[Introduction de la deuxième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Voyage de Perse à l’âge classique. Lieux rhétoriques et géographiques
- Pages: 87 to 91
- Collection: Reading the Seventeenth Century, n° 59
- Series: Voyages réels et voyages imaginaires, n° 4
S’ils ne se réclament plus de la cosmographie, les géographes de l’âge classique continuent à cartographier le monde en fonction de critères historiques et chronologiques tout autant que mathématiques. Certes les cartes d’Orient produites en France sont peu à peu renouvelées selon les derniers calculs astronomiques, ou copiées à partir d’éditions hollandaises, mais une géographie descriptive, teintée d’histoire et de religion, continue pourtant à être profusément diffusée. En outre, la vogue des récits de voyages, terrestre ou au long cours, fait naître un intérêt grandissant pour les cartes itinéraires, destinées aux lecteurs plus encore qu’aux voyageurs. Ces cartes permettent de retrouver, classés selon la progression du voyageur, les villes importantes et les hauts-lieux orientaux des mémoires collectives européennes. Ce lien entre mémoire historique et géographie, qu’on voit se renforcer au cours du xviie siècle, détermine la vision que les voyageurs ont des lointains, en particulier de l’Orient. En le chargeant d’une histoire antique qu’ils se sont appropriée – comme si l’Antiquité ne pouvait être qu’européenne – et d’une chronologie chrétienne recouvrant l’histoire réelle des lieux, les Européens se sont appropriés ce vaste espace aux frontières indistinctes et mouvantes. Dès lors et pour longtemps, les rapports entre géographie et histoire seront conditionnés par cette lecture occidentale, tels qu’en témoignent encore les propos d’Edme Mentelle à la fin du xviiie siècle :
L’étude de la Géographie ancienne me semble inséparable de la lecture des historiens et même des poètes anciens. Je ne m’arrêterai donc pas à combattre les opinions d’un astronome moderne, qui croit cette connoissance inutile. Elle l’est en effet, si l’on a égard qu’à l’astronomie et aux mathématiques. Mais si l’on veut lire Homère et Diodore, de l’étendue et de la puissance des principaux peuples qui ont figurés dans la haute antiquité ; si l’on veut connoître les intérêts de la Grèce au temps de Thucydide ; s’instruire des conquêtes romaines dans Polybe, Tite Live, Saluste, etc. le peut-on sans Géographie ? Et qu’est-ce que la Géographie dont on a besoin si ce n’est celle qui nous fait connoître ces pays dont il est parlé dans ces auteurs1 ?
Au xvie siècle, les cartes d’Ortelius, en particulier celles du Parergon, offraient précisément à voir, sans distinction, les routes empruntées par 88Abraham, du pays de Canaan à l’Égypte, celles des Argonautes, de la Méditerranée au Pont-Euxin ou encore des campagnes d’Alexandre en Perse. Ajoutées à celles de la géographie descriptive du Theatrum, elles présentaient pour la première fois une lecture comparative des lieux des temps anciens, mythiques ou réels, à ceux des temps contemporains. En d’autres termes et selon Georges Tolias, le Parergon illustre « les fondements de la culture occidentale, du monde antique dans toute son étendue historique : des temps héroïques jusqu’à son unification par la Rome impériale et sa christianisation2 ». Et pour aider les lecteurs à identifier ces mondes temporels superposés, Ortelius ajoutait à son œuvre un dictionnaire des toponymes anciens, le Synonymia locorum, qui inspira les géographies historiques du siècle suivant.
Avec le Parergon, Ortelius crée une nomenclature de la géographie historique qu’on retrouvera dans les ouvrages de Philip Cluwer, Introductio in universam geographicam tam veterem quam novam (1624, traduit en français en 1646), de Philippe Briet, Parallela geographiae veteris et novae (1648-1649), de Pierre Duval, Diverses cartes et tables pour la géographie ancienne et pour la chronologie (1665), ou encore de Nicolas Sanson, Tables de la géographie ancienne et nouvelle, ou Méthode pour s’instruire avec facilité de la géographie (1667). Ce que le xviie siècle comprend dans l’expression « géographie ancienne », qui entretient une réciprocité spatiale avec la « nouvelle », c’est bien sûr la géographie historique des hauts faits survenus mais aussi la géographie biblique, dont le rôle est de montrer les lieux de vie du Christ et surtout ceux des temps immémoriaux de l’Ancien testament.
