Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Les Pratiques de la grâce des ducs et duchesses de Bourgogne à la fin du Moyen Âge
- Pages: 13 to 19
- Collection: POLEN - Power, Literature, Norms, n° 36
Préface
Voici un ouvrage, issu de la thèse soutenue par Rudi Beaulant en 2018, qui vient après un nombre désormais considérable de travaux sur la grâce et la rémission. Est-il donc encore possible d’offrir une étude pleinement originale sur ces questions ? D’apporter plus qu’une pierre supplémentaire dans un domaine où toutes les thématiques semblent avoir été abordées, sinon labourées ? De satisfaire au-delà des seuls spécialistes ? Disons-le nettement : la réponse est affirmative et le simple motif de publier une thèse n’aurait pas suffi à en justifier la réalisation.
L’étude est originale à bien des égards. Tout d’abord par la masse documentaire qu’elle mobilise : elle s’appuie sur pas moins de 800 lettres de rémission émises par les ducs de Bourgogne, d’Eudes IV (1315-1349) à Charles le Téméraire (1467-1477) dans tous les territoires qu’ils ont été amenés à gouverner, méridionaux et septentrionaux. Rudi Beaulant a pu ainsi conduire des approches comparatives entre ces territoires eux-mêmes et entre les différents acteurs, d’une part, avec la grâce accordée par le roi de France et avec les autres grâces princières contemporaines, d’autre part. Il peut de la sorte mettre en valeur des caractéristiques spécifiques dans l’exercice de la grâce et de la rémission des ducs de Bourgogne.
Rudi Beaulant ne manque pas de rappeler les jalons de cette histoire, ce qui lui permet de mettre en perspective les spécificités de sa propre étude et de montrer comment elle trouve sa place originale dans le riche ensemble des travaux sur la grâce et la rémission. Si l’intérêt des lettres n’avait pas échappé aux historiens du xixe siècle et du xxe, c’est cependant à partir des années 1970 que les problématiques, alors principalement concentrées sur l’histoire sociale, devaient s’enrichir en se diversifiant. La thèse de Claude Gauvard s’est inscrite dans ces nouvelles problématiques tout en les renouvelant avec notamment l’introduction de l’approche anthropologique. Après cette thèse monumentale et incontournable, les travaux se sont multipliés et ont été étendus à l’usage du droit de grâce par certains princes territoriaux de la fin du Moyen Âge, sans 14parler des courants de recherches portés par les historiens modernistes, du xvie siècle surtout, dont les résultats appellent la comparaison avec les lettres du Moyen Âge. Rudi Beaulant rappelle tous ces travaux, il les cite souvent et situe ses propres approches par rapport aux leurs.
L’espace géographique considéré (le duché et le comté de Bourgogne, les comtés de Charolais et de Mâcon, les principautés septentrionales) est un espace politique, mais aussi un espace composite dont les ducs aspirent à faire un État. La prise en compte de l’ensemble de ces territoires offre l’intérêt de combler une disparité dans les études qui ont jusqu’ici largement privilégié les territoires septentrionaux aux dépens des territoires méridionaux1.
La collecte des documents pour y parvenir n’a pas été une entreprise aisée. Il a fallu à Rudi Beaulant se livrer à une véritable chasse aux lettres de rémission, mais il ne s’en est pas contenté car il a également consulté les registres de comptabilité. De nombreux fonds d’archives ont été visités : les Archives départementales de la Côte-d’Or, celles du Doubs, du Nord, les Archives municipales de Dijon comptent parmi les plus riches, mais il faut ajouter les archives municipales de Beaune, de Besançon, de Douai, et les Archives nationales.
Traquer les lettres de grâce et de rémission obligeait à éplucher des séries documentaires variées dont certaines ne laissaient pas a priori penser qu’elles en contenaient, mais aussi à scruter les mentions de lettres dans d’autres séries documentaires pour en trouver des traces, pour aussi pouvoir analyser le plus finement possible le processus suivi par la lettre, de la supplication à son entérinement. C’est ainsi que les registres de comptabilité ont été inventoriés avec profit : ils ont non seulement livré des informations sur les lettres mais ils ont permis également de mesurer la part des amendes liées aux rémissions dans les revenus ducaux. Ainsi c’est véritablement une économie de la grâce qui a pu être mise en valeur.
