Primitivisme artistique et performances féministes
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Le Primitivisme des avant-gardes littéraires
- Auteur : Ocampo (Estela)
- Pages : 241 à 261
- Collection : Rencontres, n° 595
- Série : Littérature des xxe et xxie siècles, n° 46
Primitivisme artistique
et performances féministes1
L’union du primitif et du féminin
Le primitif et le féminin sont deux éléments qui ont été subtilement et souterrainement entrelacés, non moins avec force, dans la culture européenne du xixe siècle. Il est possible de retracer ce lien à travers l’art, et c’est précisément l’ensemble des significations impliquées dans l’union du primitif et du féminin qui a encouragé certaines artistes féministes à retravailler la représentation de la primitivité dans leurs œuvres.
Le primitif, en tant que concept significatif aux ramifications variées et étendues, est une formulation qui accompagne le processus colonialiste mené par l’Europe à partir du milieu du xixe siècle. Ce projet colonial a été inauguré avec la modernité, mais tout ce qui est associé à l’idée du primitif reçoit une impulsion extraordinaire par le processus colonial mené au cours du xixe siècle, principalement en Afrique et en Océanie. À la fin de ce processus, dans la première décennie du xxe siècle, l’ensemble des territoires africains et océaniens a été divisé en zones d’influence avec différentes organisations administratives dépendant des pouvoirs centraux. La domination de l’espace physique s’est accompagnée de la domination et de la reformulation de l’esprit des « indigènes », en les christianisant et en les formatant aux modes de pensée occidentaux, tout en intégrant leurs économies locales à l’économie européenne.
242Pour la société coloniale, ces indigènes étaient des sauvages, des cannibales, ils avaient des rites infanticides et étaient dotés d’une sexualité sans limites. Arthur de Gobineau, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), caractérise ladite race noire :
Le caractère d’animalité empreint dans la forme de son bassin lui impose sa destinée, dès l’instant de la conception. Elle ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus restreint. Ce n’est cependant pas une brute pure et simple, que ce nègre à front étroit et fuyant, qui porte, dans la partie moyenne de son crâne, les indices de certaines énergies grossièrement puissantes. Si ces facultés pensantes sont médiocres ou même nulles, il possède dans le désir, et par suite dans la volonté, une intensité souvent terrible2.
La « race noire » possède un « pouvoir du désir », donné comme trait constitutif le plus important, face à la rationalité et à la capacité de réflexion qui caractérisent la « race blanche ». Pour la culture victorienne qui se confronte à l’univers des sociétés primitives selon ses préjugés et sa forte répression sexuelle, la nudité des indigènes africains ou océaniens était associée sans aucune nuance à la pratique d’une sexualité sans bornes. De plus, l’incompréhension de la religiosité primitive et de ses manifestations dans l’art a souligné cette idée d’une sexualité première. Ses sculptures sont toujours nues et sexualisées. Pourtant, elles représentent les esprits des ancêtres et, en tant que telles, ne possèdent pas les caractéristiques des êtres humains : elles ne sont pas vêtues ou parées ; elles n’ont pas d’âge ni de caractéristiques personnelles. Elles n’ont qu’une détermination de genre : ce sont soit des esprits masculins ou féminins, une caractérisation qui découle de la représentation de leur sexe. Les esprits des ancêtres jouent un rôle fondamental pour les rituels de fertilité, et les attributs sexuels, en particulier ceux des femmes, prennent une autre signification. Le masculin et le féminin forment les éléments nécessaires à la continuité de la vie et à la fertilité de tous les êtres vivants.
La culture européenne interprète la nudité et la présence de signes sexuels dans l’art primitif comme une manifestation de désirs sexuels incontrôlés, la considérant comme l’un des traits les plus attentatoires à la moralité dominante de la métropole. Malgré son absence de fondement, cette idée est restée l’une des caractéristiques les plus fortes de l’être 243primitif, au point d’être reprise par certains mouvements d’avant-garde comme un bélier contre la culture institutionnelle. Cela s’est avéré, par exemple, pour des expressionnistes allemands : Kirchner a pour modèle un couple d’artistes de cirque noirs, Sam et Mili, qu’il représente en accentuant leurs traits sexuels, exemple de la sexualité décomplexée recherchée par les expressionnistes de Brücke à travers la nudité et le contact à la nature lors de leurs excursions aux lacs de Moritzburg.
Dans Le Missionnaire (1912) de Nolde, une telle opposition entre la culture officielle répressive et le naturel sexué des primitifs devient évidente. Le missionnaire, à l’allure démoniaque, a devant lui une femme en offrande, dont la nudité et les seins turgescents représentent une sexualité créative et vitale, accentuée par la présence de l’enfant sur son dos. Dans cette représentation s’exprime en outre l’union du primitif-sexuel et du féminin qui avait commencé à prendre forme dans la culture européenne. Dans les années 1920, ce pôle – primitif et féminin – est incarné par la figure de Joséphine Baker dont l’identification est déterminée par sa nudité presque totale, son inscription dans un contexte exotique et ses danses rappelant les rythmes africains. Symbole de sensualité, elle était aussi appelée la « Vénus noire ». La femme noire est le symbole de la sexualité associée à « la race noire », elle en est un élément constitutif.
