Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Configurations de l’imaginaire pascalien
- Pages : 9 à 12
- Collection : Univers Port-Royal, n° 35
PRÉFACE
Le xviie siècle est le parent pauvre des études sur l’imaginaire, qui se sont principalement portées sur les xixe et xxe siècles, voire sur le Moyen Âge et la Renaissance. L’étonnant est que la représentation traditionnelle du « Grand Siècle » en âge de l’abstraction universalisante, qui frappait a priori d’illégitimité ce type d’enquêtes, a depuis longtemps été battue en brèche sans que l’investigation de ses dispositifs fantasmatiques en ait été vivifiée – à quelques exceptions près, dont la plus éclairante se rencontre dans les Essais sur l’imaginaire classique de Philippe Sellier en 2003. Certes, l’âge classique est, pour partie, celui du rationalisme cartésien, qui disqualifie l’imagination en la dissociant radicalement de la conception, mais n’y a-t-il pas, pour reprendre le titre de Pierre Cahné, Un autre Descartes ? Malgré l’anathème lancé sur « cette maîtresse d’erreur et de fausseté », Elena Ciocoiu nous donne ici à voir un autre Pascal.
Sa démarche n’est pas moins originale, dans ce paysage critique, que son objet. Nourrie des leçons foisonnantes de G. Bachelard, G. Durand, J.-P. Richard, J. Burgos, Ph. Sellier et J.-J. Wunenburger, elle évite l’écueil de l’application systématique d’une théorie préalable comme celui d’un éclectisme intellectuellement insatisfaisant : le protocole est ferme, qui pose que les images langagières verbalisent des images mentales sous-tendues par des schèmes et groupées en rêveries elles-mêmes susceptibles de s’agréger en constellations. Il s’agit en somme de baliser le trajet qui mène de l’inconscient au conscient de la représentation et de l’écriture – projet à la fois anthropologique et poétique. Nulle rigidité au demeurant : les schèmes sont polyvalents (ainsi le schème de remplissage peut soutenir une rêverie de l’infect aussi bien qu’une rêverie de l’union heureuse) et les images, mobiles (celle de l’infini, par exemple, peut entrer dans une rêverie de plénitude ou, au contraire, de manque). L’entreprise ne vise donc 10pas à inventorier le corpus statique des images pascaliennes, travail déjà effectué par Michel Le Guern, mais à dessiner la dynamique de leurs relations.
Le biais de l’image introduit à un Pascal surpris. Elena Ciocoiu, au travers de l’architecture conceptuelle de l’œuvre, nous découvre un univers incolore, dépouillé de notations sensorielles autres que celles de la vue, grouillant d’un bestiaire minuscule – fourmis, cirons, mouches, vers de terre –, sans axe vertical (au lieu d’arbre, un roseau), sans personnages physiquement individualisés et quasiment sans femmes, hors Cléopâtre et son illustre appendice. Comment l’organiser ? En termes d’imagination matérielle, le feu apparaît dans son ambivalence – destructeur quand il embrase une « terre de malédiction » (fr. 460)1, illuminant et transfigurant dans le Mémorial ; l’air le cède à la terre : le perroquet n’est plus un être d’envol mais une mécanique (fr. 139), tandis que pullulent les miniatures chthoniennes, que le corps « nous aggrave » (fr. 230) et que les hommes pécheurs « lèchent la terre » (fr. 653) ; mais le seul élément qui soit la source d’une rêverie, observe Elena Ciocoiu, est l’eau – une eau non point maternelle mais violente, comme celle qui menace d’engloutir Job2 et dont les images répondent aux schèmes d’écoulement (« Les fleuves de Babylone coulent, et tombent, et entraînent », fr. 748) et d’instabilité (« Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre », fr. 230). Ces éléments matériels se laissent à leur tour subsumer sous les catégories formelles de la symétrie et de la convergence. La symétrie suppose le découpage et instaure une opposition. Que l’univers de Pascal soit tranché, son souci constant d’ordonner et de classifier suffit à le montrer : un schème de séparation le répartit constamment en dyades (nature/grâce, raison/passions, dogmatisme/pyrrhonisme) et triades (les trois ordres, les trois concupiscences, les trois philosophies), catégories aux arêtes elles-mêmes rendues syntaxiquement tranchantes par le ou exclusif et la restriction ne… que. Par là, les écrits de Pascal manifestent des « structures héroïques » qui relèvent sans conteste, pour rester dans la terminologie de G. Durand, du « régime diurne » de l’imaginaire ; par là aussi, ils participent de l’esthétique classique. Ces distinctions prennent régulièrement chez lui la forme de couples 11d’opposition – l’ascension / la chute, le ciel / la terre, l’ange / la bête – selon le schème du combat, traduit par une série d’antithèses, durcies au besoin par la juxtaposition. La dialectique des antagonistes correspond, elle, à des « structures synthétiques » ou « disséminatoires » qui relèvent du « régime nocturne » de l’imaginaire, cependant que par sa tension bipolaire elle participe de l’esthétique baroque. Pascal se situerait ainsi, selon une expression de Philippe Sellier reprise à son compte par Elena Ciocoiu, dans un « site frontière » entre deux régimes de l’imaginaire et deux modèles esthétiques. Mais symétrie dit aussi compensation d’une rêverie par une autre (celle du corps mutilé par celle du corps mystique dans la liasse « Morale chrétienne »), d’un schème par un autre (la labilité des fleuves de Babylone par la solidité des porches de Jérusalem, au fragment 460), complémentarité (l’intérieur et l’extérieur se joignent et se mêlent, aux fragments 767 et 252) et ultimement convergence : en Jésus-Christ, l’union des deux natures permet de croiser rêverie d’abjection et rêverie de purification – les constellations imaginales trouvent en sa personne le centre que l’univers physique avait perdu.
L’ouvrage d’Elena Ciocoiu constitue une nouvelle démonstration, et neuve, de l’unité du corpus pascalien. On savait la cohérence conceptuelle de l’œuvre : elle se double maintenant d’une cohérence imaginale, les mêmes rapports entre les schèmes et entre les rêveries se révélant, à partir du cœur des Pensées, dans les autres écrits. Mais le plus fascinant est que ces deux cohérences n’en font qu’une dans l’écriture pascalienne, qui ne cesse de marier le concret et l’abstrait – « la racine, les branches, les fruits, les principes, les conséquences » (fr. 577) –, au point qu’on se demande si le concept choisit de s’illustrer par l’image à notre nature corrompue ou si l’image ne vient pas secrètement ployer à sa loi la rationalité du système. La question, qui entraînerait sur le terrain de la métaphysique ou de la psychanalyse, est sagement laissée ouverte. Le territoire ici exploré est littéraire, où l’auteur avance avec rigueur et souplesse, conjuguant esprit de géométrie et esprit de finesse dans une sorte de grâce d’autant plus remarquable que le livre, issu d’une thèse soutenue à l’Université Paris-Sorbonne, a été directement écrit en français. Il achève de faire d’Elena Ciocoiu, auteur d’une pléiade d’études qui vont de Molière à Jean Rouaud, et traductrice, entre autres, de Raymond Roussel et 12d’Atiq Rahimi, une ambassadrice de choix des littératures française et francophone en Roumanie.
Gérard Ferreyrolles
Professeur à l’Université Paris-Sorbonne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08000-8
- EAN : 9782406080008
- ISSN : 2491-2530
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08000-8.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/04/2019
- Langue : Français