Rudi Beaulant décrit avec précision les différents types de fonds de même qu’il analyse les modalités du dépôt et de la conservation de ces documents, ainsi que les aléas des reclassements au xixe siècle, par 15exemple. Il a fallu, pour les Archives départementales de la Côte-d’Or, reconstituer à partir des inventaires anciens et des mentions dorsales l’ancien classement. Il a pu noter de la sorte, en raison de la grande dispersion des documents dans l’ancien classement des archives de la Chambre des comptes, que ces pièces n’avaient pas nécessité un classement spécifique dans les archives ducales.
L’analyse des conditions d’élaboration, de dépôt et du contenu de ces documents divers lui permet de mesurer les enjeux relatifs à leur conservation. Le classement des lettres de grâce, notamment, avec des documents justifiant du droit de juridiction du corps échevinal révèle l’intérêt qu’avaient le maire et les échevins de Dijon à conserver ces documents et l’emploi qu’ils pouvaient eux-mêmes en faire.
Ce travail est fondé sur un corpus, rappelons-le, de 800 lettres de grâce et de rémission octroyées par les ducs et duchesses de Bourgogne entre 1336 et 1476, auxquelles il faut ajouter les grâces accordées par les princes et princesses que sont Louis de Male, Marguerite de France et Yolande de Flandre. Cela a nécessité un traitement des informations qui ont été regroupées dans une base de données. Deux modèles pour ce faire ont été établis, l’un pour le corpus des lettres de rémission, selon quarante critères, et l’autre pour les mentions de grâces contenues dans les registres de comptabilités, selon seize critères.
Le lecteur est ainsi convié à découvrir l’exercice du droit de grâce dans l’ensemble de la principauté et ses évolutions. Le duc Eudes IV, l’avant-dernier duc capétien, l’avait exercé dès avant 1340, ce qui témoigne d’une certaine précocité. Les formules d’autorité figurant dans les lettres de ce duc révèlent qu’il exerçait pleinement un droit de grâce sur ses territoires et par ailleurs il semble avoir été le seul à en disposer, quoique pouvant le déléguer à un seigneur sur sa requête. À partir de 1384, le Valois Philippe le Hardi hérite de territoires où s’exerçait déjà l’usage du droit de grâce par Marguerite de France et Louis de Male dans les comtés d’Artois et de Bourgogne. Aussi les ducs Valois ne l’ont-ils pas importé. Le duc a l’exclusivité du droit de gracier des criminels à partir du dernier quart du xive siècle, dans les deux Bourgognes, mais il le délègue à son épouse ou à un gouverneur durant ses absences. Ce monopole est en revanche partagé dans les Pays-Bas bourguignons avec certains officiers, le souverain bailli de Flandre ou le grand bailli de Hainaut, 16dont le droit de gracier reste néanmoins subordonné à celui du duc. L’affirmation de la souveraineté judiciaire n’allait pas sans tensions car l’octroi de la grâce générait des rivalités entre le roi de France et le duc.
Rudi Beaulant décrit le processus de la rémission à toutes ses étapes, de la requête du suppliant à l’entérinement de la lettre voire à son enregistrement. C’est l’occasion de dire les différences relativement bien établies entre simple grâce, rémission, pardon, rappel de ban et abolition. On y voit, c’est l’un des aspects originaux de l’ouvrage, comment le duc prend progressivement le contrôle total de la procédure de grâce criminelle au détriment des autorités urbaines et seigneuriales. Cela permet à l’auteur de souligner le développement et la complexification de l’administration ducale.
