Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Le Roman au temps d’Henri IV et de Marie de Médicis
- Auteur : Greiner (Frank)
- Pages : 7 à 16
- Collection : Lire le xviie siècle, n° 40
- Série : Romans, contes et nouvelles, n° 4
Article de collectif : 1/21 Suivant
Préface
Grâce d’abord aux études pionnières consacrées au roman du xviie siècle par G. Reynier ou M. Magendie, puis surtout à partir des années 1970 après la publication de nombreuses éditions critiques appuyée par le remarquable travail bibliographique de Maurice Lever, notre regard sur ce genre a certainement changé. On sait depuis longtemps qu’il ne se résume plus à L’Astrée, au Grand Cyrus et à La Princesse de Clèves et l’histoire de son développement commence à se préciser en même temps que s’affirment de nouvelles figures littéraires aux côtés des auteurs reconnus. Ainsi on entrevoit déjà le temps où Jean-Pierre Camus, Madame de Villedieu, Charles Sorel ou Tristan l’Hermite (entrés pour les deux derniers au programme de l’agrégation) se distingueront nettement de la troupe obscure des minores où ils ont été longtemps tenus pour se hausser au niveau des écrivains de premier plan. On sait aussi désormais, mais il s’agit d’un savoir imparfait et pour ainsi dire toujours en progrès, que les premières décennies du xviie siècle furent pour notre littérature narrative un moment d’expansion (si l’on considère les statistiques) et de mutations (eu égard à la transformation des formes et des genres), un moment fort de notre littérature, peut-être même un âge d’or. De la fin des guerres de Religion à la Fronde on voit en effet se développer une prose fictionnelle luxuriante encore souvent entée sur l’héritage de la littérature renaissante mais produisant aussi une abondante floraison aux couleurs nouvelles.
Lors de la période conduisant du règne d’Henri IV à la fin de la Régence médicéenne – qui seule sera étudiée dans ce recueil – se dessinent déjà en lignes nettes les grands traits de cette évolution. La veine littéraire la plus apparente, la plus féconde aussi, avait déjà été bien repérée au temps de Gustave Lanson et de Daniel Mornet, mais, au nom du bon goût, envisagée sous un angle essentiellement négatif : il s’agit du roman romanesque réactualisant, mais aussi renouvelant profondément ces vieux romans qui continuèrent d’ailleurs
à être longtemps goûtés du public comme le prouvent plusieurs éditions tardives des Amadis. Ce romanesque prend des visages divers. Celui d’abord du moderne « roman de chevalerie » – l’étiquette est de Sorel – tel que le réinventent Béroalde de Verville, puis Du Périer, Des Escuteaux, Nervèze, Vital d’Audiguier, Marin le Roy de Gomberville transformant les vieilles gestes chevaleresques en aventures modernes où l’on verra se conjuguer, plus souvent qu’auparavant, les armes avec les intrigues galantes.
Sous les règnes d’Henri III et d’Henri IV le goût pour la peinture des sentiments trouve à s’épanouir également et surtout dans la mode littéraire des Amours où l’on peut voir s’esquisser déjà comme les prémisses de la littérature sentimentale prenant alors souvent la forme du roman pastoral. Peut-être en réaction à la curialisation de la noblesse et comme pour exprimer sur un plan imaginaire son attachement nostalgique au terroir, – telle est la thèse de Norbert Elias1 – s’affirme en effet la mode nouvelle des « bergeries » à partir de la parution des Bergeries de Julliette (1585-1598) de l’abbé de Montreux dont les cinq parties semblent préparer celles du chef d’œuvre d’Honoré d’Urfé. Ce puissant courant romanesque offre au public noble un miroir flatteur réverbérant ses habitudes et ses valeurs sous les apparences les plus flatteuses. Il est bon d’observer à cet égard qu’à quelques exceptions près tous les romanciers de cette époque sont des gentilshommes2. Le roman romanesque dans ses diverses variantes est fait par des nobles pour les nobles, mais aussi pour tous ceux qui, soumis à l’influence d’une puissante acculturation, rêvent de leur ressembler. Mais il est piquant d’observer aussi qu’en dépit de sa définition sociale, ce romanesque héroïque et galant continuera d’exercer son pouvoir de fascination bien au-delà de la révolution française, par exemple par le biais du roman de cape et d’épée pratiqué par Théophile Gautier ou, plus tard, par Michel Zévaco. De ce point de vue stimulant, l’étude du roman tel qu’il se constitue à l’aube du xviie siècle, nous permet sans doute de mieux comprendre à la lumière de ses origines modernes, l’imaginaire et les structures de
nombreuses œuvres contemporaines qui, que leurs auteurs en aient ou non concience, continuent de frayer les voies d’un romanesque inventé sous l’Ancien Régime.
