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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Le Roman au temps d’Henri IV et de Marie de Médicis
  • Auteur : Greiner (Frank)
  • Pages : 7 à 16
  • Collection : Lire le xviie siècle, n° 40
  • Série : Romans, contes et nouvelles, n° 4
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406057260
  • ISBN : 978-2-406-05726-0
  • ISSN : 2257-915X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05726-0.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/06/2016
  • Langue : Français
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Préface

Grâce dabord aux études pionnières consacrées au roman du xviie siècle par G. Reynier ou M. Magendie, puis surtout à partir des années 1970 après la publication de nombreuses éditions critiques appuyée par le remarquable travail bibliographique de Maurice Lever, notre regard sur ce genre a certainement changé. On sait depuis longtemps quil ne se résume plus à LAstrée, au Grand Cyrus et à La Princesse de Clèves et lhistoire de son développement commence à se préciser en même temps que saffirment de nouvelles figures littéraires aux côtés des auteurs reconnus. Ainsi on entrevoit déjà le temps où Jean-Pierre Camus, Madame de Villedieu, Charles Sorel ou Tristan lHermite (entrés pour les deux derniers au programme de lagrégation) se distingueront nettement de la troupe obscure des minores où ils ont été longtemps tenus pour se hausser au niveau des écrivains de premier plan. On sait aussi désormais, mais il sagit dun savoir imparfait et pour ainsi dire toujours en progrès, que les premières décennies du xviie siècle furent pour notre littérature narrative un moment dexpansion (si lon considère les statistiques) et de mutations (eu égard à la transformation des formes et des genres), un moment fort de notre littérature, peut-être même un âge dor. De la fin des guerres de Religion à la Fronde on voit en effet se développer une prose fictionnelle luxuriante encore souvent entée sur lhéritage de la littérature renaissante mais produisant aussi une abondante floraison aux couleurs nouvelles.

Lors de la période conduisant du règne dHenri IV à la fin de la Régence médicéenne – qui seule sera étudiée dans ce recueil – se dessinent déjà en lignes nettes les grands traits de cette évolution. La veine littéraire la plus apparente, la plus féconde aussi, avait déjà été bien repérée au temps de Gustave Lanson et de Daniel Mornet, mais, au nom du bon goût, envisagée sous un angle essentiellement négatif : il sagit du roman romanesque réactualisant, mais aussi renouvelant profondément ces vieux romans qui continuèrent dailleurs

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à être longtemps goûtés du public comme le prouvent plusieurs éditions tardives des Amadis. Ce romanesque prend des visages divers. Celui dabord du moderne « roman de chevalerie » – létiquette est de Sorel – tel que le réinventent Béroalde de Verville, puis Du Périer, Des Escuteaux, Nervèze, Vital dAudiguier, Marin le Roy de Gomberville transformant les vieilles gestes chevaleresques en aventures modernes où lon verra se conjuguer, plus souvent quauparavant, les armes avec les intrigues galantes.

Sous les règnes dHenri III et dHenri IV le goût pour la peinture des sentiments trouve à sépanouir également et surtout dans la mode littéraire des Amours où lon peut voir sesquisser déjà comme les prémisses de la littérature sentimentale prenant alors souvent la forme du roman pastoral. Peut-être en réaction à la curialisation de la noblesse et comme pour exprimer sur un plan imaginaire son attachement nostalgique au terroir, – telle est la thèse de Norbert Elias1 – saffirme en effet la mode nouvelle des « bergeries » à partir de la parution des Bergeries de Julliette (1585-1598) de labbé de Montreux dont les cinq parties semblent préparer celles du chef dœuvre dHonoré dUrfé. Ce puissant courant romanesque offre au public noble un miroir flatteur réverbérant ses habitudes et ses valeurs sous les apparences les plus flatteuses. Il est bon dobserver à cet égard quà quelques exceptions près tous les romanciers de cette époque sont des gentilshommes2. Le roman romanesque dans ses diverses variantes est fait par des nobles pour les nobles, mais aussi pour tous ceux qui, soumis à linfluence dune puissante acculturation, rêvent de leur ressembler. Mais il est piquant dobserver aussi quen dépit de sa définition sociale, ce romanesque héroïque et galant continuera dexercer son pouvoir de fascination bien au-delà de la révolution française, par exemple par le biais du roman de cape et dépée pratiqué par Théophile Gautier ou, plus tard, par Michel Zévaco. De ce point de vue stimulant, létude du roman tel quil se constitue à laube du xviie siècle, nous permet sans doute de mieux comprendre à la lumière de ses origines modernes, limaginaire et les structures de

