Vrai comme une photographie ?
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Miroir aberrant. Littérature et photographies au xixe siècle
- Pages : 59 à 71
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 121
Vrai comme une photographie ?
Perfection et exactitude de l’image
Les nombreux débats qui ont animé l’émergence du réalisme en art, que ce soit en peinture ou en littérature, aux alentours de 1850, se nourrissent pour la plupart d’une confusion ayant trait au statut de la réalité dans la représentation. Alors que le souci de la fidélité à la réalité prenait le pas sur l’idée que la forme devait véhiculer, le réalisme a été accusé de procéder à une imitation de la nature tel que le ferait une vue photographique, qui, elle, n’imite pas, mais reproduit. Le réalisme pictural et littéraire serait donc, à l’instar de l’image photographique, pure copie, sans prétendre atteindre, d’une quelconque façon, un dépassement par l’art ou par l’imaginaire. Si, de ce point de vue, le rapprochement entre réalisme et photographie paraît évident, il faut pourtant se rappeler que le parallèle avait été préparé bien avant les années 1850, au moment même où la photographie faisait son apparition sur la scène publique. Le réalisme n’a été comparé à la photographie que parce que les discours entourant la photographie à ses débuts avaient conditionné le regard en faveur de l’exactitude de sa reproduction. Si l’exactitude et la perfection de l’image sont ses traits distinctifs, c’est parce qu’ils ont été créés, ou du moins largement anticipés, par les discours de genèse, et notamment celui de Daguerre lui-même, dès 1838, au moment où il rédige un prospectus visant à créer une souscription pour sa toute nouvelle invention, louant, contre les arts traditionnels, l’exactitude et la perfection de l’image produite1. On sait pourtant que les tout premiers résultats d’impression photographique furent largement décevants et que 60les images manquaient cruellement de détails et d’exactitude, comme en témoigne par exemple Le Point de vue du Gras, prise par Niepce en août 1826 depuis la fenêtre de sa maison de Saint-Loup-de-Varennes, considérée par les historiens comme la première photographie de l’histoire. L’histoire de la proto-photographie s’écrit donc surtout à partir d’essais, d’expériences, dont les résultats peinent à aboutir. Cependant ces résultats furent garants des perfectionnements à venir, puisqu’ils démontraient la possibilité de fixer sur une plaque de cuivre les ombres de la nature, et invitaient naturellement à anticiper la venue des plus infimes détails dans l’image. C’est pourquoi il faut lire les nombreux discours d’annonce avant tout comme les projections de réalisations futures, voire, pour certains d’entre eux, comme de purs fantasmes, mais qui néanmoins ont inscrit durablement dans les esprits une définition de la représentation photographique comme copie et dont les applications seraient principalement tournées du côté de la science. De ce point de vue, il n’est pas indifférent que Daguerre ait choisi l’Académie des Sciences et le physicien de renom François Arago pour rendre publique son invention, et que celui-ci, ne connaissant qu’imparfaitement la technique et « le secret2 » de Daguerre, rédige rapidement son discours en extrapolant largement les capacités de médium : l’annonce a véritablement valeur d’annonce, son discours ayant un temps d’avance considérable sur la technique. Significatif est aussi, sur le plan de la réception de la photographie et sur celui du conditionnement de l’idée qu’en avaient les contemporains, le silence de l’Académie des Beaux-Arts, dont aucun de ses représentants ne se manifesta en 1839. Pour expliquer ce désengagement face à l’invention de Daguerre, Paul-Louis Roubert avance l’hypothèse qu’elle rappelait trop le diagraphe, instrument de report du dessin caractérisé par la précision de son tracé, inventé en 1830 par Charles Gavard, aussitôt rejeté par l’Académie des Beaux-Arts sous prétexte que cette technique relevait davantage des mathématiques, et donc de l’Académie des Sciences3. En tout état de cause, ces éléments factuels structurent en profondeur la réception de la photographie aux yeux du public en France et conditionnent l’usage qui en a été fait dans les discours formulant un jugement sur le réalisme des productions artistiques contemporaines.
