Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Voix du marronnage dans la littérature française du xviiie siècle
- Auteur : Citton (Yves)
- Pages : 9 à 11
- Collection : L'Europe des Lumières, n° 39
Préface
L’imaginaire du marronnage est à la mode depuis quelques décennies. Ces esclaves fuyant les horreurs de la plantation coloniale pour trouver refuge dans les forêts environnantes, seuls ou à plusieurs, suscitent la curiosité et l’admiration, depuis que des auteur(e)s comme Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau ou Évelyne Trouillot en ont évoqué les gestes et les traces mémorielles. Contre l’image commune d’une passivité des victimes de la traite esclavagiste, ils nous rappellent que les Africains arrachés à leur continent par des Européens avides de sucre, de café, mais surtout de profits, ont multiplié les formes de résistance, allant des petites désobéissances à l’évasion, de l’automutilation à l’insurrection armée. Dans ses multiples formes, le marronnage brille ainsi comme un exemple d’insoumission fluide et insaisissable, disponible même face à la domination la plus cruelle, la plus brutale et apparemment la plus inéluctable.
Chercheuse en littérature française du xviiie siècle, Rachel Danon est partie sur les traces textuelles de ce marronnage durant le siècle des « Lumières », dont on sait qu’il fut le plus « sombre » dans l’histoire de la traite. Or cette quête s’est avérée élusive. Contrairement au domaine anglophone, où toute une tradition d’édition et de commentaire des slave narratives est désormais bien en place, le domaine français était encore un champ presque vierge lorsqu’elle a commencé sa recherche. Quelques historiens parlaient du marronnage en général. Quelques littéraires parlaient des représentations de l’esclavage dans la littérature. Mais les représentations narratives du marron restaient un point aveugle de notre histoire littéraire. C’est ce point aveugle que son ouvrage s’efforce d’éclairer.
Le premier défi a été de devoir constater l’absence apparente de slave narrative rédigé en français au xviiie siècle. Autour de ce manque de récits de première main, il a donc fallu se mettre à l’écoute d’une parole indirecte : que reste-t-il des gestes, des pensées et des paroles des
marrons dans les récits que des Européens ont rédigés à leur propos entre les années 1730 et la Révolution ? Tel est l’objet de l’enquête de Rachel Danon.
Elle a choisi de proposer un regard d’ensemble sur un corpus de textes mettant en scène le marronnage à travers des genres très divers, qu’elle passe en revue au fil des chapitres, respectant à la fois une progression chronologique et une cartographie panoramique sur les différents types de discours et de contextes éditoriaux où ont pu se lire de tels récits de marronnage. Il ne s’agissait pas pour elle de viser à l’exhaustivité, mais d’illustrer par quelques analyses approfondies les ressources que chaque genre littéraire présente pour la mise en scène du marronnage – avec pour bénéfice secondaire de nous faire découvrir, à côté de quelques figures désormais classiques comme l’abbé Prévost, Saint-Lambert ou Olympe de Gouge, des inconnus comme Camus Daras, Doigny du Ponceau ou Jean-François Butini.
Au regard des rares (mais souvent excellentes) études littéraires déjà existantes sur quelques-uns de ces textes, la deuxième originalité de son travail est d’inscrire explicitement son analyse littéraire dans une réflexion socio-politique sur l’agentivité propre aux opprimés. Elle s’est donc demandé ce que ces textes nous montrent de la capacité des esclaves marrons à être des résistants – et non seulement des fuyards. Son enquête nous aide à préciser en quoi nos catégories générales de soumission, de domination, de résistance, de revendication, de rébellion, de courage ou de lâcheté, de prise de parole (voice) ou de fuite (exit), méritent d’être corrigées, problématisées, affinées à la lumière de ces représentations littéraires. C’est ici sur des concepts tirés d’Albert Hirschman, Marcus Rediker, Yann Moulier Boutang ou James C. Scott qu’elle a appuyé sa réflexion – et c’est également un travail de philosophie politique qu’elle élabore au fil de ses lectures littéraires de textes littéraires.
La troisième grande originalité de cet ouvrage est d’aborder ces récits à partir d’un questionnement centré sur l’interrelation des diverses voix qui s’entremêlent en eux – parfois pour se relayer, parfois pour se contredire. L’absence de récits de marronnage émanant des esclaves eux-mêmes, qui pouvait apparaître à l’origine comme un obstacle à cette enquête, est devenue un moteur dynamique de son développement. La principale vertu du travail mené par Rachel Danon tient en effet à ce que le manque du corpus premier ne l’a pas détournée de son projet initial, mais lui a
seulement donné une complexité et une richesse plus inattendues et plus intéressantes : c’est bien la voix des marrons africains eux-mêmes qu’elle est allée chercher dans ces récits dus à des plumes européennes. Comment les voix africaines animent-elles les voix françaises qui les prennent en charge momentanément ? Comment ces dernières trahissent-elles parfois les premières ? Comment les fuites des marrons échappent-elles au silence en se faufilant dans les nuances ou les non-dits des récits publiés en Europe, par des Européens, pour des Européens ? Il fallait toute la finesse et la puissance de l’analyse littéraire pour exhumer les voix africaines des marrons sous le vernis français des récits de marronnage1.
C’est ce travail difficile, paradoxal, fait de nuances à peine perceptibles, d’hypothèses fragiles, de recadrages surprenants et d’audaces interprétatives que Rachel Danon réalise au fil de ses différents chapitres. Ce travail est exemplaire de ce que peuvent faire les études littéraires pour contribuer à une réflexion toujours brûlante sur les mécanismes sociaux d’oppression, de résistance et d’émancipation. Il s’agit ici de comprendre si et comment « les subalternes peuvent parler », comme le demandait Gayatri Spivak, mais aussi de se demander si d’autres qu’eux-mêmes peuvent les aider à faire entendre leur parole – et si oui, au prix de quelles formes de relais, de quels dangers ou de quelles trahisons.
Les traces de l’énorme traumatisme esclavagiste que l’Europe a imposé à l’espace atlantique persistent quotidiennement sous nos yeux, en termes d’inégalités sociales, d’exploitations économiques et de dominations géopolitiques. Les échos des voix de marronnage sont bien plus ténus. Il faut la finesse d’une chercheuse en littérature pour nous en faire sentir à la fois la présence discrète et indirecte dans les récits du passé, et la pertinence toujours actuelle dans les résistances, les luttes, les fuites, les migrations et les espoirs du présent. L’ouvrage de Rachel Danon est non seulement important : il est inspirant.
Yves Citton
1 L’important travail de David Diop, Servitudes du « régime de véridiction » sur les « nègres » dans la littérature du xviiie siècle, Habilitation à diriger des recherches, est désormais une référence importante sur ces questions, mais il a été présenté en décembre 2013, après la rédaction de l’ouvrage de Rachel Danon.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3713-7
- EAN : 9782812437137
- ISSN : 2258-1464
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3713-7.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/09/2015
- Langue : Français