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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Le plus important ou, si lon veut, le plus long chapitre de ce nouveau recueil dessais, appartient à un genre littéraire tout à fait démodé, la Réfutation1. Peut-être a-t-on fini par sapercevoir que les bons livres sont irréfutables et que les mauvais se réfutent eux-mêmes. Cest assez juste ; mais cela le serait davantage si tous les livres méritaient lune ou lautre de ces qualifications extrêmes. Il y en a de bien faits et de construction sérieuse dont la façade accueillante trompe sur les pièges intérieurs ; la maison a lair honnête, elle est confortable : on y entre, on sy plaît, on y demeure ; veut-on sortir, cest une prison.

Je naime les prisons daucune sorte ; cest pourquoi, entré chez M. Albalat2, je me suis permis de déraciner quelques serrures. Il les remplacera, si cela lui convient, car après tout, il est maître chez lui ; et sil se fâche contre moi, je ninsisterai pas, le priant même dexcuser mon indiscrétion et ma mauvaise humeur.

Car cest la mauvaise humeur, bien plus que tout bon sentiment dont je pourrais me vanter, qui mexcita à cette petite entreprise. Les confidences dun possesseur de la vérité me font rire certains jours et dautres, me fâchent. Il est aussi absurde de chercher la vérité – et de la trouver, – quand on a atteint lâge de raison, que de mettre ses souliers dans la cheminée, la nuit de Noël. « À cette heure, me disait lun des créateurs dune science nouvelle, nous ne pouvons établir aucune

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théorie, mais nous pouvons démolir toutes celles quon établirait. » Il faut tâcher den rester toujours à ce stade : la seule recherche féconde est la recherche du non-vrai.

Ainsi, et seulement ainsi, la critique fait une œuvre supérieure. « Mon métier est de semer des doutes. » Ce mot de Pierre Bayle3 contient toute une méthode et toute une morale. La vérité est tyrannique ; le doute est libérateur.

Aux affirmations de M. Albalat jai donc substitué des doutes. Cela est moins plaisant pour le commun des hommes, qui vit de vérités, exactement comme dherbe le bœuf. Il ny a pas que des bœufs ; sans quoi comment se ferait dans les organismes humains la génération des pensées ?

Le « problème du style » est important, si lart est important, si la civilisation est importante. Il est insoluble dans le sens où M. Albalat a voulu le résoudre. On napprend pas à écrire, cest-à-dire à acquérir un style personnel ; sans quoi rien ne serait plus commun, et rien nest plus rare. Cest le côté pédagogique de la question et le côté vain. Le véritable problème du style est une question de physiologie. Sil est impossible détablir le rapport exact, nécessaire, de tel style à telle sensibilité, on peut cependant affirmer une étroite dépendance. Nous écrivons, comme nous sentons, comme nous pensons, avec notre corps tout entier. Lintelligence nest quune des manières dêtre de la sensibilité, et non pas la plus stable, encore moins la plus volontaire.

En disant que cette étude appartient au genre Réfutation, je nentends aucunement dire quelle soit une réfutation véritable. Son but, bien moins rigoureux, est plutôt de développer cinq ou six motifs de ne pas croire aux recettes de la rhétorique. Mais le fait est que, sans les ouvrages didactiques de M. Albalat, je naurais peut-être jamais réfléchi sur ces questions ; ils furent mon point de départ, je leur dois beaucoup : je

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voudrais avoir donné au public plus quils ne mont prêté. Cela serait mon excuse.

Il nest presque rien dans le reste du volume qui ne se relie au problème du style, quil sagisse de lorigine ou de la technique de la poésie symboliste, de la destinée de lart nouveau ou de quelques subtilités grammaticales.

17 septembre 1902 – R.G.

1 En rhétorique, la réfutation est la partie du discours qui intervient ordinairement après la confirmation et avant la péroraison et qui a pour objet daffaiblir les arguments de ladversaire. Elle est considérée soit comme une partie de la confirmation (on développe un argument en présentant ses différents aspects et en réfutant les arguments contraires), soit comme une partie autonome du discours. Elle nest pas, quoi quil en soit, un « genre littéraire » au sens strict du terme. Au moment même où il affirme « ne pas croire aux recettes de la rhétorique », Gourmont use des catégories de la rhétorique.

2 Remy de Gourmont était déjà « entré » chez Antoine Albalat en 1899 dans « Du style ou de lécriture » repris dans La Culture des idées. Cest là le point de départ dune polémique qui se poursuivra jusquen 1905.

3 Ecrivain et philosophe sceptique, Pierre Bayle (1647-1706) est lauteur du Dictionnaire historique et critique, surnommé « lArsenal des Lumières ». – En 1905, dans Les Ennemis de lArt décrire, Antoine Albalat répondra à Gourmont sur ce point : « Certes, cest un beau rôle de semer des doutes, mais en semant des doutes, on ne démontre rien, on nenseigne rien, on décourage, on corrompt. Si encore cétaient des doutes quil sème, on pourrait en délibérer et il y aurait profit mais ce sont de pures affirmations, cest du dogmatisme, et le pire, celui qui dessèche et stérilise. » (A. Albalat, Les Ennemis de lArt décrire, Librairie Universelle, 1905, p. 42)