Le primitif, désormais inclus dans la société européenne, est synonyme de transgression des mœurs et des coutumes, de l’irruption d’un désir irrationnel que Max Ernst fait apparaître dans plusieurs collages de ses romans visuels, notamment dans La Femme 100 têtes (1929) et Une semaine de bonté ou les sept éléments capitaux (1934). Dans la création de 1929, l’image avec le texte « Loplop, l’hirondelle passe3 » montre une femme au visage complètement tatoué, comme les chefs maoris, rejetant, avec un geste typique de l’iconographie européenne, des personnages masculins penchés à une porte4. L’infidélité et le désir d’un troisième personnage apparaissent dans le collage, où deux femmes et un homme portant un masque primitif partagent une chambre à coucher5. Ce même élan sexuel, hors des règles bourgeoises et de la doctrine de l’Église (avec l’hypocrisie qui en résulte), se perçoit dans Une semaine de bonté ou les sept 244éléments capitaux, dans le dernier cahier consacré au jeudi, à l’homme noir et à l’île de Pâques6. Un collage particulièrement éloquent, présent dans le roman7, montre une femme et deux hommes – dont l’un porte une tête de moai – dans uneétreinte érotique rapprochée.
Dans l’imaginaire culturel de la société du xixe siècle, le parallèle de la sexualité primitive se trouve dans la figure de la femme sexuée, c’est-à-dire la prostituée. Une œuvre fondamentale de la constitution de la modernité picturale, l’Olympia de Manet (1863), exprime de manière magistrale les idées présentes dans la société européenne du milieu du xixe siècle. Les protagonistes du tableau sont : la prostituée, à la fois offerte et provocatrice, la servante noire, figure ambivalente – représentant la domestique dans les arts visuels du xviiie siècle ainsi que la femme noire sexualisée – puis le chat noir, le félin qui accompagne le féminin. Tous ces éléments créent une scène primitive, en associant le primitif, le féminin et l’animalité/instinct. La femme noire présente dans le tableau souligne le caractère sexuel de la figure principale8. Pourtant, dans le discours du xixe siècle, la lascivité de la femme noire est bien plus grande que celle de la femme blanche. Virey, dans son Dictionnaire des sciences médicales de1819, affirmait que la volupté des femmes noires atteignait un degré de lascivité inconnu dans le climat européen, et que leurs organes sexuels étaient beaucoup plus développés que ceux des femmes blanches9. En 1926, Freud affirme que la vie sexuelle des femmes adultes reste le « continent noir » de la psychologie. Cette métaphore, qui a une résonance évidente avec l’Afrique – appelée le Continent Noir – associe toujours la sexualité féminine à l’Autre, ce territoire inconnu et inquiétant. De plus, dans son « Introduction au narcissisme10 », Freud soutient que le narcissisme des femmes peut être comparé à celui de certains animaux comme le chat ou les grands félins.
245Mais revenons à Olympia, accompagnée d’un chat noir provocateur. Un siècle plus tard, l’une des performances de Carolee Schneemann, dans sa série de photographies Infinity kisses (1981), la montre dans une approche ostensiblement sexuelle de son chat Vesper. En superposant un collage sonore de chats ronronnant, l’artiste fait référence à l’union symbolique entre la femme et le chat, son compagnon et partenaire. Elleraconte la torture et la mort des chats avec les « sorcières » qu’ils accompagnaient toujours, et l’histoire des chats en tant que compagnons et partenaires sexuels des femmes. Elle fait elle-même référence à ses relations tendres avec Vesper, son chat, avec Cluny, son chat décédé, dans ce qu’elle appelle « l’imagerie érotique inter-espèces11 ». Bien qu’il s’agisse d’un autre support, une image similaire se retrouve dans le film de Louis Malle, Pretty Baby (1978), où Violet, la protagoniste, une prostituée de douze ans, partage littéralement son petit-déjeuner composé de lait et de biscuits avec un chat, en alternant l’un et l’autre. L’attitude clairement transgressive de la performance de Schneemann met en évidence une association présente dans l’imaginaire commun. Un fil très subtil relie l’animalité, la féminité et le primitif, dans la mesure où le primitif et le féminin participent symboliquement à l’animalité.
Dans certains des précédents photographiques de l’Olympia, comme l’Odalisque et son esclave (1853) de François-Jacques Moulin, nous retrouvons le portrait d’une femme nue dans une position clairement séduisante et d’une femme noire, également nue, qui agit comme un contrepoint ainsi qu’un pendant nécessaire. À cela s’ajoute, symboliquement, la peau de léopard sur laquelle la femme est allongée : l’animalité féline. Comme chez Manet, les trois termes – la femme sexuée (la prostituée), l’animalité féline (le chat noir) et la présence du « primitif » (la servante noire) – sont interdépendants. La version d’Olympia réalisée par Picasso en 1901 en a rendu explicite le contenu symbolique : la prostituée blanche et la sexualité noire ont fusionné en un seul personnage : une femme nue, avec des traits sexuels explicites, et noire. L’artiste lui-même est également passé du statut de voyeur implicite de la scène à partie intégrante de celle-ci.
Au xixe siècle, la prostituée était perçue comme la manifestation de la sexualité dans ses deux aspects fondamentaux : la passion érotique et la 246maladie (la syphilis était une maladie mortelle extrêmement répandue). En 1907, Picasso réalise une œuvre inaugurale de l’art contemporain par sa transgression formelle, mais aussi, comme la critique l’a constaté à partir des années 1970, une œuvre significative : Les Demoiselles d’Avignon. Une fois de plus, l’association primitif/féminin sexualisé se vérifie. Les deux qualificatifs sont des outsiders :si le primitif est le second terme du binôme civilisé/primitif, la femme est également le second terme du duo masculin/féminin. Et dans cette configuration, il faut ajouter au féminin la nuance de la sexualité explicite, c’est-à-dire la prostitution, ce qui la rend doublement marginalisée.
