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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Voici un ouvrage, issu de la thèse soutenue par Rudi Beaulant en 2018, qui vient après un nombre désormais considérable de travaux sur la grâce et la rémission. Est-il donc encore possible doffrir une étude pleinement originale sur ces questions ? Dapporter plus quune pierre supplémentaire dans un domaine où toutes les thématiques semblent avoir été abordées, sinon labourées ? De satisfaire au-delà des seuls spécialistes ? Disons-le nettement : la réponse est affirmative et le simple motif de publier une thèse naurait pas suffi à en justifier la réalisation.

Létude est originale à bien des égards. Tout dabord par la masse documentaire quelle mobilise : elle sappuie sur pas moins de 800 lettres de rémission émises par les ducs de Bourgogne, dEudes IV (1315-1349) à Charles le Téméraire (1467-1477) dans tous les territoires quils ont été amenés à gouverner, méridionaux et septentrionaux. Rudi Beaulant a pu ainsi conduire des approches comparatives entre ces territoires eux-mêmes et entre les différents acteurs, dune part, avec la grâce accordée par le roi de France et avec les autres grâces princières contemporaines, dautre part. Il peut de la sorte mettre en valeur des caractéristiques spécifiques dans lexercice de la grâce et de la rémission des ducs de Bourgogne.

Rudi Beaulant ne manque pas de rappeler les jalons de cette histoire, ce qui lui permet de mettre en perspective les spécificités de sa propre étude et de montrer comment elle trouve sa place originale dans le riche ensemble des travaux sur la grâce et la rémission. Si lintérêt des lettres navait pas échappé aux historiens du xixe siècle et du xxe, cest cependant à partir des années 1970 que les problématiques, alors principalement concentrées sur lhistoire sociale, devaient senrichir en se diversifiant. La thèse de Claude Gauvard sest inscrite dans ces nouvelles problématiques tout en les renouvelant avec notamment lintroduction de lapproche anthropologique. Après cette thèse monumentale et incontournable, les travaux se sont multipliés et ont été étendus à lusage du droit de grâce par certains princes territoriaux de la fin du Moyen Âge, sans 14parler des courants de recherches portés par les historiens modernistes, du xvie siècle surtout, dont les résultats appellent la comparaison avec les lettres du Moyen Âge. Rudi Beaulant rappelle tous ces travaux, il les cite souvent et situe ses propres approches par rapport aux leurs.

Lespace géographique considéré (le duché et le comté de Bourgogne, les comtés de Charolais et de Mâcon, les principautés septentrionales) est un espace politique, mais aussi un espace composite dont les ducs aspirent à faire un État. La prise en compte de lensemble de ces territoires offre lintérêt de combler une disparité dans les études qui ont jusquici largement privilégié les territoires septentrionaux aux dépens des territoires méridionaux1.

La collecte des documents pour y parvenir na pas été une entreprise aisée. Il a fallu à Rudi Beaulant se livrer à une véritable chasse aux lettres de rémission, mais il ne sen est pas contenté car il a également consulté les registres de comptabilité. De nombreux fonds darchives ont été visités : les Archives départementales de la Côte-dOr, celles du Doubs, du Nord, les Archives municipales de Dijon comptent parmi les plus riches, mais il faut ajouter les archives municipales de Beaune, de Besançon, de Douai, et les Archives nationales.

Traquer les lettres de grâce et de rémission obligeait à éplucher des séries documentaires variées dont certaines ne laissaient pas a priori penser quelles en contenaient, mais aussi à scruter les mentions de lettres dans dautres séries documentaires pour en trouver des traces, pour aussi pouvoir analyser le plus finement possible le processus suivi par la lettre, de la supplication à son entérinement. Cest ainsi que les registres de comptabilité ont été inventoriés avec profit : ils ont non seulement livré des informations sur les lettres mais ils ont permis également de mesurer la part des amendes liées aux rémissions dans les revenus ducaux. Ainsi cest véritablement une économie de la grâce qui a pu être mise en valeur.

Rudi Beaulant décrit avec précision les différents types de fonds de même quil analyse les modalités du dépôt et de la conservation de ces documents, ainsi que les aléas des reclassements au xixe siècle, par 15exemple. Il a fallu, pour les Archives départementales de la Côte-dOr, reconstituer à partir des inventaires anciens et des mentions dorsales lancien classement. Il a pu noter de la sorte, en raison de la grande dispersion des documents dans lancien classement des archives de la Chambre des comptes, que ces pièces navaient pas nécessité un classement spécifique dans les archives ducales.

Lanalyse des conditions délaboration, de dépôt et du contenu de ces documents divers lui permet de mesurer les enjeux relatifs à leur conservation. Le classement des lettres de grâce, notamment, avec des documents justifiant du droit de juridiction du corps échevinal révèle lintérêt quavaient le maire et les échevins de Dijon à conserver ces documents et lemploi quils pouvaient eux-mêmes en faire.