61Le comparant photographique
Le contexte discursif qui accompagne l’apparition de la photographie, en plus de façonner sa réception, induit également une définition stable du médium, se résumant à l’exactitude de sa reproduction. C’est en vertu de cette définition stable que la photographie fait son entrée dans les discours proposant un jugement sur la représentation de la réalité : la comparaison de l’art à la photographie, récurrente à partir des années 18404, fait de la photographie une image intercalaire, située très exactement entre les productions artistiques et la réalité. Il revient à Rodolphe Töpffer (1799-1846) d’avoir introduit la photographie, en tant que notion critique, dans ses discours théorisant l’imitation dans les Beaux-Arts. Les nombreux articles qu’il écrit à partir de 1830 et qu’il publie régulièrement dans une revue suisse, la Bibliothèque universelle de Genève, seront recueillis en 1848 après sa mort sous le titre de Réflexions et menus propos d’un peintre genevois. C’est dans une section intitulée « De l’imitation », d’abord parue dans les numéros de juin et juillet 1839 de la revue, que Töpffer mentionne pour la première fois « la machine de M. Daguerre » afin de discriminer ce qu’il appelle « imitation » d’« exacte copie ». Dans la note de bas de page qu’il consacre au daguerréotype, il n’indique que sommairement le principe de la technique, puisque, à cette date, le procédé n’est pas encore très bien connu. Mais ce qui l’intéresse, au-delà de la technique, et au-delà des photographies elles-mêmes (il n’en a encore jamais vu, précise-t-il), c’est l’idée selon laquelle les images de Daguerre se présentent comme des copies parfaites de la réalité. C’est à ce titre qu’elles peuvent devenir un outil critique, servant à formuler un jugement au sujet de l’imitation artistique :
Tout le monde a entendu parler de la machine inventée récemment par M. Daguerre. Avec cette machine, et au moyen de procédés dont le secret sera, dit-on, prochainement rendu public, on fixe sur un plan l’image réelle des objets (moins les couleurs pourtant), telle qu’elle est réfléchie dans la chambre obscure. Si nous parlons de cette machine, ce n’est point que nous ayons été dans le cas d’en voir les produits, mais parce qu’elle est l’emblème 62en quelque sorte de l’imitation stricte et parfaite, et, par conséquent, un terme de comparaison commode à employer dans la question qui nous occupe5.
En plus d’être un précieux document sur la réception primitive de l’invention, cette note de bas de page pose les bases du statut qui sera réservé à la photographie dans la critique d’art, mais aussi dans la critique littéraire, au xixe siècle. Töpffer en fait un symbole, celui d’une image artificielle capable d’imiter la réalité de manière parfaite, mais aussi un comparateur utile afin de juger de la plus ou moins grande fidélité de l’imitation picturale. Paul-Louis Roubert a très bien vu que Töpffer inventait ici une « machine théorique6 », et une façon de penser la photographie comme « niveau zéro de l’imitation7 ». Il invite de ce fait à concevoir la nature comme image afin d’être en mesure d’« évaluer l’originalité du peintre8 ». La photographie devient un « critère normatif9 » qui permettra, tout au long du siècle, de régler les arts d’imitation sur cette nouvelle valeur. Il ne faut pas perdre de vue cependant que l’exactitude de la photographie est une exactitude théorique, et qu’aucune photographie ne pourrait réaliser ce que la théorie voudrait lui voir faire. Töpffer, d’ailleurs, semble en avoir conscience, comme en témoigne sa précision quant à l’absence de couleurs des images : les photographies sont bien des « images réelles des objets » et non formellement des copies de la réalité, ce qui n’a pas vraiment de sens. Ces images construisent un réel qui leur est propre et qui, au fil du temps, aura tendance à se confondre avec la réalité même, comme si la réalité ne pouvait être appréhendée qu’à l’aune de la photographie.
Ainsi Töpffer, dès 1839, ouvre une brèche dans laquelle ne vont pas tarder à s’engouffrer tous les discours sur l’art. La photographie devient un outil de discrimination, et très vite un outil de discrimination négatif : la valeur des arts d’imitation reposera sur leur capacité à s’éloigner de la reproduction photographique, tout en ne perdant pas de vue l’exigence de ressemblance de la mimésis. On comprend également pourquoi la 63photographie s’est très vite vu assigner un rôle ancillaire vis-à-vis de l’art : elle est un point de départ, un modèle qu’il s’agira de dépasser. De ce fait, voir un tableau de peinture comme une photographie est lourd de sens, puisque, dans ce cas, le peintre serait resté au degré zéro de l’imitation et n’aurait accompli aucun travail sur la nature, ce qui, d’une certaine manière, rend son œuvre caduque.