Picasso avait découvert l’art africain lors de sa visite au musée du Trocadéro, comme il l’a raconté à Malraux des années plus tard dans un long entretien publié dans La Tête d’obsidienne. Il y décrit l’horreur que lui inspirent l’odeur fétide et la diversité des objets, parallèlement à l’intense fascination qu’il éprouve pour eux. Dès lors, il considère ces sculptures comme des objets magiques et déclare : « Les Demoiselles d’Avignon ont dû me venir ce jour-là, non pas à cause des formes mais parce que c’était ma première toile d’exorcisme12 ». Des spécialistes tels que Leo Steinberg et plus tard William Rubin se sont penchés sur la signification de ce tissu d’« exorcisme ». Pour Steinberg, le contenu de la vitalité sexuelle est l’argument principal de l’œuvre ; pour Rubin, il faut y ajouter l’aspect thanatique, la peur de la mort exprimée à travers la syphilis associée à la prostitution, aspect clairement rendu dans les dessins préparatoires de l’œuvre où figuraient le marin (fréquentation emblématique de la prostitution) et l’étudiant en médecine (allusion à la maladie)13. Il ne fait cependant aucun doute que les prostituées de la maison close de la rue Avinyó à Barcelone portent des masques africains et s’affichent comme des personnages provocateurs.
Picasso ne peint pas de femmes noires et ne crée pas non plus de dichotomies entre les femmes noires et les femmes blanches comme nous l’avons vu dans Olympia ou dans d’autres représentations similaires. Il a peint des femmes blanches avec des masques « nègres » pour visages. Son primitivisme s’attaque directement à l’idéalisation du nu féminin, tant par la violence de la déformation du corps des femmes que par l’inclusion 247de cet « autre » primitif à travers les masques africains. Détournant les canons de la beauté par le primitivisme, les figures masquées produisent de « l’horreur » pour le spectateur européen du moment, y compris pour certains de ses amis défenseurs de l’art d’avant-garde14.
Le pouvoir subversif du primitivisme :
Hannah Höch
L’artiste Hannah Höch, active au sein de Dada Berlin en tant que compagne de Raoul Hausmann, et unique femme acceptée par le groupe selon ce critère, a compris le potentiel provocateur du primitivisme en association avec le féminin. Au moment de la République de Weimar, les rôles patriarcaux traditionnels sont remis en question, et les femmes commencent à entrer dans le monde du travail15. L’œuvre principale de Höch se concentre sur l’univers féminin, sur la division et l’objectivation de son corps, avec une teneur critique facilement identifiable. L’association primitif/féminin est l’un des éléments qui lui permettent de diffuser sa remise en cause des rôles établis dans un discours hautement politique. Son attitude critique est particulièrement remarquable dans Aus einem ethnographischen Museum, une série de collages sur laquelle elle a travaillé par intermittence entre 1924 et 1934. Dans presque toute la série, la figure qui en résulte combine des parties du corps féminin avec des éléments d’un objet d’art primitif.
Le résultat est troublant et mine la représentation de la femme comme « bel objet ». L’œuvre Fremde Schönheit(Étrange Beauté) de 1929 est l’une des plus emblématiques de sa critique de la fétichisation de la femme. La figure féminine est construite à partir d’une photographie d’un nu féminin et d’une tête provenant d’ancêtres africains Bushongo à laquelle des lunettes ont été ajoutées. Le corps féminin est dans la 248pose classique de la beauté et de la sensualité. L’inclusion de la tête, tirée de la figure primitive, ironise sur la représentation de la femme dans la tradition de l’histoire de l’art européenne et sur la fétichisation du corps qui en découle, grâce à l’impact de la combinaison des deux éléments. Dans une œuvre ultérieure, Fremde Schönheit II (1966), Höch revient sur cet aspect en utilisant la même ressource : le corps féminin et la tête appartenant à une figure d’art primitif. Toutefois, dans ce cas, la fétichisation est celle produite par la mode et son effet tyrannique sur les femmes. Ce n’est plus le nu classique de la tradition de l’histoire de l’art, mais le modèle des podiums et l’imposition aux femmes des modèles dictés par le monde de la mode et des stéréotypes.
Bien que la critique fondamentale de Höch soit dirigée vers les modèles imposés aux femmes par l’organisation sociale patriarcale, l’autre composante du binôme – le primitif – est également thématisée. Ses personnages sont souvent placés sur un piédestal, symbole de l’appropriation des objets rituels primitifs par la société occidentale au sein des musées16, une signification qui est explicitement thématisée par le nom de la série. L’Autre, appartenant au monde colonial, a aussi été fétichisé par la société européenne.
Pour Höch, la remise en question des relations de genre implique également celle des « races », en particulier de ce qui était considéré comme le grand tabou dans la société européenne du colonialisme : le métissage17. Dans Die Braut (La Mariée, v. 1933), Höch débute son collage avec ce qui est socialement considéré comme féminin, le mariage – et donc le rôle reproductif des femmes – renforcé par la présence d’une dentelle, symbole des « travaux féminins » : en d’autres termes, les stéréotypes de l’épouse, en tant que subalterne. Et dans ce cadre, elle intègre le visage d’une femme noire, avec sa charge d’étrangeté, de sexualité implicite. Dans Métis, en 1924 déjà,elle avait présenté le visage d’une femme noire avec les lèvres d’une femme blanche, parfaitement dessinées par le rouge à lèvres et, en 1925, dans Liebein busch (L’Amour dans la brousse), elle faisait une référence explicite aux relations raciales, dans le contexte des préjugés européens de l’époque. Pendant l’occupation de 249l’Allemagne par les Alliés après la Première Guerre mondiale, la France a basé des troupes de ses colonies dans la région du Rhin. La présence d’hommes noirs dans cette région a déclenché une propagande raciste selon laquelle les troupes de « noirs sauvages » violaient les femmes, infectaient la population de maladies tropicales et vénériennes et, pire encore, engendraient des enfants métis. Höch, en revanche, représente un couple de femmes blanches et d’hommes noirs entre lesquels il n’y a aucun signe de violence ou de désagrément.