Mais il est un autre visage, aujourd’hui bien oublié, de ce romanesque dont seules les recherches les plus récentes nous ont donné une idée précise : celui des fictions dévotes. Les travaux de Nancy Oddo3 et notre propre enquête bibliographique menée d’abord de manière systématique sur la littérature des années 1585-16234, puis plus largement sur l’ensemble du xviie siècle5, ont révélé, autour de la figure de Jean-Pierre Camus, un nombre important de romanciers ayant dans leurs œuvres fait de la religion un « chemin de velours vers Dieu ». Citons pour les deux premières décennies du siècle les noms de Pierre Joulet, François de Fouet, Nicolas Baudouin, Jean Juliard, Louis de Richeome, Henry du Lisdam, Antoine de Nervèze, Jean Le Jau, Jude Serclier, Remacle Mohy, Nicolas Piloust, Guillaume de Rebreviettes, François de Ménantel, François Garasse, Antoine de Balinghem, Saint-Amour, V. Bareau, Jehan Lourdelot et Jean de Lannel. Cette pléiade d’écrivains d’obédience catholique recrute dans les rangs du clergé, mais, signe de la ferveur ambiante, compte aussi parmi ses membres plusieurs laïcs. La France à l’heure de la Réforme catholique, même si le concile de Trente déconseille formellement la lecture des livres profanes, fait donc aussi passer la reconquête pastorale par la promotion d’un imaginaire dévot paré de tous les attraits du roman. Ainsi il n’est pas rare de voir associés dans ces œuvres étranges les pèlerinages et les tribulations aventureuses, les coups de foudre et les conversions, l’amour sacré et les passions profanes.
L’univers romanesque ne s’impose pas seul dans la littérature narrative du début du xviie siècle, il a aussi ses coulisses, ou pour mieux le dire, son antimonde. Les rêveries héroïques, pastorales ou dévotes ont leur revers
violent et sinistre dans les histoires tragiques qui trouvent un nouveau souffle grâce à des auteurs comme Des Escuteaux, Nervèze, Laffemas ou François de Rosset. Ce dernier, le plus apprécié de ses contemporains, publie en 16136 la première édition des Histoires tragiques de nostre temps, véritable best seller, qui sera constamment réédité et même augmenté de récits apocryphes tout au long du xviie siècle. On goûte aussi les contes facétieux, les récits satiriques et le comique. Celui-ci n’est pas toujours synonyme de drôlerie et vaut pour un registre, une variante ancienne et stylisée de notre réalisme. La principale nouveauté dans ce domaine tient à la découverte du roman picaresque espagnol et des œuvres de Cervantès, particulièrement de son Don Quichotte et de ses Nouvelles exemplaires. Il reviendra à Charles Sorel d’acclimater ces œuvres à la culture et à la langue françaises en écrivant son Histoire comique de Francion qui jette les fondements d’un genre où excelleront après lui Scarron (le Roman comique, 1651-1657) et Furetière (le Roman bourgeois, 1666).