C’est bien entendu aux alentours de 1850, alors que le réalisme fait son apparition, que la question photographique reviendra de manière récurrente dans les discours. Le souci accordé à l’observation de la réalité par les réalistes aura été une main tendue en direction de cette « machine théorique » qu’était devenue la photographie10. Notre propos n’est pas de relater l’histoire de cette critique, que ce soit en littérature ou en peinture, mais bien plutôt de voir qu’au moment du réalisme, elle est devenue un lieu commun bien facile et que tout rapport établi entre art et photographie fondé sur cette seule dimension de reproduction exacte serait superficiel et conduirait à appauvrir leurs relations intermédiales. En effet, les avancées techniques, les expériences et les connaissances en matière de photographie ont évolué en 1850, et l’époque où peu de monde avait vu des photographies, ou avait fait usage de sa technique, cette époque où « le secret » de Daguerre était encore intact, n’est plus d’actualité. Si la photographie reste un « emblème » et un outil de comparaison, les plus grandes connaissances techniques permettent à certains auteurs de se placer à distance du lieu commun selon lequel la photographie est une copie conforme de la réalité. Nous postulerons ainsi que les réflexions sur le réalisme, qu’il soit pictural ou littéraire, menées en particulier par des écrivains ayant une idée plus précise du médium, soit parce qu’ils s’y intéressaient, soit parce qu’ils le pratiquaient, permettent de rejeter non pas la photographie en tant que mode d’expression, mais en tant qu’idée réductrice. Car il semble qu’en ces années, une nouvelle conscience ait vu le jour : conscience selon laquelle la photographie n’était, pas plus qu’un tableau ou un texte, une pure copie de la réalité. L’argument photographique, tel qu’il est utilisé par les détracteurs du réalisme, tombe alors de lui-même. Certaines 64fictions littéraires iront même jusqu’à démontrer que peindre ou écrire comme une photographie produirait une œuvre dans laquelle la réalité serait paradoxalement absente, ou, du moins peu vraisemblable, voire méconnaissable.
Après avoir rappelé que l’« idée » de photographie ne résiste pas à la connaissance que certains écrivains en avaient, et que cette connaissance fait considérablement varier la définition de la photographie, nous montrerons, à travers quelques textes écrits aux alentours des années 1850, au moment de l’apparition du réalisme en France et des débats qu’il suscite, que certains auteurs s’emploient à défendre la représentation littéraire contre le modèle de la représentation photographique. Cette défense, qui se fonde habituellement sur la mise en avant de l’art littéraire, au détriment de la reproduction mécanique, s’est également articulée autour de l’idée de la photographie, pensée non pas comme calque de la réalité, mais comme image dont le « réalisme » est fort discutable. Appliquer le modèle photographique, selon l’idée que véhiculent les contemporains, et les critiques en particulier, à l’écriture littéraire, conduirait non pas à une représentation rigoureuse et fidèle de la réalité, mais à la représentation d’une réalité peu vraisemblable. Une attention plus fine portée sur les capacités du médium permet de concevoir la photographie autrement, et d’enrichir ainsi considérablement ses apports à la littérature.
