Jeux graphiques et poésie lettriste vus du Japon (xe-xxe siècle)
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Lettres à l’œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français (de l’extrême contemporain au Moyen Âge)
- Auteur : Brisset (Claire-Akiko)
- Pages : 187 à 217
- Collection : Rencontres, n° 587
- Série : Confluences littéraires, n° 7
JEUX GRAPHIQUES
ET POÉSIE LETTRISTE VUS DU JAPON
(x e-xxe siècle)
Cette contribution vise à apporter à ce riche recueil un point de vue décentré, et en l’occurrence un rapide aperçu de ces questions depuis le Japon, à l’autre extrémité du continent eurasiatique1.
L’écriture japonaise :
quelques remarques introductives
Pour la clarté du propos, il convient de revenir sur quelques généralités, et d’aborder en tout premier lieu certaines notions très simplifiées, mais indispensables pour la suite. À l’instar de l’alphabet latin, l’écriture japonaise constitue ce qu’on appelle une écriture « de seconde génération » pour reprendre la catégorisation d’Anne-Marie Christin2, c’est-à-dire une écriture développée à partir d’un système graphique préexistant, en général importé. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit de l’écriture chinoise. Son adoption pour noter la langue japonaise a constitué un processus long : il a commencé aux alentours du ve siècle de l’ère chrétienne et est parvenu à une première configuration stable au bout d’un demi-millénaire avec l’invention des syllabaires phonétiques au xe siècle3. Si ce processus a été 188si long, c’est qu’il n’allait pas de soi. En effet, le japonais et le chinois sont aussi éloignés l’un de l’autre que le français et l’arabe. Il s’agit en effet de langues qui appartiennent à des groupes linguistiques distincts, même si les contacts sur le temps long ont établi des ponts entre elles. Cependant, cet effet de symétrie des couples français (famille des langues romanes, groupe indo-européen) / arabe (groupe sémitique), d’une part, et japonais (groupe japonique) / chinois (groupe sinitique), d’autre part, ne fonctionne plus lorsqu’on considère leurs écritures respectives, puisque alphabets latin et arabe remontent à un étymon commun, alors que le système graphique japonais dérive directement de l’écriture chinoise.
Ce système graphique complexe comprend, à partir du xe siècle, trois ensembles historiques. Le premier groupe est constitué par les sinogrammes ou caractères chinois, qui fonctionnent comme des idéophonogrammes. Ces signes comprennent trois composantes distinctes : un signifiant graphique (le sinogramme lui-même), un signifiant phonétique (le mot chinois correspondant) et un signifié (la ou les significations). Le Japon fera le choix culturel historique d’adopter le tout, ce qui explique l’abondance du vocabulaire d’origine continentale dans la langue japonaise encore aujourd’hui. On compte environ 50 000 caractères chinois attestés dans l’ensemble du corpus conservé dans l’archipel. Dans leur très grande majorité, ils ont été importés du continent, par vagues successives à partir des premiers siècles de l’ère chrétienne4. De façon générale, leur sens permettait de les associer avec un ou des mots du substrat local de signification similaire, d’où la multiplicité des lectures possibles d’un même sinogramme en japonais. Par exemple, le caractère chinois 止 « arrêt » est, selon le contexte, lu au Japon SHI5189– une prononciation japonisée du mot chinois associé à ce sinogramme (lu aujourd’hui zhǐ) –, ou tomaru/tomeru, voire tomu en langue classique, c’est-à-dire dans la traduction japonaise de la notion d’« arrêt »6. Outre les sinogrammes, on compte depuis le xe siècle, deux syllabaires phonétiques comprenant aujourd’hui 46 signes de base chacun : ils ont été créés à partir de sinogrammes au bout d’un demi-millénaire d’expérimentations graphiques, et selon un principe déjà connu en Chine appelé jiajie ou « emprunt », qui consiste à utiliser un signe graphique pour sa ou ses prononciations indépendamment de son sens. On le trouve notamment mobilisé quand il s’agit encore aujourd’hui de transcrire des noms propres étrangers (qui par définition ne peuvent être traduits en chinois). Ce principe dit kana7 en japonais a été systématisé et radicalisé dans l’archipel pour noter tous les énoncés, et fixé en deux syllabaires : le kana cursif (hiragana)と et le kana abrégé (katakana)ト servent tous les deux à noter le son /to/, indépendamment du sens de ce mot. Dans ce cas, c’est le même sinogramme 止 qui a servi d’étymon graphique pour l’élaboration des deux syllabogrammes, dont la prononciation suit par acrophonie la lecture japonaise du même caractère.
Le kana cursif a été obtenu à partir du tracé cursif du sinogramme entier, et le kana abrégé, par prélèvement d’une partie de ce même sinogramme, au détriment de l’autre. Dans les deux cas, il s’agit d’une écriture aussi phonographique que notre alphabet : autrement dit, le sens « arrêt » du sinogramme 止 à l’origine des syllabogrammes と et ト n’est pas plus pris en compte au Japon que le sens du hiéroglyphe « bœuf » à l’origine de la lettre A majuscule de l’alphabet latin. Ces deux systèmes de notation phonétique – appelés aujourd’hui donc hiragana et katakana – n’ont pas la même origine ni la même fonction : le premier a été inventé dans le milieu de la cour impériale afin de noter par écrit la langue japonaise, et le second, dans le milieu monastique pour aider à l’oralisation de textes chinois. Dans ce double processus, on observe cependant les mêmes principes à l’œuvre : un principe fonctionnel qui consiste à utiliser un sinogramme en raison de son phonétisme et 190non de son sémantisme, d’une part, et un principe formel selon lequel chaque syllabogramme propose une version altérée (soit cursive, soit fragmentaire) de son étymon graphique, d’autre part.
En théorie ce principe phonétique met à la disposition des scripteurs, de plus en plus nombreux dans le milieu de la cour impériale [et dans les monastères], la masse potentiellement infinie des caractères chinois pris comme des phonogrammes. Au début très idiosyncrasiques, les usages tendent cependant à se normaliser au cours des siècles, et les caractères chinois utilisés pour noter phonétiquement tel ou tel son de la langue japonaise se fixent assez rapidement. Les choix graphiques deviennent donc limités et uniformisés – chaque syllabe du japonais pouvant être notée à l’aide d’un nombre réduit de sinogrammes dont la prononciation est plus ou moins identique8.
Chaque son de la langue n’a donc pas été pris en charge à l’origine par un seul, mais par plusieurs caractères chinois plus ou moins homophones (à l’époque prémoderne entre deux et onze en fonction des phonèmes). Par exemple, pour /to/, les scripteurs pouvaient à l’époque classique recourir à huit sinogrammes cursifs différents, même si ces variantes graphiques n’ont pas le même taux de fréquence dans les manuscrits et si les spécialistes de phonétique historique notent une spécialisation à chaque époque des sinogrammes mobilisés pour transcrire tel ou tel son de la langue.
191Le temps des expérimentations graphiques :
le Man.yô-shû
Cette disjonction entre phonétisme et sémantisme constitue le principe fondateur du système adopté au bout de plusieurs siècles, à l’exclusion de toutes les autres modalités de notation de la langue vernaculaire (c’est-à-dire du japonais parlé), par opposition au chinois qui était une langue exclusivement écrite. Au milieu du viiie siècle – soit à l’époque où vient de se constituer au Japon un État fort et centralisé sur le modèle continental –, la plus ancienne anthologie de poésie japonaise, le Man.yô-shû(Recueil des dix mille feuilles),a joué un rôle central dans cette évolution et a servi de laboratoire pour des expérimentations graphiques variées9. En effet, la poésie en japonais est à l’origine orale, proche du chant, et les compilateurs de ce recueil devaient donc trouver un moyen de noter par écrit la langue vernaculaire, en l’absence alors d’un système de notation local. C’est dans cette anthologie notamment que se généralise le principe de l’« emprunt » : par exemple, deux sinogrammes lus à la chinoise pouvaient servir à transcrire le mot purement japonais yama (« montagne »), en l’espèce 夜 /ya/ (« nuit », aujourd’hui ch. yè) et 麻 /ma/ (« chanvre », aujourd’hui ch. má)10. Selon la pratique des variantes graphiques déjà notée, d’autres caractères chinois homophones pouvaient aussi être mobilisés pour noter ces mêmes phonèmes. De plus, on pouvait très bien combiner, dans un même énoncé, cet usage phonétique des sinogrammes – en théorie indépendamment de leur sens, la « nuit » et le « chanvre » n’ayant pas de rapport particulier avec la « montagne » – et le maintien d’un usage sémantique des caractères chinois, donc 山 « montagne » dans notre exemple. Cependant, un texte rédigé à l’aide de ces sémantogrammes ne 192pouvait être facilement oralisé en japonais, car plusieurs lectures étaient disponibles pour chaque caractère chinois comme on l’a vu plus haut : ici yama, SAN ou SEN (aujourd’hui ch. shān). Même si les contraintes rythmiques propres à la poésie japonaise permettent de guider la lecture, il est aisé de comprendre qu’un texte entièrement noté selon ce double principe puisse poser des problèmes d’interprétation puisqu’on ignore à priori la valeur de chaque signe graphique11 : s’agit-il d’une valeur sémantographique ? d’une valeur exclusivement phonétique ? et dans les deux cas, avec quelle(s) lecture(s)12 ?
