[Introduction à la troisième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: « Le Sentier de l’exemple ». Morales des histoires tragiques (1559-1630)
- Pages: 413 to 415
- Collection: Reading the Seventeenth Century, n° 82
- Series: Romans, contes et nouvelles, n° 13
Après avoir replacé l’exemplarité de l’histoire tragique dans l’histoire de l’exemple et après l’avoir examinée sous l’angle générique – l’histoire comme modèle du récit exemplaire et la tragédie comme recherche d’une représentation au vif et dramatique de la morale –, cette troisième et dernière partie visera à aborder la question de l’exemplarité dans les histoires tragiques d’un point de vue rhétorique et éthique. L’exemplaire renvoie à la fois à un fonctionnement rhétorico-logique (induction, preuve ou illustration) et à une visée morale (inculquer un savoir moral ou modeler un comportement éthique). Ces deux aspects sont inséparables : la rhétorique exemplaire est au service d’une morale et la morale passe par l’exemple.
Il s’agira de porter notre attention sur la pluralité des usages de l’exemplarité traditionnelle et sur les réaménagements qu’en proposent les histoires tragiques. L’exemple se décline en plusieurs types : exemple didactique, délibératif, ornemental, judiciaire, probatoire. À ces divisions, il nous semble nécessaire d’ajouter quelques distinctions qui vaudront pour l’ensemble de la partie. Il faut différencier les récits comme exemples (exemples macrostructuraux) des exemples dans le récit (exemples microstructuraux). S’ils obéissent généralement au même type de logique (preuve et illustration), leur taille respective les prédispose à des emplois différents : la fonction ornementale est ainsi plus adaptée à l’exemple microstructural, quand la visée modélisante s’accommode mieux de l’étendue de l’exemple macrostructural. Enfin, on prendra garde à ne pas confondre morale et moralité. La moralité n’épuise pas la morale d’un récit. La morale du texte se veut la somme des diverses réflexions morales de la nouvelle (exprimées dans le sommaire, la moralité, les discours des personnages) qui peuvent converger tout comme se contredire.
Si les outils rhétoriques sont suffisants pour rendre compte des exemples ponctuels, il semble, quand on analyse le récit pris en son entier, qu’il faille les compléter par une approche narrativiste (plutôt que narratologique1). La narration exemplaire répond certes à des exi414gences rhétoriques évidentes puisqu’elle vise à persuader le lecteur afin de le gagner à une cause. Cependant, le récit excède cette simple portée persuasive pour devenir l’instrument d’une pragmatique éthique. Les théories narrativistes peuvent aider à formaliser cet apport. Nous entendons par narrativisme, dans un sens large, la théorie qui considère le récit comme le lieu de l’éthique parce que l’éthique relèverait fondamentalement d’une narration2.
Les travaux de Paul Ricœur sont évidemment centraux sur le sujet. Dans la perspective qui nous occupe, il s’agira moins de solliciter le concept d’« identité narrative » (qui permet au sujet, « ipse » et non plus « idem », de se saisir dans le changement) que de mettre en avant les pouvoirs d’exemplification du récit (et de l’histoire en particulier) qui permettent de reconfigurer l’expérience du passé pour lui donner un sens. Le récit permet un échange d’expériences3 grâce auquel le lecteur peut exercer son sens éthique :
Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal. Transvaluer, voire dévaluer, c’est encore évaluer. Le jugement moral 415n’est pas aboli, il est plutôt soumis aux variations imaginatives propres à la fiction4.
Le cas immoral, celui qu’on dévalue, dispose également d’une capacité éthique. À la différence des exemples de récits pris par Ricœur (souvent empruntés au roman moderne qui suspend les injonctions modélisantes), le narrativisme des histoires tragiques vise un effet d’entraînement du lecteur qui passe par l’exemplarité des modèles.
La conception, post-moderne, du récit comme lieu de l’éthique entretient quelques liens avec les expressions anti-spéculatives de la morale à la Renaissance. Si la morale spéculative n’est pas tout à fait délaissée – comme l’attestent certains sommaires de Belleforest ou développements d’Yver –, la morale de l’histoire tragique est avant tout portée et développée par un récit : l’acte éthique, dans les histoires tragiques, est indissociable de la perspective psychologique dans lequel il s’insère. Or, seul le récit peut prendre en charge ce for interne : la morale psychologique – au sens où la psychologie est l’arrière fond sur lequel l’acte prend son sens définitif – appelle un narrativisme.
1 Si nous empruntons des concepts à la narratologie, les structures de récit ne seront pas pour autant l’angle d’approche de notre analyse, d’une part parce que S. Poli et L. Sozzi ont déjà largement déblayé la question (voir S. Poli, Histoire(s) tragique(s). Anthologie/Typologie d’un genre littéraire, op. cit. et L. Sozzi, L’“histoire tragique” nella seconda metà del Cinquecento francese, op. cit.). D’autre part car l’idée de structure, très large, s’adapte mal à la variété des dispositifs exemplaires. Nous ne prétendons pas non plus reconstituer des structures de recueil à l’image de ce que M. Bideaux avait fait dans sa thèse sur Marguerite de Navarre, Bonaventure des Périers, Noël du Fail (Recherches sur la structure du récit et du recueil chez les conteurs français du xvie siècle, op. cit.). En appliquant la notion de structure aux recueils d’histoires tragiques, on est conduit aux mêmes apories rencontrées par Bideaux au sujet de Du Fail dont les Contes d’Eutrapel n’ont pas l’homogénéité du recueil de Marguerite de Navarre, ni même celui de Des Périers, pour soutenir une analyse structurale satisfaisante. Selon M. Bideaux la faiblesse de la structure chez Du Fail dérive de l’absorption de la narration dans le commentaire (ibid., p. 835).
2 Le narrativisme est en réalité une théorie littéraire loin d’être unifiée. Pour un aperçu des différentes conceptions qui le sous-tendent, on peut consulter A. Gefen, « L’éthique est-elle un récit ? le récit est-il une éthique ? retour sur la querelle du “narrativisme” », Fabula / Les colloques, Les moralistes modernes, [en ligne], http://www.fabula.org/colloques/document1352.php, consulté le 05/09/2016. À la suite de Gloria Orrigi, le critique distingue le narrativisme de Ricœur « pour qui la narration est la façon la plus élémentaire de connaître et d’expliquer le monde », celui de Daniel Dennett pour qui le Moi est construit sur une strate de récits et un narrativisme plus radical pour lequel on ne peut faire d’expérience morale de soi qu’en passant par une narration de son existence.
3 C’est une idée que Ricœur reprend clairement à Walter Benjamin, qui l’avait développée dans son célèbre article « Le conteur », art. cité.
4 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 194.
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- ISBN: 978-2-406-15111-1
- EAN: 9782406151111
- ISSN: 2257-915X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15111-1.p.0413
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-11-2023
- Language: French