Au même titre que la femme noire et la prostituée, la femme lesbienne est considérée comme une manifestation exacerbée de la sexualité féminine. Quatre ans après sa rupture avec Hausmann, Höch entame une relation lesbienne avec l’écrivaine Til Brugman. Dans Liebe (1931), l’inclusion du primitif souligne l’éloignement de la relation entre les deux femmes, produisant la même distanciation qui a servi à critiquer les relations de genre (homme/femme) ou raciales (noir/blanc).
Primitivisme et revendication
du corps féminin
Le contenu critique qui peut être transmis par l’association primitif/féminin est maintenu tout au long du xxe siècle. Dans les années 1960, le primitivisme a pourtant fourni aux artistes féministes d’autres éléments de revendication, bien différents. Dans la constellation de significations associées au primitif, le corps, en tant que siège du désir et de l’instinct, était lié au « réel » : « vie » contre « art ». Certaines artistes qui ont conçu des « performances »ont rendu cette association littérale, la comprenant dans un sens positif, unissant l’artiste à l’objet, l’œuvre d’art, qui était son propre corps. Elles ont fait fusionner œuvre et artiste dans la corporalité de leur propre personne, en employant leur corps de la même manière que les membres des sociétés dites primitives, pour transmettre des significations par des interventions (peinture corporelle, tatouage, scarification rituelle).
Reprenant l’association du primitif au féminin, elles l’utilisent dans un double sens : d’une part, en contestant le duo civilisé/masculin, et 250d’autre part, en revendiquant le féminin « sacré » tel qu’il est considéré dans l’univers jugé primitif. À travers les rituels, auxquels font allusion les performancesde Carolee Schneemann et d’Ana Mendieta, se manifestent une revendication et une révérence pour le corps féminin en tant que lieu de création, incarnant la nature, la terre et la maternité. En ce sens, elles ont repris l’association féminin/primitif, en la dépouillant de son contenu péjoratif au sein de la culture occidentale, pour revendiquer le corps féminin en tant que métaphore du pouvoir créateur. C’est ainsi que l’on peut interpréter la performance Eye/Body deCarolee Schneemann, célébrant le corps féminin, son propre corps, en même temps que des éléments présents dans les « rituels primitifs », par exemple la peinture corporelle et le serpent18, traditionnellement associé à la fertilité et au féminin. Les déesses de la fertilité étaient souvent accompagnées de serpents, un animal qui, en contact constant avec la terre, était considéré comme appartenant à leur ordre. Scheenemann a commencé Eye/Body en 1962, et a réalisé la performanceen décembre 1963, dans son propre loft. Son travail est l’un des premiers à incorporer le corps de l’artiste comme substance de l’œuvre, anticipant l’émergence de l’art corporel à la fin des années 1960 et des années 1970. Le décor constitué de panneaux, de verres brisés et de morceaux de miroirs, de photographies, de lumières et de parapluies motorisés, unissait des matériaux ayant une valeur magique chez les peuples dits primitifs – le verre ou les miroirs, tels qu’ils apparaissent dans les fétiches – à des éléments de la culture occidentale. Schneemann est entrée dans son installation et a incorporé son corps nu à ce qu’elle a appelé une « sorte de rituel chamanique », se peignant, s’enduisant d’huile et se couvrant de craie.
L’allusion au rituel primitif reste complexe : l’artiste est comme le chaman qui l’accomplit en se transformant – l’acte de transformation est le but et le centre du rituel – et utilise à son tour les éléments de 251son installation à cette fin, tout comme le chaman utilise le fétiche pour l’accomplir. Contrairement aux formes primitives pratiquées par les hommes qui utilisent métaphoriquement le féminin pour invoquer la fertilité, elle est, symboliquement, le chaman qui accomplit l’acte tout comme la femme, déesse de la fertilité elle-même. Son rôle est actif, comme celui du chaman et, en même temps, passif, tant son corps est la métaphore de l’objet invoqué. L’objectif de son Eye/Body est évidemment sensiblement différent de celui des gestes premiers : la sacralisation du corps féminin et la référence au rite sont faites dans un but de revendication féministe.
Une autre de ses performancesles plus citées, Interior scroll (1975 et 1977), réitère la même démarche. Dans celle-ci, l’artiste s’est tenue nue devant son public et a peint des parties de son corps selon une invocation « rituelle », avant d’extraire de son vagin un fin parchemin contenant un texte. Le papier était littéralement incorporé, et il est sorti de la chair, faisant allusion à la forme du serpent. Mais le texte inscrit sur son corps était un commentaire critique sur l’attitude des hommes qui ne respectaient pas le travail des femmes, avec la fonction claire d’attaquer l’ordre patriarcal qui s’exerce également dans l’art. Schneemann s’était plainte à plusieurs reprises d’être considérée comme un animal de compagnie par ses collègues de Fluxus, et que ses performances n’étaient pas prises au sérieux par les critiques. Sa pratique des « techniques primitives », soit l’usage de son propre corps pour transmettre des significations, veut éveiller les consciences :
J’ai pensé à mon vagin de nombreuses façons – physiquement, conceptuellement : comme une forme sculpturale, une référence architecturale, la source de la connaissance sacrée, de l’extase, du passage de la naissance, de la transformation. […] Cette source de connaissance intérieure pourrait être symbolisée comme l’indice primaire qui unifie l’esprit et la chair dans le culte de la Déesse19.