À la difficulté liée à l’usage combiné de ce double principe ainsi qu’aux variantes graphiques, s’ajoute un problème supplémentaire, récurrent en cette époque d’expérimentations multiples. Si le phonétisme a finalement triomphé, même s’il n’a jamais remplacé le sémantisme – aujourd’hui encore au Japon, on a recours à la fois aux sinogrammes et aux syllabogrammes –, d’autres modalités de notation sont attestées dans cette même anthologie fondatrice. Ces autres possibilités ont été déduites par les chercheurs, car les manuscrits – on l’aura compris – ne fournissent pas de mode d’emploi. On peut donc observer pêle-mêle13 :
–des notations par approximation sémantique : par exemple, utiliser le sinogramme « froid » 寒 pour signifier « hiver » 冬 ;
–des notations par association d’idées reposant sur les usages culturels : par exemple, la séquence 金風, littéralement « vent du métal », devant être comprise « vent d’automne », car dans la conception chinoise des Cinq éléments, le métal est associé à cette saison ;
193–des rébus : 少熱 « un peu chaud, tiède » évoquant l’adjectif japonais classique nurushi (nurui en langue moderne), ce qui permet de noter la forme déterminante du suffixe d’accompli -nu (-nuru) ;
–des transcriptions phonétiques motivées : les caractères 孤 /ko/ (« solitude ») et 悲 /hi/ (« souffrir ») suggérant le mot japonais 恋kohi (« amour ») ;
–des graphies ludiques : 十六 « seize », c’est-à-dire « quatre fois quatre » 四四 /shi/ /shi/ pour transcrire le mot 猪shishi « sanglier » ;
–des décompositions graphiques : par exemple 山上復有山 « au sommet d’une montagne (山), il y a une autre montagne (山) », ce qui permet de suggérer le verbe « sortir, partir » qui présente précisément deux montagnes l’une sur l’autre 出 ;
–enfin, l’« emprunt » étendu aux mots japonais, qui repose sur des effets d’homophonie à l’intérieur même de la langue vernaculaire, certes moins nombreux qu’en chinois, mais permettant des jeux graphiques et linguistiques amplement mis à profit en poésie : par exemple, le caractère du verbe matsu « attendre » 待つ pour signifier le « pin » matsu 松, etc.
La multiplicité et la complexité des solutions graphiques proposées par le Man.yô-shû expliquent que, dès le milieu du xe siècle, soit deux cents ans à peine après la compilation de l’anthologie, son texte n’était déjà plus compréhensible. L’invention des syllabogrammes entre-temps ainsi que l’évolution phonétique rapide de la langue avaient rendu ces expériences impénétrables. L’empereur Murakami (r. 946-967) demanda donc en 951 à un groupe de cinq poètes dits « du clos au poirier » (Nashitsubo no gonin) de travailler à une édition de ces quelque 4500 poèmes, je vais y revenir.
L’emprunt s’accompagne donc d’un sens du détournement et de l’écart. Même en tant que norme, ce système présente en soi un caractère fortement expérimental et ludique, largement attesté depuis le Man.yô-shû et jusqu’à aujourd’hui. De plus, contrairement à la relation entre l’alphabet latin et son étymon graphique, l’écriture continentale constitue une réalité contemporaine des expérimentations japonaises, et d’autant plus vivante que les élites de l’archipel ont toujours été en contact avec le continent, et qu’on a écrit au Japon de façon extensive en langue chinoise jusqu’au xixe siècle, parallèlement à l’usage de la langue vernaculaire.
194Variabilité des formes et des usages, conscience aiguë de l’écart autant que de la proximité entre ces deux systèmes graphiques, voire distance critique vis-à-vis d’un outil exogène de grand prestige, tous ces facteurs expliquent la propension extrême au Japon à jouer avec l’écriture. On rencontre donc tout au long de l’histoire de l’archipel des jeux multiples et des pratiques « lettristes » tout à fait singulières en Asie orientale – phénomènes dont la permanence, pour répondre à l’hypothèse de François Rigolot sur une corrélation entre crises sociétales et formalisme poétique14, suggère qu’ils relèvent davantage d’une forme d’ontologie graphique propre au Japon, et qu’ils échappent à toute forme de déterminisme socio-historique. Au sein de cette riche culture, je vais proposer un échantillon de phénomènes graphiques plutôt que picturaux, mettant donc de côté les cryptogrammes, les rébus et autres « iconotextes » qui mobilisent des dispositifs plastiques15. La plupart de ces objets relèvent de pratiques propres aux élites, et notamment celles de la cour impériale et des monastères, « le jeu constitu[ant], à l’époque ancienne, l’une des données essentielles de la vie aristocratique, de ses plaisirs, mais aussi de ses modes de pensée16 », même si certaines pratiques vont se développer ou se populariser dans les classes roturières à la faveur de l’apparition de l’imprimerie commerciale à partir du xviie siècle. Faute de place, je n’aborderai ici que les pangrammes, les acrostiches et les carmina figurata, avant de conclure avec une ouverture sur l’époque contemporaine.
195Les pangrammes
Assez naturellement, les pangrammes se développent de façon concomitante au développement des syllabaires, c’est-à-dire des systèmes graphiques générés par la conscience d’une structure phonologique spécifique à la langue japonaise, par rapport à la langue chinoise. Ces pangrammes prennent la forme de textes mnémotechniques permettant de présenter tous les sons du japonais à une certaine époque – chaque son n’apparaissant qu’une seule fois. Ces poèmes joueront par la suite un grand rôle dans l’apprentissage de l’écriture, essentiel dans l’éducation des garçons et des filles de l’aristocratie, les sources contemporaines suggérant qu’il s’agissait d’une pratique quotidienne17.
Sur les trois pangrammes apparus au cours des xe-xie siècles, c’est le dernier qui aura la fortune la plus longue, puisque c’est « l’un des textes qui ont, jusqu’à date récente, le plus marqué la mémoire japonaise18 ». Il est appelé en raison de son incipit Iroha uta (i.e. « poème Iroha ») et comprend 47 syllabogrammes. Le plus ancien document à en fournir le texte est le Konkô myôsai shôô-kyô ongi, un commentaire anonyme du Sūtra de la Radiance d’or (Konkô myôsai shôô-kyô), qui a été achevé selon son colophon le 16e jour du 4e mois de la 3e année de l’ère Jôryaku, soit en 1079 dans le calendrier grégorien (fig. 1). Le commentaire est destiné à expliquer le sens de ce sūtra central dans la conception du bouddhisme comme protecteur de l’État, et notamment à indiquer la façon dont les moines devaient le lire. En effet, il était, à l’instar des autres textes du canon bouddhique, parvenu dans une traduction chinoise au Japon. Comme ces derniers passaient pour constituer des discours du Buddha historique, ils étaient donc sacrés et il était essentiel de les vocaliser correctement lors des cérémonies.
196Fig. 1 – Le poème Iroha uta selon le Konkô myôsai shôô-kyô ongi, 1079,
encre sur papier, 20,1 x 27,9 cm, Tôkyô, Daitôkyû kinen bunko.
Éd. Tsukishima, Hiroshi, coll. Kojisho ongi shûsei, vol. 12,
Tôkyô, Koten kenkyû-kai / Kyûko shoin, 1981, fasc. 1, fo 1v.
