peut alors suggérer le mouvement vertical du déplacement des profondeurs du métro évoqué préalablement (« Nous émergeons dans la lumière ») ou vers celles-ci, à la suite du texte (« Par un trou de sape nous nous acheminons / Paris là-haut nous ignore »). La disposition du poème inscrit les déplacements du regard et les mouvements du corps. Par les jeux sur l’orientation et la forme des lignes, elle instaure au sein de l’espace plan statique une dynamique scénographique. Au début et à la fin du poème « Réalités cosmiques vanille tabac éveils18 », Tristan Tzara fait ployer quelques vers en un mouvement descendant ou ascendant qui accompagne l’évocation du 78cirque ou de la danse. Ils contrastent plus ou moins avec les autres vers par leur longueur accrue. La courbure de la ligne manifeste à la fois l’exploration d’un espace qui est celui de la page et, au-delà, des « réalités cosmiques » mentionnés dans le titre.
Dans les poèmes publiés par Nord-Sud, la ligne droitese fait ponctuellement ligne oblique. Elle est construite par échelonnement des mots, monosyllabiques dans « Bleuet » de Guillaume Apollinaire19, ou des lettres comme dans « Radiateur » de Paul Dermée20. De façon plus marquée, le jeu sur la place irrégulière des lettres accompagne dans un poème de Raimon Rajky (pseudonyme de Raymond Radiguet) publié dans SIC21, l’évocation du mouvement du linge sur la corde :
POÈME
un édredon rouge à la fenêtre
des fleurs dans l ’ entrejambe du ca-
leçon ce jardin tiède dans la giroflée
parfum de linge tiède séché
le marronnier chante
serait-ce ces bougies roses irrégulièrement plantées
ou bien un oiseau
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La forme du poème, sa spatialité sensible prennent une valeur de figure en partie mimétique de son objet. Cette disposition ralentit la lecture, retient l’œil, d’autant que les lettres sont déplacées en-dessous de la 79ligne principale pour le premier et le troisième vers mais au-dessus pour le vers central. L’expression « tendre les bras » est réactivée dans son sens concret par le mot « chemise ». Mais l’adjectif « manchotte » qui lui est associé dans un écho consonantique, déjoue de façon ludique la catachrèse. Il peut s’interpréter comme le désir d’instaurer un régime figural sans effet de manche, pourrait-on dire pour filer la métaphore, et pourtant susceptible de retenir le regard.
De l’image de l’architecture que privilégie Pierre Reverdy ou qu’évoque Pierre Abert-Birot dans Trente et un poèmes de poche23 à celles de la danse voire du cirque, présentes encore chez Albert-Birot mais aussi Tzara ou Cendrars, déplacer les lignes devient en changer l’orientation de façon plus spectaculaire, dans le sens littéral de ce qui s’expose au regard, et agit sur le corps. Dans « Académie Médrano24 », l’ordre linéaire inversé des lettres, disposées de droite à gauche pour « saut périlleux », « Coup de fouet » et « Exprime ça », accompagne la référence aux arts du cirque. Le déconditionnement des habitudes de lecture prend aussi pour modèle le déplacement du regard sur un paysage fixe, à partir d’un point d’observation que matérialise l’ordre des lettres. Dans le quatrième des Trente et un poèmes de poche25, Pierre Albert-Birot dispose horizontalement le mot collé « Maisonsblanches », dont la valeur initiale est marquée par la majuscule. La lecture se prolonge ensuite vers le haut, le long du vertical « sapinsverts » et jusqu’au « cielbleu » placé horizontalement au-dessus. La suite du poème reprend, selon le principe de l’anamorphose, les mêmes éléments organisés différemment : « maisonsblanchessapinsverts », fondu en une seule ligne horizontale et qui prolonge « sablemersoleil », est suivi de « cielbleu », placé en dessous. Cette dernière mention se termine au niveau de l’axe vertical de « sapinsverts », celui-ci conduisant à la lettre initiale de la première occurrence du « ciel bleu » disposé horizontalement :
80
cielbleu |
||||
s t r e v s n i p a |
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Maisonsblanches |
s |
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Tu offres ton corps chantant au sable à la |
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mer au soleil Ton corps est sablemersoleil- |
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maisonsblanchessapinsverts |
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cielbleu |
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Que fais-je ? |
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Je suis au coin du feu. |
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Il neige26. |
C’est ce quatrième poème du recueil qui retient l’attention de Tristan Tzara et qu’il évoque au début de son article « Pierre Albert-Birot », publié dans la revue Dada27, à la suite de l’édition des Trente et un poèmes de poche :
Colliers déréglés des maisons, sapins verts. Chaque notation dans une boîte : une atmosphère dans une boîte d’allumettes et la vitesse captée ; des insectes, des tramways qui grimpent vers une tête de verre. Dire : le futurisme pour jeunes filles, l’explosion au pensionnat et, aplatis sous les coussins douillets, 81les paysages nouveaux ? Mais chaque petite page crie trop fort et crève dans le vase, chacune contient une nouvelle idée, et l’on est astralement émerveillé devant le passage rapide (un peu trop brutal, mais peut-être nécessaire) des images de vie intense et coloriée.
