Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Revue des lettres modernes. La Violence dans l’œuvre de Samuel Beckett. Entre langage et corps
- Auteur : Brown (Llewellyn)
- Pages : 11 à 19
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Samuel Beckett, n° 4
Avant-propos
Si l’on sait que le thème de la mort pénètre l’ensemble de la création de Beckett1, celle-ci semblerait ne pas accorder une place prépondérante à la violence. L’aspect impersonnel de nombreux textes de l’œuvre ultérieure – et qui oriente assurément notre regard – paraît les tenir aux antipodes d’une fureur qui se manifesterait ouvertement dans le domaine physique. De surcroît, dans la mesure où chaque lecteur élabore “son” Beckett, on note que, pour certains, cette dimension n’est pas celle qui fait leur rencontre avec l’œuvre, ou leur pratique de celle-ci. Pourtant, même si l’on aurait tendance à croire que la violence habite les marges de la création, elle n’en est pas moins présente. Nous faisons l’hypothèse ici que cet écart dans nos perceptions relèverait d’un malentendu à caractère structurel, c’est-à-dire d’un dérèglement au sein de l’œuvre, et qui persiste à ne pas s’accommoder de nos préoccupations ou de nos préjugés. Une telle inconvenance nous a paru offrir de riches perspectives de recherche, et nous a conduits à entreprendre l’exploration de ce thème dans le présent volume.
Afin d’asseoir cette question dans un contexte global, nous proposons, dans une première étude, une forme de panorama de la violence dans l’œuvre, en la considérant à partir des effets du langage. Celui-ci engendre une dysharmonie radicale et définitive dans l’humain, en sorte que le signifiant reste porteur de la dimension impérative du surmoi. À ce titre, les figures parentales de Beckett peuvent représenter un idéal inaccessible, incarnant un “double lien” alliant douceur et fureur. Il arrive que les coups évoqués apparaissent comme l’expression d’une voix intarissable qui tourmente le sujet et qui, à l’occasion, peut réclamer sa suppression. D’autres coups assénés apparaîtront en retour comme un effort pour y mettre un terme. Malgré cette forme d’impasse, la voix impérative semble également indispensable pour aiguillonner les 12personnages à l’action. Enfin, les premières œuvres révèlent la violence surgissant en rapport avec un Autre imaginaire. Si L’Innommable exprime plus clairement le tourment du registre symbolique du langage, l’écriture pour le théâtre inscrit un arrêt à la métonymie interminable, dévoilant la part du sujet qui demeure réfractaire à tout impératif de dire.
Cette approche voulue générale est suivie d’une première partie, qui explore d’autres aspects de cet ancrage structurel de la violence dans le langage. Trois études montrent comment, malgré la dimension oppressive et mortifiante des mots, le sujet réussit à forer une place où sa singularité peut se faire entendre. Stéphane Bikialo rappelle que les œuvres des années Cinquante nous présentent à la fois un sujet décentré et des narrateurs qui, employant le pronom je, écrivent. Il discerne alors la présence d’une “voix extorquée” chez ce sujet qui ne peut, mais doit dire, parlant avec des mots qui lui parviennent de l’extérieur. La notion d’une “voix soufflée” désigne ensuite la manière dont le sujet parle avec un déjà-dit qui, paradoxalement, représente une voie d’accès au Je. Enfin, la “voix chloroformée” se réfère aux procédures qui organisent la production du discours, exerçant un contrôle depuis l’intérieur, comme dans l’utilisation des clichés. Beckett choisit d’accepter ces voix qui témoignent d’une forme de dépossession mais qui, aussi, fissurant le narcissisme du sujet, permettent d’exprimer une dimension de singularité.
Cécile Yapaudjian-Labat part de la perception que chez Beckett, le logos – le caractère universel de la pensée et du raisonnement – est porteur de violence. Cependant, dans Worstward Ho, les procédés mis en œuvre travaillent à saper la prééminence de cette instance oppressante. En effet, le langage se révèle comme une “machine à réduire”, que l’on entend dans les impératifs et dans la suppression de tout procès verbal. Quant à l’évocation des personnages, elle conduit vers l’anéantissement de tout ce qui les rattache au monde : l’amenuisement des souvenirs et des affections, jusque dans les faits de langage. En revanche – et dans une autre étape –, les affects demeurent irréductibles, en sorte que vouloir atteindre le néant témoigne encore de la positivité d’un vouloir. Ainsi, la subjectivité met le logos en échec, à tel point que, dans un dernier retournement, la violence achève de démanteler l’universel langagier, conduisant vers le logos propre à une “littérature mineure”.