Dans le document de 1079, le pangramme est noté sous la forme de sinogrammes à valeur phonétique, mais il a sans doute été élaboré plus tôt, entre la fin du xe et le milieu du xie siècle19. Il comporte tous les signes de la langue à l’époque, à l’exception de la nasale /n/, ce qui s’explique par le fait que les sons /n/ et /mu/ étaient sentis comme homophones : dans le cas présent mu note donc à la fois /mu/ et /n/. Sur le manuscrit le poème se lit verticalement, du haut vers le bas, en partant de la colonne la plus à droite vers la gauche. Il peut être transcrit aujourd’hui de la façon suivante20 :
色は匂へど散りぬるを |
Iro ha nihohedo chirinuru wo |
我が世誰ぞ常ならむ |
wa ga yo tare zo tsune naramu |
有為の奥山今日越えて |
ui no okuyama kefu koete |
浅き夢見じ酔ひもせず |
asaki yume miji ehi mo sezu |
et traduit ainsi21 :
Toute beauté malgré son lustre est tôt vouée à disparaître.
En notre monde, qui donc à jamais peut durer ?
De la profonde montagne des composés aujourd’hui m’affranchissant,
Je ne verrai plus ses songes creux, ni ne m’enivrerai.
Il s’agit d’un quatrain de type imayô, ou « poésie au goût d’aujourd’hui », une forme poétique populaire qui n’était pas mobilisée d’ordinaire par les aristocrates de la cour impériale même si elle était y appréciée, et son inspiration est nettement religieuse22. Selon une interprétation qui remonte dès le début du xiie siècle au Japon23, l’inspiration de ce poème mnémotechnique proviendrait d’une stance du Sūtra de la Grande Extinction du Buddha(Daihatsu nehan-gyô), dont elle constituerait une version japonisée24 :
198
諸行無常 |
Sho gyô mu jô |
Tous les composés sont impermanents : |
是生滅法 |
ze shô metsu hô |
ils ont pour loi apparition et disparition. |
生滅滅已 |
Shô metsu metsu i |
Que disparaissent apparition et disparition : |
寂滅為楽 |
Jaku metsu i raku |
leur cessation est félicité. |
D’origine indienne et incontestablement très ancienne, car « rattachée à l’origine au cycle des enseignements du nirvāṇa25 », cette stance en chinois connue également en langue pālie a largement circulé sous diverses formes au Japon, dont la plus populaire est sans conteste le poème Iroha uta26. Elle aurait été prononcée soit par le Buddha lui-même juste avant de s’éteindre, soit par le dieu Indra après l’entrée en nirvāṇa du Bienheureux, et propose un condensé de l’enseignement bouddhique, chacun de ses vers correspondant à l’une de ses quatre vérités fondamentales : la souffrance (l’impermanence foncière de tous les êtres, appelés ui « composés », terme qui insiste sur leur vacuité ou insubstantialité), son origine (le cycle des transmigrations), sa cessation (c’est-à-dire l’arrêt de ce cycle des transmigrations) et la voie ou moyen de sa cessation (le nirvāṇa).
La naissance de ce pangramme et l’objectif premier de son élaboration restent entourés de mystère, mais il a rencontré un très large succès pendant un millénaire, succès qui s’explique par le recours à la langue vernaculaire, largement plus accessible que le chinois, par la forme poétique (aidant la mémorisation), la contrainte pangrammatique, la clarté de son expression, enfin par le contenu bouddhique, enseignement qui commence à pénétrer à partir des xe-xie siècles de plus en plus profondément l’ensemble de la société japonaise. Son rôle comme modèle pour l’apprentissage de l’écriture explique de fait le sens de l’expression iroha « premiers pas, rudiments », encore courant aujourd’hui (comme notre « b.a.-ba »). Enfin, en tant que pangramme et poème d’inspiration bouddhique, l’Iroha uta dit doublement la complétion et la vérité du monde, ce qui se reflète dans le fait qu’il a joué dès le xiie siècle un rôle comparable à l’alphabet latin comme base du classement des entrées dans les dictionnaires, les encyclopédies, ou les rubriques dans une liste et ce, jusqu’à aujourd’hui où il est combiné au « tableau des cinquante syllabogrammes » (gojûonzu) – apparu dans 199sa forme la plus ancienne entre la fin du ixe et le début du xe siècle27 –, d’une part, et à un système numérique, d’autre part28.
La place éminente de l’Iroha uta dans l’univers graphique japonais est bien illustrée par le fait qu’il apparaisse en tête de la plus ancienne présentation imprimée en Europe des caractères d’écriture japonais. Dans le Traicté des chiffres ou secrètes manières d’escrire publié en 1586 par Blaise de Vigenère (1523-1596), on le retrouve en effet sous la forme de hiragana ou kana cursifs, dans une rubrique intitulée « Alphabet de la Chine, & du Giapan », suivi par d’autres échantillons graphiques (fig. 2)29. Le poèmefigure d’ailleurs rigoureusement dans la même disposition que le Konkô myôsai shôô-kyô ongi de 1079. On peut remarquer à cet égard que la disposition spatiale de l’énoncé permet de faire apparaître en fin de colonne des syllabogrammes qui, reliés de la droite vers la gauche, font sens, en l’espèce toga nakute shi-su (とかなくてしす), soit « mourir vierge de tout péché ». Cependant, les spécialistes ne s’accordent pas sur la nature volontaire ou aléatoire de cet acrostiche.
Fig. 2 – Blaise de Vigenère (1523-1596), « Alphabet de la Chine, & du Giapan », in Traicté des chiffres ou secrètes manières d’escrire, 1586, imprimé (RES M-V-348),
in fo, Paris, Bibliothèque nationale de France, fo 329v-330r.
© gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Les acrostiches
Il en existe cependant de plus orthodoxes et de plus incontestables au Japon, le plus célèbre de tous sans doute étant le poème classique (waka) composé au cours d’un voyage par le parfait homme de cour Ariwara no Narihira (825-880), et recueilli dans le chapitre ix des Contes d’Ise(Ise monogatari) au xe siècle. Il est inséré dans la courte histoire que voici30 :
Il était jadis un homme. Se sentant inutile, il ne voulut plus vivre à la capitale et partit chercher dans l’Est une province où il pût habiter. Il emmena un ou deux hommes qui étaient ses amis de longue date […]. Ils arrivèrent dans la province de Mikawa à un lieu-dit les Huit-Ponts. On appelle ainsi celui-ci parce que la rivière se sépare en bras comme des pattes d’araignée qu’on passe sur huit ponts. Dans le voisinage de cette plaine marécageuse, ils mirent pied à terre et mangèrent leur riz froid. En ce marais des iris fleurissaient splendidement. Les regardant, l’un des compagnons dit : “Il serait amusant de composer un poème chantant le thème du voyage en plaçant au début de chaque vers les syllabes successives du mot kakitsubata (iris)”.
Ariwara no Narihira compose alors le poème suivant31 :
唐衣着つつ馴れにし妻しあればはるばる来ぬる旅をしぞ思ふ
Ka ra koromo ki tsutsu narenishi tsu ma shi areba ha rubaru kinuru ta bi o shi zo omou
Comme un beau vêtement
auquel on s’est attaché en le portant,
j’ai une femme.
Dans ce voyage qui m’a amené si loin,
je pense à elle avec regrets.
Quand il eut récité ces vers, tous pleurèrent tant sur leur riz sec qu’il en fut détrempé.
201Dans ce cas, le texte ne laisse place à aucun doute puisque le principe de l’acrostiche (oriku) est énoncé dans l’anecdote qui tient à la fois du récit de voyage et du défi poétique, très courant à l’époque classique où il n’était pas rare d’improviser des compositions de ce genre à la cour impériale ou en voyage. Le poète Ariwara no Narihira, qui fera figure de héros culturel pour la postérité – et notamment grâce à ces Contes d’Ise élaborés de façon posthume –, parvient donc à élaborer sur le champ un poème qui rencontre aussitôt un très grand succès. Cette forme poétique brève appelée waka est constituée de 31 syllabes, selon une structure de 5-7-5-7 et 7 mores respectivement, un genre d’une brièveté remarquable, « très précisément codifié dans ses sujets comme dans son vocabulaire et dans ses images. Moyen d’expression privilégié à la cour de Heian [794-1192], il [y est] devenu “dès la fin du ixe siècle, l’activité à la fois la plus prestigieuse et la plus quotidienne”32, faisant l’objet de compilations et de réflexions d’ordre théorique33 ».
De la fortune de cette improvisation poétique témoigne le fait qu’elle a été recueillie dans la première anthologie impériale commandée en 905 par l’empereur Daigo (r. 897-930). Appelé le Kokin waka-shû ou Recueil de poèmes d’hier et d’aujourd’hui, ce recueil prestigieux a fait office de manifeste poétique et politique pour le trône impérial, et constituera le modèle absolu pour les anthologies impériales suivantes. Une telle fortune s’explique par le principe de l’acrostiche : /ka/-/ki/-/tsu/-/ha/ ou /ba/, et /ta/, ainsi que par sa virtuosité : il contient en effet – tour de force supplémentaire – de nombreuses allusions par homophonie au thème du vêtement, ce qui permet de suggérer un second énoncé, latent, à travers le premier34. Enfin, ce succès est aussi « sans doute dû au fait que s’y combinent trois des grands thèmes de la [poésie] ancienne : les beautés de la nature, le voyage accompli de mauvais gré, empreint de la nostalgie de la capitale, et l’amour35 ».