« L’idée de photographie » et ses variations
La question du parallèle entre réalisme littéraire et photographie a fait l’objet de nombreux travaux. Dans la perspective qui est la nôtre, les enjeux soulevés par cette question restent cependant insuffisants. Partant du constat indiscutable selon lequel la littérature réaliste, à partir des années 1850, s’est définie avec la photographie, soit qu’elle rejetait catégoriquement ce modèle, soit qu’elle l’absorbait de manière « invisible », ou encore que les discours critiques prenant pour objet le réalisme faisaient invariablement référence à la photographie, la question part du présupposé selon lequel le « réalisme » photographique serait une catégorie à peu près stable : le réalisme (l’exactitude, la fidélité, la 65transparence) de la photographie, lorsqu’il est comparé au réalisme littéraire, de manière négative ou non, ne l’est que dans des discours ou des opinions véhiculant une idée, parfois caricaturale et toujours réductrice de la photographie. Ce que François Brunet appelle « la naissance de l’idée de photographie » au xixe siècle est la création d’un raccourci conceptuel permettant à la fois d’essentialiser la technique photographique et ses productions, et permettant aussi de pouvoir définir, de façon pratique, les arts libéraux au regard de cette idée. Or si la photographie fait irruption dans les questions d’esthétique littéraire ou picturale sous la forme d’idée, et plus précisément sous la forme de comparaisons ou de métaphores, c’est bien que ce à quoi renvoie la photographie dans les discours ne correspond pas précisément à la réalité du médium : l’idée de la photographie s’éloigne ainsi du rapport intime qu’écrivains et artistes entretiennent avec la pratique photographique. Cela explique une bonne part des problèmes et contradictions que la critique rencontre lorsqu’elle s’attache à étudier les relations que la photographie tisse avec la genèse des œuvres, et l’oscillation constante entre attrait et répulsion qui est sensible dans les déclarations des artistes vis-à-vis de la photographie. Ces postures de rejet ou d’attirance sont la plupart du temps conditionnées par l’« idée de la photographie », celle que tout le monde en avait, et celle que les discours informant la genèse de l’invention ont véhiculée, projetant des fantasmes d’application future plus ou moins exacts. Ces postures peuvent également apparaître comme des marqueurs de distinction sociale et artistique. Par exemple, le fait qu’Ingres ait pu confier à un ami que « C’est joli la photographie, c’est joli, mais il ne faut pas le dire11 » prouve assez la part du jeu social qui entre dans l’affirmation de ses goûts et de ses modèles. La question serait donc de savoir de quelle façon la photographie était considérée par chaque écrivain, par chaque artiste : la pratiquaient-ils ? Quels usages en faisaient-ils ? En avaient-ils seulement une approche superficielle, se contentant d’une doxa toujours plus répandue, ou avaient-ils une connaissance plus fine des mécanismes qui présidaient à la fabrication des images ? Quelle était également la part de la posture publique dans leurs différentes déclarations ? Une bonne partie de ces questions est 66insoluble. En revanche, il importe de toujours être attentif aux réalités que recouvre l’emploi de la référence photographique dans les discours des écrivains et des artistes, en particulier à partir des années 1850. Lorsque Jules et Edmond de Goncourt se défendent, dans la préface de Germinie Lacerteux (1864) de faire la « photographie décolletée du plaisir12 », il est évident que la « photographie » est ici prise comme idée, et comme idée d’une copie conforme de la réalité, principal défaut du réalisme littéraire aux yeux des critiques. Plus encore, l’obscénité sous-tendue par la référence photographique contribue à éloigner leur roman de tout ce que la critique veut voir dans le réalisme : la description la plus détaillée possible et la plus complaisante de tous les vices de la société. Cependant, la photographie, et sa variante technique le stéréoscope, sert d’argument aux deux frères afin de louer la densité et la profondeur des descriptions de Flaubert dans Madame Bovary : « Le milieu des choses y a tant de relief autour des sentiments et des passions qu’il les étouffe presque. […] c’est le stéréoscope poussé à sa dernière illusion », notent-ils dans leur Journal le 10 décembre 1860. Ici, c’est la capacité du stéréoscope à plonger entièrement le spectateur dans le monde représenté qui permet de louer l’effet produit par les descriptions de Flaubert et leur illusion réaliste. Dans le domaine de la peinture, la capacité de Decamps à imiter parfaitement les subtiles nuances de la lumière appelle la référence à la photographie. Le 17 avril 1867, ils notent dans le Journal : « En étudiant la photographie, on est étonné de voir comme Decamps l’a précédée, devinée et combien les murs du peintre, si critiqués par les aveugles d’art comme trucs, ficelles, plâtrages, sont absolument vus comme le soleil les peint. » C’est encore le réalisme qui est visé par les Goncourt, mais cette fois un réalisme pictural. Alors que la critique a l’habitude de considérer les nombreux pans de murs peints par Decamps dans ses tableaux comme très artificiels, les deux frères y voient un témoignage du génie du peintre, capable de représenter fidèlement ce que le soleil éclaire. La photographie est une fois encore convoquée en vertu de l’idée de fidélité et d’exactitude qu’elle véhicule, mais cette idée se fait plus précise, plus proche de la réalité du médium : le réalisme est produit par des effets de lumière, ce qui gratifie le peintre d’un don d’observation. C’est donc une connaissance 67plus aiguisée de la technique photographique (Les Goncourt n’arrivent à cette conclusion qu’après avoir « étudié » la photographie), qui leur permet d’en reconnaître les qualités et de les transposer à d’autres arts. Cela nous amène à penser que les postures de rejet ou d’adhésion sont fonction de la connaissance plus ou moins fine que les écrivains avaient de la photographie. D’autre part, le degré de connaissance rend extrêmement variable l’idée à laquelle la référence à la photographie renvoie dans les discours, passant d’un degré zéro de la représentation de la réalité (il s’agit d’une copie conforme), à une précision dans le rendu des valeurs et des teintes. Les différents usages discursifs de la référence photographique conduisent alors à un éclatement, à une fragmentation de la photographie, tantôt sollicitée pour l’idée reçue qu’elle véhicule, tantôt pour les nombreuses qualités et potentialités de sa technique.
