Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Fil de Marianne. Narrer au féminin, de Villedieu à Diderot
- Pages: 7 to 10
- Collection: Enlightenment Europe, n° 76
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Préface
Dès qu’il s’agit de voix féminine dans un roman, des mémoires, des contes, des écrits épistolaires, écrits par un homme ou par une femme, surgissent de nombreuses questions, tandis que s’avivent toutes sortes de fantasmes relayés par des imaginaires ou des idées qui deviendront des stéréotypes.
Florence Dujour, disciple de René Démoris, s’est laissé prendre, non aux fantasmes, mais à l’intérêt particulier de ce sujet. Elle mène ici une véritable et passionnante enquête sur la voix féminine transcrite ou plutôt inventée par des auteurs masculins et même féminins des xviie et xviiie siècles. Les questions sont nombreuses. Que fait-on dire aux femmes ? Sur quel ton parlent-elles ? Ont-elles ou non de l’humour ou sont-elles définitivement empreintes de légèreté ? À travers les discours féminins « parlant femme », quelles sont les représentations de la féminité mises en place ? Le cadre historique est tout de suite fourni : l’auteur remonte aux genres féminins du xviie siècle, comme les contes de fées, l’épistolaire, les romans mondains et les mémoires au féminin.
Le paysage littéraire de cette période est scruté avec minutie, avant que n’arrive le siècle des Lumières, où la femme n’écrit plus mais est écrite, par Marivaux, puis par Rousseau et Diderot. Il n’est pas simple d’écrire comme une femme ; le xviiie siècle n’est pas simple non plus et l’enquête devient magistrale, subtile et merveilleusement informée. La Nouvelle Héloïse, La Religieuse lues par Florence Dujour donnent envie de relire ces œuvres et de réfléchir à aujourd’hui.
Mais pourquoi la voix féminine ? Objet évanescent, elle met sous le charme. Ce n’est pas un lieu, ce n’est qu’un instrument, un son, un fil sonore sitôt émis, sitôt évanoui. La mélodie des voix féminines est venue par l’immense arc-en-ciel des sentiments humains. Une alchimie insistante et énigmatique existe entre le timbre de voix et les héritages qui l’ont façonnée et nourrie.
8Ainsi, pour savoir comment se construit – parce que c’est bien de construction qu’il s’agit – une voix féminine dans la littérature, l’auteur nous emmène d’abord chez celles qu’on appela les épistolières : bien sûr les lettres de Madame de Sévigné et celles, fictives, de la religieuse portugaise. Là s’inscrivent un rythme, un ton particulier, qui ont tant à voir avec la conversation. L’oral, évident et facile, s’imite dans l’écrit. À l’époque, l’oralité détient son idéal de justesse et de civilité ; ce qui n’empêche pas le sens du détail et des sentiments, la spontanéité, loin des règles pédantes de l’écriture.
Chez Madame de Sévigné se lisent aussi de l’humour, une vraie joie à raconter le rien. Plus tard, Marivaux insistera sur le fait que, pour raconter le rien, il faut beaucoup de talent. Le plaisir est là dans cette écriture, mais cette pseudo légèreté ne plaira pas forcément aux écrivains et philosophes des Lumières parce que remplie d’une mondanité aristocratique qu’ils exècrent.
Florence Dujour nous entraîne alors vers ce qui fut largement méprisé et qui revient aujourd’hui : le conte de fées. Il est beaucoup de liens entre le genre et celui des romancières du xviie siècle. Quelque chose de la séduction, de la mise en scène, du charme, de l’enchantement. Certes, il s’agit encore une fois d’une élite, mondaine et éprise de salons de conversation. Mais s’ajoute à cela le rire des femmes, bavardes et libres. Une certaine désinvolture caractérise ces contes (tandis que la plupart ont été oubliés et qu’on a retenu essentiellement ceux de Perrault) et pourtant, derrière, existe une vraie critique de la masculinité. Cela brise le rythme de la passion, et le « mariage dit d’amour » est plus malheureux que celui de la raison.