202Les épanadiploses
« Amoureux fou du langage36 », le poète et érudit Minamoto no Shitagau (911-983) est bien connu notamment pour ses travaux de lexicographie, en l’espèce la rédaction de l’un des plus anciens dictionnaires du vocabulaire japonais, le Wamyô ruiju shô, ainsi que pour être l’un des « Cinq du clos au poirier » dont il a été question plus haut, chargés – rappelons-le – par l’empereur Murakami de commenter le Man.yô-shû dont les stratégies graphiques étaient devenues avec le temps indéchiffrables. Il ne fait pas de doute que la familiarité de Shitagau avec l’anthologie du viiie siècle n’ait constitué un terreau fertile à sa fantaisie. Tenu en très haute estime dans les siècles suivants37, son propre recueil poétique atteste en effet de plusieurs tentatives pour mobiliser jusqu’à un degré jamais connu jusqu’alors la « plastique du langage », pour reprendre la belle expression de Jean-Yves Tilliette38.
Les poèmes nos 4 à 51 de ce recueil, figurés verticalement de la droite vers la gauche dans une édition moderne39 (fig. 3), correspondent à un ensemble de 48 poèmes « commençant tous par un caractère différent de sorte que la série de tous ces 48 caractères [phonétiques] (…) constitue le syllabaire japonais40 », selon le double principe du pangramme et de l’acrostiche. En effet, « leur enchaînement fait apparaître une chanson mnémotechnique utilisée pour l’apprentissage du syllabaire et constituée d’une série de mots désignant différents éléments de l’univers41 » pour la plupart. Quand on lit le syllabogramme 203initial de chaque poème, de la droite vers la gauche, on voit en effet apparaître les mots ame (« ciel »), tsuchi (« terre »), hoshi (« étoile »), sora (« cieux »), yama (« montagne »), kaha (« rivière »), mine (« pic »), tani (« vallée »), kumo (« nuage »), kiri (« brouillard »), muro (« cellier »), koke (« mousse »), hito (« personne »), inu (« chien »), uhe (« au-dessus »), suwe (« fin »), yuwa (« souffre »), saru (« singe »), ofuse yo (« prospérez »), e no ye wo (« la branche de micocoulier »), nare wite (« s’attachant à »). Le sens de cette séquence, connue sous le nom de Ametsuchi no uta (Chanson du ciel et de la terre), est, on le voit, beaucoup plus lâche et moins satisfaisant que le poème Iroha uta, ce qui explique qu’elle ait été supplantée par ce dernier. Dans la série de Shitagau, les énoncés suivent donc une double direction : verticale avec les poèmes eux-mêmes et horizontale avec le pangramme.
Fig. 3 – Transcription par l’auteure du Recueil poétique
de Minamoto no Shitagau (Minamoto no Shitagau-shû), relevé des poèmes no 4-51. Relevé de Sumie Terada, « Bernard Frank et le langage poétique.
Autour de Minamoto no Shitagau, oulipien avant l’heure »,
à paraître, repr. avec son aimable autorisation.
Non content de s’imposer ces premières contraintes, déjà remarquables, Shitagau a également arrangé sa série en regroupant les poèmes selon des thèmes poétiques, à raison d’un thème pour huit poèmes : successivement le printemps, l’été, l’automne, l’hiver, pensées et passion. Enfin, il pousse le souci de l’exploit jusqu’à faire en sorte que « les derniers caractères de ces poèmes constituent eux aussi le texte de cette [Chanson 204du ciel et de la terre]42. [Le pangramme] apparaît donc deux fois : […] en haut et […] en bas [de la chaîne poétique], comme pour [transfigurer l’ensemble en] une véritable chanson du ciel et de la terre43 », selon la figure de l’épanadiplose, même si dans un sens très étroit puisqu’il est question de syllabes et non de mots dans les poèmes de Shitagau. Le poète est tout à fait conscient de sa virtuosité, car les principes combinés du pangramme, de l’acrostiche, du regroupement thématique et de l’épanadiplose sont revendiqués en tant que tels dans le texte introductif de la série, qui lui permet de préciser les circonstances de la composition, et le rôle joué par un autre poète, Fujiwara no Aritada (?- ?)44 :
[Cette série] est une réponse aux 48 poèmes sur la Chanson du ciel et de la terre, composée à l’origine par Fujiwara no Aritada, surnommé Tôan. Dans la série de départ, [Aritada] avait seulement placé en tête de chaque poème chacune des syllabes [de la chanson]. J’ai composé ma série en réponse en plaçant [ces mêmes syllabes] à la fin des compositions également, et en regroupant les poèmes par saisons.
On retrouve le principe du défi poétique, lancé par Aritada et relevé brillamment par Shitagau, pratique très courante à l’époque classique, à l’origine de nombreuses compositions improvisées ou non, et déjà rencontrée dans l’anecdote de l’acrostiche sur le thème des iris d’Ariwara no Narihira. Pour conclure avec Sumie Terada, « Shitagau est un oulipien né : plus il s’impose de contraintes, plus son esprit créatif s’aiguise45 ».
205Les carmina figurata
Les carmina figurata constituent également une caractéristique saillante de la culture graphique et visuelle japonaise, même si des exemples s’en trouvent également en Chine46. Encore une fois, Shitagau initie la voie avec deux ensembles complexes, dont je ne traiterai rapidement que le premier, en l’espèce la série numérotée no 52-66 dans son recueil personnel. Selon son texte introductif, celle-ci a été composée sur le thème du plateau de « double-six » (sugoroku ou suguroku), un jeu proche du trictrac ou du jacquet, et encore une fois à l’initiative de Fujiwara no Aritada47. Le tablier de ce jeu au Japon comprenait des cases dans lesquels les joueurs pouvaient faire avancer leurs pions. L’organisation de cette série de quinze poèmes n’a été comprise qu’en 198048. « Le premier [poème] représente un joli paysage de printemps, qui n’a aucun rapport avec le plateau de double-six49 », tout comme les quatorze compositions suivantes50 :
するかなるふしのけふりもはるたてはかすみとのみそみえてたなひく
Suruga naru Fuji no keburi mo haru tateba kasumi to nomi zo miete tanabiku
Même la fumée du mont Fuji
qui s’élève en Suruga
à l’arrivée du printemps
semblable à la brume
s’étire en longues traînées
206Fig. 4 – Transcription par l’auteure du Recueil poétique de Minamoto no Shitagau (Minamoto no Shitagau-shû), no 52-66. Éd. Shinpen kokka taikan, vol. 3,
Tôkyô, Kadokawa shoten, 1985, p. 99.
Fig. 5 – Fujiwara no Sadanobu (1088-1156) (call.), Recueil poétique
de Minamoto no Shitagau (Minamoto no Shitagau-shû), no 52-66,
manuscrit dit Sanjûrokunin kashû, xiie siècle, encre sur papiers décorés,
20,2 x 15,8 cm, Kyôto, monastère Nishi-Hongan-ji.
Fig. 6 – Transcription par l’auteure du Recueil poétique de Minamoto
no Shitagau (Minamoto no Shitagau-shû), no 52-66, d’après le manuscrit
dit Sanjûrokunin kashû, xiie siècle, Kyôto, monastère Nishi-Hongan-ji.
