Préface
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Le Troisième Sexe des avant-gardes
- Author: Maraini (Dacia)
- Pages: 7 to 10
- Collection: Encounters, n° 170
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Préface
La suspicion a toujours pesé sur les mots des femmes. Souvent considérée mystérieuse, la pensée féminine n’a jamais été réputée digne de confiance. Les revendications des femmes, au bas mot, sont apparues comme d’intolérables et absurdes prétentions. Ce sont les grands Pères de l’Église qui nous l’ont dit ; ce sont les éducateurs qui n’ont eu de cesse de nous le répéter, ce sont aussi les philosophes et avec eux les enseignants, les médecins, les psychologues, les savants de tous les temps qui nous l’ont suggéré.
Et voici, grâce à l’initiative de deux courageuses spécialistes, Franca Bruera et Cathy Margaillan, un recueil de témoignages de femmes qui prouve à la fois combien profonde, enracinée et traditionnelle a été la méfiance à l’égard de la créativité féminine et combien tout a été mis en œuvre pour la réduire au silence. Au cours de leur vie, ces femmes ont sans cesse été évincées ; et si cela s’est avéré impossible de leur vivant à cause de l’admiration qu’elles suscitaient, cela s’est produit après leur mort. Il suffit de penser au destin d’Artemisia Gentileschi, ou à celui d’Emily Dickinson ou de Camille Claudel, qui ont reçu de la compassion pour leurs vies difficiles, parfois appréciées au cours de leurs vies, et pourtant oubliées dès qu’elles ont quitté ce monde. Ce n’est qu’après le grand mouvement des années soixante-dix qui a amené une revalorisation de la créativité féminine qu’elles sont sorties de l’ombre, des méandres de l’oubli et qu’elles ont été reconnues, même si ce n’est qu’en partie, pour la valeur de leur grand talent original. Mais il ne s’agit là que de la partie émergée de l’iceberg dont le bloc le plus gros gît encore dans les eaux profondes de l’oubli d’une histoire profondément androcentrique.
En ce qui me concerne, je travaille depuis des années sur l’oubli voulu, poursuivi, imposé par les siècles à la créativité féminine. Au cours de mes recherches, je suis tombée sur tant de voix silencieuses et condamnées au silence, sur tant d’écrits conservés au fond des tiroirs qui n’avaient pas eu les moyens de se faire connaître. À ce propos, tout 8à fait emblématique apparaît le destin des auteures mystiques et des pages qu’elles ont écrites. Je fais allusion à une ablation qui commence en 1200 et qui ne cesse de se poursuivre au cours des siècles jusqu’à nos jours. Et aujourd’hui encore, on ne connaît qu’à peine les réflexions, les récits, les invocations, les descriptions des mystiques, des témoignages gardés secrets intentionnellement dans les huches des couvents car ils étaient considérés trop hors normes, trop explicites et trop sensuels pour être publiés.
C’est avec plaisir que je retrouve dans ce livre le regard attentif et affectueux que quelques femmes spécialistes adressent au travail oublié, effacé d’autres femmes. Un regard qui sait découvrir et valoriser – malgré les interdictions, les doutes, les difficultés historiques – ces beautés qui nous aident à prendre conscience d’une profonde injustice de genre. Cette injustice qui fait dire à celui qui demande où sont les femmes artistes : « Où voulez-vous qu’elles soient ? Elles n’ont jamais existé ! Trouvez-moi une femme Michel-Ange, une femme Raphaël et je saurai vous dire où elles sont… ». C’est là le lieu commun le plus répandu. En oubliant que trop souvent les femmes étaient tenues dans l’ignorance, privées souvent des moyens et des instruments des professions, cataloguées comme des folles ou des damnées lorsqu’elles osaient s’exprimer en personne.
Des spécialistes, des femmes – parmi lesquelles deux hommes (bienvenus !) – nous racontent dans ce livre les vies et les œuvres d’une douzaine de femmes qui ont fait beaucoup pour leurs filles et leurs petites-filles, c’est-à-dire pour nous, en allant courageusement à contre-courant, en lançant un défi à leur crédibilité, à la dérision et au découragement, pour raconter des histoires, peindre des tableaux, réfléchir sur le bien et le mal, inventer de nouvelles formes, de nouvelles musiques, de nouveaux instruments pour décrire la réalité.
Souvent ces femmes ont eu à leur côté des hommes célèbres : des pères, des maris, des compagnons. Et ces derniers – il faut le reconnaître – ne les ont pas découragées, bien au contraire, comme dans le cas de Rodin avec Camille Claudel, ils les ont souvent soutenues généreusement en les aidant financièrement à poursuivre leur formation. Ils ont cru en leur talent. Mais les discriminations historiques ont été plus fortes que leur confiance. Et une fois les deux décédés, seul lui, l’artiste homme, demeure dans la mémoire historique du temps ; alors qu’elle, la femme, retombe aux oubliettes.