Les contes ont un versant très concret, familial avec des retournements impressionnants : on peut ainsi s’apercevoir qu’on est fille de roi alors qu’on se croyait servante. La liberté est si présente ici qu’il semblerait que l’adultère ne soit pas chose terrible. De plus sont mises en scène des femmes au fort caractère. Cette vision, quasiment féministe, ne peut faire oublier qu’elle a été sans qu’on le dise « à l’origine de la construction d’une voix féminine » (je cite Florence Dujour). Dans ces contes, la femme enchante face à des hommes plus triviaux : il y eut de l’engouement pour les contes au tournant des xviie et xviie siècles. Même écrits par des femmes mondaines, une allure naturelle et un humour tout en délicatesse ont fait leur chemin dans les œuvres littéraires qui suivront.
9Avant que ne s’éloigne le paysage des écrits féminins vivent ce qu’on appelle des romans mondains, avec Madame de Murat et son Voyage de campagne ou ses Lutins du Château de Kernosy, Madame Durand et ses Petits Soupers. Ces romans auront une courte existence. Au même moment sont publiées des œuvres plus importantes, les premiers romans-mémoires – on pense à Madame de Villedieu (Les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière) et à Madame de Murat (Les Mémoires de la Comtesse de M*).
Là s’affirme l’éthique aristocratique, raison pour laquelle ils seront délaissés au xviiie siècle. Florence Dujour insiste sur leur importance car ces romans dénoncent la vie des femmes vouées au mariage. Féministes, ils ont quelque chose de politique et de rebelle, avec description d’adultères, de femmes-objets, et le désir toujours avoué de l’égalité homme-femme. Cette volonté d’autonomie menée avec sérénité et gaieté, afin de faire disparaître le tragique, n’a pas donné longue vie à ces écrivaines, qui eurent mauvaise réputation, le surent et en discutèrent même, prônant comme Madame de Villedieu l’amour sensuel et physique.
Cette fois encore, trop d’« aristocratie » dans ces écrits pourtant en quête de liberté ; lutter contre le sort féminin va les évincer. Ainsi lorsque arrivent les Lumières, la femme n’est plus écrivaine, mais un personnage. Pourtant, Florence Dujour le démontre avec brio : ces hommes qui « écrivent femme » vont être très influencés par cette littérature féminine du xviie siècle. À leur corps défendant peut-être, ou plutôt pour garder tout pouvoir sur elles, les femmes.
Dans Julie ou La Nouvelle Héloïse se réinvente une voix féminine : on y trouve beaucoup de lyrisme, parfois le cri étranglé de la passion, ainsi que des moments tragiques : Julie mourra d’amour.
L’héritage marivaudien se fait sentir par une certaine coquetterie. Les corps existent de façon claire et forte. Mais il faut remarquer que si Julie est l’image de la passion, elle l’est aussi d’un mouvement familial et maternel puisqu’elle se marie… et que c’est bien en ce mariage que va se nourrir le désir vers un autre, Saint Preux, et prendre un tour aussi passionnel que dramatique.
Diderot, dans La Religieuse, s’identifie vraiment à une femme : il s’introduit dans l’univers des femmes. Florence Dujour nous dit qu’il parle au « je féminin », avec « une tête d’homme dans un corps de femme ».
La voix charmeuse de Suzanne qui incarne la faute imprègne le texte de Diderot, sans compter une sorte de voyeurisme où le corps féminin 10et ses dérèglements sont évoqués : Suzanne saigne du nez sur la robe de sa mère, et les états mentaux sont en étroite corrélation avec la physiologie. C’est un roman-discours, nous dit l’auteur ; on y lit des scènes hallucinées. Diderot fait merveilleusement semblant.
Florence Dujour termine son ouvrage en évoquant le surgissement d’une voix politique, qui fait penser bien sûr à ces voix de femme entendues pendant la Révolution. Quoi qu’il en soit, dit-elle, « il est difficile de caractériser une écriture au féminin, car il y a en elle du fugace », de l’improvisation aussi. Retenons du moins que ces contes de fées, petits romans, romans mondains se réunissent par leur humour. Et les écrits prennent un tour politique qui s’éloigne de l’aristocratie pour en venir à une image : celle de la femme populaire.
C’est un extraordinaire voyage que nous fait faire l’auteur ; elle le sait sinueux mais extraordinairement riche. On aimerait savoir la suite : aller jusqu’à nos jours. Mais c’est une autre histoire, bien sûr.
Arlette Farge
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11242-6
- EAN: 9782406112426
- ISSN: 2258-1464
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11242-6.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-18-2021
- Language: French