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nombreuses œuvres contemporaines qui, que leurs auteurs en aient ou non concience, continuent de frayer les voies dun romanesque inventé sous lAncien Régime.

Mais il est un autre visage, aujourdhui bien oublié, de ce romanesque dont seules les recherches les plus récentes nous ont donné une idée précise : celui des fictions dévotes. Les travaux de Nancy Oddo3 et notre propre enquête bibliographique menée dabord de manière systématique sur la littérature des années 1585-16234, puis plus largement sur lensemble du xviie siècle5, ont révélé, autour de la figure de Jean-Pierre Camus, un nombre important de romanciers ayant dans leurs œuvres fait de la religion un « chemin de velours vers Dieu ». Citons pour les deux premières décennies du siècle les noms de Pierre Joulet, François de Fouet, Nicolas Baudouin, Jean Juliard, Louis de Richeome, Henry du Lisdam, Antoine de Nervèze, Jean Le Jau, Jude Serclier, Remacle Mohy, Nicolas Piloust, Guillaume de Rebreviettes, François de Ménantel, François Garasse, Antoine de Balinghem, Saint-Amour, V. Bareau, Jehan Lourdelot et Jean de Lannel. Cette pléiade décrivains dobédience catholique recrute dans les rangs du clergé, mais, signe de la ferveur ambiante, compte aussi parmi ses membres plusieurs laïcs. La France à lheure de la Réforme catholique, même si le concile de Trente déconseille formellement la lecture des livres profanes, fait donc aussi passer la reconquête pastorale par la promotion dun imaginaire dévot paré de tous les attraits du roman. Ainsi il nest pas rare de voir associés dans ces œuvres étranges les pèlerinages et les tribulations aventureuses, les coups de foudre et les conversions, lamour sacré et les passions profanes.

Lunivers romanesque ne simpose pas seul dans la littérature narrative du début du xviie siècle, il a aussi ses coulisses, ou pour mieux le dire, son antimonde. Les rêveries héroïques, pastorales ou dévotes ont leur revers

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violent et sinistre dans les histoires tragiques qui trouvent un nouveau souffle grâce à des auteurs comme Des Escuteaux, Nervèze, Laffemas ou François de Rosset. Ce dernier, le plus apprécié de ses contemporains, publie en 16136 la première édition des Histoires tragiques de nostre temps, véritable best seller, qui sera constamment réédité et même augmenté de récits apocryphes tout au long du xviie siècle. On goûte aussi les contes facétieux, les récits satiriques et le comique. Celui-ci nest pas toujours synonyme de drôlerie et vaut pour un registre, une variante ancienne et stylisée de notre réalisme. La principale nouveauté dans ce domaine tient à la découverte du roman picaresque espagnol et des œuvres de Cervantès, particulièrement de son Don Quichotte et de ses Nouvelles exemplaires. Il reviendra à Charles Sorel dacclimater ces œuvres à la culture et à la langue françaises en écrivant son Histoire comique de Francion qui jette les fondements dun genre où excelleront après lui Scarron (le Roman comique, 1651-1657) et Furetière (le Roman bourgeois, 1666).

