Aller au contenu

Classiques Garnier

[Introduction de la première partie]

33

Le point commun des textes étudiés dans les chapitres suivants nest ni générique, ni thématique. Sils présentent une hétérogénéité de genre, de visée, de poids dans lhistoire littéraire et lhistoire des idées, ils ont en commun cependant de faire entendre un discours critique à légard de ce quils considèrent comme un dysfonctionnement des échanges. Boisguilbert écrit au plus fort de la crise de la fin du règne, témoin des conséquences désastreuses des mauvaises récoltes et des effets de la fiscalité écrasante et injuste sur la partie la plus pauvre de la population. Gatien de Courtilz de Sandras écrit également dans cette période sombre, marquée par les difficultés financières et économiques du royaume et par une transition vers un autre cycle économique. Montesquieu écrit ses Lettres persanes à la toute fin de cette période instable, lépisode du Système de Law et sa chute marquant la sortie dun moment critique et le début dun essor économique, marqué par un développement des échanges et du commerce. Cette première période, sombre et trouble qui précède lessor économique marquant le début des années 1730, correspond à des textes qui cherchent une voix pour dénoncer les déséquilibres et les dysfonctionnements des échanges.

Le premier chapitre porte sur un texte qui ne relève pas de la fiction romanesque, puisquil sagit dun texte didée lancé par lécrivain janséniste comme un cri dalarme devant le gâchis généré par la mauvaise organisation économique et surtout fiscale de lAncien Régime. Appelant de ses vœux une simplification et une justice fiscales revendiquées en parallèle par Vauban, Boisguilbert fait entendre une version économique du jusnaturalisme qui dénonce les pertes inutiles et la misère qui menacent lharmonie de la société. En soulignant labsurdité de lintérêt égoïste, il montre les points aveugles du principe de lharmonisation des intérêts divergents et il le fait en usant deffets de voix que lon retrouvera dans les romans. Les chapitres 2 et 3 seront consacrés à deux auteurs de très inégales importance et fortune : Courtilz de Sandras, « homme invisible » des lettres ayant produit des pseudo-mémoires et Montesquieu. Dans le corpus constitué par les pseudo-mémoires écrits par Courtilz, nous examinerons un seul texte, qui fait entendre la voix 34dun individu se confondant exactement avec ses calculs rationnels et la recherche exclusive de son profit et de son intérêt. Les Mémoires de M. le marquis de Montbrun constituent dans notre perspective une expérience romanesque inédite : donner à entendre la voix amorale dun pur calculateur et le proposer au lecteur comme guide narratif et foyer dune conscience sans conscience morale. Enfin, les Lettres persanes sont le seul roman écrit par Montesquieu1 : le premier grand roman épistolaire polyphonique sera examiné sous langle du déséquilibre des échanges et du dédommagement qui sont des thèmes obsédants des échanges épistolaires entre les voyageurs persans et leurs correspondants.

1 Même si lappartenance de ce texte au genre romanesque ne va pas de soi. Ce nest quen 1758 dans les « Quelques réflexions sur les Lettres persanes » que Montesquieu désigne le recueil comme « une espèce de roman ».