La géométrie des lettres
L’ensemble de ces expérimentations montre le travail sur la suite de lettres formant ligne, sur l’orientation multiple de ces lignes et sur leur saillance que permettent les différentes casses et l’accroissement du corps des lettres. Dans la revue SIC de Pierre Albert-Birot, les types de caractères choisis diffèrent d’un texte à l’autre et au sein d’un même texte. Les poèmes placés sur la même page ou sur la double page se distinguent par leur forme mais aussi par leur typographie. Ainsi, dans le numéro 28 d’avril 1918, le texte du Catalan Joan Perez-Jorba intitulé « Par pneumatique » et dédié à Pierre Albert-Birot est imprimé avec un caractère gras et sans empattement. L’effet de neutralité typographique contraste avec l’énonciation à la première personne et avec la tonalité lyrique que soutient le choix de l’italique, qui fut privilégiée par les éditeurs pour les poèmes en vers. Mais ce choix accompagne aussi l’affirmation d’un avenir, dans un poème qui reprend un thème présent dans l’œuvre d’Apollinaire, celui du poète assassiné : « je donne mon bras amoureux à Demain / avec une Voix bien plus forte / pour tuer l’occulte assassin / avant qu’icelui n’assassine le poète ». Le poème « Paysage » d’Ary Justman, situé en dessous, contraste considérablement avec celui de Perez-Jorba intitulé « Paysage », par l’emploi d’un caractère nettement plus ornemental et de style gothique. L’évocation du « paysage de mes pensées », à partir des « figures hiéroglyphiques » et du « caprice des éléments » se clôt sur celle des sentiments. Affichant une plus grande modernité typographique, le poème situé sur la page de droite, « Dieux-LUMIÈRE » de Gino Cantarelli, dédié à Paul Dermée, est imprimé avec des caractères qui accompagnent les différents mouvements du texte, dans un jeu de contrastes entre le romain et l’italique, mais aussi, par l’emploi de la graisse et du corps un peu accru pour la partie initiale.
82Les caractères ornés, comme ceux de style gothique du poème de Justman, sont très rares dans SIC. Dans le poème « Cavalcade » de Pierre Albert-Birot28, quelques capitales contrastent avec les autres caractères par leur taille, leur graisse mais aussi par leur trait redoublé. Elles convoquent l’art de la lettrine, réduit à la forme bâton très géométrique. Elles prennent place majoritairement au début de certains noms propres parmi ceux énumérés dans le poème, associés à un passé médiéval révolu que note le passé simple. Ce sont ainsi le troubadour « Bertrand de Born », « Arigo Manardi » et « Pierre Traversaro » cités dans la Divine Comédie de Dante, ou « Raban ». Quelques lettres d’autres mots, ainsi mises en valeur, viennent compléter une suite qui forme le mot-clé « BEATRIX », muse de Dante, dont le nom est répété trois fois à la fin du poème dans une configuration triangulaire. La disposition reprend le principe de l’acrostiche, mais en déplaçant le jeu de lettres au cœur des vers en outre spatialisés, ce qui nécessite de le rendre visible. Il se fait moins énigme que mise en scène d’une lecture seconde, en outre pleinement articulée aux mots du poème qui inscrivent aussi la référence à Dante. Surtout, le jeu de lettres imprime un mouvement oblique au sein d’un poème qui, à partir de références anciennes, propose une facture moderne. Le choix de la lettre ornée et toutefois de forme bâton participe encore d’un texte qui affiche la possible réinvention des formes.