Reste, pour nuancer tout ce qui précède, quil convient de ne pas marquer dun trait trop appuyé les frontières séparant les différentes régions de ce panorama : les fictions narratives – cette étiquette forgée par Lever le suggère bien par sa souplesse – sont multiformes, hybrides et comme prise dans le flux dune incessante métamorphose littéraire conduisant par exemple les aventures héroïques et amoureuses vers les histoires tragiques, les hagiographies vers les romans dévots ou la narration romanesque vers le dialogue philosophique, ou plus radicalement amenant le récit à prendre la physionomie capricieuse de la fantaisie ou de la satire, « pot-pourri7 » – si nous prenons le mot dans son sens latin de « satura ». Le temps nest pas encore venu où simposera une taxinomie plus rigide et un partage plus rigoureux entre les genres.

Les articles réunis dans ce volume ne prétendent nullement épuiser la richesse de cette production foisonnante. Tous sont nées plutôt du désir de prolonger par la réflexion (lors de deux journées détude organisées à la Maison de la Recherche de Lille 3, le 3 juin 2013 et le 2 juin 2014)

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la vaste enquête encore en devenir dans lélaboration du répertoire analytique des Fictions narratives en prose de lâge baroque. Leurs auteurs (des spécialistes confirmés, mais aussi de jeunes chercheurs) ont été invités à exprimer leurs points de vue sur une période toujours mal connue de notre littérature. Nulle règle méthodologique, nulle problématique, nul sujet précisément définis ne sont venus orienter leur effort exploratoire dans telle ou telle direction. La seule contrainte se trouvait dans lattention à lHistoire, suggérée par un cadre chronologique restreint. Libre à chacun à partir de là dentrer dans ces cadres par une porte de son choix : celles de lhistoire du livre, de lhistoire des mentalités, de la sociocritique ou de létude de la langue et des textes… Cette liberté dans le choix des sujets et des approches a, pour ainsi dire, bien fait les choses, puisque le recueil offert aujourdhui au lecteur reflète assez fidèlement par sa composition la diversité de la prose narrative des deux premières décennies du xviie siècle.

Sa première section (Les legs du passé et de létranger) regroupe trois études consacrées, pour les deux premières à la survie des vieux romans médiévaux que lon continue de lire en France jusquau milieu du siècle et, pour la troisième, à linfluence massive du roman espagnol sur notre littérature. Helwi Blom nous entraîne dans le monde des éditeurs, particulièrement à Troyes, berceau de la fameuse Bibliothèque bleue où « les vieux romans de chevalerie vont alimenter les presses après leur disparition des fonds des éditeurs parisiens. » Elle souligne le déclin, mais aussi la relative vitalité de ces rééditions souvent à peine remaniées et témoignant du goût persistant du public pour les aventures chevaleresques. Lapproche de Véronique Duché revenant sur la question de la fortune de cette littérature de chevalerie sinterroge sur sa relative défaveur sous le règne dHenri IV. Mais le déclin en loccurrence nest pas synonyme de disparition : de nouveaux héros simposent alors au public et les Amadis connaîtront un éclatant retour en 1615. Aurore Schoenecker constatant que « la plupart des romans espagnols connus des lecteurs français au xviie siècle paraissent [] pour la première fois sous la Régence » – notamment les deux parties du Quichotte et les éditions intégrales et par extraits du Guzmán de Alfarache – explique leur succès à la lumière du rapprochement diplomatique des deux pays, mais aussi et surtout par lengouement des Français pour la culture et la langue de leurs voisins, ce que met en évidence le style même des traducteurs

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cultivant « un rapport ancillaire au texte étranger, assimilant le labeur de la traduction à une tâche dinterprétariat ».