Donnant un autre éclairage à ce retournement affectant le langage, Bruno Geneste se penche sur l’impératif qui porte le nom de surmoi : 13instance susceptible de pousser le sujet au suicide. Si Beckett parvient à y faire face, ce n’est pas en s’appuyant sur le désir, mais sur le courage et la volonté de continuer, qui lui permettent de produire une brèche dans la vérité-toute. La mélancolie, ici, définit cette condition d’un sujet qui se trouve dans l’impossibilité de mourir, de connaître une fin. L’expérience de la « douleur d’exister à l’état pur » le conduit alors à se faire objet d’auto-accusations. C’est dire que Beckett n’a pas connu l’inscription d’une instance (paternelle) susceptible d’apaiser les effets ravageurs du langage. En revanche, l’écriture lui permet d’accéder à une voix “invocante”, qui produira un tel hiatus salutaire. À cet effet – et dans un premier temps –, Beckett pratiquait l’ironie, visant à “forer des trous” dans le langage. Ensuite, il se tourna vers la pratique de la dimension hors sens : là où l’Autre du langage ne peut répondre et où, par conséquent, l’impératif mortifiant est réduit à l’impuissance. C’est ainsi que Beckett parvient à s’extraire de ce qu’il exprimait comme une “impasse”, après l’écriture de Textes pour rien.
Les études de notre deuxième partie traitent de la violence telle qu’elle se manifeste entre les couples de personnages, dans deux livres écrits à dix ans d’écart, et qui manifestent une importante évolution dans le traitement de cette question : d’abord Molloy (1947), puis Comment c’est (1958-1960). Les doubles imaginaires présents dans Molloy font l’objet de notre étude. La structure binaire de ce roman paraît conditionnée par le “non-rapport” structurel entre mère et fils, qui est enveloppé par celui entre Molloy et Moran ; l’ensemble étant destiné à pallier le tourment d’une voix incessante. Ainsi, les premiers doubles du roman – A et B, au caractère hallucinatoire – servent à fonder un terrain, et à procurer une consistance au sujet. Ils donnent aussi expression à l’alternative létale c’est lui ou c’est moi. Plus loin, si le policier semble offrir une garantie contre la voix, le charbonnier renverse cette situation : Molloy l’assomme dans un accès d’éloquence, tandis que son interlocuteur se réduit à l’état d’une voix inintelligible. Quant à Moran, la rigidité surmoïque qu’il incarne se renverse dans une violence incontrôlable, au moment où il est privé de tout double imaginaire. Enfin, on peut considérer que c’est dans le dire de l’écriture que Moran apprend à s’accepter, passant outre les impasses du registre imaginaire.
L’étude de Claire Lozier se centre sur l’article au sujet de Molloy publié par Georges Bataille en 1951. La rencontre entre les deux écrivains 14concerne la violence et l’inhumain incarnés par le personnage éponyme, dans son lien avec les autres. Bataille voit dans Molloy l’abjection qui résulte des collectivités “homogènes”. En se soustrayant au productivisme gouvernant la société, Molloy menace celle-ci : sa violence se manifeste quand les autres veulent l’arracher à sa condition. En effet, en assumant « l’apparence vivante de la mort », le personnage accède au statut d’un mythe. Cette réflexion conduit Bataille à souligner que la littérature – constituant une véritable”communication” – permet d’atteindre ce qui se situe derrière le langage prosaïque, touchant à la violence de la mort. Cependant, une importante distinction reste à faire : alors que Beckett compose avec la violence inhérente à la communication, Bataille y voit l’aspiration à accéder au cri, pour ruiner l’être différencié.