En dehors de quelques textes, les types de caractères choisis restent relativement sobres quant à leur géométrie, et les contrastes sont essentiellement produits par la casse ou la graisse. Ils ont le plus souvent un rôle dans l’organisation sémantique du texte. Dans le numéro d’octobre 1918 de la revue SIC, Pierre Albert-Birot fait appel à ses contributeurs et lecteurs pour l’invention de nouveaux caractères, appropriés à « la grande époque créatrice dans laquelle nous entrons ». Dans sa note se trouve affirmée la nécessaire appropriation à la dimension verbale et sémantique du texte : « Il est bien entendu que les recherches doivent surtout porter sur un caractère courant, caractère de texte et non point caractère de fantaisie29 ». L’expression « caractère de texte » en italique est empruntée à la terminologie typographique : elle s’oppose aux caractères de titrage, de plus grande dimension mais aussi parfois plus 83ornementaux, ce que laisse entendre la formule « caractère de fantaisie ». Elle peut encore désigner les caractères qui ont été privilégiés par l’Art Nouveau, dont les courbes sinueuses et les entrelacs décoratifs prennent le pas sur la lisibilité immédiate des mots. Entre Marinetti, qui présente sa « révolution typographique » contre la conception très ornementale « du livre de vers passéiste30 », et Apollinaire, qui affirme la prépondérance des « grandes qualités classiques31 » marquées par l’ordre et la netteté, le choix des caractères géométriquement simples répond à ce souci de renouvellement de la poésie y compris dans sa typographie. Dans les expérimentations avant-gardistes, la lettre est d’ailleurs souvent sans empattement, comme c’est par exemple le cas pour Zang Tumb Tumb (1914)et Les Mots en liberté futuristes (1919) de Marinetti, ou pour L’Amiral cherche une maison à louer (1916) de Tzara, Janco et Huelsenbeck. Dans ses poèmes-affiches, Pierre Albert-Birot use encore de ce type de caractères qui accroche le regard sans toutefois le détourner de la lettre. Reprenant encore du modèle de l’affiche les possibles contrastes produits par la casse des caractères, Blaise Cendrars publie dans la revue L’œuf dur ses « sonnets dénaturés » dont le premier32 est imprimé en caractères gras et sans empattements, sauf pour le mot final. La lettre « O » particulièrement saillante à la fin du poème l’est toutefois dès le titre « OpOetic » et dans l’ensemble du poème par le choix de la capitale qui souligne le principe de l’assonance fondatrice de l’harmonie poétique selon Becq de Fouquières, en l’élargissant à l’aspect purement graphique. Mais la lettre mime aussi la posture convenue et affectée des poètes qui parlent « la bouche en rond ». Les références présentes dans le poème l’inscrivent dans une lignée qui est celle de la poésie lyrique, tout en parodiant les stéréotypes, et, de façon littérale, la typographie pour le dernier mot « Poésie », en lettres plus ornementales et italiques. Mais le « O » sert aussi l’annonce d’une poésie nouvelle : à la fin du « sonnet dénaturé », la lettre géométriquement sobre d’une grande force de corps et isolée prend place dans une suite allographique permettant de lire le nom d’Amédée Ozenfant. Quelques 84mois plus tôt, celui-ci avait présenté, dans sa revue L’Élan, les principes de la « psychotypie » telle que définie par André Billy, soit l’« art qui consiste à faire participer les caractères typographiques à l’expression de la pensée et à la peinture des états d’âme, non plus à titre de signes conventionnels, mais comme des signes ayant une signification en soi33 ».
Véritables moyens de la création poétique, les lettres sont ici conçues dans leur valeur psychologique. Mais, entre intériorité et extériorité, leur traitement déborde le seul niveau de l’expression de la pensée ou des états d’âme. Il dévoile de façon souvent ludique le mouvement qui anime tout phénomène physique dynamique, dont le langage. Dans un poème de Tristan Tzara, la réduplication des lettres donne à voir littéralement la « Dilaaaaaatation des volllllcaaans34 ». Empruntée à la géologie qui s’est intéressée à la plasticité terrestre et aux transformations qui en découlent, l’image de la dilatation concerne aussi le langage et son élasticité matérielle, graphique et phonique. D’autres productions montrent non seulement cette attention prêtée à la lettre dans la chaîne linguistique mais aussi sa relative autonomisation. Dans le cinquième texte de « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour fort35 », la lettre « A » en grande capitale, préposition qui complète le verbe « donner » et introduit le complément, est placée à la ligne, de façon isolée. Elle contraste avec ce qu’elle régit, « sons myosotis » et « ses cheveux » en lettres minuscules et de corps plus petit. Deux lettres font ainsi particulièrement l’objet de ces jeux de détachement. Ce sont des voyelles qui phoniquement constituent à elles seules une syllabe et qui en outre sont aussi des mots : le « o » de l’interjection lyrique et le « a », préposition qui peut se faire marque d’adresse parfois laissée ouverte. Le désir d’un renouvellement de la poésie prend corps dans le glissement du « o » lyrique vers la simple lettre dont la forme géométrique entre dans des jeux graphiques comme dans « OpOetic » de Cendrars. Il prend aussi corps dans l’autonomisation de la lettre « A », qui contraste avec le « O » sur le plan graphique par son caractère angulaire et sur le plan phonique par sa grande aperture. Du « O » au « A », figures aussi de l’oméga et de l’alpha, la poésie emprunte à Rimbaud le jeu sur les voyelles et leur pouvoir expressif et se réinvente en affirmant la nécessité d’un nouveau départ.