Depuis l’Antiquité, les géographies et les histoires ont participé à la constitution d’une mémoire du lieu, à laquelle le voyageur classique puise, par tradition et pour le contentement de son public. L’analyse de la topique viatique, inspirée en partie de la rhétorique de Cicéron et de Quintilien, est étudiée dans le cadre des études littéraire3. Au tournant des années 1990-2000, la recherche s’est intéressée à la topique des 89relations de voyages, nouvellement considérées comme des productions appartenant au champ de la littérature tout autant qu’à celui de l’histoire, de la géographie ou encore de l’anthropologie. Cela a permis de mettre à jour des récurrences textuelles des voyages, selon l’époque, les lieux géographiques parcourus et le mode de déplacement choisi4. Ainsi que tous les voyages, celui de Perse a ses lieux spécifiques et incontournables, tel le Caucase, qui éveille des réminiscences sacrées, mythologiques et historiques, et dans une moindre mesure Persépolis, vers laquelle nous nous tournerons à la fin de ce chapitre, capitale de la Perse ancienne qu’on voit alors comme le théâtre d’une victoire hautement symbolique de l’Occident sur l’Orient.
À la croisée des chemins vers l’Empire ottoman, l’Empire de Russie et l’Empire perse, cet espace-frontière, dont la localisation géostratégique a suscité toutes les convoitises, politiques, religieuses et commerciales, s’est très tôt imposé à l’imaginaire collectif comme un haut lieu de mémoire mythique et sacrée. C’est aussi, aux yeux des voyageurs européens, une enclave chrétienne, à l’identité forte, au sein de mondes musulmans. Les voyageurs qui empruntent la voie terrestre pour aller en Perse tiennent en haute estime les provinces de Géorgie et d’Arménie, contrées en résistance, auxquelles ils accordent une attention très particulière.
Comment les esprits de l’âge classique, pétris d’histoire ancienne, auraient-il pu traverser le grand théâtre caucasien sans évoquer les scènes de certains des plus importants mythes fondateurs grecs – on y situe en effet les aventures de Prométhée, Hercule, Jason, Médée et des 90Amazones, et chrétiens, puisqu’on associe souvent par ailleurs au Caucase le paradis terrestre et le point d’origine du peuplement de la terre par les fils de Noé ? Ajoutons à cela quelques campagnes militaires qui ont marqué les esprits : la traversée de l’Arménie par ceux qu’on appellera les « Dix Mille » mercenaires grecs de Cyrus le Jeune, poursuivis par son frère Artaxerxès II, puis, un siècle plus tard, l’occupation par l’armée d’Alexandre des contreforts caucasiens, qui lui serviront de base arrière militaire. C’est une autre conquête militaire qui vient à l’esprit lorsqu’on pense à Persépolis, celle d’Alexandre sur Darius III, qui marque la fin de l’Empire achéménide. Les historiens et les géographes de l’Antiquité et de la Renaissance n’ont cessé de rappeler ces hauts faits si bien que pour le lectorat érudit de l’époque classique, qui a lu Plutarque, Diodore de Sicile ou Quinte-Curce, l’incendie du palais de Persépolis est un morceau bien connu de l’histoire d’Alexandre ; quant à l’espace géographique qui relie la mer Noire à la mer Caspienne, région fort lointaine certes, il fut si souvent décrit qu’il leur semble, à tort, familier.