Si l’on se contente des éditions modernes (fig. 4), qui ne respectent pas la spatialisation présente dans les manuscrits, rien dans le contenu des poèmes ne permet donc de comprendre le lien entre cette série et le plateau de double-six. Cependant, on peut déjà constater que l’ensemble présente deux groupes, le premier jouant sur la figure de l’anadiplose (poèmes nos 52-57), alors que le second propose des relations presque entièrement aléatoires (poèmes nos 58-66)51, ce qui étonne étant donné le niveau de contrainte affectionné par Shitagau. Cependant, l’observation des manuscrits permet de constater que le poète avait disposé cet ensemble selon un principe d’organisation spatiale précis, suggérant précisément un tablier de double-six, selon le principe du carmen figuratum. Cette disposition est respectée dans la copie la plus prestigieuse de son recueil, une version d’un luxe sans précédent et sans doute élaborée pour un empereur. Cet ensemble des Trente-six recueils poétiques (Sanjûrokunin kashû) du xiie siècle – dont celui de Shitagau, copié par le calligraphe Fujiwara no Sadanobu (1088-c. 1156) – est encore conservé en grande partie aujourd’hui dans les collections du monastère Nishi Hongan-ji de Kyôto (fig. 5). Cette différence fondamentale entre spatialisation ancienne et éditions modernes a attiré l’attention d’Akabane Manabu, le « découvreur » des différents niveaux de discours proposés par ce dispositif. On comprend mieux la raison pour laquelle les poèmes nos 52 à 57 ainsi disposés reprennent la figure de l’anadiplose, puisqu’ils sont disposés de façon à superposer la dernière syllabe d’un énoncé avec la première du suivant (fig. 6). La lecture doit commencer depuis le coin en haut à gauche avec le poème no 52 sur la fumée du mont Fuji traduit ci-dessus. Placé horizontalement sur le plateau, il s’achève sur le syllabogramme く /ku/, à la fois dernière syllabe du verbe tanabiku (« s’étirer ») et première syllabe du poème suivant (no 53), situé dans la continuité du précédent et commençant par le mot kusa « herbes ». Cette composition s’achève elle-même sur le syllabogramme /ro/ ろ de nahashiro (« pépinière de riz »), qui initie le poème suivant (no 54), tracé cette fois-ci verticalement et commençant par le substantif rokuro (« poulie »). La lecture se poursuit dans le sens des aiguilles d’une montre jusqu’au poème no 57, qui s’achève sur le syllabogramme /su/ す figurant également au début du premier de la série qui commence, rappelons-le, par l’expression Suruga 209naru, formant ainsi un circuit fermé52. Les poèmes nos 58 à 66 sont placés à l’intérieur du quadrilatère ainsi formé, d’abord selon une direction horizontale partant de la gauche vers la droite au tiers supérieur, puis revenant en boustrophédon au tiers inférieur, tous les syllabogrammes placés aux intersections des lignes poétiques entrant naturellement dans la composition de plusieurs énoncés à la fois. Le poème no 62 est, quant à lui, situé sur l’axe vertical central : inspiré par le thème du voyage (évoqué par le motif de « l’oreiller d’herbes »), il a donc en commun les syllabogrammes く /ku/ avec les poèmes nos 52 et 53, む /mu/ avec les poèmes nos 58-59, の /no/ avec les poèmes nos 60-61, et ち /chi/ avec les poèmes nos 55-56, soulignés dans l’original et dans la transcription, comme suit :
く さまくらつゆさへ む すふたもとなりかれつつ の ちのゆめのかよひ ち
Ku sa makura tsuyu sahe mu subu tamoto nari Karetsutsu no chi no yume no kayohi-d ji 53
Mon oreiller d’herbes,
c’est ma manche
où se forme la seule rosée54.
Quand elle sèche à chaque fois
[me voilà errant] sur les chemins du rêve…
Enfin, les quatre dernières compositions (nos 63-66) permettent de compléter le tablier de double-six dont elles suggèrent les cases : elles sont agencées dans les différents registres constitués par les lignes déjà tracées, selon la structure métrique de base du waka (cinq vers de 5-7-5-7 et 7 mores respectivement) à partir du tiers supérieur gauche, et en suivant le sens des aiguilles d’une montre. Un tel principe de lecture suppose la manipulation du support de façon que l’orientation de la figure permette d’assurer la lisibilité de chaque poème, la disposition de la série dans son ensemble induisant une réception dont la vectorialisation n’est pas arbitraire, car son orientation depuis l’angle supérieur 210gauche correspond, semble-t-il, précisément au déplacement du pion sur le plateau de trictrac. Tous les poèmes sont donc liés en chaîne et le dispositif superpose le trajet de la lecture à celui du jeu55.
Enfin, les syllabogrammes figurant aux différentes intersections du plateau ainsi constitué doivent être reliés en adoptant le même parcours de lecture pour révéler le texte virtuel suggéré par la disposition : す /su/, く /ku/, ろ /ro/, く /ku/, の /no/, い /i/, ち /chi/, は /ha/, に /ni/, か /ka/, へ /he/, る /ru/, ひ /hi/, と /to/, つ /tsu/, ま /ma/, の /no/, あ /a/, は /ha/, て /te/, や /ya/, み /mi/, な /na/, む /mu/, も /mo/, の /no/, に /ni/, や /ya/, は /ha/, ら /ra/ et ぬ /nu/. Ce qui donne le poème suivant56 :
すくろくのいちはにかへるひとつまのあはてやみなむものにやはらぬ
Suguroku no ichiba ni kaheru hitodzuma no ahade yami namu mono ya ha ranu 57
L’épouse qui s’en retourne
au marché [où s’assemblent
les joueurs] de trictrac,
sans rencontrer [son amant],
n’a-t-elle pas renoncé [à cette liaison] ?
Ce poème n’apparaît pas dans les éditions modernes du recueil de Shitagau, et pour cause, puisqu’il n’apparaît qu’à condition de respecter la disposition d’origine, une disposition même au sein de laquelle il reste à l’état latent. Il n’est cependant pas complètement inconnu, puisqu’il a été compilé avec une variante au deuxième vers (ichiba ni tateru) dans la section « poèmes d’amour » d’une anthologie poétique impériale du début du xie siècle, le Recueil de poèmes glanés parmi les délaissés, ce qui témoigne de son franc succès à la cour58. D’auteur ou d’auteure inconnue, il est truffé d’allusions poétiques au jeu de double-six. Enfin, il 211convient de noter qu’une intersection du tablier n’apparaît pas dans le poème (entre /tsu/ et /ma/ du 3e vers), ce qui est logique puisque le nombre d’intersections de la figure ainsi constituée se monte à 32 et que la composition métrique d’un waka comprend, on l’a vu, 31 mores. Cependant, cette syllabe superfétatoire む /mu/ n’est pas hétérogène à l’énoncé, car elle permet de constituer le mot muma (« cheval », 馬) qui désigne aussi le pion du double-six. La lecture permet donc d’obtenir l’expression hitotsu muma, « un pion », en sus de hitodzuma « l’épouse » (d’un autre). Autrement dit, cette syllabe émergeant de la structure spatiale ajoute un troisième niveau de sens au dispositif qu’elle surdétermine : elle permet de renvoyer au jeu, au-delà de l’évocation de l’épouse infidèle repentie. La boucle est bouclée.
Pour conclure59 :
Si la figure [du tablier de double-six] dans son ensemble suggère, par sa régularité et sa symétrie, une certaine immobilité, les caractères, orientés de manière multidirectionnelle, la mettent en mouvement […], et rappellent même quelques-unes des règles supposées, mais mal connues, du jeu […]. Cadre préparatoire à un jeu, la figure, lorsqu’elle est lue, devient ainsi elle-même activité ludique. Même si le regard du lecteur ne suit pas nécessairement les règles de déplacement des pions sur le damier qui régissent le jeu réel, ses mouvements à l’intérieur de la figure, selon des directions fixées à la fois par les règles du waka et par la disposition graphique des vers, correspondent à une combinatoire spatiale analogue à celle qui devait régir le jeu de sugoroku.
Enfin, ces règles permettent de révéler en une ultime étape le poème du double-six ainsi caché dans la structure60. Comme on le voit, Minamoto no Shitagau a poussé dès le xe siècle à l’extrême les « aventures du langage61 », et chez lui, la lecture relève souvent de la performance, à plusieurs titres, certains dispositifs faisant encore l’objet de discussions aujourd’hui entre les spécialistes62.
212Si ingénieux soit-il, Shitagau est loin d’avoir été le seul dans l’histoire de la culture graphique japonaise à avoir exploité « l’espace écrit ». En témoignent les nombreux carmina figurata ou « images en écriture » (moji-e selon la terminologie japonaise) d’inspiration bouddhique63. Rappelons que, au sein des monastères bouddhiques ou de la cour impériale, les sūtra étaient considérés comme la parole même du Buddha. Par conséquent leur texte avait une valeur sacrée et « la copie, effectuée avec grand soin de chaque signe graphique l’un après l’autre, suivant le modèle original, avec la plus extrême concentration mentale, était tenue comme un acte religieux important64 », qu’il s’agisse de textes canoniques (en chinois) ou de diagrammes cosmiques (mandalas, en sanskrit). Dans certains cas, ces textes pouvaient être spatialisés afin de suggérer des figures, ce qui explique les mises en page spectaculaires proposées notamment par un groupe de pièces appelées Mandalas de la pagode aux trésors sans nombre en caractères d’or. Exécuté à la détrempe d’or et d’argent sur fond indigo, ils offrent la vision d’une pagode (c’est-à-dire un reliquaire) constituée à l’aide du texte chinois du Sūtra du Lotus micrographié (fig. 7). Il en subsiste un certain nombre encore au Japon, ce genre ayant émergé au xiie siècle, semble-t-il, d’après un prototype apparu en Chine, à l’époque de la dynastie Tang (618-907)65.