Reste, pour nuancer tout ce qui précède, qu’il convient de ne pas marquer d’un trait trop appuyé les frontières séparant les différentes régions de ce panorama : les fictions narratives – cette étiquette forgée par Lever le suggère bien par sa souplesse – sont multiformes, hybrides et comme prise dans le flux d’une incessante métamorphose littéraire conduisant par exemple les aventures héroïques et amoureuses vers les histoires tragiques, les hagiographies vers les romans dévots ou la narration romanesque vers le dialogue philosophique, ou plus radicalement amenant le récit à prendre la physionomie capricieuse de la fantaisie ou de la satire, « pot-pourri7 » – si nous prenons le mot dans son sens latin de « satura ». Le temps n’est pas encore venu où s’imposera une taxinomie plus rigide et un partage plus rigoureux entre les genres.
Les articles réunis dans ce volume ne prétendent nullement épuiser la richesse de cette production foisonnante. Tous sont nées plutôt du désir de prolonger par la réflexion (lors de deux journées d’étude organisées à la Maison de la Recherche de Lille 3, le 3 juin 2013 et le 2 juin 2014)
la vaste enquête encore en devenir dans l’élaboration du répertoire analytique des Fictions narratives en prose de l’âge baroque. Leurs auteurs (des spécialistes confirmés, mais aussi de jeunes chercheurs) ont été invités à exprimer leurs points de vue sur une période toujours mal connue de notre littérature. Nulle règle méthodologique, nulle problématique, nul sujet précisément définis ne sont venus orienter leur effort exploratoire dans telle ou telle direction. La seule contrainte se trouvait dans l’attention à l’Histoire, suggérée par un cadre chronologique restreint. Libre à chacun à partir de là d’entrer dans ces cadres par une porte de son choix : celles de l’histoire du livre, de l’histoire des mentalités, de la sociocritique ou de l’étude de la langue et des textes… Cette liberté dans le choix des sujets et des approches a, pour ainsi dire, bien fait les choses, puisque le recueil offert aujourd’hui au lecteur reflète assez fidèlement par sa composition la diversité de la prose narrative des deux premières décennies du xviie siècle.
Sa première section (Les legs du passé et de l’étranger) regroupe trois études consacrées, pour les deux premières à la survie des vieux romans médiévaux que l’on continue de lire en France jusqu’au milieu du siècle et, pour la troisième, à l’influence massive du roman espagnol sur notre littérature. Helwi Blom nous entraîne dans le monde des éditeurs, particulièrement à Troyes, berceau de la fameuse Bibliothèque bleue où « les vieux romans de chevalerie vont alimenter les presses après leur disparition des fonds des éditeurs parisiens. » Elle souligne le déclin, mais aussi la relative vitalité de ces rééditions souvent à peine remaniées et témoignant du goût persistant du public pour les aventures chevaleresques. L’approche de Véronique Duché revenant sur la question de la fortune de cette littérature de chevalerie s’interroge sur sa relative défaveur sous le règne d’Henri IV. Mais le déclin en l’occurrence n’est pas synonyme de disparition : de nouveaux héros s’imposent alors au public et les Amadis connaîtront un éclatant retour en 1615. Aurore Schoenecker constatant que « la plupart des romans espagnols connus des lecteurs français au xviie siècle paraissent […] pour la première fois sous la Régence » – notamment les deux parties du Quichotte et les éditions intégrales et par extraits du Guzmán de Alfarache – explique leur succès à la lumière du rapprochement diplomatique des deux pays, mais aussi et surtout par l’engouement des Français pour la culture et la langue de leurs voisins, ce que met en évidence le style même des traducteurs
cultivant « un rapport ancillaire au texte étranger, assimilant le labeur de la traduction à une tâche d’interprétariat ».