L’œuvre de l’une des principales artistes de ce mouvement des années 1970, Ana Mendieta, est à saisir selon ces mêmes enjeux, car sa recherche commence par la thématisation de relations de genre et du binôme homme/femme, comme dans ses performances Glass on body et Facial Hair Transplant, toutes deux de 1972. Comme nous l’avons déjà mentionné, 252dans de nombreux cas, la relation au genre est liée à la relation raciale : noir/blanc. Ceci apparaît dans Variations cosmétiques faciales, également de 1972. Ana Mendieta se considère comme « de couleur », au sens large du terme signifiant d’origine non-européenne. Elle raconte combien, pendant son adolescence aux États-Unis, elle a souvent été discriminée ou insultée à cause de la couleur de sa peau, plus foncée que celle des blancs anglo-saxons, et de son origine cubaine. Très politisées, ses performancesultérieures constituent une réaction à la violence subie par les femmes, comme Tied-Up Woman, présentée à l’université de l’Iowa en février 1973, ou ses scènes de viols intitulées Rape Scenes, créées aussi dans la même université en avril 1973, quelques semaines après le meurtre d’une étudiante du campus.
Outre la thématisation et la critique conséquente des relations entre les sexes et les « races », le primitivisme sert à Mendieta de justification du corps féminin en tant que source de vie. Dans ses actions d’art corporel, elle inclut des éléments issus de rituels primitifs, notamment de cultes vaudous de son Cuba natal20. La référence primitiviste sert à Mendieta de double revendication : celle du féminin comme symbole de l’Origine et celle de ses racines cubaines, traumatisées dans son enfance par son transfert aux États-Unis dans le cadre de l’opération dite « Peter Pan » qui a emmené des centaines d’enfants cubains aux États-Unis après la révolution. En utilisant des « techniques primitives », selon Schneemann, elle fait appel à des référents rituels en les recontextualisant.
Le sacrifice animal, une partie importante du rituel afro-américain, est utilisé par Mendieta dans Death of a Chicken, une performanceréalisée à l’université de l’Iowa en 1972, dans laquelle elle se couvre du sang de l’animal décapité qu’elle tient par les pattes. À cet égard, l’artiste déclare : « J’ai commencé à utiliser le sang parce que, je suppose, il a un grand pouvoir magique21 ». L’idée du sacrifice et du sang offert est liée à celle du corps féminin en tant que divinité de la fertilité. Feathers on a Woman, une performanceégalement réalisée dans l’Iowa en 1972, est d’inspiration proche. Mendieta colle des plumes sur le corps nu d’une femme qui finit par ouvrir ses jambes, révélant son sexe dans une posture 253déjà représentée dans l’art primitif, faisant allusion à l’essence du féminin, à la naissance et à la fertilité. La performancede Mendieta a mis au jour, à travers des références aux rituels dits primitifs, la revendication et la sacralisation du corps féminin. L’allusion au chaman, l’acteur du rituel (dans ce cas, Mendieta elle-même), dont la principale capacité est de se transformer en oiseau pour aller à la rencontre des esprits, se présente également par le placement des plumes sur le corps.
Sa série la plus célèbre, Siluetas (Silhouettes), situe son corps dans la nature, en relation avec la Terre comme une mère nourricière, comme le dit l’artiste elle-même :
J’ai mené un dialogue entre le paysage et le corps féminin (fondé sur ma propre silhouette). Je pense que c’est un résultat direct de m’avoir déracinée de mon pays natal pendant mon adolescence. Je suis submergée par le sentiment d’être façonné par l’utérus (la nature). Mon art est le moyen par lequel je rétablis les liens qui m’unissent à l’univers. C’est un retour à la source maternelle22.
Les Siluetas sont l’empreinte laissée parfois par un gabarit du corps de Mendieta, rappelant formellement la représentation des déesses de la fertilité de l’antiquité. Situés au milieu de la nature, elles s’expriment à travers ses éléments primordiaux : la boue, l’eau, l’herbe, la neige, la terre, le feu. La boue est, dans toutes les cultures primitives, un élément associé au féminin et à la fertilité. Elle provient de la terre mère et permet de fabriquer des poteries, une activité essentiellement féminine. Mendieta a réalisé quelques-unes de ses Siluetas en argile en 1980, qui ont ensuite été reprises dans son œuvre la plus explicite sur la mythologie de la terre mère, de la fertilité et de la Première Femme, dans sa série Esculturas rupestres (Sculptures rupestres), réalisée dans la Cueva del Águila, au sein du Parque Jaruco, en 1981, à l’occasion de son deuxième voyage à La Havane. Mendieta témoigne :
C’est pendant mon enfance à Cuba que j’ai été fascinée pour la première fois par les cultures et l’art primitifs. Il semble que ces cultures ont été dotées d’une connaissance intérieure, d’une proximité avec les sources naturelles. Ce sentiment de magie, de connaissance et de pouvoir que l’on trouve dans l’art primitif a influencé mon attitude personnelle vis-à-vis de la création artistique. Depuis douze ans, je travaille à l’extérieur, dans la nature, en 254exploitant la relation entre moi-même, la terre et l’art. Je me suis immergée dans les éléments mêmes qui m’ont produite, utilisant la terre comme une toile et mon âme comme un instrument23.