213Fig. 7 – Mandala de la pagode aux trésors sans nombre en caractères d’or (Kinji hôtô mandara), fascicule 7 du Sūtra du Lotus, xiiie siècle, or, argent et couleurs sur papier teinté à l’indigo, 111,5 x 58,7 cm, Kyôto, monastère Ryûhon-ji. © Wikicommons.
214Le corpus des carmina figurata comprend également des portraits de saints ou de figures gardiennes du bouddhisme, même si plus tardifs66. On trouve au Japon de nombreux autres exemples de ces objets mixtes, du xive au xviiie siècle, qui constituent autant d’actes de piété. On peut aisément les rapprocher du Liber de laudibus Sanctae Crucis de Raban Maur (780-856) « qui, en utilisant les jeux de langage pour célébrer le Verbe divin, crée un lien entre [graphisme] et foi religieuse, en une sorte d’“ontologie de la parole”, ou de “théologie de la lettre”67 ». Enfin, il était possible de combiner foi et poésie, grâce à des dispositifs empruntant aux figures de Shitagau, mais fondés sur une inspiration résolument bouddhique68. Les quelques exemples que j’ai montrés « rappellent [en effet] que la poésie a souvent cherché à s’approprier les pouvoirs de l’image, et à se donner elle-même à voir69 ».
215La poésie lettriste japonaise moderne
Pour conclure ce très rapide panorama, je vais maintenant évoquer brièvement la poésie lettriste japonaise de la seconde moitié du xxe siècle. Pratiqués à l’époque contemporaine, les carmina figurata ne relèvent plus de la manuscriture et profitent de la diffusion de l’imprimerie typographique au xixe siècle qui en modifie le support et les modes de diffusion. Un autre point est à souligner : qu’il s’agisse de poèmes à forme fixe comme le waka ou des textes sacrés du bouddhisme auxquels était imposée une disposition graphique particulière, le carmen figuratum les fait sortir de l’oralité, puisque poèmes comme sūtra étaient destinés à l’origine à être chantés ou psalmodiés. Cette pratique graphique ne reposait cependant en rien sur une méfiance vis-à-vis du langage, ou de la linéarité discursive. Il s’agissait davantage d’accorder sa place au visible, à la contemplation, pour faire surgir énoncés latents ou vision mystique. Quand, au xxe siècle, apparaît la poésie visuelle au Japon, il s’agit d’une production marginale, qui est le fruit d’« une collaboration active avec la poésie concrète, un mouvement international né en Suisse et au Brésil au début des années 195070 ». Cet art minimaliste implique la spatialisation de l’énoncé, des jeux de répétition, etc., et ne s’inscrit dans aucune visée esthétique ou décorative, se présentant comme accessible à tous et à toutes, avec « des papiers de qualité courante » et « une typographie volontairement minimale71 », sans effets chromatiques, sans images le plus souvent et relevant d’un dépouillement formel absolu. Internationale, « cette poésie repose partout sur un même refus : celui de se soumettre au flux du discours verbal, et sur un même principe : la volonté de faire du mot un objet en réactivant ses composantes visuelle et sonore72 ». Pour ce faire, les poètes comme Niikuni Seiichi (1925-1977) jouent sur la plasticité des caractères – à la fois mots et lettres – et proposent « une poésie écrite qui, tirant toutes les conclusions de son inscription sur un support, se donne pleinement comme une poésie de l’écriture », selon la belle formule de Marianne Simon-Oikawa73. Contrairement aux carmina 216figurata de l’époque pré-contemporaine qui peuvent être en théorie tous linéarisés – même s’il en résulte une perte de sens et d’efficacité, on l’a vu –, « [l]e poème visuel contemporain occupe dès sa création une place particulière dans l’espace, dont il ne peut se défaire74 ». En témoigne Pluie (fig. 8), poème « sans doute le plus connu non seulement de Niikuni Seiichi, mais aussi de la poésie visuelle japonaise dans son ensemble, tous courants confondus75 ». Le sinogramme « pluie » (ame雨) est le seul idéogramme complet utilisé ici, lui-même d’origine pictographique : « sa partie supérieure figure le ciel tandis que les quatre “points” représentent les gouttes de pluie elles-mêmes76 ». Ce lien avec l’origine pictographique du sinogramme pourrait donner le sentiment que Niikuni se contente de réactiver ici une forme de mimésis avec le réel, mais ce n’est pas le cas77 :
[Le signe 雨] n’est pas […] placé en haut de la page, comme le voudrait le bon sens, mais en bas, et les gouttes elles-mêmes, répétées mécaniquement […] et groupées par quatre [selon] l’exacte configuration qu’elles occupent dans le caractère, ne sauraient figurer le mouvement de gouttes réelles. L’image donnée à voir est [donc] en réalité bien moins un paysage qu’une mise en scène du caractère d’écriture lui-même, dont les composantes se trouvent ainsi exhibées. Que la mise en page du poème évoque à son tour la pluie ne fait que ressortir plus nettement la spécificité du [sinogramme], irréductible, dès lors qu’il sert à noter une langue, à la figure dont il est né.
Un dispositif en somme contraire au calligramme « Il pleut » de Guillaume Apollinaire (1916) qui joue bien davantage sur le figuratif. À la fois spectaculaire sur le plan graphique et revendiquant une nette esthétique de la pauvreté sur le plan matériel, Pluie représente à la fois l’inverse absolu des poèmes de Shitagau sur le tablier du double-six, et leur souterrain prolongement.
Claire-Akiko Brisset
Université de Genève
217Fig. 8 – Nikuni Seiichi (1925-1977), Pluie, exposition
Association for the Study of Art. Kûkan shugi (Spatialisme), 1966.
Tous droits réservés.
1 Je remercie M. Jérôme Ducor, M. Baba Kaoru et Mme Marianne Simon-Oikawa pour leur aide dans la rédaction de cet article.
2 Christin, Anne-Marie, « Des écritures figuratives à l’écriture figurée », Rébus d’ici et d’ailleurs : écriture, image, signe, éd. Claire-Akiko Brisset, Florence Dumora et Marianne Simon-Oikawa, Paris, Hémisphères / Nouvelles éditions Maisonneuve et Larose, 2018, p. 203-215, p. 203.
3 Pour ce phénomène d’emprunt, cf. en langues occidentales en particulier Garnier, Catherine, « Histoire de l’écriture au Japon – points de repère », Faits de langues, no 17, 2001, p. 31-42 ; Griolet, Pascal, « L’écriture au Japon », Histoire de l’écriture. De l’idéogramme au multimédia, éd. Anne-Marie Christin, Paris, Flammarion, 2001, p. 122-141 ; Hérail, Francine, « Lire et écrire dans le Japon ancien », Paroles à dire, paroles à écrire. Inde, Chine, Japon, éd. Viviane Alleton, Paris, Éditions de l’E.H.E.S.S., 1997, p. 253-274 ; Seeley, Christopher, A History of Writing in Japan, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2000 [1991].
4 La langue chinoise évoluant à l’oral ou se diversifiant selon les régions, ces vagues ont donc permis l’intégration de plusieurs de ces prononciations au cours des siècles, qui correspondent le plus souvent à des usages spécialisés : successivement les lectures des Wu (go.on), des Han (kan.on), des Tang (tô.on), ou encore des Song (sô.on). Cependant, ces variations ne concernent pas tous les sinogrammes, car certains sont dotés de prononciations stables.
5 J’indique le ou les mots d’origine chinoise, ou « lectures chinoises » (on.yomi, « lectures par le son »), en lettres capitales.
6 Ces « lectures japonaises » (kun.yomi, « lectures par le sens ») figurent en bas de casse.
7 Attesté au xe siècle, le mot japonais kana provient de l’expression kari-na (« sens provisoire »), par opposition aux sinogrammes appelés à l’époque mana (« sens fixe »). Autrement dit, il s’agit d’une écriture purement phonétique par opposition à l’écriture idéophonographique chinoise.