On trouvera dans la deuxième section de ce recueil trois contributions évoquant sur des modes divers (héroïque, courtois ou galant et même initiatique dans le cas du Voyage des Princes) les liens du romanesque et de laventure. Béroalde de Verville qui, avec Vital dAudiguier, fut le principal artisan de la transformation de la veille matière chevaleresque en romans dun genre nouveau et mieux adapté au goût du temps, se trouve au centre des réflexions de Michel Renaud et de Véronique Adam. Deux auteurs dont les points de vue critiques convergent autour de lidée que les textes vervilliens (en loccurrence La Pucelle dOrléans et Le Voyage des Princes fortunés) valent, par leur caractère problématique, comme une provocation intellectuelle lancée au lecteur. Impossible de trouver en eux un message clair et unilatéral ou une histoire simplement déroulée, non seulement du fait de leur langue archaïque ou de leur adhésion à une culture éloignée de nos habitudes de pensée, mais aussi en raison de leur construction labyrinthique et de leur ouverture à de multiples interprétations possibles (M. Renaud). Le roman tel que le conçoit Verville – peut-être faudrait-il le rattacher par là à lart baroque – insiste sur son statut de fiction (V. Adam) et sur ses ambiguïtés, peut-être pour inviter le lecteur à entrer dans linterminable quête dun sens toujours fuyant. LExil de Polexandre et dEriclée, premier roman, inachevé, du jeune Gomberville, se caractérise aussi par sa structure compliquée, ses zones dincertitudes, sa structure ouverte et ses énigmes. Cest vers la résolution de la plus importante dentre elles, sans doute : la retraite de Polexandre dans un ermitage et ses retrouvailles inattendue avec sa mère, jusque là dissimulée sous lhabit religieux et la fausse identité dHilarion, que nous conduisent les analyses de Frédéric Briot soulignant lidéologie chrétienne dun auteur aussi inclassable que son héros– irrégulier jusque dans son orthodoxie religieuse.

On a rassemblé dans la troisième section trois autres études dont le dénominateur commun est de se rapporter à un genre typique de la fin du xvie siècle et de lépoque Henri IV, celui des amours tragiques où excellèrent des auteurs comme Nervèze ou Des Escuteaux. Ces écrivains, habituellement donnés pour des emblèmes du mauvais goût littéraire (Sorel se moque déjà de leur galimatias dans son Histoire comique de Francion), font ici lobjet de deux approches précises permettant de

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nuancer leur réputation détestable. Sophie Hache, dont le propos complète utilement celui dun article célèbre de Roger Zuber, revient, à propos des Amours de Filandre et Marizée et de la Victoire de lAmour divin, sur la question du style Nervèze pour manifester ses liens avec la tonalité du « pathétique oratoire ». Mélanie Sag examinant deux œuvres de Des Escuteaux, Le Ravissement de Clarinde et Les Jaloux desdains de Chrysis, dévoile à la lumière dune approche intertextuelle, les emprunts de cet auteur aux fictions romanesques de son temps. Des Escuteaux, sil doit à dUrfé, à Nervèze et à dautres écrivains napparaît pas pour autant comme un plagiaire : il ne se contente pas de copier mais interprète et recycle de manière judicieuse et critique des éléments épars dans la culture littéraire de son temps. À ces deux romanciers à la mode lors des années 1610 et 1620, il faut joindre la fille dalliance de Montaigne, Marie Le Jars de Gournay, dont le Proumenoir hésite entre les veines sentimentale et tragique, mais le plaisir de lhistoire se conjugue aussi dans ce texte avec celui dune narration abondant en réflexions morales. Cest cette physionomie particulière de « roman discourant » que permettent de cerner les analyses de Jean-Claude Arnould.

Le roman pastoral se situe dans les parages immédiats de ces histoires romanesques puisque on y retrouve, mais transposées dans un cadre bucolique, les intrigues amoureuses dont se délectèrent les lecteurs dun Nervèze ou dun Gomberville. La parution des trois premières parties de LAstrée en 1607, 1610 et 1619 forme lévénement littéraire majeur de ce début de siècle. Honoré dUrfé, dès la publication du premier volume de ce long cycle romanesque, simpose aux yeux de ses contemporains comme lun des grands écrivains de son temps. Alexandre de Craim, à qui lon doit une belle thèse sur « lunité narrative de LAstrée » souligne, par un biais particulier : lexamen de ses structures temporelles, loriginalité de cette œuvre qui renouvelle profondément le déroulement chronologique de la pastorale romanesque traditionnellement divisée en « chapitres-journées » en le transformant pleinement en « un élément constitutif de lintrigue ». Le temps désormais entre dans laction et en précipite ou en ralentit le cours pour soutenir lintérêt du lecteur.