L’artiste retourne sur sa terre natale et revisite avec une fidélité anthropologique la mythologie Taino des figures féminines de la création : Guabancex (Déesse du Vent), Atabey (Mère des Eaux), Guanaroca (la Première Femme), Guacar (Nos Menstruations), Maroya (Lune), Iyare (Déesse Mère) et Itiba Cachubaba (Vieille Mère Sang). Guanaroca rappelle les caractéristiques des figures féminines préhistoriques, comme celle de Laussel, sur lesquelles les signes sexuels féminins servent de symbole de fertilité et de création. Ainsi, Guanaroca, la figure créatrice, est, selon le mythe, la première femme à peupler la terre et la divinité la plus puissante. Selon l’histoire racontée par Salvador Bueno24, son premier fils a été assassiné par son père, qui, jaloux, l’a laissé mourir de faim, l’a caché dans un güiro et l’a pendu à un arbre. Sa mère, désespérée, est partie à sa recherche et a trouvé le güiro. Lorsque celui-ci lui a échappé des mains, il est tombé sur le sol ; des milliers de poissons et de tortues en sont sortis, formant la péninsule de Majagua et les clés de Cienfuegos. Ses larmes ont formé la lagune de Guanaroca. Toutes les figures mythiques représentées par Mendieta font référence à des aspects consubstantiels du féminin : la capacité de donner la vie, la lune, le sang menstruel.
Mais si les cultures « primitives » ou précolombiennes servent à caractériser l’aspect vivifiant du féminin, elles lui permettent également de faire allusion au pendant de la vie : la mort, omniprésente dans les cultures précolombiennes mexicaines. Les performancesde Mendieta, par exemple Flowers on a Body (1973) où elle repose dans une tombe à El Yagul, Oaxaca, fait allusion à la force de création qui découle de la mort, et On giving life (1975), dans laquelle son corps nu est retrouvé à côté d’un squelette, signifient l’unité inséparable entre la vie et la mort, concept profondément enraciné dans les cultures précolombiennes mexicaines dont la présence est perceptible jusqu’au xxe siècle.
Dans le contexte de cette puissance du féminin associée à la création, à la maternité et au pouvoir, la sculpture Maman de Louise Bourgeois, 255en 1999, trouve aussi sa place. La sculpture représente une araignée monumentale en acier (9 x 10 x 11 m environ) soutenue par huit fines pattes et au corps suspendu à une grande hauteur, portant dans son abdomen un sac contenant dix-sept œufs en marbre blanc et gris suspendus au-dessus de la tête du spectateur. Elle a été réalisée pour l’ouverture de la Tate Modern à Londres en mai 2000 et, par la suite, une édition de six sculptures en bronze a été placée dans divers musées ou expositions itinérantes.
La représentation d’un animal ne crée pas en soi un lien au primitivisme, mais dans le cas présent, des éléments pertinents sont repérables. Le premier est le titre, Maman, « Mummy » ou « Mammy ». Dans une publication de 1995 de neuf gravures, intitulée Ode à ma mère et produite par les éditions du Solstice, elle présente pour la première fois l’araignée comme un animal maternel, comme sa propre mère. En 2000, l’artiste précise « Ma meilleure amie était ma mère et elle était réfléchie, lucide, patiente, réconfortante, raisonnable, délicate, subtile, indispensable, propre et utile comme une araignée. Elle pouvait aussi se défendre et me défendre […]25 » Cette association avait été explicitée dans un long entretien26 où l’artiste racontait que sa mère s’occupait de la restauration de tapisseries anciennes et qu’elle devait souvent tisser, avec une extraordinaire dextérité, les parties manquantes de la pièce. Ainsi, deux idées particulièrement fortes sont associées à l’araignée : la maternité – en lien avec les caractéristiques que Bourgeois attribue à sa mère – et la capacité de protection. C’est dire l’origine, la mère-araignée, et la protection due à son pouvoir. Bourgeois traite cette sculpture comme s’il s’agissait de la représentation d’un animal totémique pour les sociétés primitives : celui dont on descend individuellement ou par le clan. Si, dans un premier temps, les anthropologues ont pris le phénomène du totémisme au pied de la lettre et ont prétendu que les ces sociétés croyaient « réellement » descendre de certains animaux, Lévi-Strauss a fermement démontré dans Le Totémisme aujourd’hui (1962) qu’il s’agit d’un lien symbolique et structurant. Aussi symbolique et structurant que la relation entre la sculptrice et sa mère.
256On peut supposer que Bourgeois connaissait bien la représentation des animaux totémiques grâce à son mari, Robert Goldwater, qui possédait une grande collection d’art primitif et fut le premier historien de l’art dont les recherches aboutirent à la publication de Primitivism in Modern Painting, en 1938.Un animal totem est l’ancêtre originel, mythique, dont on descend. Il peut y avoir des animaux totémiques individuels, ou sous forme de groupe, ou même les deux combinés. L’araignée de Bourgeois pourrait être un cas de totémisme individuel. Il y a toujours un élément significatif qui fonde la relation entre l’individu et son totem. Dans ce cas, comme elle le dit, cela tenait à la caractéristique de sa mère tisserande. Le mythe grec d’Arachné exprime cette idée de l’araignée associée au tissage des tapisseries. Et rappelons le lien entre le mythe d’Arachné et la réalité contemporaine des tisserands dans Las Hilanderas (Les Fileuses) de Velázquez. Outre l’association par l’origine, le deuxième élément déterminant du totem est son pouvoir de protection. Le totem possède un pouvoir, et il est capable de protéger ceux qui y sont affiliés, comme le souligne Bourgeois avec sa « mère-araignée ». Cette puissance du totem est aussi exprimée par l’artiste à travers la taille de sa sculpture monumentale, obligeant le spectateur à se confronter à sa petitesse en la regardant ou en marchant entre ses jambes. Cette révélation de sa propre faiblesse face à l’animal/mère puissante se trouve au cœur de la signification de la sculpture.