Rudi Beaulant s’emploie également à faire une étude lexicométrique et une évaluation quantitative et qualitative précise du contenu des lettres : entre Philippe le Hardi et Charles le Téméraire, il note une augmentation de la longueur des récits des suppliants, ce qui l’amène à mesurer à la fois l’évolution du discours des suppliants et celle des pratiques administratives, puisque les formulations des lettres sont dès l’origine aux mains des secrétaires qui les mettent en forme. Il peut alors affirmer la volonté de construire l’autorité et la majesté princières durant le xve siècle, ce qui se déduit de l’usage de plus en plus fréquent d’expressions empruntées au vocabulaire des lettres royales.
L’étude des rapports entre rémission et criminalité fait apparaître une nette tendance à la réduction de l’éventail des crimes pardonnés sous le dernier Valois, à l’instar de ce qui se produit dans le royaume de France. Ainsi la tendance est à aller vers une exclusivité de la rémission pour homicide. Le vol quant à lui, qui vient loin derrière, révèle souvent un lien personnel ou professionnel entre le voleur et sa victime. Dans ces conditions, le vol demeure un crime rarement pardonné.
Un chapitre de l’ouvrage est consacré à la construction du sujet idéal où est analysée précisément la diversité sociale des suppliants. Le fil conducteur dans ces pages est constitué par l’articulation étroite que l’on perçoit entre les normes sociales et les normes juridiques. Il y est d’emblée souligné qu’en réalité on ne découvre pas un sujet idéal mais une pluralité de figures.
Si, par rapport à leur valeur numérique dans la société, les nobles sont surreprésentés parmi les bénéficiaires des rémissions, la réputation, la fama, 17est beaucoup plus invoquée chez les non-nobles que chez les nobles. La fama remplit un usage normatif à plusieurs égards : pour le suppliant pour qui elle est un « marqueur social », mais aussi pour le prince qui en la lui restituant accomplit un geste politique et affirme sa souveraineté, et pour les deux car sa restitution au suppliant participe du maintien de l’ordre public et de la paix sociale. L’étude des réseaux sociaux activés et spécialement des intercesseurs révèle une originalité des territoires bourguignons par rapport au royaume de France, en ce sens que les intercesseurs sont rarement qualifiés d’amis ou de parents : il y est question des serviteurs et des officiers où simplement est désignée la personne noble qui intervient en faveur du suppliant. Ce chapitre permet de souligner que la conformité aux normes juridiques est de plus en plus exigée et qu’elle contribue à renforcer la puissance de la grâce ducale et à la légitimer.
La partie la plus originale de l’ouvrage s’appuie sur la très bonne conservation des séries de comptabilités des bailliages relevant de la Chambre des comptes de Dijon. Leur exploitation précise offre à Rudi Beaulant le moyen d’évaluer ce qu’est une économie de la grâce. Il démontre parfaitement l’existence d’une réelle fiscalisation de la grâce princière. Nous avons en effet affaire à une spécificité de l’espace bourguignon : les princes bourguignons octroient leur miséricorde moyennant le versement d’une amende civile. Elle désigne, dès le principat de Philippe le Hardi, une somme que le suppliant doit verser en compensation de l’obtention de sa rémission. Ce n’est d’ailleurs pas, explique Rudi Beaulant, l’unique forme de compensation de la grâce princière puisqu’il relève également quelques pèlerinages judiciaires à effectuer, des chapelles à fonder, des amendes honorables, entre autres. On assiste, de la fin du xive siècle au début du xve, à un basculement de la composition vers l’amende civile payée de manière systématique. Cette transformation, l’auteur l’explique par la volonté du prince de mettre fin aux abus de ses officiers ; elle est prolongée en 1445 par la création d’un Trésor de l’Épargne ducal, dont seul le nom et la destination des sommes affectées sont communs à celui du royaume car l’organisation lui est spécifique.
