Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Problème du style. Questions d’art, de littérature et de grammaire
- Pages : 47 à 49
- Collection : Bibliothèque de littérature du xxe siècle, n° 13
Préface
Le plus important ou, si l’on veut, le plus long chapitre de ce nouveau recueil d’essais, appartient à un genre littéraire tout à fait démodé, la Réfutation1. Peut-être a-t-on fini par s’apercevoir que les bons livres sont irréfutables et que les mauvais se réfutent eux-mêmes. C’est assez juste ; mais cela le serait davantage si tous les livres méritaient l’une ou l’autre de ces qualifications extrêmes. Il y en a de bien faits et de construction sérieuse dont la façade accueillante trompe sur les pièges intérieurs ; la maison a l’air honnête, elle est confortable : on y entre, on s’y plaît, on y demeure ; veut-on sortir, c’est une prison.
Je n’aime les prisons d’aucune sorte ; c’est pourquoi, entré chez M. Albalat2, je me suis permis de déraciner quelques serrures. Il les remplacera, si cela lui convient, car après tout, il est maître chez lui ; et s’il se fâche contre moi, je n’insisterai pas, le priant même d’excuser mon indiscrétion et ma mauvaise humeur.
Car c’est la mauvaise humeur, bien plus que tout bon sentiment dont je pourrais me vanter, qui m’excita à cette petite entreprise. Les confidences d’un possesseur de la vérité me font rire certains jours et d’autres, me fâchent. Il est aussi absurde de chercher la vérité – et de la trouver, – quand on a atteint l’âge de raison, que de mettre ses souliers dans la cheminée, la nuit de Noël. « À cette heure, me disait l’un des créateurs d’une science nouvelle, nous ne pouvons établir aucune
théorie, mais nous pouvons démolir toutes celles qu’on établirait. » Il faut tâcher d’en rester toujours à ce stade : la seule recherche féconde est la recherche du non-vrai.
Ainsi, et seulement ainsi, la critique fait une œuvre supérieure. « Mon métier est de semer des doutes. » Ce mot de Pierre Bayle3 contient toute une méthode et toute une morale. La vérité est tyrannique ; le doute est libérateur.
Aux affirmations de M. Albalat j’ai donc substitué des doutes. Cela est moins plaisant pour le commun des hommes, qui vit de vérités, exactement comme d’herbe le bœuf. Il n’y a pas que des bœufs ; sans quoi comment se ferait dans les organismes humains la génération des pensées ?
Le « problème du style » est important, si l’art est important, si la civilisation est importante. Il est insoluble dans le sens où M. Albalat a voulu le résoudre. On n’apprend pas à écrire, c’est-à-dire à acquérir un style personnel ; sans quoi rien ne serait plus commun, et rien n’est plus rare. C’est le côté pédagogique de la question et le côté vain. Le véritable problème du style est une question de physiologie. S’il est impossible d’établir le rapport exact, nécessaire, de tel style à telle sensibilité, on peut cependant affirmer une étroite dépendance. Nous écrivons, comme nous sentons, comme nous pensons, avec notre corps tout entier. L’intelligence n’est qu’une des manières d’être de la sensibilité, et non pas la plus stable, encore moins la plus volontaire.
En disant que cette étude appartient au genre Réfutation, je n’entends aucunement dire qu’elle soit une réfutation véritable. Son but, bien moins rigoureux, est plutôt de développer cinq ou six motifs de ne pas croire aux recettes de la rhétorique. Mais le fait est que, sans les ouvrages didactiques de M. Albalat, je n’aurais peut-être jamais réfléchi sur ces questions ; ils furent mon point de départ, je leur dois beaucoup : je
voudrais avoir donné au public plus qu’ils ne m’ont prêté. Cela serait mon excuse.
Il n’est presque rien dans le reste du volume qui ne se relie au problème du style, qu’il s’agisse de l’origine ou de la technique de la poésie symboliste, de la destinée de l’art nouveau ou de quelques subtilités grammaticales.
17 septembre 1902 – R.G.
1 En rhétorique, la réfutation est la partie du discours qui intervient ordinairement après la confirmation et avant la péroraison et qui a pour objet d’affaiblir les arguments de l’adversaire. Elle est considérée soit comme une partie de la confirmation (on développe un argument en présentant ses différents aspects et en réfutant les arguments contraires), soit comme une partie autonome du discours. Elle n’est pas, quoi qu’il en soit, un « genre littéraire » au sens strict du terme. Au moment même où il affirme « ne pas croire aux recettes de la rhétorique », Gourmont use des catégories de la rhétorique.
2 Remy de Gourmont était déjà « entré » chez Antoine Albalat en 1899 dans « Du style ou de l’écriture » repris dans La Culture des idées. C’est là le point de départ d’une polémique qui se poursuivra jusqu’en 1905.
3 Ecrivain et philosophe sceptique, Pierre Bayle (1647-1706) est l’auteur du Dictionnaire historique et critique, surnommé « l’Arsenal des Lumières ». – En 1905, dans Les Ennemis de l’Art d’écrire, Antoine Albalat répondra à Gourmont sur ce point : « Certes, c’est un beau rôle de semer des doutes, mais en semant des doutes, on ne démontre rien, on n’enseigne rien, on décourage, on corrompt. Si encore c’étaient des doutes qu’il sème, on pourrait en délibérer et il y aurait profit mais ce sont de pures affirmations, c’est du dogmatisme, et le pire, celui qui dessèche et stérilise. » (A. Albalat, Les Ennemis de l’Art d’écrire, Librairie Universelle, 1905, p. 42)
- Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN : 978-2-8124-3401-3
- EAN : 9782812434013
- ISSN : 2258-8833
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3401-3.p.0047
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/04/2015
- Langue : Français