On trouvera dans la deuxième section de ce recueil trois contributions évoquant sur des modes divers (héroïque, courtois ou galant et même initiatique dans le cas du Voyage des Princes) les liens du romanesque et de l’aventure. Béroalde de Verville qui, avec Vital d’Audiguier, fut le principal artisan de la transformation de la veille matière chevaleresque en romans d’un genre nouveau et mieux adapté au goût du temps, se trouve au centre des réflexions de Michel Renaud et de Véronique Adam. Deux auteurs dont les points de vue critiques convergent autour de l’idée que les textes vervilliens (en l’occurrence La Pucelle d’Orléans et Le Voyage des Princes fortunés) valent, par leur caractère problématique, comme une provocation intellectuelle lancée au lecteur. Impossible de trouver en eux un message clair et unilatéral ou une histoire simplement déroulée, non seulement du fait de leur langue archaïque ou de leur adhésion à une culture éloignée de nos habitudes de pensée, mais aussi en raison de leur construction labyrinthique et de leur ouverture à de multiples interprétations possibles (M. Renaud). Le roman tel que le conçoit Verville – peut-être faudrait-il le rattacher par là à l’art baroque – insiste sur son statut de fiction (V. Adam) et sur ses ambiguïtés, peut-être pour inviter le lecteur à entrer dans l’interminable quête d’un sens toujours fuyant. L’Exil de Polexandre et d’Ericlée, premier roman, inachevé, du jeune Gomberville, se caractérise aussi par sa structure compliquée, ses zones d’incertitudes, sa structure ouverte et ses énigmes. C’est vers la résolution de la plus importante d’entre elles, sans doute : la retraite de Polexandre dans un ermitage et ses retrouvailles inattendue avec sa mère, jusque là dissimulée sous l’habit religieux et la fausse identité d’Hilarion, que nous conduisent les analyses de Frédéric Briot soulignant l’idéologie chrétienne d’un auteur aussi inclassable que son héros– irrégulier jusque dans son orthodoxie religieuse.
On a rassemblé dans la troisième section trois autres études dont le dénominateur commun est de se rapporter à un genre typique de la fin du xvie siècle et de l’époque Henri IV, celui des amours tragiques où excellèrent des auteurs comme Nervèze ou Des Escuteaux. Ces écrivains, habituellement donnés pour des emblèmes du mauvais goût littéraire (Sorel se moque déjà de leur galimatias dans son Histoire comique de Francion), font ici l’objet de deux approches précises permettant de
nuancer leur réputation détestable. Sophie Hache, dont le propos complète utilement celui d’un article célèbre de Roger Zuber, revient, à propos des Amours de Filandre et Marizée et de la Victoire de l’Amour divin, sur la question du style Nervèze pour manifester ses liens avec la tonalité du « pathétique oratoire ». Mélanie Sag examinant deux œuvres de Des Escuteaux, Le Ravissement de Clarinde et Les Jaloux desdains de Chrysis, dévoile à la lumière d’une approche intertextuelle, les emprunts de cet auteur aux fictions romanesques de son temps. Des Escuteaux, s’il doit à d’Urfé, à Nervèze et à d’autres écrivains n’apparaît pas pour autant comme un plagiaire : il ne se contente pas de copier mais interprète et recycle de manière judicieuse et critique des éléments épars dans la culture littéraire de son temps. À ces deux romanciers à la mode lors des années 1610 et 1620, il faut joindre la fille d’alliance de Montaigne, Marie Le Jars de Gournay, dont le Proumenoir hésite entre les veines sentimentale et tragique, mais le plaisir de l’histoire se conjugue aussi dans ce texte avec celui d’une narration abondant en réflexions morales. C’est cette physionomie particulière de « roman discourant » que permettent de cerner les analyses de Jean-Claude Arnould.
Le roman pastoral se situe dans les parages immédiats de ces histoires romanesques puisque on y retrouve, mais transposées dans un cadre bucolique, les intrigues amoureuses dont se délectèrent les lecteurs d’un Nervèze ou d’un Gomberville. La parution des trois premières parties de L’Astrée en 1607, 1610 et 1619 forme l’événement littéraire majeur de ce début de siècle. Honoré d’Urfé, dès la publication du premier volume de ce long cycle romanesque, s’impose aux yeux de ses contemporains comme l’un des grands écrivains de son temps. Alexandre de Craim, à qui l’on doit une belle thèse sur « l’unité narrative de L’Astrée » souligne, par un biais particulier : l’examen de ses structures temporelles, l’originalité de cette œuvre qui renouvelle profondément le déroulement chronologique de la pastorale romanesque traditionnellement divisée en « chapitres-journées » en le transformant pleinement en « un élément constitutif de l’intrigue ». Le temps désormais entre dans l’action et en précipite ou en ralentit le cours pour soutenir l’intérêt du lecteur.
