[Introduction]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l’Ancien Régime (1600-1750)
- Pages : 337 à 340
- Collection : L'Univers rhétorique, n° 11
Dans Artamène ou le Grand Cyrus, lors d’une réunion chez Martesie où il est question du plus grand malheur amoureux, Philoclès soutient que « n’estre point aimé est le plus grand mal de l’amour1 » – et il affirme parler en connaissance de cause. Au moment de commencer le récit de ses amours, dont ses auditeurs connaissent donc déjà l’issue malheureuse, il précise :
Comme vous sçavez la fin de mon avanture, auparavant que d’en avoir apris le commencement ny la suitte : et que par consequent cette agreable suspension, qui fait que l’on escoute mesme quelquesfois les choses fascheuses avec plaisir, ne se peut trouver dans mon recit ; je pense qu’il est à propos de n’abuser pas de vostre patience, par une narration extrémement estenduë2.
Étrange affirmation que celle de Philoclès. Qu’un héros de long roman de l’âge baroque affirme qu’il ne peut y avoir de « suspension » quand la fin d’une aventure est connue, qu’il oublie que l’acheminement est aussi important que l’événement lui-même, voilà qui a de quoi nous étonner. C’est bien, par exemple, le fait de commencer l’histoire par le milieu qui, selon les termes d’Amyot dans sa préface aux Éthiopiques d’Héliodore, cause « de prime face un grand esbahissement aux lecteurs, et leur engendre un passionné desir d’entendre le commencement », laissant ainsi leur « entendement […] suspendu3 ». Que faut-il alors penser du propos de Philoclès ? Telle pratique d’inversion narrative est accusée de gâcher la suspension, telle autre est louée comme le meilleur moyen de la susciter.
Les romans de l’Ancien Régime constituent un terrain favorable pour mener l’enquête sur les rapports complexes entre inversion narrative et suspension4. La pratique de l’anticipation y est extrêmement répandue et passe par des formes très diverses, constituant ce que nous appellerons la nébuleuse de la prolepse5 : outre les prolepses narratoriales proprement dites,
338songeons aux anticipations intégrées à l’intrigue (paroles oraculaires, horoscopes et autres songes prémonitoires), mais aussi aux annonces qui fourmillent dans le paratexte (titres, sous-titres et intertitres à rallonge, préfaces et arguments exposant par avance tout le détail de l’intrigue). À cela vient s’ajouter le fait que le lecteur d’Ancien Régime est habitué à fréquenter des textes dont il connaît déjà la trame, souvent fondée sur des faits historiques ou fabuleux. Si nous pensons comme Philoclès, nous risquons de considérer que toute cette production romanesque n’a aucun intérêt d’intrigue.
Si nous suivions cette hypothèse, nous dirions que la prolepse survient dans des textes qui ne recherchent pas le suspense, voire qu’elle constitue la preuve que les textes où on la trouve ne reposent pas sur le suspense. Irene de Jong note que ce raisonnement est fréquemment tenu à propos de l’Iliade et de l’Odyssée :
La multiplicité des prolepses, jointe au fait que les épopées homériques traitent d’histoires traditionnelles, ont conduit de nombreux chercheurs à soutenir que la notion de suspense est absente de ces narrations : à aucun moment les narrataires n’ignorent la manière dont l’histoire va finir6.
C’est ainsi que Karl Benjamin Kraut écrivait, au début de son étude sur la prolepse dans l’Iliade :
Le poète épique peut anticiper ouvertement sur l’issue ; il ne veut pas produire d’effet grâce à la tension, il sait occuper l’imagination de manière très agréable par d’autres moyens […]. Le dramaturge veut suspendre, surprendre, et chez lui, de telles prolepses seraient une erreur7.
Selon K. B. Kraut, les prolepses ont de plein droit leur place chez le poète épique, mais elles sont incompatibles avec la tension narrative (laquelle n’est pas nécessaire à l’épopée).
339Cette hypothèse nous paraît cependant délicate à avancer pour parler des romans des siècles classiques. Certes, comme nous l’avons dit au début de ce livre, notre mode d’appréhension de ces textes ne va certainement plus dans le sens d’une lecture « pour l’intrigue8 ». Mais, si nous ne faisons aujourd’hui de la plupart de ces œuvres qu’une lecture savante (qui s’intéresse au style, aux jeux formels, à l’analyse psychologique, à l’idéologie, à ce qu’ils nous apprennent de l’histoire des mœurs…), leurs contemporains, eux, pouvaient au contraire les lire comme une littérature de divertissement, en passant outre une facture jugée largement défectueuse : vers la fin du xviie siècle, les longs romans sont presque devenus une littérature honteuse, dont la lecture suscite, pour reprendre l’expression de D. Denis, un mélange d’« indulgence amusée » et de « mauvaise conscience9 ». On se souvient de Mme de Sévigné parlant à sa fille de la Cléopâtre comme d’autres parleraient d’une série télévisée : « Je trouve donc que [le style] de la Calprenède est détestable, et cependant je ne laisse pas de m’y prendre comme à de la glu10 », avoue-t-elle à la hautaine Mme de Grignan, avant de se dire entraînée « comme une petite fille » par les péripéties extraordinaires qui s’y enchaînent11.