François Brunet repère à ce sujet deux phases dans l’évolution de la photographie comme idée : la première, qui avait principalement cours durant les premiers âges de la photographie, lorsque l’invention en était encore à ses débuts, correspond à ce qu’il appelle le « mode classique » : « la photographie est traitée comme l’invention d’un type d’image défini par son exactitude et son rapport à la positivité13. » La seconde phase intervient lors des avancées techniques du médium, à partir des années 1850 : elle correspond au « mode moderne » : « la notion d’image est remplacée par un paradigme du dispositif ou du processus de production14. » Ces deux phases, on le voit, ne sont pas étrangères au degré de connaissance du médium. François Brunet n’oublie pas de préciser à cet égard que ces deux modes de pensée relatifs à la photographie se chevauchent, et que le mode classique continuera de travailler les esprits du xxe siècle, et que le mode moderne se fera sentir dans des discours spéculant sur la technique, très peu de temps après l’avènement de la photographie, comme en témoigne par exemple la théorie des spectres balzacienne.
Il est important de préciser aussi que cette variabilité n’est pas le trait distinctif des seuls discours faisant référence à la photographie : la photographie elle-même, en tant que technique, ne se laisse pas réduire aux vues ou aux relevés de type topographique auxquels elle a vite été assignée, c’est-à-dire à des productions d’images se rapprochant le plus 68d’un réalisme visuel, même si ces usages étaient les plus visibles, parce que promus par les instances officielles, puis par le grand public. Les récents travaux des historiens de la photographie menés en particulier sur les premiers âges du médium, sur l’art des « primitifs15 », et plus précisément sur le calotype, ce procédé d’impression à partir d’un négatif sur papier élaboré en 1841 par l’anglais William Henry Fox Talbot, concurrent direct de la technique mise au point en France par Daguerre, ont montré toute la richesse d’une invention qui n’en était qu’à ses premiers essais, et à quel point les productions – souvent nées des aléas d’une technique imparfaitement maîtrisée – faisaient considérablement varier ce que l’on avait coutume d’attendre du « réalisme » photographique. C’est ainsi que Paul-Louis Roubert voit dans les applications du calotype en France une « contre-révolution » au phénomène massif du développement de la daguerréotypie, qui avait « inauguré une révolution précipitant soudainement l’univers des images du monde de l’“à peu près” dans celui de la précision mathématique normée16. » Les procédés chimiques, les différents matériaux, le tirage négatif ainsi que le support papier utilisés engendrent une esthétique totalement différente de celle du daguerréotype et remettent en cause l’hégémonie de la photographie comme fac-similé de la nature. La magnifique série de natures mortes réalisée par Henri Le Secq aux alentours de 1860, intitulée Fantaisies, Clichés par Henri Le Secq, dont les clichés originaux sont des négatifs, en constitue un parfait exemple : la reprise des codes du genre (aussi bien pictural que photographique) de la nature morte, participant d’un réalisme mimétique et d’une illusion référentielle, est subvertie dans ses fondements par l’usage du négatif, déréalisant les objets photographiés et créant ainsi un monde étrange et inquiétant17. Il faut préciser que cette œuvre, parfait témoignage de la grande diversité de la praxis photographique des premiers âges, n’a vraisemblablement jamais été exposée, et qu’elle fut réservée à un cercle restreint d’initiés ; 69la série serait donc restée inconnue du grand public si les descendants du photographe n’avaient consenti à en faire don à la Bibliothèque nationale. C’est ainsi qu’un grand nombre d’expérimentations photographiques, situées aux marges de la pratique officielle, n’émergent parfois que dans les accidents de l’histoire. En outre, la relative accessibilité de la photographie, ne nécessitant aucun talent particulier, puis sa démocratisation à partir des années 1880 avec l’avènement de l’appareil Kodak venu des États-Unis et rapidement diffusé en Europe, accentue paradoxalement la disparition du photographique au regard de l’histoire de l’art. Combien de trouvailles, combien d’expériences techniques et esthétiques, sont restées soigneusement rangées dans des albums domestiques ? L’intérêt