Après les guerres de religion et lédit de Nantes, en une époque où la Réforme catholique constitue en France une force toujours plus puissante – particulièrement à partir de la régence de Marie de Médicis, linspiration religieuse marque dune empreinte profonde jusquaux

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œuvres dapparence profane comme LAstrée ou les aventures héroïques de Polexandre. On assiste aussi alors, nous lavons noté un peu plus haut, à lémergence et au développement dune littérature romanesque servant de relais efficace au prosélytisme chrétien. Pour quelles raisons et dans quelles circonstances le roman dévot connaît alors une si belle fortune ? Nancy Oddo apporte les éléments dune réponse historique et littéraire à cette question complexe en mettant en lumière la survie féconde dune idéologie ligueuse après le sacre dHenri IV le 27 février 1594. Son enquête synthétique conduit de létude des réseaux sociaux, politiques et religieux (rapprochant les auteurs comme Nicolas de Montreux, Antoine de Nervèze, Henri du Lisdam ou François du Fouet, de leurs éditeurs et de leurs dédicataires) vers la mise en lumière dun imaginaire romanesque où se détachent quelques thèmes et motifs typiques comme lérémitisme, la croisade contre les Turcs, les ordres mendiants ou lauto-flagellation. Lessor des fictions dinspiration religieuse dans les premières décennies du siècle doit aussi beaucoup à Jean-Pierre Camus. Il était donc normal quil soit représenté ici. En faisant le point sur lune de ses histoires édifiantes, celle dAquilin formant la seconde partie dHermiante, ou les Deux hermites contraires, notre propos a été de montrer ce que ce récit devait à un obscur prieur de lordre de saint Augustin, un certain saint-Amour, auteur également dun petit roman LHermite Pèlerin, repris, copié et récrit par lévêque de Belley. La comparaison de lœuvre camusienne et de sa source est révélatrice de certains choix stylistiques, mais aussi idéologiques, car le sujet abordé, lérémitisme, est une question brûlante au temps où François de Sales fait triompher lidéal de la dévotion civile.

Il revient à quatre études centrées sur les formes brèves de la fiction narrative de compléter sur des notes diverses, sinistres et comiques, cet ensemble dédié au romanesque. Alexander Roose et Marianne Closson en faisant porter leurs réflexions sur les histoires tragiques de François de Rosset, saccordent par des voies différentes à souligner lengagement religieux de cet auteur, protestant converti au catholicisme, engagé de manière militante et avec ses moyens décrivain sous les bannières de lÉglise romaine. Alexander Roose sintéressant à lassociation des histoires tragiques et des intrigues amoureuses souligne le fait quelle conduit lidéologie galante vers sa mise en crise. Sous la plume de Rosset lexaltation héroïque des sentiments est soumise en effet à une

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lecture dinspiration augustinienne qui assimile la passion amoureuse à une forme dexcès condamnable conduisant inexorablement vers des débordements criminels. Sattachant aux représentations du diable, Marianne Closson montre quelle servent les objectifs dune pastorale de la peur et dun combat mené non seulement contre les sorciers et les magiciens, mais aussi contre les hérétiques et les libertins ; « en un mot contre tous ceux que lÉglise dans une stratégie de reconquête agressive désigne comme des suppôts de Satan ».

