[Introduction de la première partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Livret de ballet, un objet littéraire ?. Écrivains et chorégraphes en France (1910‑1960)
- Pages : 85 à 87
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 24
C’est un fait sans conteste que depuis qu’il y a des hommes, et qui dansent, personne n’a jamais rien compris à l’argument d’un ballet1.
Roland-Manuel
À une époque où le ballet est pensé comme un lieu de fusion des formes et des arts, les enjeux du livret évoluent. Ce contexte, associé à la plasticité structurelle du livret, semble l’avoir désigné comme l’un des réceptacles les plus féconds pour les expérimentations des avant-gardes scéniques de l’entre-deux-guerres. Par l’intermédiaire du livret, l’écrivain peut imprimer sa marque au ballet dramatique, cherchant à en explorer les conventions et les limites.
Le premier signe en est l’évitement fréquent du terme « ballet » dans le titre du livret. Il devient « poème chorégraphique » (Le Jour, de Supervielle), « poème plastique » (L’Homme et son désir, de Claudel), « choréodrame » (Diane de Poitiers, d’Élisabeth de Gramont) ou encore « épopée chorégraphique » (Le Chevalier errant, de la même autrice). Il arrive aussi que le livret supprime la mention du ballet (Le Bœuf sur le toit de Cocteau est une « farce » et Le Dieu bleu une « légende hindoue »), ou la conserve mais en la précisant, témoignant d’une réappropriation novatrice, voire subversive : Parade est un ballet mais « réaliste », Les Mariés de la Tour Eiffel un ballet « satirique », La Création du monde de Cendrars un « ballet nègre » et La Chambre de Simenon un « ballet policier ». Le terme « mimodrame » revient également souvent, l’exemple le plus célèbre est celui du Jeune Homme et la Mort.
Cette hétérogénéité terminologique, sans en être la seule expression, reflète les enjeux de l’écriture pour la danse au xxe siècle. Face à une tradition qui prescrit au livret d’être le canevas de la pièce dansée, le garant de son efficacité dramatique, les écrivains réagissent de façon 86diverse. Mais, souvent, il s’agit de mettre en question cette injonction à l’utile et au narratif qui régit l’écriture pour la danse et de s’emparer de cette forme infra littéraire pour en faire le lieu d’une interrogation avant-gardiste, esthétique, littéraire (à l’échelle des genres, de l’œuvre), voire intime.
Afin de mesurer ce que l’écrivain fait au livret de ballet, il est nécessaire de revenir sur les caractéristiques traditionnelles du livret. À l’issue du chapitre précédent, le livret nous est apparu comme une forme marquée par l’ambiguïté et l’instabilité. Faut-il en conclure qu’il ne constitue pas une catégorie générique ? D’une part, souvenons-nous avec Jean-Marie Schaeffer à quel point la cohérence des ensembles génériques est relative :
[…] s’il est une chose qui est difficilement niable, c’est la variabilité contextuelle de la signification des termes génériques, c’est-à-dire la possibilité pour un même nom de se référer, selon ses usages, à un nombre plus ou moins élevé de facteurs2.
D’autre part, il importe de souligner qu’historiquement le ballet s’est bel et bien construit comme un genre, fournissant par là même au livret une définition. Hélène Laplace-Claverie le rappelle,
le ballet, au xixe siècle, est un genre théâtral à part entière. Un genre mineur certes, voire un sous-genre, mais un genre tout de même. À la différence de ce qu’il allait devenir après 1900, le ballet se définit en effet depuis la fin du xviiie siècle (et la réforme de Noverre) comme une pièce de théâtre dansée […]3
Le texte théorique qui circonscrit le plus précisément ce que doit être un ballet, ce sont les Lettres sur la danse de Jean Georges Noverre, publiées en 17604.
Dans quelle mesure cette poétique fonctionne-t-elle comme le dénominateur commun du genre du ballet ? Jean-Marie Schaeffer distingue, 87pour la littérature, deux grands régimes génériques : quand le rapport du texte à son genre relève de la pure exemplification et quand il relève de la transformation. Dans le premier cas,
une relation générique est exemplifiante dès lors que la définition de la classe générique se réfère à des propriétés partagées par tous ses membres, c’est-à-dire dès lors que les propriétés impliquées par le nom de genre sont récurrentes5.
Dans le second cas, les « classes généalogiques [sont] fondées sur des relations hypertextuelles6 » :
J’accepte comme relation générique hypertextuelle toute filiation plausible qu’on peut établir entre un texte et un ou plusieurs ensembles textuels antérieurs ou contemporains dont, sur la foi de traits ou d’index divers, il semble licite de postuler qu’ils ont fonctionné comme modèles génériques lors de la confection du texte en question, soit qu’il les imite, soit qu’il s’en écarte, soit qu’il les mélange, soit qu’il les inverse, etc.7.
Peut-on rattacher le livret à l’une ou l’autre de ces généricités ? La théorie de Noverre correspond à un moment fondateur du ballet dramatique et reste une référence au xxe siècle. Les discours tenus par la critique, mais aussi par les chorégraphes ou les écrivains eux-mêmes, ainsi que les pratiques de collaboration, montrent combien le genre théâtral est un modèle prégnant pour penser le ballet. Toutefois, le constat d’un corpus de livrets hétérogène s’impose et incite plutôt à se tourner vers une généricité fondée sur des relations hypertextuelles. Cette hypothèse revient à postuler que les livrets de ballet de notre corpus s’enracinent dans les écrits de Noverre, mais adaptent, transforment aussi sans cesse ce modèle8.
1 Roland-Manuel, « Les ballets de Roland Petit », s. d., BmO, dossier d’artiste Roland Petit.
2 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 120.
3 H. Laplace-Claverie, « Le ballet à la fin du xixe siècle. Une expérience théâtrale limite », dans J.-F. Louette, B. Bost et B. Vibert (dir.), Impossibles théâtres, Chambéry, Éditions Comp’act, 2005, p. 120.
4 Nous utilisons l’édition suivante : J. G. Noverre, Lettres sur la danse et sur les ballets (1760), Paris, Éditions du Sandre, 2006. Voir la bibliographie pour les références de l’édition originale. Nous renverrons également à deux éditions ultérieures : J. G. Noverre, Lettres sur la danse et les arts imitateurs (1807), Paris, Lieutier, 1952, et J. G. Noverre, Lettres sur la danse, les ballets et les arts (1803-1804), Saint-Pétersbourg, Charles Schnoor, 1803.
5 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 157.
6 Ibid., p. 173. Nous nous sommes permis de simplifier : dans la théorie de Jean-Marie Schaeffer, la relation hypertextuelle est en fait l’un des deux fonctionnements possibles de la « généricité modulatrice ». L’autre fonctionnement est celui des « classes analogiques fondées sur la simple ressemblance causalement indéterminée ». Nous le laissons de côté pour notre réflexion.
7 Ibid., p. 174.
8 Nous paraphrasons, pour tenter de la transposer au livret de ballet, l’analyse de Jean-Marie Schaeffer (Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 180) : « lorsque nous soutenons que Micromégas est un conte de voyage imaginaire, nous disons en fait que le texte de Voltaire transforme et adapte une lignée textuelle qui va de l’Histoire vraie de Lucien aux Voyages de Gulliver en passant par L’Autre Monde ou les États et Empires de la lune de Cyrano de Bergerac […]. »
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12856-4
- EAN : 9782406128564
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12856-4.p.0085
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/05/2022
- Langue : Français