[Introduction de la troisième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Passé recomposé. Le roman historique français du xixe siècle
- Pages: 357 to 358
- Collection: Studies in Romanticism and the Nineteenth Century, n° 105
S’inspirant du tableau de Paul Klee Angelus novus, Walter Benjamin brosse ainsi l’Ange de l’Histoire :
« Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès1. »
Cette allégorie fut écrite en 1940, au seuil du cataclysme qui allait balayer l’Europe, et mettre à mal le mythe du progrès véhiculé tant par le libéralisme bourgeois intronisé par la Révolution française que par le communisme issu de la Révolution russe. L’Ange de l’Histoire est entraîné dans la course effrénée du temps. Mais il s’obstine à récupérer ce qui subsiste de ce passage, peut-être soutenu dans son effort par les images d’un Éden perdu, ou – investi par Benjamin d’une « faible force messianique » – par l’espoir d’une éventuelle rédemption, pour les morts et pour les vivants2.
Depuis la fin du xviiie siècle au moins, l’Europe a misé sur l’Histoire. « Historiques » certes, toutes les sociétés le sont, même les plus figées, celles que nous disons sans Histoire ; toutes sont emportées par le vent qui secoue le séraphin. Mais les nôtres le sont de façon plus fondamentale : parce que, bon gré mal gré, elles ont choisi de se penser comme telles, de se faire propulser par ce vent, qu’il vienne du paradis ou de l’enfer. Nos sociétés « ne sont pas le produit d’un développement, elles en aménagent la possibilité, et, au demeurant, sans cesser de résister au changement et de tenter de dénier l’histoire3 ». Ce qui impose à leurs membres un double devoir, d’innovation d’un côté, d’archivage de l’autre. Qu’ils abordent avec confiance ou le dos tourné un avenir baptisé tantôt 358progrès et tantôt catastrophe, cet avenir polarise leurs préoccupations. Et qu’ils s’accrochent aux ruines qui s’entassent devant eux ou les déblaient pour faire place, ils s’efforcent d’en tirer une configuration significative, voire un ersatz d’existence.
Confrontée à une historicité contingente, souvent décourageante et parfois cauchemardesque, l’historiographie, estiment les philosophes du xixe siècle, dresse le miroir éclairant, sinon fidèle, de nos vicissitudes. Schopenhauer voit en elle « la conscience raisonnée de l’espèce humaine4 ». Elle a plutôt, opine de Certeau, « pris le relais des mythes ‘primitifs’ ou des théologies anciennes depuis que la civilisation occidentale a cessé d’être religieuse5 ». Dans tous les cas, elle permet à nos sociétés de se raconter, de se réfléchir, de se juger dans leur hic et nunc – et, le cas échéant, d’agir sur ce nunc, afin de peser sur le cras, les lendemains qu’il commande. Par les mondes possibles qu’il échafaude, et par les expériences vicariantes dont il enrichit notre vécu borné, le roman participe également de cette fonction ; ses représentations de l’olim nous incitent à y injecter du sens, et du coup, à reconsidérer notre nunc, voire à rêver sur notre cras.
Le roman historique est, dans ma définition, une histoire (fictionnelle) qui traite d’Histoire (passée), dans le cadre de son Histoire contemporaine. Ayant précisé en deuxième partie comment la fiction traite du passé, je discuterai d’abord, dans cette troisième partie, de l’incidence de ses contextes synchroniques. Les deux chapitres suivants jalonneront ses extrapolations diachroniques, vers le devenir, puis vers l’avenir. Dans les trois derniers chapitres, je me demanderai comment la fiction aménage, dans le nunc et pour le cras, la mémorialisation du passé et de son inséparable corollaire, les trépassés, et quel est son rôle dans la construction de ce qu’on pourrait appeler un « passé ultérieur ».
1 Benjamin, Sur le concept d’histoire, trad. M. de Gandillac, Œuvres, Paris, Gallimard, Folio, 2000, III, p. 434.
2 Benjamin, Sur le concept d’histoire, Œuvres, III, p. 429.
3 Claude Lefort, Les Formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 11.
4 Quoique inférieure à la poésie en termes de vérité générale, « l’histoire est pour l’espèce humaine ce que la raison est pour l’individu […] Seule l’histoire donne à un peuple une entière conscience de lui-même ». Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 1185. Et de même que la raison individuelle suppose le langage, l’Histoire suppose l’écriture.
5 De Certeau, L’Écriture de l’histoire, p. 58.
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- ISBN: 978-2-406-10639-5
- EAN: 9782406106395
- ISSN: 2258-4943
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-10639-5.p.0357
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-26-2021
- Language: French