Après les guerres de religion et l’édit de Nantes, en une époque où la Réforme catholique constitue en France une force toujours plus puissante – particulièrement à partir de la régence de Marie de Médicis, l’inspiration religieuse marque d’une empreinte profonde jusqu’aux
œuvres d’apparence profane comme L’Astrée ou les aventures héroïques de Polexandre. On assiste aussi alors, nous l’avons noté un peu plus haut, à l’émergence et au développement d’une littérature romanesque servant de relais efficace au prosélytisme chrétien. Pour quelles raisons et dans quelles circonstances le roman dévot connaît alors une si belle fortune ? Nancy Oddo apporte les éléments d’une réponse historique et littéraire à cette question complexe en mettant en lumière la survie féconde d’une idéologie ligueuse après le sacre d’Henri IV le 27 février 1594. Son enquête synthétique conduit de l’étude des réseaux sociaux, politiques et religieux (rapprochant les auteurs comme Nicolas de Montreux, Antoine de Nervèze, Henri du Lisdam ou François du Fouet, de leurs éditeurs et de leurs dédicataires) vers la mise en lumière d’un imaginaire romanesque où se détachent quelques thèmes et motifs typiques comme l’érémitisme, la croisade contre les Turcs, les ordres mendiants ou l’auto-flagellation. L’essor des fictions d’inspiration religieuse dans les premières décennies du siècle doit aussi beaucoup à Jean-Pierre Camus. Il était donc normal qu’il soit représenté ici. En faisant le point sur l’une de ses histoires édifiantes, celle d’Aquilin formant la seconde partie d’Hermiante, ou les Deux hermites contraires, notre propos a été de montrer ce que ce récit devait à un obscur prieur de l’ordre de saint Augustin, un certain saint-Amour, auteur également d’un petit roman L’Hermite Pèlerin, repris, copié et récrit par l’évêque de Belley. La comparaison de l’œuvre camusienne et de sa source est révélatrice de certains choix stylistiques, mais aussi idéologiques, car le sujet abordé, l’érémitisme, est une question brûlante au temps où François de Sales fait triompher l’idéal de la dévotion civile.
Il revient à quatre études centrées sur les formes brèves de la fiction narrative de compléter sur des notes diverses, sinistres et comiques, cet ensemble dédié au romanesque. Alexander Roose et Marianne Closson en faisant porter leurs réflexions sur les histoires tragiques de François de Rosset, s’accordent par des voies différentes à souligner l’engagement religieux de cet auteur, protestant converti au catholicisme, engagé de manière militante et avec ses moyens d’écrivain sous les bannières de l’Église romaine. Alexander Roose s’intéressant à l’association des histoires tragiques et des intrigues amoureuses souligne le fait qu’elle conduit l’idéologie galante vers sa mise en crise. Sous la plume de Rosset l’exaltation héroïque des sentiments est soumise en effet à une
lecture d’inspiration augustinienne qui assimile la passion amoureuse à une forme d’excès condamnable conduisant inexorablement vers des débordements criminels. S’attachant aux représentations du diable, Marianne Closson montre qu’elle servent les objectifs d’une pastorale de la peur et d’un combat mené non seulement contre les sorciers et les magiciens, mais aussi contre les hérétiques et les libertins ; « en un mot contre tous ceux que l’Église dans une stratégie de reconquête agressive désigne comme des suppôts de Satan ».
