![Les Nouveaux Avatars du roman policier - Préface](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/KfiMS01b.png)
Préface Noir, impair et passe…
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Les Nouveaux Avatars du roman policier
- Auteur : Casta (Isabelle Rachel)
- Pages : 7 à 12
- Collection : Rencontres, n° 529
- Série : Littérature des xxe et xxie siècles, n° 41
Article de collectif : 1/17 Suivant
Préface
Noir, impair et passe…
Rien n’est plus édifiant qu’une hypothèse qui s’écroule.
Carlo Ginzburg, Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice.
En matière de critique policière, le terme de « nouveau » – ici attaché au substantif avatar – suscite toujours un léger vacillement herméneutique ; en effet, le polar peut-il ontologiquement être « nouveau » en quoi que ce soit, alors que dès 1927 il trucide son propre code en faisant du narrateur « first person » l’assassin… de Roger Ackroyd (Le Meurtre de Roger Ackroyd, Agatha Christie) ? On se souvient peut-être de l’anecdote racontée par Jacques Attali, interrogé sur son propre roman policier : « Deux rabbins discutent pour savoir pourquoi il est écrit dans “L’Ecclésiaste”, “Rien de nouveau sous le soleil”. L’un dit : “C’est impossible. Nous les juifs, nous sommes le peuple de l’innovation, du progrès”. L’autre répond : “Tu n’as rien compris. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, car le nouveau est au-dessus du soleil” » (Forestier, 2017, p. 83). Comme tout s’éclaire alors !
Pas d’orchidée pour… personne
En fait, plus que de renouvellement, le présent ouvrage dirigé par Kamel Feki et Moez Lahmédi témoigne de l’accroissement, de la capillarisation par le novum collectif, des attentes et des sujets sociétaux, en dépassant par exemple l’immédiateté anglo-saxonne que, par réflexe, nous 8assignons souvent au régime policier. En effet, les textes fonctionnent en rhizomes plus qu’en ajouts – ce qui est le propre de l’avatar, comme en témoigne assez son origine étymologique1 ; l’exemple du polar féministe le démontre aisément : les femmes ont toujours écrit des romans policiers, bien-entendu ! mais c’est désormais le casting qui change et se charge en « badass » et en « tough girl » de toute obédience, comme le signale la contributrice Caroline Granier (2018, p. 21), à propos d’une autre auteure du présent volume : « Comme le résume la chercheuse féministe Nicole Décuré : “Le concept d’empowerment, fréquemment utilisé par les Américaines à l’heure actuelle, c’est-à-dire, donner, rendre aux femmes du pouvoir sur leur propre vie, trouve tout son sens dans le polar féministe”. Alors, avis à celles et à ceux qui voudraient sortir des sentiers (re)battus de la littérature noire : un autre polar est possible, et il existe déjà ! ».
Cet accroissement « genré » des corpora signe en tous cas, pour Mathieu Letourneux (2017, p. 7), la vocation universaliste de l’archidiégèse policière : « la dynamique du récit criminel en fait un genre médiatique en prise avec son monde. Il en conserve cette marque, sous ses différentes incarnations (mystère urbain, “sensation fiction”, roman judiciaire, roman policier, “whodonit”, roman noir, polar, néo-polar, neo-noir…) ».
L’un des atouts majeurs de ces Nouveaux avatars… réside aussi dans la meilleure prise en compte des littératures italiennes et hispanophones, africaines, indiennes, ethniques – écosystème culturel jadis minoré, et qui se déploie ici sous les termes bienvenus de « ethnopolar », « anthropolar », etc. ; signalons à cet égard qu’un ancien numéro de la revue 813 (2020, p. 7) se consacre également à ce domaine « criminophore », en zoomant sur des auteurs et autrices encore peu connus du public français : Leonardo Padura, Alicia Giménez-Bartlett, Cristina Fallaras, Francisco Gonzàles Ledesma, Dolorès Redondo ou encore Carlos Zanon et Victor Del Árbol.