En tenant compte des effets de la désuétude sur nos expériences et nos pratiques de lecture, nous serons donc conduits à admettre que la plus grande partie de la production romanesque d’Ancien Régime cherche, d’une manière ou d’une autre, à créer une tension narrative, à ménager des effets de suspense et de surprise12. Dans ce système, la prolepse a du mal à justifier théoriquement sa place, et nombreuses sont les critiques
340adressées aux différents types d’annonces, qui, pour parler comme nos auteurs, risquent de ruiner cette gracieuse suspension d’esprit censée faire tout le plaisir des textes. La question de la prolepse s’inscrit donc dans une vaste problématique, fondamentale sous l’Ancien Régime : ce qui est préparé, donc prévisible, peut-il encore être surprenant ? Anne Duprat l’a bien souligné dans son ouvrage sur les théories de la fiction aux xvie et xviie siècles : « le caractère prévisible de la succession » est érigé, explique-t-elle, « en règle de composition ». Or, « si le poème est régulièrement construit, aucun effet de surprise n’est possible13 ». En considérant la pratique de la prolepse, le paradoxe est encore plus aigu : la prolepse paraît d’autant plus difficile à concilier avec l’idée d’une tension reposant sur l’incertitude qu’il s’agit cette fois d’une prévision effective. Se met pourtant progressivement en place au xviiie siècle une stratégie de défense de ce procédé, consistant à dire que, loin de constituer un obstacle à la tension narrative ou un quelconque spoiler14, il peut favoriser le suspense : c’est ce que nous nous appellerons le suspense proleptique – et nous touchons ici au paradoxe le plus profond et le plus déconcertant de la prolepse.
Dire que la prolepse nuit au suspense ou qu’elle le favorise suppose d’abord que l’on s’entende sur les mots eux-mêmes et leurs acceptions. Nous commencerons par une étude lexicale où nous retracerons dans ses grandes lignes le long parcours qui mène de la « suspension » rhétorique telle que Quintilien la définit au « suspense » de l’époque contemporaine, afin de mieux comprendre ce que, sous l’Ancien Régime, l’on entendait par suspension. Toute une réflexion sur l’art de conduire un récit et la notion d’intérêt dramatique traverse la période. Concernant la fiction narrative, cette réflexion s’est cristallisée au début du xviiie siècle autour de deux débats. À l’occasion de la « Querelle d’Homère » ont été posés les premiers jalons d’une théorie du « suspense proleptique ». L’étude de ce grand moment nous permettra de souligner les rapports entre théories classiques de la surprise et de la suspension et théories modernes du suspense. L’autre débat, plus diffus et plus discret, et engagé dès le xviie siècle, porte sur les usages du paratexte : les diverses formes d’avant-dire risquent de faire concurrence au texte lui-même, voire de dissuader de le lire.
1 M. et G. de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, op. cit., partie 3, livre 1, p. 59.
2 Ibid., p. 155.
3 J. Amyot, « Proesme du translateur », dans Héliodore, L’Histoire æthiopique, éd. L. Plazenet, Paris, H. Champion, 2008, p. 160-161.
4 Nous nous concentrerons dans ce chapitre sur les prolepses « préparatoires », qui présentent le plus haut risque d’interférence avec le récit.
5 Voir infra p. 459 et suiv.
6 I. de Jong, « Introduction » à Time in Ancient Greek Literature, op. cit., p. 28, n. t. Parmi ces chercheurs, il y a par exemple I. Wieniewski, qui écrit, dans son article sur les anticipations homériques : « Nous voyons donc que dans toute l’antiquité la poétique des œuvres de grande envergure – épopée et drames – ne reculait point devant l’affaiblissement de l’intérêt de l’auditoire par des annonces se rapportant à l’action future. Par contre, c’est un des postulats de la poétique moderne que de tenir en suspens la curiosité du lecteur jusqu’à la fin quant au développement de l’action. C’est pourquoi il est inadmissible de devancer les événements » (« La technique d’annoncer les événements futurs chez Homère », Eos, no 27, 1924, p. 113-133, ici p. 127).
7 K. B. Kraut, Die epische Prolepsis, op. cit., p. 2, n. t.
8 « “Lire pour l’intrigue”, avons-nous appris au cours de nos études, est une forme peu raffinée d’activité », écrit ainsi P. Brooks, Reading for the Plot : Design and Intention in Narrative, Cambridge, Harvard University Press, 1991, n. t.
9 D. Denis, « Romanesque et galanterie au xviie siècle », dans Le Romanesque, éd. G. Declercq et M. Murat, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2004, p. 105-118, ici p. 114.
10 Mme de Sévigné, lettre du 12 juillet 1671, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 294.
11 L’impatience d’ouïr la suite des histoires est thématisée à l’âge classique. Les personnages des longs romans de l’âge baroque insistent sans cesse sur le désir qu’ils ont d’entendre les aventures de leurs amis. G. Molinié montre que ce thème est déjà présent dans les romans grecs (Du roman grec au roman baroque : un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII, Toulouse, Service des publications de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1982, p. 42-48). Le motif se retrouve au siècle suivant, dans les romans de Prévost par exemple.
12 Voir T. Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité (Genève, Droz, 1999). Il montre l’importance croissante que prend la notion de suspens dans les narrations du xvie siècle.
13 A. Duprat, Vraisemblances : poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain, 1500-1670, Paris, H. Champion, 2009, p. 99.
14 Terme anglo-saxon que le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française propose de remplacer par le mot-valise divulgâcheur.
- Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
- ISBN : 978-2-406-10874-0
- EAN : 9782406108740
- ISSN : 2271-703X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10874-0.p.0337
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/05/2021
- Langue : Français