L’exercice du droit de grâce est associé à la construction d’une souveraineté par les deux derniers ducs Valois : elle s’accompagne de celle de la majesté bien que les lettres n’évoquent pas celle-ci quand le crime 18pardonné lèse la majesté, car seul le procès antérieur ou d’autres sources l’ont qualifié ainsi. L’étude de la soumission de villes insurgées et de l’abolition ou de la rémission accordée par le prince fait l’objet d’une appréhension globale d’un phénomène qui n’avait été jusqu’alors étudié que ponctuellement. Le prince en profite parfois pour réduire les privilèges urbains, pour infliger de lourdes amendes et avancer dans un processus de centralisation. Les enjeux politiques ressortent de la différence visible de traitement par les ducs entre les villes des territoires septentrionaux, au maillage dense et à l’identité bien affirmée, et celles de Bourgogne car ces pardons concernent essentiellement les villes du Nord, en particulier Bruges et Gand, et rarement celles de Bourgogne qui n’offrent que des cas isolés. Une partie est consacrée aux rémissions accordées lors des premières entrées princières, une pratique qui ne va pas sans préoccuper les autorités échevinales.
La dimension judiciaire des rémissions et abolitions accordées aux villes revêt donc une portée politique qui s’éclaire de manière évidente à la lecture de l’ouvrage. L’usage de la grâce est aussi un moyen de s’assurer la loyauté des sujets dans les territoires septentrionaux récemment acquis. La dimension politique va de pair avec la pratique plus centralisée de l’exercice de la justice elle-même, en rapport avec la centralisation institutionnelle des xive et xve siècles qui s’observe tant dans le royaume de France que dans les autres principautés.
Mais dans les territoires bourguignons la volonté de centralisation des ducs se heurtait à l’hétérogénéité de la configuration spatiale. Si la volonté est centralisatrice, l’organisation est polycéphale comme le montre la pluralité des Chambres de comptes, pluralité qui a son pendant dans le fait que divers officiers continuent d’accorder des rémissions ou rappels de bans dans plusieurs territoires des Pays-Bas.
Le droit de grâce princier est aussi le moyen de s’immiscer dans les affaires de territoires dont le duc n’est pas le seigneur direct (comme c’est le cas pour la ville de Besançon). Ainsi cet outil de la construction de la souveraineté du prince qu’offre le droit de grâce peut être comparé avec ce que l’on voit dans les duchés de Bretagne et de Bourbon où des similitudes existent de ce point de vue.
Le dernier chapitre offre l’originalité et l’intérêt d’une étude précise des relations entre l’autorité princière et la mairie de Dijon, car si les 19interactions entre juridiction communale et autorité princière ont été étudiées pour les territoires septentrionaux, ils ont été en bonne partie délaissés dans le cas de Dijon (hormis des études ponctuelles) alors que la richesse des sources permet une étude d’ensemble. Les ducs tendent à réduire les prérogatives de la justice échevinale dont celles qui touchent au droit de grâce car la commune, qui y participait dans une certaine mesure, s’en trouve exclue dès la fin du xive siècle pour le moins. Enfin Rudi Beaulant offre à lire sept belles études de cas. Elles sont conduites à la fois à partir des archives judiciaires de la mairie et des lettres de rémission, ce qui permet de les mettre en regard et, en mesurant l’écart sensible entre les informations offertes par les unes et les autres, de compléter utilement les données déjà analysées sur les normes qui définissent le bon sujet (à travers les lettres) et aussi sur les caractéristiques du mauvais gouvernement de soi souvent attribuées aux victimes.
On l’a compris, les facettes et les enjeux de l’exercice de la grâce et de la rémission offerts à la découverte du lecteur sont multiples. Ils sont toujours présentés avec un grand souci de rigueur et avec les nuances qui invitent à considérer subtilement ce mode de gouvernement princier, au-delà de formules que Rudi Beaulant reprend parfois à son compte mais que, de mon point de vue, son propre livre invite à dépasser.
Bruno Lemesle
1 Une tendance déjà remarquée et contrebalancée par Cécile Becchia dans sa thèse publiée (Les bourgeois et le prince. Dijonnais et Lillois auprès du pouvoir bourguignon (1419-1477), Paris, Classiques Garnier, 2019).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15948-3
- EAN: 9782406159483
- ISSN: 2492-0150
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15948-3.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-07-2024
- Language: French