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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Configurations de l’imaginaire pascalien
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Univers Port-Royal, n° 35
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406080008
  • ISBN : 978-2-406-08000-8
  • ISSN : 2491-2530
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08000-8.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2019
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Le xviie siècle est le parent pauvre des études sur limaginaire, qui se sont principalement portées sur les xixe et xxe siècles, voire sur le Moyen Âge et la Renaissance. Létonnant est que la représentation traditionnelle du « Grand Siècle » en âge de labstraction universalisante, qui frappait a priori dillégitimité ce type denquêtes, a depuis longtemps été battue en brèche sans que linvestigation de ses dispositifs fantasmatiques en ait été vivifiée – à quelques exceptions près, dont la plus éclairante se rencontre dans les Essais sur limaginaire classique de Philippe Sellier en 2003. Certes, lâge classique est, pour partie, celui du rationalisme cartésien, qui disqualifie limagination en la dissociant radicalement de la conception, mais ny a-t-il pas, pour reprendre le titre de Pierre Cahné, Un autre Descartes ? Malgré lanathème lancé sur « cette maîtresse derreur et de fausseté », Elena Ciocoiu nous donne ici à voir un autre Pascal.

Sa démarche nest pas moins originale, dans ce paysage critique, que son objet. Nourrie des leçons foisonnantes de G. Bachelard, G. Durand, J.-P. Richard, J. Burgos, Ph. Sellier et J.-J. Wunenburger, elle évite lécueil de lapplication systématique dune théorie préalable comme celui dun éclectisme intellectuellement insatisfaisant : le protocole est ferme, qui pose que les images langagières verbalisent des images mentales sous-tendues par des schèmes et groupées en rêveries elles-mêmes susceptibles de sagréger en constellations. Il sagit en somme de baliser le trajet qui mène de linconscient au conscient de la représentation et de lécriture – projet à la fois anthropologique et poétique. Nulle rigidité au demeurant : les schèmes sont polyvalents (ainsi le schème de remplissage peut soutenir une rêverie de linfect aussi bien quune rêverie de lunion heureuse) et les images, mobiles (celle de linfini, par exemple, peut entrer dans une rêverie de plénitude ou, au contraire, de manque). Lentreprise ne vise donc 10pas à inventorier le corpus statique des images pascaliennes, travail déjà effectué par Michel Le Guern, mais à dessiner la dynamique de leurs relations.

Le biais de limage introduit à un Pascal surpris. Elena Ciocoiu, au travers de larchitecture conceptuelle de lœuvre, nous découvre un univers incolore, dépouillé de notations sensorielles autres que celles de la vue, grouillant dun bestiaire minuscule – fourmis, cirons, mouches, vers de terre –, sans axe vertical (au lieu darbre, un roseau), sans personnages physiquement individualisés et quasiment sans femmes, hors Cléopâtre et son illustre appendice. Comment lorganiser ? En termes dimagination matérielle, le feu apparaît dans son ambivalence – destructeur quand il embrase une « terre de malédiction » (fr. 460)1, illuminant et transfigurant dans le Mémorial ; lair le cède à la terre : le perroquet nest plus un être denvol mais une mécanique (fr. 139), tandis que pullulent les miniatures chthoniennes, que le corps « nous aggrave » (fr. 230) et que les hommes pécheurs « lèchent la terre » (fr. 653) ; mais le seul élément qui soit la source dune rêverie, observe Elena Ciocoiu, est leau – une eau non point maternelle mais violente, comme celle qui menace dengloutir Job2 et dont les images répondent aux schèmes découlement (« Les fleuves de Babylone coulent, et tombent, et entraînent », fr. 748) et dinstabilité (« Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés dun bout vers lautre », fr. 230). Ces éléments matériels se laissent à leur tour subsumer sous les catégories formelles de la symétrie et de la convergence. La symétrie suppose le découpage et instaure une opposition. Que lunivers de Pascal soit tranché, son souci constant dordonner et de classifier suffit à le montrer : un schème de séparation le répartit constamment en dyades (nature/grâce, raison/passions, dogmatisme/pyrrhonisme) et triades (les trois ordres, les trois concupiscences, les trois philosophies), catégories aux arêtes elles-mêmes rendues syntaxiquement tranchantes par le ou exclusif et la restriction ne… que. Par là, les écrits de Pascal manifestent des « structures héroïques » qui relèvent sans conteste, pour rester dans la terminologie de G. Durand, du « régime diurne » de limaginaire ; par là aussi, ils participent de lesthétique classique. Ces distinctions prennent régulièrement chez lui la forme de couples 11dopposition – lascension / la chute, le ciel / la terre, lange / la bête – selon le schème du combat, traduit par une série dantithèses, durcies au besoin par la juxtaposition. La dialectique des antagonistes correspond, elle, à des « structures synthétiques » ou « disséminatoires » qui relèvent du « régime nocturne » de limaginaire, cependant que par sa tension bipolaire elle participe de lesthétique baroque. Pascal se situerait ainsi, selon une expression de Philippe Sellier reprise à son compte par Elena Ciocoiu, dans un « site frontière » entre deux régimes de limaginaire et deux modèles esthétiques. Mais symétrie dit aussi compensation dune rêverie par une autre (celle du corps mutilé par celle du corps mystique dans la liasse « Morale chrétienne »), dun schème par un autre (la labilité des fleuves de Babylone par la solidité des porches de Jérusalem, au fragment 460), complémentarité (lintérieur et lextérieur se joignent et se mêlent, aux fragments 767 et 252) et ultimement convergence : en Jésus-Christ, lunion des deux natures permet de croiser rêverie dabjection et rêverie de purification – les constellations imaginales trouvent en sa personne le centre que lunivers physique avait perdu.

Louvrage dElena Ciocoiu constitue une nouvelle démonstration, et neuve, de lunité du corpus pascalien. On savait la cohérence conceptuelle de lœuvre : elle se double maintenant dune cohérence imaginale, les mêmes rapports entre les schèmes et entre les rêveries se révélant, à partir du cœur des Pensées, dans les autres écrits. Mais le plus fascinant est que ces deux cohérences nen font quune dans lécriture pascalienne, qui ne cesse de marier le concret et labstrait – « la racine, les branches, les fruits, les principes, les conséquences » (fr. 577) –, au point quon se demande si le concept choisit de sillustrer par limage à notre nature corrompue ou si limage ne vient pas secrètement ployer à sa loi la rationalité du système. La question, qui entraînerait sur le terrain de la métaphysique ou de la psychanalyse, est sagement laissée ouverte. Le territoire ici exploré est littéraire, où lauteur avance avec rigueur et souplesse, conjuguant esprit de géométrie et esprit de finesse dans une sorte de grâce dautant plus remarquable que le livre, issu dune thèse soutenue à lUniversité Paris-Sorbonne, a été directement écrit en français. Il achève de faire dElena Ciocoiu, auteur dune pléiade détudes qui vont de Molière à Jean Rouaud, et traductrice, entre autres, de Raymond Roussel et 12dAtiq Rahimi, une ambassadrice de choix des littératures française et francophone en Roumanie.

Gérard Ferreyrolles

Professeur à lUniversité Paris-Sorbonne

1 Édition Sellier des Pensées.

2 Voir Job 31, 23, cité dans la lettre 5 à Melle de Roannez (5 novembre 1656).