récent des historiens de la photographie pour les pratiques vernaculaires, ou encore pour les photographies ratées18, c’est-à-dire l’ensemble des productions se situant en marge du processus de légitimation artistique, la plupart du temps réalisé dans le secret de l’usage privé, montre à quel point l’histoire de la photographie demande à être repensée, en particulier en France : comme l’indique Clément Chéroux, la course à la légitimation artistique de la photographie a certes permis une reconnaissance nécessaire, mais a contraint en même temps les pratiques à se fondre dans des cadres préétablis qui sont ceux, consacrés, des Beaux-Arts (portraits, paysages, académies…) : dès lors, un pan non considérable des pratiques et des productions est passé sous silence, rendu invisible, illégitime. C’est précisément par la volonté de se justifier auprès des Beaux-Arts que la photographie perd son originalité et sa capacité à inventer un langage qui lui soit propre. Ces quelques données historiques complexifient singulièrement les choses et participent de l’insolubilité des questions relatives aux relations entretenues par les écrivains avec l’art photographique. Il ne serait pas étonnant que la série de Henri Le Secq trouve son origine dans les réflexions littéraires menées au même moment par un groupe d’écrivains sur cet infléchissement du réalisme qu’est la fantaisie, d’autant plus si l’on sait que ce photographe fréquentait, en vertu de son appartenance au groupe de la Mission Héliographique, un écrivain comme Champfleury.
Quoi qu’il en soit, l’absorption de la photographie dans les discours se paie d’une dissolution de sa définition. « L’idée » de photographie 70est plurielle, disparate. Il semble impossible dès lors de résumer les accointances de la littérature réaliste avec la photographie par le seul biais des idées de transparence et de fidélité de la représentation à la réalité et à plus forte raison lorsque, comme on le verra, le concept même de réalité tend à être redéfini dans la deuxième moitié du siècle par la prise de conscience de l’existence d’un monde invisible dont l’image photographique serait la garante.
Afin de montrer que le parallèle entre réalisme littéraire et pictural et la photographie ne se résume pas à la question de la transparence, et que la photographie peut tenir le rôle de contre-argument au réalisme, il nous faudra nous intéresser à quelques textes qui s’ingénient à brouiller subtilement le lieu commun de la photographie vue et pensée comme copie de la réalité. Alors que, très souvent, les écrivains réalistes se défendent de faire comme la photographie en mettant en avant la composition de leurs œuvres (les romanciers réalistes sont, pour Maupassant, des illusionnistes), certains d’entre eux exaltent au contraire les lacunes du « réalisme » photographique, qui, appliqué tel quel à l’écriture, ne pourrait produire que des œuvres dénuées de toute vraisemblance. Le modèle photographique serait alors, paradoxalement, un agent de déréalisation bien plus que le garant de l’exactitude de la représentation. C’est la grande connaissance de la technique photographique qui permet à Gautier, lorsqu’il commente les œuvres de Courbet exposées au Salon de 1851, de montrer que, si ces tableaux sont des photographies, ils seraient dénués de toute véracité, de tout réalisme : en exaltant les détails, et en particulier les détails les plus triviaux, Gautier voit en Courbet non un réaliste, mais un idéaliste du laid, se rapprochant dangereusement du caricaturiste. Nerval, dans son inclassable récit LesNuits d’octobre (1852), situé à mi-chemin entre la fiction et la théorie littéraire, choisit de faire dire à son narrateur, personnage d’écrivain, qu’il ne cherche, en restituant fidèlement les événements dont il est témoin, qu’à « daguerréotyper la vérité ». Ce faisant, il propose une réflexion subtile sur l’art littéraire pensé comme copie photographique de la réalité. Or la restitution la plus fidèle et sincère des événements ne pourra, tout comme un daguerréotype, se passer des conventions qui la font naître et sur lesquelles le lecteur ou le spectateur s’illusionnent. Avec La Légende du daguerréotype, écrit en 1863, Champfleury propose un pendant comique à son traité de 1857, Le Réalisme. Il invente une 71origine mythique à l’instrument, et sape toutes les idées reçues qu’il véhicule, mettant ainsi à mal l’idée de la vérité photographique.
