Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Tragique et le Féminin. Essai sur la poétique française de la tragédie (1553-1663)
- Auteur : Doiron (Normand)
- Pages : 9 à 11
- Collection : Lire le xviie siècle, n° 36
- Série : Théâtre, n° 4
PRÉFACE
Nous trouvons d’abord dans ce livre, c’en est l’aspect très érudit, une étude comparative des nombreuses Médée, des Cléopâtre, des Sophonisbe et des Didon qui donnent leur sujet et souvent leur titre à des tragédies écrites entre 1550 et 1660. Ces femmes, dont l’ubiquité soulève déjà maintes questions, sont rapprochées d’une foule d’autres figures féminines du théâtre contemporain. Nous sommes sur le terrain des humanistes, de leur esthétique de la variation, de leur goût des parallèles, des similitudes et des discordances dont les subtilités sont savamment respectées. La méthode et les précautions qui servent ici à confronter la Sophonisbe de Montchrestien à celle de Mairet serviraient tout aussi bien à confronter la Bérénice de Corneille à celle de Racine : on ne trouvera pas ici la reine de Palestine (la chronologie l’exclut d’emblée), mais elle est entraînée, avec beaucoup d’autres reines, dans la ronde de l’imitation.
Cette galerie de figures récurrentes du théâtre tragique des xvie-xviie siècles, ainsi que le panorama plus vaste des femmes lamentables, n’illustre cependant que le vestibule. C’est au moment où le lecteur se sent transpercé par la douleur de tant de tragiques destins, au moment où il ne peut plus supporter que le regardent tous ces yeux bouffis par les larmes, au moment où l’appellent toutes ces bouches tordues par les plaintes, qu’apparaît, dans une parfaite clarté, qui est celle même de la composition de cet ouvrage, le véritable édifice d’une réflexion étonnamment originale.
La tragédie est une femme, ou du moins, à la lumière de la poétique, elle en possède la forme. La tragédie, en tant que femme : affirmation qui n’a rien de dogmatique. Ce pourrait être en tant qu’homme (Dionysos d’ailleurs reprend à la fin ses droits), sauf que ce n’est pas lui qu’on regarde ici, mais les délirantes officiantes.
C’est d’abord que la représentation est imitation, soit l’Autre du réel. C’est ensuite que la parole féminine est l’Autre du langage, elle s’assimile au cri, elle retrouve le lien magique du mot et du monde,
lien qui tient non pas au sens, mais au chant. C’est encore en tant que l’Autre de l’être, que la femme possède le prestige des apparences. Enfin, elle est admirable comme le sont les merveilles et les monstres, en tant qu’exception.
Dans la première partie, consacrée à l’esthétique, l’auteur remonte jusqu’aux origines de la tragédie humaniste. Sur la scène, il trouve la magicienne avec ses enchantements, sa fureur et son effrayante grandeur. Dans le monde, il trouve la sorcière brûlant sur le bûcher. La femme dont se réclame ouvertement Cléopâtre, première tragédie jouée en France, la femme comme étrangère, comme double factice, comme source du mal, c’est Médée, toujours prête à se révéler sous le masque des autres femmes. Médée, première tragédie publiée en France, et que je regarde comme la matrice d’où sortiront tous les maux, tous les maléfices et toutes les malédictions des tragédies futures. La tragédie moderne, qui naît avec la magie meurtrière de Médée, se ramène au surgissement du féminin qui engendra et continuera d’engendrer tous les malheurs. Ève et Médée sont les deux noms d’une seule et même maladie que propage un même ventre insatiable. La contagion dont parle Vincent Dupuis, il le dit lui-même, c’est la peste, que même Antonin Artaud, aidé pourtant de la folie la plus pure, n’a pas su comme Médée parfaitement transformer en spectacle.
La deuxième et la troisième partie, consacrée à l’éthique, puis à la politique, s’attachent aux vertus des personnages féminins et dégagent les préceptes poétiques qui leur correspondent. Mais la tragédie, naissant dans le vice, n’est pas rachetée pour autant, le mal continue dans les profondeurs de corrompre la scène, suscitant des querelles morales auxquelles le théâtre n’échappera jamais. De sorte que dépeignant « la piété féminine », l’auteur n’oublie pas les bouches naguère encore écumantes de rage ; de sorte que décrivant « la femme constante », il se souvient du cosmos bouleversé par les imprécations d’une barbare ; et que, décrivant « la femme pudique », on dirait qu’il voit encore le gouffre qu’ouvrait la répudiée. Grand connaisseur du théâtre d’Alexandre Hardy, il sait bien que les règles et la politesse n’ont pas suffi à purifier complètement le théâtre. Il sait qu’Alcandre loue les bienfaits de l’illusion, alors que la magicienne finit à peine de préparer ses poisons.
Il n’est pas aveuglé, comme les héros tragiques, sur les crimes commis par les femmes qu’il célèbre. Il discerne encore le monstre que d’un
commun accord tous les partisans de Richelieu ont caché au fond du labyrinthe. Il nous fait voir en creux la forme maudite dans le sein même du théâtre rénové. Il tend l’oreille, et nous fait entendre, sous les honnêtes conversations les recouvrant, les cris de l’animal de Colchos, qui menacent à tout moment de résonner à nouveau. Les Pères, Tertullien, Augustin, les jansénistes dont il rappelle les arguments, enfin les adversaires du théâtre, fût-il respectueux des bienséances, ne furent pas dupes. Faute de la voir, ils sentirent la présence de la bête, affirmèrent sans relâche le péril qu’elle représente pour les adeptes du spectacle.
Contrairement à Antoine ensorcelé par Cléopâtre, Vincent Dupuis ne tombe pas entièrement sous le charme de la magicienne. La preuve en est qu’il commente, en guise d’épilogue, les Bacchantes d’Euripide et qu’il exhibe, à la demande de Dionysos, la tête de Penthée que coupa la mère même de ce roi.
Il est prudent. Il conserve, même fasciné, une lucidité qui lui fait craindre encore la tragédie et le pitoyable sort des femmes pourchassées. Il sait que, la magicienne renaissant de ses cendres, le danger reste présent qu’on rallume les bûchers. Il demeure vigilant, afin que la petite Béatrice n’ait pas à subir ce que souffrirent d’abord les enfants de Médée, ce qu’ensuite tant de femmes anonymes ont souffert.
Normand Doiron
Université McGill
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-5983-2
- EAN : 9782812459832
- ISSN : 2257-915X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5983-2.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/05/2016
- Langue : Français