Paul Pelckmans aborde les Nouvelles françaises de Sorel en historien des mentalités pour décrypter à travers leurs représentations de la Fortune ou de l’amour une « immémoriale culture de la soumission8 », soumission devant le destin inscrit dans la nature ou devant les structures sociales héritées du passé et données comme aussi inébranlables que les lois inscrites dans l’univers. Les héros soréliens évoluent en effet dans un monde « où le droit permanent à l’initiative individuelle, qui est la pierre angulaire de nos psychologies modernes, reste largement inimaginable. »
Cette culture de la soumission imprègne également les pages du Recueil général des Caquets de l’Accouchée (1623), œuvre anonyme et peut-être collective parue d’abord sous forme d’entretiens séparés au cours de l’année 1622. Des femmes de la bourgeoisie parisienne tiennent salon dans la chambre d’une jeune accouchée et pour la divertir empilent les anecdotes plaisantes et les commérages. Le propos, critique et comique, entérine de nombreux préjugés misogynes, mais comme le montre Virginie Dancoisne, les Caquets par leur structure polyphonique se signalent aussi à maints égards par leur ambiguïté et font entendre aussi les voix d’une défense des femmes et d’une critique de l’institution du matrimoniale.
Nous avons choisi d’arrêter ces premières études sur le roman de l’âge baroque à la date de 1623, date de la parution des Nouvelles françaises et de la première édition du Francion de Sorel, date également de la parution du Recueil général des Caquets de l’Accouchée, mais aussi du procès intenté contre Théophile et du début de la chasse aux sorcières, aux hérétiques et aux libertins initiée par Garasse et les jésuites. Il s’agit certainement, nous en avons conscience, d’un choix arbitraire puisque la littérature
française ne change pas brutalement du tout au tout à partir de l’année 1623. Mais, le repère n’est pas sans intérêt, il a sa valeur heuristique, puisqu’il permet de signaler approximativement le début d’un tournant. Bientôt arrivera le temps, exactement le 13 août 1624, où Richelieu accédant au poste de chef du Conseil du Roi pourra entreprendre d’achever la mise au pas du Royaume de France. L’atmosphère sociale, politique, religieuse et aussi, peu à peu, les mentalités, les représentations, les styles commenceront à suivre d’autres règles, d’autres modes ou d’autres habitus. Il appartiendra bientôt à un nouveau cycle de journées d’étude consacrées au roman au temps de Louis XIII d’avancer plus loin sur ce champ de recherche pour y découvrir de nouvelles relations entre l’actualité historique et le domaine libre et foisonnant de la Romancie.
Frank Greiner
1 La Société de Cour, Paris, Calmann Lévy, [1969] 1974 ; rééd. : Paris, Flammarion-Champs, 1985.
2 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre ouvrage Les Amours romanesques de la fin des guerres de Religion au temps de L’Astrée (1585-1628), Paris, Champion, 2008, p. 95-126.
3 « Un chemin de velours vers Dieu ». Roman et dévotion en France (1557-1662). Thèse de doctorat de l’Université Sorbonne nouvelle – Paris 3, préparée sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard et soutenue le 22 décembre 2000. Voir également l’article ci-dessous et la bibliographie critique placée en fin de volume.
4 Voir les deux tomes du répertoire analytique des Fictions narratives en prose de l’âge baroque (Paris, Champion, 2007 et Paris, Classiques Garnier, 2014). Voir aussi Roman et religion, livraison de Littératures classiques, Armand Colin, no 79-2012.
5 Voir la liste chronologique des fictions narratives en prose d’inspiration religieuse dans Roman et religion, Littératures classiques, Armand Colin, no 79-2012.
6 On doit à Magda Campanini d’avoir découvert il y a peu l’édition princeps de ce recueil célèbre. Voir « Actualité et fabrication du tragique chez François de Rosset. Les variantes des deux premières éditions des Histoires tragiques », in Réforme, Humanisme, Renaissance, 2011, vol. 73, p. 143.
7 Voir par exemple les Fantaisies amoureuses. Où sont descrites les Amours d’Alerio et Mariane, Paris, J. Osmont, 1601 et Béroalde de Verville, Le Moyen de parvenir, s. l. n. d.
8 Le terme est repris à Mireille Laget, Naissances. L’accouchement avant l’âge de la clinique, Paris, Seuil, 1982, p. 125.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05726-0
- EAN : 9782406057260
- ISSN : 2257-915X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05726-0.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/06/2016
- Langue : Français