85Dans l’œuvre de Tzara comme de Pierre Albert-Birot, elle sert à désigner un énonciateur permettant d’inscrire différents points de vue et différentes postures. « A » est un des personnages, avec « Z », des Dialogues nuniques de Pierre Albert-Birot publiés dans la revue SIC en 1916 et 1917. Les manifestes de Tzara sont en partie pris en charge par « Monsieur Aa Antiphilosophe ». Le double « A » convoque le nom de « Tzara » et de « Dada ». Il participe à la fois de l’affirmation d’une nécessaire spontanéité du langage poétique mais aussi des risques encourus par tout principe lorsqu’il prend la forme de la simple reproduction stéréotypée et de la production de produits de consommation, que représente la « maison Aa & CO 36 ». Dans les textes poétiques de Pierre Albert-Birot, la lettre « A » contraste avec les autres lettres par l’emploi de la capitale. Elle s’inscrit dans la chaîne linguistique qui active toutefois sa valeur visuelle lorsqu’elle figure le petit bois coupé : « Il reste encor bien du silence dans le ciel / Et ces enfants tuent des fleurs / Cependant que leur mere fait faire A / Au petit bois qui bientôt sera du feu sous sa poele37 ». Détachée de la suite linguistique et répétée, elle forme une unité isolettrique qui peut mimer les cris de la foule dans La Légende38ou ceux de guerriers dans La Joie des Sept couleurs39. Ce jeu sur la lettre « A » est annoncé dès l’ouverture du livre. Isolée en pleine page, elle fonctionne comme une sorte de titre interne unique ou d’avant-texte, et laisse ouverte son interprétation : écho possible au poète ami Guillaume Apollinaire par l’initiale du nom, au poète dont le nom de plume est Albert-Birot par inclusion à son patronyme Birot de son prénom Albert ; mise en valeur de la lettre du commencement ; ouverture du langage à ce qui constitue sa matérialité première, en-deçà du sémantique.
Dans l’œuvre de Pierre Albert-Birot, l’affirmation de la poésie nouvelle accompagne la mise en scène d’un langage à l’état élémentaire40 et résolument tourné vers un avenir, par son caractère dynamique. Les jeux de lettres témoignent d’une volonté de redonner au langage une 86puissance suggestive et une spontanéité originelle que les Poèmes à crier et à danser de Pierre Albert-Birot exemplifient encore et que donnent aussi à voir ses poèmes-affiches. Ils font du texte poétique une pantomime qui réactive cette éloquence naturelle du geste et du corps, un corps qui est aussi celui de la lettre.
Pour reprendre la question posée dans l’argumentaire du volume, on peut se demander s’il s’agit d’une « crise du signe ». On peut y répondre par déplacement homophonique – ce n’est pas le chant du cygne –, par déplacement lexical – ce n’est pas seulement une crise de larmes, c’est aussi une crise de joie –, et plus sérieusement par le fait que c’est probablement plus une crise dans le sens intensif du terme, une crise de signe. Ces formes poétiques mettent en question et débordent assurément les « valeurs traditionnelles » selon l’expression de François Rigolot. Mais surtout, elles proposent d’autres bords sans lesquels nulle organisation n’est possible, d’autres bords dont ceux de la lettre, non détachée de la dimension sémantique des textes. La lettre participe de la réinvention des processus signifiants, littéralement donnés à voir dans une scénographie poétique qui joue de la variation des points de vue, des déplacements du regard et du corps.
Isabelle Chol
Université de Pau et des Pays
de l’Adour
Laboratoire ALTER –Arts / Langages : Transitions & Relations
1 Freuler, Léo, La Crise de la philosophie au xixe siècle, Paris, Corti 1966.
2 Mallarmé, Stéphane, « Crise de vers », Divagations, dans Œuvres complètes, Tome II, éd. critique par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 207.
