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Classiques Garnier

[Introduction de la troisième partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Le Passé recomposé. Le roman historique français du xixe siècle
  • Pages : 357 à 358
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 105
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406106395
  • ISBN : 978-2-406-10639-5
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10639-5.p.0357
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/05/2021
  • Langue : Français
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Sinspirant du tableau de Paul Klee Angelus novus, Walter Benjamin brosse ainsi lAnge de lHistoire :

« Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne dévénements, il ne voit, lui, quune seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien sattarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui sest prise dans ses ailes, si violemment que lange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers lavenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui sélève jusquau ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès1. »

Cette allégorie fut écrite en 1940, au seuil du cataclysme qui allait balayer lEurope, et mettre à mal le mythe du progrès véhiculé tant par le libéralisme bourgeois intronisé par la Révolution française que par le communisme issu de la Révolution russe. LAnge de lHistoire est entraîné dans la course effrénée du temps. Mais il sobstine à récupérer ce qui subsiste de ce passage, peut-être soutenu dans son effort par les images dun Éden perdu, ou – investi par Benjamin dune « faible force messianique » – par lespoir dune éventuelle rédemption, pour les morts et pour les vivants2.

Depuis la fin du xviiie siècle au moins, lEurope a misé sur lHistoire. « Historiques » certes, toutes les sociétés le sont, même les plus figées, celles que nous disons sans Histoire ; toutes sont emportées par le vent qui secoue le séraphin. Mais les nôtres le sont de façon plus fondamentale : parce que, bon gré mal gré, elles ont choisi de se penser comme telles, de se faire propulser par ce vent, quil vienne du paradis ou de lenfer. Nos sociétés « ne sont pas le produit dun développement, elles en aménagent la possibilité, et, au demeurant, sans cesser de résister au changement et de tenter de dénier lhistoire3 ». Ce qui impose à leurs membres un double devoir, dinnovation dun côté, darchivage de lautre. Quils abordent avec confiance ou le dos tourné un avenir baptisé tantôt 358progrès et tantôt catastrophe, cet avenir polarise leurs préoccupations. Et quils saccrochent aux ruines qui sentassent devant eux ou les déblaient pour faire place, ils sefforcent den tirer une configuration significative, voire un ersatz dexistence.

Confrontée à une historicité contingente, souvent décourageante et parfois cauchemardesque, lhistoriographie, estiment les philosophes du xixe siècle, dresse le miroir éclairant, sinon fidèle, de nos vicissitudes. Schopenhauer voit en elle « la conscience raisonnée de lespèce humaine4 ». Elle a plutôt, opine de Certeau, « pris le relais des mythes primitifs ou des théologies anciennes depuis que la civilisation occidentale a cessé dêtre religieuse5 ». Dans tous les cas, elle permet à nos sociétés de se raconter, de se réfléchir, de se juger dans leur hic et nunc – et, le cas échéant, dagir sur ce nunc, afin de peser sur le cras, les lendemains quil commande. Par les mondes possibles quil échafaude, et par les expériences vicariantes dont il enrichit notre vécu borné, le roman participe également de cette fonction ; ses représentations de lolim nous incitent à y injecter du sens, et du coup, à reconsidérer notre nunc, voire à rêver sur notre cras.

Le roman historique est, dans ma définition, une histoire (fictionnelle) qui traite dHistoire (passée), dans le cadre de son Histoire contemporaine. Ayant précisé en deuxième partie comment la fiction traite du passé, je discuterai dabord, dans cette troisième partie, de lincidence de ses contextes synchroniques. Les deux chapitres suivants jalonneront ses extrapolations diachroniques, vers le devenir, puis vers lavenir. Dans les trois derniers chapitres, je me demanderai comment la fiction aménage, dans le nunc et pour le cras, la mémorialisation du passé et de son inséparable corollaire, les trépassés, et quel est son rôle dans la construction de ce quon pourrait appeler un « passé ultérieur ».

1 Benjamin, Sur le concept dhistoire, trad. M. de Gandillac, Œuvres, Paris, Gallimard, Folio, 2000, III, p. 434.

2 Benjamin, Sur le concept dhistoire, Œuvres, III, p. 429.

3 Claude Lefort, Les Formes de lhistoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 11.

4 Quoique inférieure à la poésie en termes de vérité générale, « lhistoire est pour lespèce humaine ce que la raison est pour lindividu [] Seule lhistoire donne à un peuple une entière conscience de lui-même ». Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 1185. Et de même que la raison individuelle suppose le langage, lHistoire suppose lécriture.

5 De Certeau, LÉcriture de lhistoire, p. 58.