Les totems d’Amérique du Nord, ou l’araignée totémique des lignes de Nazca, expriment ce même type de relation. Mais bien que la valeur du maternel soit tel un pouvoir créatif, les liens au totem restent ambivalents, puisqu’il est possible qu’un individu soit confronté à un être plus puissant. Souvent, les totems des sociétés dites primitives sont des prédateurs de la région dans laquelle elles vivent : crocodiles, lions, orques, requins, aigles, et sont repris dans différentes cultures comme animaux totémiques. De cette façon, leur capacité potentielle de destruction des individus est évoquée en les associant symboliquement aux humains. C’est également le cas de l’araignée de Bourgeois : à côté des éléments positifs que l’artiste souligne avec sa mère-araignée, il y a aussi les éléments négatifs associés à cet animal, comme le poison qui peut apporter la mort et par conséquent la terreur. Sans vouloir se lancer dans une psychologie hâtive – même s’il faut noter que Bourgeois a été psychanalysée pendant de nombreuses années et qu’elle maîtrise également le langage de 257la psychanalyse – on ne peut manquer de noter cet élément ambivalent dans la relation avec la génitrice : sa capacité à la protéger et à la soigner lui confère également un pouvoir démesuré sur elle. Mais comme le dit Bourgeois, « la sculpture est la seule chose qui me libère27 ».
Primitivisme et critique sociale
Depuis le début du xxe siècle, l’association entre le primitif et le féminin a un registre profondément critique en termes sociaux, comme nous l’avons vu dans le cas de Höch. Au tournant du siècle, en 1985, un groupe d’artistes se faisant appeler Guerrilla Girls adéployé des affiches vindicatives dans le quartier Soho de New York, selon une forme particulière de performancesinterrogatives. Sur l’une de ces affiches, on pouvait lire, sous une liste de vingt galeries : « Ces galeries ne présentent pas plus de 10 % d’artistes féminines, voire aucune ». Une autre affiche, peut-être la plus éloquente, posait la question suivante : « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au Met Museum ? » Sur cette affiche, une femme nue portant un masque de gorille apparaissait à côté d’un texte où l’on pouvait lire : « Moins de 5 % des artistes de la section d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont des femmes28 ». Cette œuvre trouve son origine dans une commande pour la conception d’un panneau publicitaire pour le Public Art Fund de New York, qui l’a rejetée au motif que le dessin n’était pas assez clair. En réaction, les Guerrilla Girls ont financé un espace publicitaire sur les bus new-yorkais pour l’afficher, jusqu’à ce que la société annule la commande au motif que l’image était trop suggestive. En effet, elle est suggestive. Elle associe la célèbre Odalisque d’Ingres au masque de gorille : une conjonction extraordinairement réussie de l’idée du féminin sexué – une femme appartenant au harem ; un condensé de fantasmes sur la femme en tant qu’objet sexuel – et de la référence au primitif comme instinctif, brutal, sauvage.
258Le groupe à l’origine de ces performancesqui remettaient en question l’ordre artistique établi était composé de femmes. Elles portaient le nom d’artistes féminines décédées et apparaissaient couvertes d’un masque de gorille, ce qui garantissait leur anonymat. Bien qu’elles aient déclaré que le choix du masque de gorille était accidentel29, il est hautement significatif que l’icône choisie pour le masque soit le gorille, dont l’association avec le racisme colonialiste envers les populations subsahariennes se passe de commentaire. En revanche, dans nombre de leurs affiches et de leurs déclarations, la critique du sexisme est inextricablement liée à celle du racisme, comme dans l’affiche où l’on peut lire : « Pour les 17,7 millions que vous avez dépensés pour un seul tableau de Jasper Johns, vous auriez pu acheter au moins une œuvre de toutes ces femmes et artistes de couleur ». Les Guerrilla Girls ont repris le courant initié par les performancesféminines, comme celles de Carolee Schneemann dans lesquelles la remise en question du caractère patriarcal du système artistique, reflet du système social, apparaissait à travers le binôme féminin-primitif comme un. Il est également intéressant de noter que le principe constructif de l’image des Guerrilla Girls, le nu féminin dans la tradition classique de l’histoire de l’art avec une tête symbolisant le primitif, est le même que celui inauguré par Hannah Höch dans Fremde Schönheit.
En 2014, les Guerrilla Girls ont repris leur affiche initiale et initiatique30, là où se trouvait l’Odalisque d’Ingres avec un masque de gorille, mais la photographie d’une jeune femme séduisante, nue et portant le même masque, y est superposée avec un texte qui corrige le précédent, à savoir : « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer dans les vidéoclips ? Alors que 99 % des gars sont habillés ». Si l’affiche initiale est toujours valable dans sa relation structurelle d’association féminin/sexuel-primitif, c’est parce que le primitif, désormais compris comme le non-occidental, l’Autre, le néo-colonial et le féminin, continue d’être associé dans l’œuvre de certaines artistes féministes en termes de capacité critique à subvertir les valeurs artistiques et sociales établies.
259Conclusion
Le primitivisme est un des éléments constitutifs de l’art contemporain, avec une charge de questionnement très puissante en termes esthétiques, mais également sociaux. Depuis la « découverte » de l’art primitif par les premières avant-gardes, le primitivisme est présent dans l’art des xxe et xxie siècles comme une source de contestation des préjugés et des rôles établis. Cela transforme le primitivisme en un élément de référence considérable pour certaines artistes féministes qui ont cherché à travers leur art à établir de nouveaux paramètres pour la considération des femmes dans la société. De même que le « primitif » est l’autre du « civilisé », la femme est l’autre de l’homme. Mais, à partir des années 1960, la relation entre le primitivisme et le féminisme s’enrichit de manière positive : le corps féminin est le centre de la fertilité et de la divinité, comme il apparaissait dans les cultures dites primitives. Le primitivisme a également servi – et sert encore – à la critique de la discrimination envers les femmes, associée à la critique de la discrimination raciale.