3 Rigolot, François, « Le poétique et l’analogique », Poétique, no 35, 1978, p. 267.
4 Ibid.
5 Gouvard, Jean-Michel, « Le vers français : de la syllabe à l’accent », Poétique, no 106, 1996, p. 223-247.
6 Fouquières, Louis Becq de, Traité élémentaire de prosodie française, Paris, Librairie Charles Delagrave, 1881, p. 2.
7 Ibid., p. 99.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 101.
10 Ibid., p. 102.
11 Fouquières, Louis Becq de, Traité général de versification française, Paris, Charpentier, 1879, p. 17.
12 Ibid., p. 118.
13 Ribot, Théodule, Essai sur l’imagination créatrice, Paris, Félix Alcan, 1900.
14 Je ne développerai pas ces aspects que j’aborde plus longuement dans un ouvrage à paraître.
15 L ’ Esprit nouveau,no 1, 1920, p. 31-32,dans Arnauld, Céline, Dermée, Paul, Œuvres complètes, t. III,éd. critique par Didier Alexandre et Dominique Rabaté, Paris, Garnier-Flammarion, 2015, p. 131.
16 L ’ œuf dur, no 3, mai 1921, p. 9. Facsimilé avec préface de Jean-Michel Place, Paris, Éditions Jean-Michel Place, « Société d’étude du xxe siècle », 1975.
17 LéonPierre-Quint, L’œuf dur, no 3, mai 1921, p. 9. Facsimilé avec préface de Jean-Michel Place, Paris, Éditions Jean-Michel Place, « Société d’étude du xxe siècle », 1975.
18 Tzara, Tristan, De nos oiseaux, Skira, 1923, dans Œuvres complètes, Tome I (1912-1924), éd. critique par Henri Béhar, Paris, Flammarion, 1975, p. 218-224.
19 Nord-Sud, nos 4-5, juin-juillet 1917, p. 11. Facsimilé avec préface d’Étienne-Alain Hubert, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1980.
20 Nord-Sud,no 9, novembre 1917, p. 12.
21 SIC, no 30, juin 1918. Facsimilé avec préface de Marie-Louise Lentengre, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1993, p. 230.
22 SIC, no 30, juin 1918. Facsimilé avec préface de Marie-Louise Lentengre, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1993, p. 230.
23 Albert-Birot, Pierre, Trente et un poèmes de poche, Paris,SIC, 1917, dans Poésie (1916-1920),Mézières-sur-Issoire, Rougerie, 1987, poème XVI, p. 48 : « O POEME ARCHITECTURE DE PENSEE ».
24 L ’ œuf dur, no 14, automne 1923, p. 6.
25 Albert-Birot, Trente et un poèmes de poche, op. cit., p. 36.
26 PierreAlbert-Birot, Trente et un poèmes de poche, Paris,SIC, 1917, dans Poésie (1916-1920),Mézières-sur-Issoire, Rougerie, 1987,poème IV, p. 36.
27 Tzara, Tristan, « Pierre Albert-Birot », Dada 2, Zürich, décembre 1917,dans Œuvres complètes, op. cit., p. 400.
28 SIC, nos 21-22, septembre-octobre 1917, dans SIC, Éditions Jean-Michel Place, op. cit., p. 162-163.
29 « De l’édition. Appel aux Dessinateurs », SIC, no 32, octobre 1918, ibid., p. 243.
30 Marinetti, Filippo Tommaso, « Révolution typographique », L’Imagination sans fil et les mots en liberté. Manifeste futuriste, Milan, 11 mai 1913.
31 Apollinaire, Guillaume, « L’esprit nouveau et les poètes », Œuvres en prose complètes, Tome II, éd. critique par Pierre Caizergues et Michel Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 945.
32 L ’ œuf dur,no 14, automne 1923, p. 5.
33 Ozenfant, Amédée, « Psychotypie & typométrique », L’Élan, no 9, 12 février 1916.
34 Tzara, Tristan, Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 511.
35 Ibid., p. 380.
36 Ibid., p. 292.
37 Albert-Birot, La Joie des sept couleurs, SIC, 1919,dans Poèmes à l’autre moi, précédé de La Joie des sept couleurs, et suivi de Ma morte et de La Panthère noire, Paris, Poésie/Gallimard, 2004, p. 47.
38 Albert-Birot, Poésie (1916-1920), Paris, Rougerie, 1987,p. 156 et 160.
39 Albert-Birot, La Joie des sept couleurs, op. cit., p. 38.
40 Voir à ce sujet Bobillot, Jean-Pierre, Trois essais sur la poésie littérale, Al Dante, 2003.
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- ISBN: 978-2-406-14954-5
- EAN: 9782406149545
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14954-5.p.0071
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-23-2023
- Language: French
- Keyword: Spatialité poétique, expérimentation formelle, typographie, versification, poétique, stylistique, linguistique, littérature française