Nouveaux horizons, curialisation de l’émigré et du racisé… à parcourir les chapitres, on comprend que se développe ici une praxéologie policière qui entraîne le genre à toujours plus de plasticité, de mimologie, conformément à la thèse de Yann Plougastel (2014, p. 17) : « En effet, 9que valent les histoires, même admirablement construites, d’énigmes en chambre close face à des intrigues peuplées de passions, de trahisons, de luttes pour le profit et le pouvoir, de sexe, de violence et de mort ? Pas grand-chose, car elles ne disent rien du monde dans lequel nous vivons, de ses contradictions, de son désenchantement, de ses idées cabossées, ravaudées, retapées, qui le composent ».
J’ai épousé une ombre…
On ne saurait citer toutes les propositions critiques présentées dans l’ouvrage, de peur de sombrer dans la litanie ; cependant la plupart – toutes, en fait – réactivent notre foi incrémentale dans les pouvoirs du pacte immersif. Particulièrement topique nous paraît le texte de Suzanne Bray, qui par son titre aux harmoniques lointaines « Reconstruire le passé, interroger l’Histoire » configure bien ce réservoir de tropes qu’actualisent les avatars ; et c’est encore Yann Plougastel qui vient corroborer cette ré-animation du passé : « Quitte à paraphraser ce bon vieux Walter Benjamin, philosophe allemand toujours cité par les amateurs de culture populaire, disons que les (bons) écrivains “de noir” cherchent à “historiciser” le présent pour actualiser l’histoire » (ibid.).
Redimensionner le passé en travail dans le présent, expertiser les territoires du monde en en scrutant les crimes, qui tatouent sa peau de scarifications sanglantes… tels semblent avoir été « la carte et le territoire » qui ont guidé Moez Lahmédi et Kamel Feki, qui discernent aussi le « post-nouveau » dans l’ancienne nouveauté d’il y a vingt ou trente ans ; si les polars d’autopsie, les thanatofictions, étonnaient lors de la sortie « princeps » de Nécropolis, l’œuvre fondatrice d’Herbert Lieberman (1977), il faut aujourd’hui beaucoup d’avatars, en effet, pour nourrir l’esthétique de la surprise (Izombie, ou Forever). Plus généralement, le maintien de la structure (rappelée dans l’introduction) chemine fraternellement vers l’éveil à des métamorphoses thématiques, ou épistémiques : « Il y a eu, en effet, une époque pas si lointaine où les écrivains pouvaient dormir en paix sous la couette meringuée de leur confort éditorial : d’autres qu’eux s’exerçaient à promener leur miroir sur les bas-côtés du chemin. 10Le roman noir s’écrivait à l’encre rouge et noir. Personne ne peut douter que le polar soit l’héritier d’une longue tradition », rappelle Joseph Macé-Caron (2012, p. 3).
Maintenir le « sens of wonder » policier, c’est ce à quoi s’emploie Marc Blancher, qui avec ses « Mortelles papilles » côtoie le compendium des polars alimentaires, bien explorés aussi par la chercheure Régine Atzenhoffer : ailleurs qu’ici, elle nous rappelle une drôle de tambouille, qui serait une cuisine du terroir assaisonnée de meurtres à la sauce « Dell’Amore », sorte de recette bavaroise du crime passionnel dans la série policière « Franz-Eberhofer » de Rita Falk ; cette dernière, née en 1964 en Bavière, exerçait le métier d’employée de bureau avant de percer en 2010, et de pouvoir vivre de sa plume grâce à sa série policière bavaroise et dialectale « Franz-Eberhofer » aux titres évocateurs : Winterkartoffelknödel (2010), Dampfnudelblues (2011), Schweinskopf al dente (2011), Grießnockerlaffäre (2012), Sauerkrautkoma (2013), Zwetschgendatschikomplott (2015), Leberkäsjunkie (2016), Weißwurstconnection (2016), Kaiserschmarrndrama (2018). Il y a là plus qu’une coïncidence, une belle synchronicité des voies détournées.
La mobilisation et le ressaisissement des isotopies anciennes, se frayant un chemin sous les plus récentes, permettront aux lecteurs de ce livre le « pas de côté » qui succède à l’invitation solarpunk de Jacques Attali : « Alors, faisons juste un pas de côté pour voir les choses autrement : où sont, en France, nos Jonathan Coe, Laura Kasischke, Irwine Welsh, James Ellroy ?… » (ibid., p. 3).