8 Brisset, Claire-Akiko, À la croisée du texte et de l’image : paysages cryptiques et poèmes cachés (ashide) dans le Japon classique et médiéval, Paris, Collège de France, Bibliothèque de l’Institut des hautes études japonaises, 2009, p. 492.
9 Ce recueil ne constitue pas la première tentative de noter la langue japonaise, car plus tôt, le Kojiki ou Chronique des temps anciens (soumis à la cour en 712) avait déjà constitué l’occasion de s’interroger sur les différentes possibilités de noter la langue japonaise à partir de l’écriture chinoise, et de circonscrire les problèmes les plus notables. Cf. Griolet, « L’écriture au Japon », art. cité, p. 127-128.
10 Contrairement au chinois, le japonais est une langue où la plupart des mots sont polysyllabiques, et il est donc nécessaire de recourir à autant de sinogrammes que les mots à noter comptent de mores.
11 À cette difficulté fondamentale s’ajoute le fait que les mots ne sont pas espacés à l’époque historique et jusqu’à aujourd’hui, ce qui, en l’absence de signes de ponctuation, prive les lecteurs d’indices précieux pour l’identification des unités morphémo-sémantiques des énoncés.
12 En effet, le principe d’usage phonétique des caractères permet d’étendre à l’ensemble des mots chinois et japonais mono- et plurisyllabiques le vivier des possibilités. Quand le caractère est lu à la chinoise dans un usage phonétique, on parle de ongana, et de kungana quand il est lu à la japonaise. Le recours aux mots plurisyllabiques suppose le recours à l’acrophonie quand il y a élision de la seconde more : le caractère 吉 (KICHI, « de bon augure ») se voit ainsi utilisé pour transcrire la syllabe /ki/, etc.
13 Cf. Brisset, À la croisée du texte et de l’image, op. cit., p. 488-489 ; Seeley, op. cit., p. 51-52 ; Vovin, Alexander, Man’yōshū, Book 15, A New English Translation Containing the Original Text, Kana Transliteration. Romanization, Glossing and Commentary, Folkestone, Global Oriental, 2009, p. 19-25.
14 Rigolot, François, « Le poétique et l’analogique », Poétique, 35, 1978, p. 257-268.
15 Pour ce dernier corpus, cf. notamment Brisset, À la croisée du texte et de l’image, op. cit., passim ; ainsi que Simon-Oikawa, Marianne, « Les “images à deviner” (hanji-e) à l’époque d’Edo : formes et problèmes des rébus ludiques au Japon », Rébus d’ici et d’ailleurs : écriture, image, signe, op. cit., p. 127-152 ; Griolet, Pascal, « Sūtra bouddhiques écrits sous forme de rébus au Japon », ibid., p. 153-179. Pour la notion d’iconotexte, cf. Montandon, Alain (dir.), Signe/Texte/Image, Lyon, Césura, 1990, p. 7.
16 Simon-Oikawa, Marianne, Poésie et écriture – Alphabet et idéogramme dans quelques exemples de poésie visuelle en France et au Japon, thèse de doctorat, Université 7-Denis Diderot, 1999, vol. 1, p. 64.
17 Komatsu, Shigemi, Kana – sono seiritsu to hensen, coll. Iwanami shinsho, Tôkyô, Iwanami shoten, 1968, p. 136-140.
18 Frank, Bernard, « La Stance Aniccâ Vata Sankhârâ et la tradition japonaise », Démons et jardins. Aspects de la civilisation du Japon ancien, Paris, Collège de France, Bibliothèque de l’Institut des hautes études japonaises, 2011 [1997], p. 321-327, p. 326.
19 Komatsu, Kana – sono seiritsu to hensen, op. cit., p. 149 ; Seeley, op. cit., p. 106.
20 Les consonnes voisées n’étant pas notées jusqu’à tout récemment, cela laisse une marge d’interprétation dans certains cas, d’où des propositions différentes de transcription et de traduction.
21 Trad. d’après Frank, « La Stance Aniccâ Vata Sankhârâ et la tradition japonaise », art. cité, p. 326-327.
22 On y trouve des termes techniques du bouddhisme, comme ui, « composés » au troisième vers, qui fera l’objet d’un commentaire plus loin.
23 Frank, « La Stance Aniccâ Vata Sankhârâ et la tradition japonaise », art. cité, p. 326.
24 Ibid., p. 322.
25 Ibid., p. 323.
26 C’est la stance fondamentale pour laquelle l’adolescent des monts enneigés (sessen dôji) se sacrifie dans une jātaka, ou vie antérieure du Buddha, extrêmement célèbre dans le monde bouddhisé. Cf. notamment Frank, ibid., p. 323-324, et du même auteur, « Les oni : leur nom, leur nature, leur aspect, leurs apparitions », Démons et jardins, op. cit., p. 15-43, n. 33, p. 27-28.
27 Komatsu, Kana – sono seiritsu to hensen, op. cit., p. 150-153.
28 Pour une vue générale de l’Iroha uta, cf. Komatsu, Hideo, Iroha uta. Nihongo-shi he no izanai, Tôkyô, Kôdansha, 2009 [1979].
29 On note que les transcriptions phonétiques des signes graphiques y sont parfois aberrantes, ce qui permet de comprendre que, alors même que les contacts étaient directs depuis 1543 entre l’Europe et le Japon, les informations étaient encore loin d’être maîtrisées.
30 Trad. d’après LesContes d’Ise, trad. Georges Renondeau, Paris, Gallimard, Connaissance de l’Orient, 1969, p. 28 ; éd. Watanabe Minoru, coll. Shinchô Nihon koten shûsei, Tôkyô, Shinchôsha, 1976, p. 21-23.
31 Les mores soulignées dans la transcription en alphabet latin correspondent à l’initiale de chaque vers. Il est à noter que la syllabe /ba/ du mot kakitsubata apparaît sous la forme /ha/ dans le poème (harubaru) : en effet, les deux phonèmes sont liés en japonais, le premier étant senti comme la forme altérée du second, forme non marquée dans la majorité des manuscrits et imprimés jusqu’à l’époque contemporaine.
32 Pigeot, Jacqueline, et Tschudin, Jean-Jacques, Histoire de la littérature japonaise, Paris, Publications universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 1983, p. 18.
33 Simon-Oikawa, Poésie et écriture, op. cit., p. 77.
34 Ainsi tsuma peut être pris pour l’« épouse » (妻), mais aussi pour le « bas d’un vêtement » (褄) ; harubaru, « loin » (遥々), fait allusion au verbe haru, « tendre une pièce de tissu » (張る), et kinuru peut signifier à la fois « venir » (来ぬる) et « porter un vêtement » (着ぬる).
35 Pigeot, Jacqueline, « Les Paravents aux iris et aux Huit-Ponts », Paravents japonais. Par la brèche des nuages, éd. Claire-Akiko Brisset, Anne-Marie Christin et Torahiko Terada, Paris, Citadelles & Mazenod, 2021, p. 178-181, p. 180.
36 Terada, Sumie, « Bernard Frank et le langage poétique. Autour de Minamoto no Shitagau, oulipien avant l’heure », communication donnée lors du colloque Bernard Frank vingt ans après. Nouveaux regards sur la civilisation japonaise, 20-21 octobre 2016, Paris, à paraître. Je remercie vivement Sumie Terada de m’avoir donné accès à son manuscrit.
37 Il est compté au nombre des « trente-six immortels et immortelles de la poésie japonaise » (Sanjû rokkasen).
38 Tilliette, Jean-Yves, « “Technopaegnia”. Les jeux poétiques de la lettre et du sens », Mirabilia, gli effetti speciali nelle letterature del Medioevo, Atti delle IV Giornate Internazionali Interdisciplinari di Studio sul Medioevo, éd. Francesco Mosetti Casaretto et Roberta Ciocca, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2014, p. 161-180, p. 165.
39 Éd. Shinpen kokka taikan, vol. 3, Tôkyô, Kadokawa shoten, 1985, p. 98-104.
40 Terada, « Bernard Frank et le langage poétique », art. cité. Les syllabogrammes formant l’acrostiche sont encadrés sur la figure.
41 Ibid.
42 Dans la figure 3, les syllabogrammes placés à l’excipit de chaque poème sont de fait également encadrés et forment la même séquence phonétique et sémantique que l’incipit.
43 Ibid. L’écriture japonaise étant à l’époque exclusivement verticale, il est possible, sinon aisé, de jouer ainsi sur le haut et le bas, donc le « ciel » et la « terre ».