Ce travail est fondé sur un corpus, rappelons-le, de 800 lettres de grâce et de rémission octroyées par les ducs et duchesses de Bourgogne entre 1336 et 1476, auxquelles il faut ajouter les grâces accordées par les princes et princesses que sont Louis de Male, Marguerite de France et Yolande de Flandre. Cela a nécessité un traitement des informations qui ont été regroupées dans une base de données. Deux modèles pour ce faire ont été établis, lun pour le corpus des lettres de rémission, selon quarante critères, et lautre pour les mentions de grâces contenues dans les registres de comptabilités, selon seize critères.

Le lecteur est ainsi convié à découvrir lexercice du droit de grâce dans lensemble de la principauté et ses évolutions. Le duc Eudes IV, lavant-dernier duc capétien, lavait exercé dès avant 1340, ce qui témoigne dune certaine précocité. Les formules dautorité figurant dans les lettres de ce duc révèlent quil exerçait pleinement un droit de grâce sur ses territoires et par ailleurs il semble avoir été le seul à en disposer, quoique pouvant le déléguer à un seigneur sur sa requête. À partir de 1384, le Valois Philippe le Hardi hérite de territoires où sexerçait déjà lusage du droit de grâce par Marguerite de France et Louis de Male dans les comtés dArtois et de Bourgogne. Aussi les ducs Valois ne lont-ils pas importé. Le duc a lexclusivité du droit de gracier des criminels à partir du dernier quart du xive siècle, dans les deux Bourgognes, mais il le délègue à son épouse ou à un gouverneur durant ses absences. Ce monopole est en revanche partagé dans les Pays-Bas bourguignons avec certains officiers, le souverain bailli de Flandre ou le grand bailli de Hainaut, 16dont le droit de gracier reste néanmoins subordonné à celui du duc. Laffirmation de la souveraineté judiciaire nallait pas sans tensions car loctroi de la grâce générait des rivalités entre le roi de France et le duc.

Rudi Beaulant décrit le processus de la rémission à toutes ses étapes, de la requête du suppliant à lentérinement de la lettre voire à son enregistrement. Cest loccasion de dire les différences relativement bien établies entre simple grâce, rémission, pardon, rappel de ban et abolition. On y voit, cest lun des aspects originaux de louvrage, comment le duc prend progressivement le contrôle total de la procédure de grâce criminelle au détriment des autorités urbaines et seigneuriales. Cela permet à lauteur de souligner le développement et la complexification de ladministration ducale.

Rudi Beaulant semploie également à faire une étude lexicométrique et une évaluation quantitative et qualitative précise du contenu des lettres : entre Philippe le Hardi et Charles le Téméraire, il note une augmentation de la longueur des récits des suppliants, ce qui lamène à mesurer à la fois lévolution du discours des suppliants et celle des pratiques administratives, puisque les formulations des lettres sont dès lorigine aux mains des secrétaires qui les mettent en forme. Il peut alors affirmer la volonté de construire lautorité et la majesté princières durant le xve siècle, ce qui se déduit de lusage de plus en plus fréquent dexpressions empruntées au vocabulaire des lettres royales.

Létude des rapports entre rémission et criminalité fait apparaître une nette tendance à la réduction de léventail des crimes pardonnés sous le dernier Valois, à linstar de ce qui se produit dans le royaume de France. Ainsi la tendance est à aller vers une exclusivité de la rémission pour homicide. Le vol quant à lui, qui vient loin derrière, révèle souvent un lien personnel ou professionnel entre le voleur et sa victime. Dans ces conditions, le vol demeure un crime rarement pardonné.

Un chapitre de louvrage est consacré à la construction du sujet idéal où est analysée précisément la diversité sociale des suppliants. Le fil conducteur dans ces pages est constitué par larticulation étroite que lon perçoit entre les normes sociales et les normes juridiques. Il y est demblée souligné quen réalité on ne découvre pas un sujet idéal mais une pluralité de figures.

Si, par rapport à leur valeur numérique dans la société, les nobles sont surreprésentés parmi les bénéficiaires des rémissions, la réputation, la fama, 17est beaucoup plus invoquée chez les non-nobles que chez les nobles. La fama remplit un usage normatif à plusieurs égards : pour le suppliant pour qui elle est un « marqueur social », mais aussi pour le prince qui en la lui restituant accomplit un geste politique et affirme sa souveraineté, et pour les deux car sa restitution au suppliant participe du maintien de lordre public et de la paix sociale. Létude des réseaux sociaux activés et spécialement des intercesseurs révèle une originalité des territoires bourguignons par rapport au royaume de France, en ce sens que les intercesseurs sont rarement qualifiés damis ou de parents : il y est question des serviteurs et des officiers où simplement est désignée la personne noble qui intervient en faveur du suppliant. Ce chapitre permet de souligner que la conformité aux normes juridiques est de plus en plus exigée et quelle contribue à renforcer la puissance de la grâce ducale et à la légitimer.