Les Visiteurs du Noir
Si tout à l’heure les rabbins nous invitaient sagement à nous exhausser au-delà du soleil, il n’en demeure pas moins que les avatars ici éclairés se coltinent toute la noirceur du monde, ses immondices et sa cruauté imbécile : « Mais la négociation inattendue de la contrainte éthique exonère l’espèce humaine de ce crime qui la nie (…) Souvent aussi les témoins de scènes de crime mettent en actes ainsi dans le régime pseudo-pragmatique de la fiction le comportement ré-humanisant exigible » 11(Kaempfer, 2017, p. 7) ; ré-humanisant, certes, mais en missionnant pour ce faire la figure du détective en marqueur anémiant, sans qui peu (rien ?) vient à destination, à épiphanie – selon Marion François, Le détective, un excentrique très exposé, et selon Dror Mishani (2020, p. 12) : « L’affaire du détective, cela a toujours été de la connaissance, n’est-ce pas ? Connaître la vérité, connaître son destin (Œdipe). Dans le roman policier classique (Agatha Christie), l’auteur savait tout, le détective finissait par tout savoir et seuls les lecteurs étaient constamment bluffés, dans l’ignorance. Parfois j’essaie de changer ce rapport à la connaissance : j’autorise mon enquêteur à en savoir moins que mes lecteurs (…) C’est l’état où je me trouve moi-même, j’en sais souvent moins que je ne le croyais ».
Il est temps alors de saluer la cohérence générale du propos, sa justesse, son « grain » particulier ; l’historicisation du concept même de « nouveauté » en milieu policier, permet d’en faire un socle heuristique solide, et non une figure rhétorique pauvre de sens ; au fond, ce n’est pas tant que le polar se « renouvelle » en essaimant (les avatars), c’est plutôt notre regard « lisant » qui se modifie, instituant d’autres usages des récits dans la pensée du monde. Riche et éveillant, divers sans être disparate, ce livre nous accueille autant que nous l’accueillons ; il est, en ce sens, précieux, car il ne s’épuisera pas en une lecture, et en lui s’épousent le kaïros du moment fulgurant, et le chronos de la durée plus paisible, plus réfléchie… fidèle à la belle promesse portée par Dominique Meyer-Bolzinger (2021, p. 101) : « Le polar raconte l’histoire d’un héros qui essaye de raconter une histoire ».
Isabelle-Rachel Casta-Leca
Université d’Artois
12Références bibliographiques
Forestier, François, « J’adore SAS ! », entretien avec Jacques Attali, Nouvel Observateur, no 2734, 30 mars 2017, p. 83.
Granier, Caroline, « L’ère du roman policière », Libération, 30 août 2018, p. 21.
Kaempfer, Jean, « Le policier qui tricote le trauma », La Quinzaine littéraire, no 1177, La Littérature policière. Comment désespérer sans faiblir, 18 juillet-31 août 2017, p. 7.
Letourneux, Mathieu, « Une archéologie du récit criminel », La Quinzaine littéraire, no 1177, La Littérature policière. Comment désespérer sans faiblir, 18 juillet-31 août 2017, p. 7.
Macé-Scaron, Joseph, « L’œuvre au noir », Le Magazine littéraire, no 519, mai 2012, p. 3.
Meyer-Bolzinger, Dominique, « Lire le polar comme un conte », Les Trésors de la culture. Polar. Le frisson des enquêtes, no 18, Bertrand Audouy (dir.), décembre 2020-janvier-février 2021, p. 101.
Guyon, Elise et Jeanne, « Entretien avec Dror Mishani », 813, no 137, octobre 2020, p. 12.
Revue 813, no 138, Le Polar espagnol dans l’arène, décembre 2020.
Plougastel, Yann, « La revanche du polar », Le Monde, Hors-série, Polar. Le triomphe du mauvais genre, avril-juin 2014, p. 17.
1 Le terme avatar trouve son origine en Inde (du sanskrit avatāra : « descente » ; ava-TṚ : « descendre ») et peut être traduit par « incarnation divine ». Depuis la fin du xixe siècle, « le sens d’avatar s’étendit à chacune des formes diverses que prend successivement une chose ou une personne » (Académie française, 02/10/1969).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12221-0
- EAN : 9782406122210
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12221-0.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/02/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Roman, genre littéraire, personnage, réécriture, fiction