44 On ne sait rien de ce personnage, sinon qu’il a manifestement été contemporain de Shitagau, et sa propre série de quarante-huit poèmes n’a pas survécu. La traduction du texte introductif se base sur Shitagau-shû, éd. Shinpen kokka taikan, op. cit., p. 98.
45 Terada, « Bernard Frank et le langage poétique », art. cité.
46 Cf. Zufferey, Nicolas, « Jeux poétiques et humour en Chine à l’époque Song (xie-xiie siècles) », Fleur de clergie. Mélanges en l’honneur de Jean-Yves Tilliette, éd. Olivier Collet, Yasmina Foehr-Janssens et Jean-Claude Mühlethaler, Genève, Droz, 2019, p. 793-812.
47 Le texte introductif précise : « Comme Aritada derechef avait commencé ces poèmes sur un tablier de double-six, j’ai complété » ; Shitagau-shû, éd. Shinpen kokka taikan, op. cit., p. 99.
48 Akabane, Manabu, « Minamoto no Shitagô-shû no sugurokuban no uta no kaisetsu », Waka bungaku kenkyû, no 43, 1980, p. 1-6.
49 Terada, « Bernard Frank et le langage poétique », art. cité.
50 Traduction d’après Terada, ibid. ; Shitagau-shû, no 52, éd. Shinpen kokka taikan, op. cit., p. 99.
51 À partir du poème 57, les dernières syllabes de chaque composition ne correspondent en effet plus, à une exception près, aux premières des poèmes suivants.
52 À noter que ces six premiers poèmes abordent des thématiques de saison dans l’ordre habituel : printemps, été, automne et hiver.
53 De même que pour l’acrostiche des Contes d’Ise, il n’est pas fait de distinction à l’écrit entre les syllabes /chi/ et /dji/, la seconde étant sentie comme une forme voisée de la première.
54 Le thème du voyage est associé en poésie classique au thème de la séparation, comme on l’a vu avec le poème de Narihira plus haut. Les gouttes de rosée font donc souvent allusion aux larmes du voyageur, souffrant de se trouver loin de ceux qu’il aime.
55 On comprend également la nécessité absolue de noter ici les énoncés à l’aide de syllabogrammes et non de sinogrammes, car cela permet de garantir la polysémie des signes graphiques (y compris la possibilité de voiser ou non les phonèmes à la lecture) et la régularité spatiale des séquences poétiques de 31 mores.
56 Le dernier vers apparaît dans le tableau de Shitagau sous une forme contractée pour le verbe (ni ya ha ranu), ce qui correspond à l’oralisation de la même séquence à l’écrit (ni ya ha aranu), où on note une more supplémentaire (phénomène appelé jiamari). Le sens est cependant strictement identique.
57 À nouveau, il faut à la lecture suppléer le voisement de certains consonnes initiales : /gu/ pour /ku/, /ba/ pour /ha/, /dzu/ pour /tsu/, et /de/ pour /te/.
58 Akabane, « Minamoto no Shitagô-shû no sugurokuban no uta no kaisetsu », art. cité, p. 2. L’édition du poème se trouve dans Shûi waka-shû, livre 19, no 1214 ; éd. Shin Nihon koten bungaku taikei, Tôkyô, Iwanami shoten, 1990, p. 352.
59 Simon-Oikawa, Poésie et écriture, op. cit., p. 69-70.
60 Il n’a d’ailleurs pas été compris par les copistes qui ont commis des erreurs dans la transmission manuscrite de l’ensemble. Cf. Akabane, « Minamoto no Shitagô-shû no sugurokuban no uta no kaisetsu », art. cité, p. 3 ; Terada, « Bernard Frank et le langage poétique », art. cité.
61 Terada, ibid.
62 D’autres inventions graphico-poétiques sont à signaler dans son œuvre, mais je signale en particulier un poème bilingue chinois/japonais particulièrement intéressant dont Bernard Frank, fasciné par la personnalité de Shitagau, a livré une fine analyse. Cf. Frank, « Entre idéogrammes chinois et syllabaire japonais : l’étonnant exemple d’un texte susceptible d’une lecture en deux langues », Actes du colloque Espaces de la lecture (Écritures III), éd. Anne-Marie Christin, Paris, Retz, 1988, p. 85-95. Une telle virtuosité fera d’ailleurs des adeptes quelques siècles plus tard, notamment le poète Ozawa Roan (1723-1801), reprenant à son compte les principes de Shitagau pour une nouvelle série poétique en plateau de double-six par exemple, en partant également du même poème du Recueil de poèmes glanés parmi les délaissés. Cf. pour ces compositions postérieures qui mobilisent toutes sortes de figures (acrostiches, carmina figurata, palindromes, etc.), Itô, Tatsushi, « Ozawa Roan no sugoroku uta ni tsuite », Komazawa gakubun, no 50, 2013, p. 53-81 ; Kamimura, Hiroo, « Japanische Figurengedicht vom 10. bis 19. Jahrhundert », Studies in Languages and Cultures, no 2, Institute of Languages and Cultures, Kyûshû University, 1991, p. 1-13, p. 3-7. Pour une vue d’ensemble des jeux graphiques et jeux linguistiques, cf. Suzuki, Tôzô, « Bungeishi to kotoba no asobi », Nihongo kôza, éd. Ikeda Yasaburô, vol. 2, Tôkyô, Taishûkan shoten, 1976, p. 263-310 ; Inagaki, Shin.ichi, « Les jeux d’écriture à l’époque d’Edo », Du pinceau à la typographie. Regards japonais sur l’écriture et le livre, éd. Claire-Akiko Brisset, Pascal Griolet, Christophe Marquet et Marianne Simon-Oikawa, Paris, École française d’Extrême-Orient, coll. Études thématiques vol. 20, 2006, p. 231-259.
63 Cf. notamment le catalogue d’exposition Moji-e to e-moji no keifu, Tôkyô, musée Shôtô, 1996 ; O’Neal, Halle, Word embodied : The Jeweled Pagoda. Mandalas in Japanese Buddhist Art, Cambridge, Harvard University Asia Center, 2018.
64 Kamimura, « Japanische Figurengedicht vom 10. bis 19. Jahrhundert », art. cité, p. 1.
65 Ibid., p. 2.
66 Cf. par exemple le Bodhisattva Monju en lettres sanskrites (Bonji-sho Monju-bosatsu zu), xve s., encre sur papier, 93,5 x 35,5 cm, coll. part. : suivant un modèle remontant au xive siècle, le bodhisattva de sapience Monju y est figuré juché sur un lion, et entièrement exécuté à l’aide de la formule (mantra) qui lui est associée « oṃ arapacana dhīḥ » en lettres sanskrites. Cf.Moji-e to e-moji no keifu, op. cit., no II-5, p. 50, et les exemples suivants p. 50-61. Les plus anciennes pratiques associant écriture sanskrite et mandala remontent sans doute au xe siècle. Cf. Kamimura, « Japanische Figurengedicht vom 10. bis 19. Jahrhundert », art. cité, p. 2.
67 Zufferey, N., « Jeux poétiques et humour en Chine à l’époque Song (xie-xiie siècles) », art. cité, p. 805-806.
68 Notamment les compositions votives dites yûdasuki, sur le modèle de spatialisation initié par Shitagau, combiné au principe de l’acrostiche sur le nom du buddha Amida, de Fujiwara no Tamekane (1254-1332), ou les poèmes posthumes pour sa mère décédée par Fujiwara ou Karasumaru Sukeyoshi (1622-1669), etc. Cf. Kamimura, « Japanische Figurengedicht vom 10. bis 19. Jahrhundert », art. cité, p. 4-6 ; Suzuki, art. cité, p. 269-271.
69 Simon-Oikawa, Marianne, « Écriture poétique, poésie de l’écriture : formes et enjeux de la poésie visuelle japonaise », Ebisu – Études japonaises, no 25, 2000, p. 153-192, p. 154.
70 Ibid.
71 Ibid., p. 155.
72 Ibid., p. 156.
73 Ibid., p. 153.
74 Ibid., p. 155.
75 Simon-Oikawa, Marianne, « Pour une poétique de la pluie : l’écriture et ses métamorphoses dans la poésie visuelle japonaise contemporaine », Textuel, no 40, 2001, p. 119-147, p. 125.
76 Ibid.
77 Ibid., p. 127.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14954-5
- EAN : 9782406149545
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14954-5.p.0187
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/08/2023
- Langue : Français
- Mots-clés : Écriture japonaise, poésie japonaise, Minamoto no Shitagau, pangramme, Iroha uta, acrostiche, épanadiplose, carmen figuratum, poésie lettriste, Niikuni Seiichi.