La partie la plus originale de louvrage sappuie sur la très bonne conservation des séries de comptabilités des bailliages relevant de la Chambre des comptes de Dijon. Leur exploitation précise offre à Rudi Beaulant le moyen dévaluer ce quest une économie de la grâce. Il démontre parfaitement lexistence dune réelle fiscalisation de la grâce princière. Nous avons en effet affaire à une spécificité de lespace bourguignon : les princes bourguignons octroient leur miséricorde moyennant le versement dune amende civile. Elle désigne, dès le principat de Philippe le Hardi, une somme que le suppliant doit verser en compensation de lobtention de sa rémission. Ce nest dailleurs pas, explique Rudi Beaulant, lunique forme de compensation de la grâce princière puisquil relève également quelques pèlerinages judiciaires à effectuer, des chapelles à fonder, des amendes honorables, entre autres. On assiste, de la fin du xive siècle au début du xve, à un basculement de la composition vers lamende civile payée de manière systématique. Cette transformation, lauteur lexplique par la volonté du prince de mettre fin aux abus de ses officiers ; elle est prolongée en 1445 par la création dun Trésor de lÉpargne ducal, dont seul le nom et la destination des sommes affectées sont communs à celui du royaume car lorganisation lui est spécifique.

Lexercice du droit de grâce est associé à la construction dune souveraineté par les deux derniers ducs Valois : elle saccompagne de celle de la majesté bien que les lettres névoquent pas celle-ci quand le crime 18pardonné lèse la majesté, car seul le procès antérieur ou dautres sources lont qualifié ainsi. Létude de la soumission de villes insurgées et de labolition ou de la rémission accordée par le prince fait lobjet dune appréhension globale dun phénomène qui navait été jusqualors étudié que ponctuellement. Le prince en profite parfois pour réduire les privilèges urbains, pour infliger de lourdes amendes et avancer dans un processus de centralisation. Les enjeux politiques ressortent de la différence visible de traitement par les ducs entre les villes des territoires septentrionaux, au maillage dense et à lidentité bien affirmée, et celles de Bourgogne car ces pardons concernent essentiellement les villes du Nord, en particulier Bruges et Gand, et rarement celles de Bourgogne qui noffrent que des cas isolés. Une partie est consacrée aux rémissions accordées lors des premières entrées princières, une pratique qui ne va pas sans préoccuper les autorités échevinales.

La dimension judiciaire des rémissions et abolitions accordées aux villes revêt donc une portée politique qui séclaire de manière évidente à la lecture de louvrage. Lusage de la grâce est aussi un moyen de sassurer la loyauté des sujets dans les territoires septentrionaux récemment acquis. La dimension politique va de pair avec la pratique plus centralisée de lexercice de la justice elle-même, en rapport avec la centralisation institutionnelle des xive et xve siècles qui sobserve tant dans le royaume de France que dans les autres principautés.

Mais dans les territoires bourguignons la volonté de centralisation des ducs se heurtait à lhétérogénéité de la configuration spatiale. Si la volonté est centralisatrice, lorganisation est polycéphale comme le montre la pluralité des Chambres de comptes, pluralité qui a son pendant dans le fait que divers officiers continuent daccorder des rémissions ou rappels de bans dans plusieurs territoires des Pays-Bas.

Le droit de grâce princier est aussi le moyen de simmiscer dans les affaires de territoires dont le duc nest pas le seigneur direct (comme cest le cas pour la ville de Besançon). Ainsi cet outil de la construction de la souveraineté du prince quoffre le droit de grâce peut être comparé avec ce que lon voit dans les duchés de Bretagne et de Bourbon où des similitudes existent de ce point de vue.

Le dernier chapitre offre loriginalité et lintérêt dune étude précise des relations entre lautorité princière et la mairie de Dijon, car si les 19interactions entre juridiction communale et autorité princière ont été étudiées pour les territoires septentrionaux, ils ont été en bonne partie délaissés dans le cas de Dijon (hormis des études ponctuelles) alors que la richesse des sources permet une étude densemble. Les ducs tendent à réduire les prérogatives de la justice échevinale dont celles qui touchent au droit de grâce car la commune, qui y participait dans une certaine mesure, sen trouve exclue dès la fin du xive siècle pour le moins. Enfin Rudi Beaulant offre à lire sept belles études de cas. Elles sont conduites à la fois à partir des archives judiciaires de la mairie et des lettres de rémission, ce qui permet de les mettre en regard et, en mesurant lécart sensible entre les informations offertes par les unes et les autres, de compléter utilement les données déjà analysées sur les normes qui définissent le bon sujet (à travers les lettres) et aussi sur les caractéristiques du mauvais gouvernement de soi souvent attribuées aux victimes.

On la compris, les facettes et les enjeux de lexercice de la grâce et de la rémission offerts à la découverte du lecteur sont multiples. Ils sont toujours présentés avec un grand souci de rigueur et avec les nuances qui invitent à considérer subtilement ce mode de gouvernement princier, au-delà de formules que Rudi Beaulant reprend parfois à son compte mais que, de mon point de vue, son propre livre invite à dépasser.

Bruno Lemesle

1 Une tendance déjà remarquée et contrebalancée par Cécile Becchia dans sa thèse publiée (Les bourgeois et le prince. Dijonnais et Lillois auprès du pouvoir bourguignon (1419-1477), Paris, Classiques Garnier, 2019).