Estela Ocampo
Université Pompeu Fabra, Barcelone
Traduit de l’espagnol par
Antonio Rodriguez
Université de Lausanne
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261Schneemann, Carolee, www.caroleeschneemann.org (consulté le 27/06/2023).
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1 Version originale : Estela Ocampo, « Primitivismo y Feminismo en el arte contemporáneo », Arte, Individuo y Sociedad, Madrid, Universidad Complutense,vol. 28 (2), 2016, p. 311-324. [« Primitivisme et féminisme dans l’art contemporain », Art, individu et société]. Cet article présente les résultats du projet de recherche Primitivisme artistique en Europe et en Amérique. Relations, différences et identités, HAR2013-41219-P, financé par le ministère espagnol de l’Économie et de la Compétitivité.
2 Arthur deGobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Belfond, 1967 [1884], p. 214.
3 Max Ernst, Tres novelas en imágenes[Trois romans en images], Girona, Atalanta, 2008, p. 74.
4 Considéré comme un geste obscène par les missionnaires pendant la colonisation, le tatouage avait été introduit en Europe par les marins qui avaient séjournés en Polynésie.
5 Voir : Max Ernst, op. cit., p. 133.
6 Rappelons l’importance pour les surréalistes de l’île de Pâques, qui prend une taille disproportionnée dans Le Monde au temps des surréalistes, publié dans Variétés en 1929.
7 Max Ernst, op. cit., p. 456.
8 Note de l’éditeur : En 2018, le volume collectif Sexe, race et colonies explore ce vaste champ de représentations à l’aide de photographies, illustrations et peintures de l’époque coloniale (Paris, éd. La Découverte).
9 Voir : Sander L. Gilman, « Black Bodies, White Bodies : Toward an Iconography of Female Sexuality in Late Nineteenth Century Art, Medicine, and Literature », Critical Inquiry. ‘Race’, Writing, and Difference, vol. 12-1, 1985, p. 212.
10 Sigmund Freud, Obras completas, Buenos Aires-Madrid, Amorrortu, 1979, p. 85-86.
11 Voir Carolee Schneemann : www.caroleeschneemann.org (consulté le 27/06/2023).
12 André Malraux, La Tête d’obsidienne, Paris, Gallimard, 1974, p. 17.
13 Se référer à notre bibliographie pour Leo Steinberg (1988 a&b) et William Rubin (1994). Les deux catégories ont probablement disparu de la version finale, car trop explicites.
14 À la même époque, la femme et le masque associé, comme présence de l’Autre, du noir et du blanc, apparaissent aussi dans la série Noire et Blanche de Man Ray, bien que l’on n’y retrouve pas la valeur subversive qu’ils avaient chez Picasso. Esthétisée, cette relation accroît la sensualité de Kiki de Montparnasse.
15 Voir Maud Lavin, Cut with the Kitchen Knife : The Weimar Photomontages of Hannah Hoch, New Haven, Yale University Press, 1993, p. 35 et 153-154.
16 Voir Estela Ocampo, El Fetiche en el Museo. Madrid, Alianza, 2011.
17 Voir Maria Makela, « From an Ethnographic Museum : Race and Ethnography in 1920s. Germany », The photomontages of Hannah Höch, Minneapolis, Walker Art Center, 1997, p. 70.
18 [Note de l’éditeur] La présence du serpent se retrouve dans les représentations primitivistes des premières décennies du xxe siècle. Une tentative d’explication de cette fascination des cultures primitives pour le serpent se trouve dans le texte d’Aby Warburg, fruit de son séjour chez les Indiens mokis en 1895, écrit en 1923, qui a donné lieu à son célèbre livre The Ritual of the Serpent. De plus, selon E. Ocampo, pour les créateurs, la présence du serpent, réelle et symbolique, peut être liée à l’influence de l’œuvre de Marija Gimbutas, qui était très populaire parmi les féministes (et aussi parmi les artistes, dont Mendieta) pour avoir soutenu l’existence d’une Grande Déesse primordiale et de sociétés matriarcales à l’ère néolithique.
19 Carolee Schneemann : www.caroleeschneemann.org (consulté le 27/06/2013).
20 Évoqué par Alejandro Del Valle, « Ana Mendieta : Performance à la manière des primitifs », Art, Individual and Society, 26 (1), 2013, p. 508-523.
21 Charles Merewether, « From Inscription to Dissolution : An Essay on Consumption in the Work of Ana Mendieta », Ana Mendieta, Santiago de Compostela, Polígrafa, 1996, p. 90.
22 Kate Horsfield, Nereyda Garcia-Ferraz et Branda Miller (dir.), Ana Mendieta, Fuego de Tierra [Vidéo], 1987.
23 Ibid.
24 Salvadore Bueno, Leyendas cubanas, La Havane, Letras Cubanas, 1996.
25 AA. VV., Louise Bourgeois, Londres, Tate Modern, 2000, p. 62.
26 Camille Guichard,Louise Bourgeois, une vie[interview vidéo], Paris, Centre Georges Pompidou, 1993 : https://www.youtube.com/watch?v=8HysdzV9Rlg (consulté le 27/06/2023).
27 Ibid., 51’.
28 Guerrilla Girls , conférence au Matadero, Madrid, 31/01/2015 : https://vimeo.com/119127188 (consulté le 27/06/2023).
29 Ibid.
30 Guerrilla Girls, 2014, www.guerrillagirls.com (consulté le 27/06/2023).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15120-3
- EAN : 9782406151203
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15120-3.p.0241
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/09/2023
- Langue : Français
- Mots-clés : Femmes, créatrices, sexualité, prostituée, fertilité, masques