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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Voix du marronnage dans la littérature française du xviiie siècle
  • Auteur : Citton (Yves)
  • Pages : 9 à 11
  • Collection : L'Europe des Lumières, n° 39
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812437137
  • ISBN : 978-2-8124-3713-7
  • ISSN : 2258-1464
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3713-7.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/09/2015
  • Langue : Français
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Préface

Limaginaire du marronnage est à la mode depuis quelques décennies. Ces esclaves fuyant les horreurs de la plantation coloniale pour trouver refuge dans les forêts environnantes, seuls ou à plusieurs, suscitent la curiosité et ladmiration, depuis que des auteur(e)s comme Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau ou Évelyne Trouillot en ont évoqué les gestes et les traces mémorielles. Contre limage commune dune passivité des victimes de la traite esclavagiste, ils nous rappellent que les Africains arrachés à leur continent par des Européens avides de sucre, de café, mais surtout de profits, ont multiplié les formes de résistance, allant des petites désobéissances à lévasion, de lautomutilation à linsurrection armée. Dans ses multiples formes, le marronnage brille ainsi comme un exemple dinsoumission fluide et insaisissable, disponible même face à la domination la plus cruelle, la plus brutale et apparemment la plus inéluctable.

Chercheuse en littérature française du xviiie siècle, Rachel Danon est partie sur les traces textuelles de ce marronnage durant le siècle des « Lumières », dont on sait quil fut le plus « sombre » dans lhistoire de la traite. Or cette quête sest avérée élusive. Contrairement au domaine anglophone, où toute une tradition dédition et de commentaire des slave narratives est désormais bien en place, le domaine français était encore un champ presque vierge lorsquelle a commencé sa recherche. Quelques historiens parlaient du marronnage en général. Quelques littéraires parlaient des représentations de lesclavage dans la littérature. Mais les représentations narratives du marron restaient un point aveugle de notre histoire littéraire. Cest ce point aveugle que son ouvrage sefforce déclairer.

Le premier défi a été de devoir constater labsence apparente de slave narrative rédigé en français au xviiie siècle. Autour de ce manque de récits de première main, il a donc fallu se mettre à lécoute dune parole indirecte : que reste-t-il des gestes, des pensées et des paroles des

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marrons dans les récits que des Européens ont rédigés à leur propos entre les années 1730 et la Révolution ? Tel est lobjet de lenquête de Rachel Danon.

Elle a choisi de proposer un regard densemble sur un corpus de textes mettant en scène le marronnage à travers des genres très divers, quelle passe en revue au fil des chapitres, respectant à la fois une progression chronologique et une cartographie panoramique sur les différents types de discours et de contextes éditoriaux où ont pu se lire de tels récits de marronnage. Il ne sagissait pas pour elle de viser à lexhaustivité, mais dillustrer par quelques analyses approfondies les ressources que chaque genre littéraire présente pour la mise en scène du marronnage – avec pour bénéfice secondaire de nous faire découvrir, à côté de quelques figures désormais classiques comme labbé Prévost, Saint-Lambert ou Olympe de Gouge, des inconnus comme Camus Daras, Doigny du Ponceau ou Jean-François Butini.

Au regard des rares (mais souvent excellentes) études littéraires déjà existantes sur quelques-uns de ces textes, la deuxième originalité de son travail est dinscrire explicitement son analyse littéraire dans une réflexion socio-politique sur lagentivité propre aux opprimés. Elle sest donc demandé ce que ces textes nous montrent de la capacité des esclaves marrons à être des résistants – et non seulement des fuyards. Son enquête nous aide à préciser en quoi nos catégories générales de soumission, de domination, de résistance, de revendication, de rébellion, de courage ou de lâcheté, de prise de parole (voice) ou de fuite (exit), méritent dêtre corrigées, problématisées, affinées à la lumière de ces représentations littéraires. Cest ici sur des concepts tirés dAlbert Hirschman, Marcus Rediker, Yann Moulier Boutang ou James C. Scott quelle a appuyé sa réflexion – et cest également un travail de philosophie politique quelle élabore au fil de ses lectures littéraires de textes littéraires.

La troisième grande originalité de cet ouvrage est daborder ces récits à partir dun questionnement centré sur linterrelation des diverses voix qui sentremêlent en eux – parfois pour se relayer, parfois pour se contredire. Labsence de récits de marronnage émanant des esclaves eux-mêmes, qui pouvait apparaître à lorigine comme un obstacle à cette enquête, est devenue un moteur dynamique de son développement. La principale vertu du travail mené par Rachel Danon tient en effet à ce que le manque du corpus premier ne la pas détournée de son projet initial, mais lui a

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seulement donné une complexité et une richesse plus inattendues et plus intéressantes : cest bien la voix des marrons africains eux-mêmes quelle est allée chercher dans ces récits dus à des plumes européennes. Comment les voix africaines animent-elles les voix françaises qui les prennent en charge momentanément ? Comment ces dernières trahissent-elles parfois les premières ? Comment les fuites des marrons échappent-elles au silence en se faufilant dans les nuances ou les non-dits des récits publiés en Europe, par des Européens, pour des Européens ? Il fallait toute la finesse et la puissance de lanalyse littéraire pour exhumer les voix africaines des marrons sous le vernis français des récits de marronnage1.

Cest ce travail difficile, paradoxal, fait de nuances à peine perceptibles, dhypothèses fragiles, de recadrages surprenants et daudaces interprétatives que Rachel Danon réalise au fil de ses différents chapitres. Ce travail est exemplaire de ce que peuvent faire les études littéraires pour contribuer à une réflexion toujours brûlante sur les mécanismes sociaux doppression, de résistance et démancipation. Il sagit ici de comprendre si et comment « les subalternes peuvent parler », comme le demandait Gayatri Spivak, mais aussi de se demander si dautres queux-mêmes peuvent les aider à faire entendre leur parole – et si oui, au prix de quelles formes de relais, de quels dangers ou de quelles trahisons.

Les traces de lénorme traumatisme esclavagiste que lEurope a imposé à lespace atlantique persistent quotidiennement sous nos yeux, en termes dinégalités sociales, dexploitations économiques et de dominations géopolitiques. Les échos des voix de marronnage sont bien plus ténus. Il faut la finesse dune chercheuse en littérature pour nous en faire sentir à la fois la présence discrète et indirecte dans les récits du passé, et la pertinence toujours actuelle dans les résistances, les luttes, les fuites, les migrations et les espoirs du présent. Louvrage de Rachel Danon est non seulement important : il est inspirant.

Yves Citton

1 Limportant travail de David Diop, Servitudes du « régime de véridiction » sur les « nègres » dans la littérature du xviiie siècle, Habilitation à diriger des recherches, est désormais une référence importante sur ces questions, mais il a été présenté en décembre 2013, après la rédaction de louvrage de Rachel Danon.