La période que recouvre ces textes est celle des années 1850 (le récit de Champfleury opère un retour en arrière, à l’époque où le premier daguerréotypeur s’installe à Paris), c’est-à-dire au moment où la querelle du réalisme, opposant les réalistes et les idéalistes, faisait rage, et où le réalisme cherche encore sa voie. Cette époque correspond également à une proto-histoire de la photographie, qui s’appelle encore daguerréotype, image produite sur cuivre à exemplaire unique, caractérisée par la précision et la netteté de sa représentation. D’un point de vue épistémologique, c’est l’époque du « mode classique » repéré par François Brunet, époque où l’idée de l’exactitude et de la transparence prime. Or il s’avère que ce sont principalement les considérations d’ordre technique qui permettent aux écrivains de remettre en cause le réalisme des images, ce qui confirme le fait que l’idée hégémonique de la photographie comme saisie de la réalité n’est qu’un mythe ayant pris la valeur d’un lieu commun, et que certains écrivains, très tôt, proposent de penser un espace critique permettant de prendre du recul par rapport à la façon dont l’époque invitait à regarder les images.
1 « Chacun, à l’aide du daguerréotype, fera la vue de son château ou de sa maison de campagne : on se formera des collections en tous genre d’autant plus précieux que l’art ne peut les imiter sous le rapport de l’exactitude et de la perfection des détails. » Cité par Paul-Louis Roubert, L’Image sans qualités. Les Beaux-Arts et la critique à l’épreuve de la photographie (1839-1859), Paris, Monum, 2006, p. 22.
2 Les contemporains ont eu connaissance de l’invention bien avant d’en avoir vu les résultats, et bien avant de pouvoir la pratiquer eux-mêmes. Les premières années se caractérisent par le mystère qui entoure ces images exactes. Sur ce point, voir Paul-Louis Roubert, op. cit.
3 Ibidem, p. 72.
4 Ibidem, chapitre iii, « Le modèle photographique dans la critique d’art ».
5 Rodolphe Töpffer, Réflexions et menus propos d’un peintre genevois[1848], Livre quatrième, chapitre ii, « Où l’auteur s’apprête à raisonner à rebours du sens commun », Paris, Hachette et Cie, 1865, p. 121. Nous soulignons.
6 Paul-Louis Roubert, ibidem, p. 85.
7 Idem.
8 Idem.
9 Idem.
10 C’est en ce sens qu’il faut comprendre la réflexion des Goncourt dans leur Journal, notée le 30 octobre 1856 : « Le réalisme naît et éclate alors que le daguerréotype et la photographie démontrent combien l’art diffère du vrai. », Jules et Edmond de Goncourt, Journal, Mémoires de la vie littéraire, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, t. I, p. 212.
11 Jean-Auguste Dominique Ingres, « Lettre à un ami », cité in Philippe Néagu, Jean-Jacques Poulet-Allamgny (dir.), Nadar, t. I, « Photographies », Paris, Arthur Hubschmidt, 1979, p. 686.
12 Jules et Edmond de Goncourt, « Préface de la première édition », Germinie Lacerteux[1864], Paris, Quantin, 1886, p. v.
13 François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, op. cit., p. 270.
14 Idem.
15 Le terme est utilisé par Nadar dans l’un de ses récits de souvenirs, « Les Primitifs de la photographie », recueilli dans Quand j’étais photographe, op. cit., p. 229-292.
16 Paul-Louis Roubert, « Théorie du sacrifice, le calotype en France : une contre-révolution photographique », in Sylvie Aubenas, Paul-Louis Roubert (dir.), Primitifs de la photographie. Le Calotype en France, 1843-1860, Paris, Gallimard, Bibliothèque nationale de France, 2010, p. 84.
17 Basile Pallas, « Fantaisies de l’objectif : les objets photographiés d’Henri Le Secq », in Philippe Cordez, Romana Kaske, Julia Saviello, Susanne Thürigen (dir.), Object Fantasies, experience and creation, Berlin, Boston, De Gruyter, 2018, p. 137-154.
18 Voir les travaux de Clément Chéroux. En particulier Vernaculaires. Essais d’histoire de la photographie, op. cit., et Fautographies, op. cit.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13317-9
- EAN : 9782406133179
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13317-9.p.0059
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/12/2022
- Langue : Français