[Introduction de la première partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Roman et les Échanges au xviiie siècle. Pertes et profits dans la fiction des Lumières
- Pages: 33 to 34
- Collection: Enlightenment Europe, n° 63
Le point commun des textes étudiés dans les chapitres suivants n’est ni générique, ni thématique. S’ils présentent une hétérogénéité de genre, de visée, de poids dans l’histoire littéraire et l’histoire des idées, ils ont en commun cependant de faire entendre un discours critique à l’égard de ce qu’ils considèrent comme un dysfonctionnement des échanges. Boisguilbert écrit au plus fort de la crise de la fin du règne, témoin des conséquences désastreuses des mauvaises récoltes et des effets de la fiscalité écrasante et injuste sur la partie la plus pauvre de la population. Gatien de Courtilz de Sandras écrit également dans cette période sombre, marquée par les difficultés financières et économiques du royaume et par une transition vers un autre cycle économique. Montesquieu écrit ses Lettres persanes à la toute fin de cette période instable, l’épisode du Système de Law et sa chute marquant la sortie d’un moment critique et le début d’un essor économique, marqué par un développement des échanges et du commerce. Cette première période, sombre et trouble qui précède l’essor économique marquant le début des années 1730, correspond à des textes qui cherchent une voix pour dénoncer les déséquilibres et les dysfonctionnements des échanges.
Le premier chapitre porte sur un texte qui ne relève pas de la fiction romanesque, puisqu’il s’agit d’un texte d’idée lancé par l’écrivain janséniste comme un cri d’alarme devant le gâchis généré par la mauvaise organisation économique et surtout fiscale de l’Ancien Régime. Appelant de ses vœux une simplification et une justice fiscales revendiquées en parallèle par Vauban, Boisguilbert fait entendre une version économique du jusnaturalisme qui dénonce les pertes inutiles et la misère qui menacent l’harmonie de la société. En soulignant l’absurdité de l’intérêt égoïste, il montre les points aveugles du principe de l’harmonisation des intérêts divergents et il le fait en usant d’effets de voix que l’on retrouvera dans les romans. Les chapitres 2 et 3 seront consacrés à deux auteurs de très inégales importance et fortune : Courtilz de Sandras, « homme invisible » des lettres ayant produit des pseudo-mémoires et Montesquieu. Dans le corpus constitué par les pseudo-mémoires écrits par Courtilz, nous examinerons un seul texte, qui fait entendre la voix 34d’un individu se confondant exactement avec ses calculs rationnels et la recherche exclusive de son profit et de son intérêt. Les Mémoires de M. le marquis de Montbrun constituent dans notre perspective une expérience romanesque inédite : donner à entendre la voix amorale d’un pur calculateur et le proposer au lecteur comme guide narratif et foyer d’une conscience sans conscience morale. Enfin, les Lettres persanes sont le seul roman écrit par Montesquieu1 : le premier grand roman épistolaire polyphonique sera examiné sous l’angle du déséquilibre des échanges et du dédommagement qui sont des thèmes obsédants des échanges épistolaires entre les voyageurs persans et leurs correspondants.
1 Même si l’appartenance de ce texte au genre romanesque ne va pas de soi. Ce n’est qu’en 1758 dans les « Quelques réflexions sur les Lettres persanes » que Montesquieu désigne le recueil comme « une espèce de roman ».