Paul Pelckmans aborde les Nouvelles françaises de Sorel en historien des mentalités pour décrypter à travers leurs représentations de la Fortune ou de lamour une « immémoriale culture de la soumission8 », soumission devant le destin inscrit dans la nature ou devant les structures sociales héritées du passé et données comme aussi inébranlables que les lois inscrites dans lunivers. Les héros soréliens évoluent en effet dans un monde « où le droit permanent à linitiative individuelle, qui est la pierre angulaire de nos psychologies modernes, reste largement inimaginable. »

Cette culture de la soumission imprègne également les pages du Recueil général des Caquets de lAccouchée (1623), œuvre anonyme et peut-être collective parue dabord sous forme dentretiens séparés au cours de lannée 1622. Des femmes de la bourgeoisie parisienne tiennent salon dans la chambre dune jeune accouchée et pour la divertir empilent les anecdotes plaisantes et les commérages. Le propos, critique et comique, entérine de nombreux préjugés misogynes, mais comme le montre Virginie Dancoisne, les Caquets par leur structure polyphonique se signalent aussi à maints égards par leur ambiguïté et font entendre aussi les voix dune défense des femmes et dune critique de linstitution du matrimoniale.

Nous avons choisi darrêter ces premières études sur le roman de lâge baroque à la date de 1623, date de la parution des Nouvelles françaises et de la première édition du Francion de Sorel, date également de la parution du Recueil général des Caquets de lAccouchée, mais aussi du procès intenté contre Théophile et du début de la chasse aux sorcières, aux hérétiques et aux libertins initiée par Garasse et les jésuites. Il sagit certainement, nous en avons conscience, dun choix arbitraire puisque la littérature

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française ne change pas brutalement du tout au tout à partir de lannée 1623. Mais, le repère nest pas sans intérêt, il a sa valeur heuristique, puisquil permet de signaler approximativement le début dun tournant. Bientôt arrivera le temps, exactement le 13 août 1624, où Richelieu accédant au poste de chef du Conseil du Roi pourra entreprendre dachever la mise au pas du Royaume de France. Latmosphère sociale, politique, religieuse et aussi, peu à peu, les mentalités, les représentations, les styles commenceront à suivre dautres règles, dautres modes ou dautres habitus. Il appartiendra bientôt à un nouveau cycle de journées détude consacrées au roman au temps de Louis XIII davancer plus loin sur ce champ de recherche pour y découvrir de nouvelles relations entre lactualité historique et le domaine libre et foisonnant de la Romancie.

Frank Greiner

1 La Société de Cour, Paris, Calmann Lévy, [1969] 1974 ; rééd. : Paris, Flammarion-Champs, 1985.

2 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre ouvrage Les Amours romanesques de la fin des guerres de Religion au temps de LAstrée (1585-1628), Paris, Champion, 2008, p. 95-126.

3 « Un chemin de velours vers Dieu ». Roman et dévotion en France (1557-1662). Thèse de doctorat de lUniversité Sorbonne nouvelle – Paris 3, préparée sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard et soutenue le 22 décembre 2000. Voir également larticle ci-dessous et la bibliographie critique placée en fin de volume.

4 Voir les deux tomes du répertoire analytique des Fictions narratives en prose de lâge baroque (Paris, Champion, 2007 et Paris, Classiques Garnier, 2014). Voir aussi Roman et religion, livraison de Littératures classiques, Armand Colin, no 79-2012.

5 Voir la liste chronologique des fictions narratives en prose dinspiration religieuse dans Roman et religion, Littératures classiques, Armand Colin, no 79-2012.

6 On doit à Magda Campanini davoir découvert il y a peu lédition princeps de ce recueil célèbre. Voir « Actualité et fabrication du tragique chez François de Rosset. Les variantes des deux premières éditions des Histoires tragiques », in Réforme, Humanisme, Renaissance, 2011, vol. 73, p. 143.

7 Voir par exemple les Fantaisies amoureuses. Où sont descrites les Amours dAlerio et Mariane, Paris, J. Osmont, 1601 et Béroalde de Verville, Le Moyen de parvenir, s. l. n. d.

8 Le terme est repris à Mireille Laget, Naissances. Laccouchement avant lâge de la clinique, Paris, Seuil, 1982, p. 125.