9C’est ce qui s’est produit pour l’anglaise Dorothy Shakespear, fille d’une romancière elle aussi ignorée ; peintre au caractère affirmé, elle a pris part au mouvement vorticiste. Elle a peint avec passion et sagesse. Femme d’Ezra Pound, c’est ainsi qu’elle a été figée dans l’histoire qui a oublié son autonomie, ses capacités artistiques et son intelligence.
C’est ce qui s’est produit pour la française Germaine Albert-Birot, qui a fait partie de l’avant-garde musicale de son temps. Elle a composé des musiques originales, parmi lesquelles celles pour le texte théâtral Les Mamelles de Tirésias de son ami Apollinaire.
C’est ce qui s’est produit pour la grecque Gisèle Prassinos. Qu’on rappelle parfois comme l’amie de Max Ernst ou de Dalí, mais jamais pour les œuvres de son art du métissage, combinaison hardie d’autobiographie, de contes, d’observations philosophiques. Personne ne rappelle le bonheur de son écriture automatique, qui avait charmé ses mêmes compagnons d’aventure artistique.
C’est ce qui s’est produit pour l’allemande Mascha Kaleko. Une Juive de talent dans le Berlin des années Trente. Ce n’est pas un hasard si sa première publication remonte à 1933, l’annus terribilis. Son originalité consistait à s’opposer au Nazisme, non par la politique ou l’idéologie, mais par la description minutieuse de la vie de tous les jours, avec son fardeau d’humanité déchirante.
C’est ce qui s’est produit pour les espagnoles María Lejárraga, Costancia de la Mora, Teresa León, écrivaines et poétesses qui ont non seulement composé, peint, écrit des poèmes et des romans, mais qui ont aussi fondé des revues et des écoles. La seule à avoir joui d’une maigre reconnaissance a été María Zambrano, fuyant sans cesse les persécutions policières, malade de phtisie, grande innovatrice de la pensée philosophique.
C’est ce qui s’est produit pour la belge Marie Closset, mieux connue comme Jean Dominique, fille d’ouvriers, très pauvre, et pourtant tellement sensible aux nouvelles formes d’expression et fort désireuse d’apprendre. Son principe selon lequel la poésie est l’art d’écrire et de vivre témoigne de son dévouement et du courage avec lequel elle a affronté la vie difficile de l’artiste dans des années qui ont cultivé le mépris des femmes et des arts.
C’est ce qui s’est produit pour la russe Roch Grey, peintre et écrivain de talent, qui a tenu à Paris un salon fréquenté par de grands talents de la peinture française comme Matisse et Picasso. Elle est connue pour 10ses rapports sentimentaux avec Ardengo Soffici, mais on ne connaît que peu ou rien de ses compositions artistiques.
C’est ce qui s’est produit pour l’italienne Benedetta Cappa Marinetti. Une femme peintre de grand talent et à la main ferme. Bien qu’elle ait participé à la rédaction du Manifeste de l’Aéropeinture futuriste en 1929 et qu’elle ait été la seule femme à avoir participé à cinq éditions (1926, 1930, 1932, 1934 e 1936) de la Biennale de Venise, l’histoire l’a injustement effacée de sa mémoire.
C’est ce qui s’est produit pour la française d’origine roumaine Céline Arnauld. À l’ombre de son mari Paul Dermée, elle a fait tout son possible pour imprimer un nouvel élan à l’écriture, dès la fondation de sa revue Projecteur, jusqu’à la publication de manifestes et de textes traduisant la découverte de la poésie qui germe dans la vie profonde de chacun de nous et qu’elle a défini Projectivisme.
C’est ce qui s’est produit pour la russe Elena Gouro, poétesse du monde en couleurs et de la tendresse maternelle ; et encore pour l’italienne Enif Robert et pour la française Valentine de Saint-Point qui, bien que sous des formes différentes, ont toutes les deux contribué au succès de Marinetti et à la diffusion de sa renommée.
À ce point il serait nécessaire de se demander comment se met en place, s’élabore et se décide la mémoire historique. Il y a ceux qui pensent que l’histoire se fait d’elle-même, au fil des évènements qui se suivent et qui finissent par réaliser un dessein reconnaissable. Mais ceux qui ont fouillé dans les archives savent que les choses ne se déroulent pas ainsi. L’histoire est élaborée et racontée par les vainqueurs, aussi bien dans le domaine militaire que dans celui de la culture, de la religion, des arts, etc. Et les femmes ont été toujours du côté des vaincus. Voilà pourquoi leurs œuvres sont invisibles et soigneusement effacées.
Si les femmes portent un intérêt à leurs racines et à la mémoire de genre – dont quelqu’un nie l’existence mais qui existe et pour cause –, il serait opportun, dans le sillage des courageuses spécialistes qui ont organisé ce volume, qu’elles aillent fouiller dans les archives (celles qui n’ont pas été détruites) car elles y trouveront des trésors que nul n’imagine.
Dacia Maraini
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-406-05721-5
- EAN: 9782406057215
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05721-5.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-01-2017
- Language: French