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Classiques Garnier

[Introduction de la première partie]

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Cest un fait sans conteste que depuis quil y a des hommes, et qui dansent, personne na jamais rien compris à largument dun ballet1.

Roland-Manuel

À une époque où le ballet est pensé comme un lieu de fusion des formes et des arts, les enjeux du livret évoluent. Ce contexte, associé à la plasticité structurelle du livret, semble lavoir désigné comme lun des réceptacles les plus féconds pour les expérimentations des avant-gardes scéniques de lentre-deux-guerres. Par lintermédiaire du livret, lécrivain peut imprimer sa marque au ballet dramatique, cherchant à en explorer les conventions et les limites.

Le premier signe en est lévitement fréquent du terme « ballet » dans le titre du livret. Il devient « poème chorégraphique » (Le Jour, de Supervielle), « poème plastique » (LHomme et son désir, de Claudel), « choréodrame » (Diane de Poitiers, dÉlisabeth de Gramont) ou encore « épopée chorégraphique » (Le Chevalier errant, de la même autrice). Il arrive aussi que le livret supprime la mention du ballet (Le Bœuf sur le toit de Cocteau est une « farce » et Le Dieu bleu une « légende hindoue »), ou la conserve mais en la précisant, témoignant dune réappropriation novatrice, voire subversive : Parade est un ballet mais « réaliste », Les Mariés de la Tour Eiffel un ballet « satirique », La Création du monde de Cendrars un « ballet nègre » et La Chambre de Simenon un « ballet policier ». Le terme « mimodrame » revient également souvent, lexemple le plus célèbre est celui du Jeune Homme et la Mort.

Cette hétérogénéité terminologique, sans en être la seule expression, reflète les enjeux de lécriture pour la danse au xxe siècle. Face à une tradition qui prescrit au livret dêtre le canevas de la pièce dansée, le garant de son efficacité dramatique, les écrivains réagissent de façon 86diverse. Mais, souvent, il sagit de mettre en question cette injonction à lutile et au narratif qui régit lécriture pour la danse et de semparer de cette forme infra littéraire pour en faire le lieu dune interrogation avant-gardiste, esthétique, littéraire (à léchelle des genres, de lœuvre), voire intime.

Afin de mesurer ce que lécrivain fait au livret de ballet, il est nécessaire de revenir sur les caractéristiques traditionnelles du livret. À lissue du chapitre précédent, le livret nous est apparu comme une forme marquée par lambiguïté et linstabilité. Faut-il en conclure quil ne constitue pas une catégorie générique ? Dune part, souvenons-nous avec Jean-Marie Schaeffer à quel point la cohérence des ensembles génériques est relative :

[] sil est une chose qui est difficilement niable, cest la variabilité contextuelle de la signification des termes génériques, cest-à-dire la possibilité pour un même nom de se référer, selon ses usages, à un nombre plus ou moins élevé de facteurs2.

Dautre part, il importe de souligner quhistoriquement le ballet sest bel et bien construit comme un genre, fournissant par là même au livret une définition. Hélène Laplace-Claverie le rappelle,

le ballet, au xixe siècle, est un genre théâtral à part entière. Un genre mineur certes, voire un sous-genre, mais un genre tout de même. À la différence de ce quil allait devenir après 1900, le ballet se définit en effet depuis la fin du xviiie siècle (et la réforme de Noverre) comme une pièce de théâtre dansée []3

Le texte théorique qui circonscrit le plus précisément ce que doit être un ballet, ce sont les Lettres sur la danse de Jean Georges Noverre, publiées en 17604.

Dans quelle mesure cette poétique fonctionne-t-elle comme le dénominateur commun du genre du ballet ? Jean-Marie Schaeffer distingue, 87pour la littérature, deux grands régimes génériques : quand le rapport du texte à son genre relève de la pure exemplification et quand il relève de la transformation. Dans le premier cas,

une relation générique est exemplifiante dès lors que la définition de la classe générique se réfère à des propriétés partagées par tous ses membres, cest-à-dire dès lors que les propriétés impliquées par le nom de genre sont récurrentes5.

Dans le second cas, les « classes généalogiques [sont] fondées sur des relations hypertextuelles6 » :

Jaccepte comme relation générique hypertextuelle toute filiation plausible quon peut établir entre un texte et un ou plusieurs ensembles textuels antérieurs ou contemporains dont, sur la foi de traits ou dindex divers, il semble licite de postuler quils ont fonctionné comme modèles génériques lors de la confection du texte en question, soit quil les imite, soit quil sen écarte, soit quil les mélange, soit quil les inverse, etc.7.

Peut-on rattacher le livret à lune ou lautre de ces généricités ? La théorie de Noverre correspond à un moment fondateur du ballet dramatique et reste une référence au xxe siècle. Les discours tenus par la critique, mais aussi par les chorégraphes ou les écrivains eux-mêmes, ainsi que les pratiques de collaboration, montrent combien le genre théâtral est un modèle prégnant pour penser le ballet. Toutefois, le constat dun corpus de livrets hétérogène simpose et incite plutôt à se tourner vers une généricité fondée sur des relations hypertextuelles. Cette hypothèse revient à postuler que les livrets de ballet de notre corpus senracinent dans les écrits de Noverre, mais adaptent, transforment aussi sans cesse ce modèle8.

1 Roland-Manuel, « Les ballets de Roland Petit », s. d., BmO, dossier dartiste Roland Petit.

2 J.-M. Schaeffer, Quest-ce quun genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 120.

3 H. Laplace-Claverie, « Le ballet à la fin du xixe siècle. Une expérience théâtrale limite », dans J.-F. Louette, B. Bost et B. Vibert (dir.), Impossibles théâtres, Chambéry, Éditions Compact, 2005, p. 120.

4 Nous utilisons lédition suivante : J. G. Noverre, Lettres sur la danse et sur les ballets (1760), Paris, Éditions du Sandre, 2006. Voir la bibliographie pour les références de lédition originale. Nous renverrons également à deux éditions ultérieures : J. G. Noverre, Lettres sur la danse et les arts imitateurs (1807), Paris, Lieutier, 1952, et J. G. Noverre, Lettres sur la danse, les ballets et les arts (1803-1804), Saint-Pétersbourg, Charles Schnoor, 1803.

5 J.-M. Schaeffer, Quest-ce quun genre littéraire ?, op. cit., p. 157.

6 Ibid., p. 173. Nous nous sommes permis de simplifier : dans la théorie de Jean-Marie Schaeffer, la relation hypertextuelle est en fait lun des deux fonctionnements possibles de la « généricité modulatrice ». Lautre fonctionnement est celui des « classes analogiques fondées sur la simple ressemblance causalement indéterminée ». Nous le laissons de côté pour notre réflexion.

7 Ibid., p. 174.

8 Nous paraphrasons, pour tenter de la transposer au livret de ballet, lanalyse de Jean-Marie Schaeffer (Quest-ce quun genre littéraire ?, op. cit., p. 180) : « lorsque nous soutenons que Micromégas est un conte de voyage imaginaire, nous disons en fait que le texte de Voltaire transforme et adapte une lignée textuelle qui va de lHistoire vraie de Lucien aux Voyages de Gulliver en passant par LAutre Monde ou les États et Empires de la lune de Cyrano de Bergerac []. »