Il n’y eut pas, en France, de relation spécifiquement consacrée au Caucase avant celle qu’Alexandre Dumas publia du 16 avril au 15 mai 1859, dans le Journal de voyages et romans paraissant tous les jours5. Les récits précédents sur cette région, accessibles à tous les curieux, étaient insérés dans des relations orientales ou septentrionales plus longues, comprenant généralement une description de la Tartarie, de la Turquie ou de la Perse. D’autres écrits, plus confidentiels, circulaient dans les congrégations religieuses : il s’agissait de rapports sur les évêchés de Géorgie ou d’Arménie, rédigés par les missionnaires catholiques et orthodoxes qui avaient été envoyés dans cette enclave chrétienne cernée de musulmans. Au xviie siècle, tous les voyageurs européens qui se rendent en Chine, en Perse ou aux Indes par voie terrestre, consacrent à cette zone géographique, identifiée sous les noms de ses provinces – Arménie, Géorgie, Colchide et Mingrélie –, une partie conséquente de leur relation. Un simple relevé des pages sur chaque région, proportionnellement au temps réellement passé sur les lieux, montre combien à l’âge classique cet espace est estimé des voyageurs ou de ceux qui rédigent leur récit de 91voyage. Si ces descriptions, comme les cartes qui les accompagnent, se font plus précises au cours du temps, dénonçant même souvent l’écart existant entre le Caucase livresque et le Caucase vécu, il n’en demeure pas moins que le récit répond encore à des contraintes textuelles et rhétoriques qui distordent le réel, tout autant que la carte géographique. Le récit viatique est comme une maille serrée d’expériences mêlées à des réminiscences littéraires, historiques et géographiques, affichant alternativement les figures rhétoriques de l’ornatus et de l’auctoritas. La répétition des prédécesseurs par les successeurs est une des pratiques immémoriales du voyage relaté. On ne s’étonne donc pas de voir les relations du Caucase truffées de références aux ouvrages de cinq grands auteurs de l’Antiquité ayant décrit ces régions de l’Asie septentrionale. En ordre d’importance, il s’agit d’abord des œuvres respectives de Strabon et d’Hérodote, la Géographie et les Histoires, qui décrivent amplement le Pont-Euxin, et les régions et les peuples situés entre cette mer et la Caspienne ; puis de trois œuvres militaires, l’Anabase de Xénophon, particulièrement la traversée hivernale de l’Arménie par les Dix Mille, l’Histoire d’Alexandre le Grand de Quinte-Curce et sur le même sujet l’Anabase d’Arrien. Moins fréquemment citée, la Vie d’Apollonios de Tyane, le philosophe voyageur qui les aurait précédés sur cette route au ier siècle de notre ère et l’Histoire naturelle de Pline. Enfin, on cite souvent aussi l’Ancien testament car on veut voir dans l’exceptionnelle topographie du Caucase les traces d’une histoire plus ancienne encore que toutes les autres, celle des origines.
1 Edme Mentelle, op. cit., t. I, p. 13.
2 Georges Tolias, « Glose, contemplation, et méditation : histoire éditoriale et fonctions du Parergon d’Abraham Ortelius (1579-1624) », éd. Frank Lestrigant, Les méditations cosmographiques à la Renaissance, Cahiers L. V. Saulnier 26, Paris, PUPS, 2009, p. 165.
3 Pour n’en citer que quelques-uns, Georges Molinié et Michèle Aquien, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Les usuels de poches, 1992 ; Marc Fumaroli, Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne : 1450-1950, Paris, PUF, 1999 ; Chaïm Perelman, L’Empire rhétorique, Paris, Vrin, 1997. Ces travaux comme tant d’autres sur le sujet ont une dette envers Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin (« Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, 1948 »), J. Bréjoux trad, Paris, PUF, 1956.
4 Nous renvoyons ici aux thèses de Sophie Linon-Chipon, Le genre de la relation de voyage française sur la route maritime des épices : des origines à 1722, Paris IV, 1993 ; Marie-Christine Gomez-Géraud, Le crépuscule du grand voyage : les récits des pèlerins a Jerusalem (1458-1612), Paris X, 1999 ; Frédéric Tinguely, L’Écriture du Levant, Enquête sur les voyageurs français dans l’Empire de Soliman le Magnifique, Université de Genève, 1999 et Sylvie Requemora, Littérature et voyage au xviie siècle, Aix-Marseille, 2000. J’ai moi-même participé à ce débroussaillement de la topique viatique, avec Géographie et rhétorique dans les récits de voyages en Orient à l’époque classique, François Moureau et Éric Méchoulan dir., Université de Paris IV-Université de Montréal, 2002. Il faut aussi citer Normand Doiron, L’art de voyager, op. cit., dont une partie est consacrée à la topique viatique ; Friedrich Wolfzettel, Le discours du voyageur. Le récit de voyage en France, du Moyen Âge au xviiie siècle, Paris, PUF, 1996 et plus récemment Marie-Christine Pioffet dir., Écrire des récits de voyage (xvie-xviiie siècles) : esquisse d’une poétique en gestation, Toronto, Les Presses de l’Université Laval, 2008 ; Grégoire Holtz et Vincent Masse, dir., « La littérature des voyages », Arborescences, 2, mai, 2012.
5 L’édition de librairie fut éditée peu après : Alexandre Dumas, Le Caucase, nouvelles impressions de voyage, Bruxelles, Jules Hetzel, 1859. Le Journal des Sçavans avait certes consacré de nombreux articles sur cette région mais dans une perspective historique ou scientifique plutôt que viatique.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09390-9
- EAN: 9782406093909
- ISSN: 2257-915X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09390-9.p.0087
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-23-2020
- Language: French