Comment c’est sera au cœur des réflexions des quatre études qui suivent. S’appuyant sur un corpus plus élargi pour commencer, Natália Laranjinha observe que la solitude amène les couples de personnages à prendre l’autre comme souffre-douleur. Les processus de dressage qu’ils pratiquent ne visent pas à socialiser leur partenaire, mais à le réduire à la soumission, au point d’abolir son identité. Si les deux personnages peuvent ainsi devenir interchangeables, la violence semble être aussi le seul moyen dont ils disposent pour sentir la présence de l’autre. Cette violence fait irruption tout particulièrement dans le fil des générations2. Dans la perspective de la création littéraire, on peut discerner une vision gnostique sans transcendance, et selon laquelle l’homme serait enfermé dans son corps. L’art apparaît alors comme une souffrance infligée par le créateur à soi-même, mais qu’il parvient à exorciser en se dédoublant, et en la faisant porter à son autre.
Dans Comment c’est, comme le souligne Michel Bertrand, l’obligation de ramper dans la boue – la privation de la posture verticale – apparaît en soi comme une forme de violence. En effet, l’horizontalité inspire la pratique du dressage entre les partenaires, et leur permutation entre les rôles de victime et de bourreau. Chacun se révolte et tente d’infliger la posture horizontale à l’autre, dans un effort pour s’en affranchir soi-même. Si le comble du mal consiste à être privé de bourreau, la boue se comprend comme une métaphore à la fois de l’écriture et d’un murmure incessant. Alors, la verticalité des majuscules inscrites sur le corps de la victime représente une forme de barrière érigée contre cette 15horizontalité de la boue qui témoigne de l’absence de l’Autre, et d’une violence interminable.
Pour Anthony Cordingley, cette relation masochiste entre partenaires – marquée par la soumission et la domination – s’entend comme une allégorie du langage. Au début, le Je est asservi à « l’autre dans la lumière », sous la forme de la voix « mal dite mal entendue » mais, à la fin, il s’en libère, et soumet enfin son persécuteur à la question. On assiste, de ce fait, à la démolition de toute notion de téléologie ou de construction rationnelle imposées par la « voix ancienne ». Le masochisme – lu à travers Theodor Reik – suppose la présence d’un spectateur, condition que nous trouvons dans les figures de celui qui écoute et celui qui note, et qui donnent une représentation de l’autotraducteur face à son œuvre. Dans ce contexte, la souffrance est considérée comme préparant un plaisir qui est perpétuellement reporté, exprimant la volonté d’éviter l’avènement d’une fin. Dans Comment c’est, les évocations de schémas rationnels revêtent, ainsi, une allure parodique.
Le lien de Comment c’est avec les lectures, faites par Beckett en 1938, des Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade sollicite l’attention d’Elsa Baroghel, qui souligne l’utilisation idiosyncratique que l’auteur faisait de ses sources littéraires et philosophiques, s’en servant comme d’autant de “bouts de tuyau”. Le “roman” beckettien révèle la reprise et la transformation d’éléments issus du vocabulaire sadien. De même, sa préoccupation avec la construction formelle souligne l’échec du narrateur à maintenir une apparence d’ordre, face aux forces de dissolution. Aux sévices corporels et diverses perversions, Beckett ajoute des allusions aux théories de Vico, et le constat de l’impossibilité de la communication. Enfin, Comment c’est exemplifie la lecture blanchottienne, mettant en lumière la dépersonnalisation opérée chez Sade : les bribes de phrases et les personnages sont broyés par la boue, enfermés dans une diégèse cyclique sans fin.
Notre troisième partie se tourne vers la violence du regard : la dimension que dissimule le visible, et qu’Éric Wessler situe d’abord dans son lien avec le langage. Il souligne que vers 1955, la violence devient plus crue dans les textes de Beckett, notamment dans son style. Elle s’avère liée aux thèmes de la filiation et de la sexualité, qui engagent la notion de la personne et de l’humanité. Si l’autoréflexivité en constitue un véhicule, c’est en raison de sa négation d’une hiérarchie entre les 16niveaux de fiction, récit et discours. Cependant, l’écriture offre un moyen de continuer malgré la violence, et de l’assumer. Beckett découvre une nouvelle approche de la violence dans D’un ouvrage abandonné, dont le style contracté parvient à évacuer le ressassement narratif à la première personne. À ce point, on découvre le regard de Balfe comme une agression qui pousse à écrire de manière juste. Quand l’image narcissique défaille, la souffrance s’exprime par la parole, et “l’œil de l’esprit” prend la relève.
Le visible institué dans la peinture sert de point de départ à Anne-Cécile Guilbard, qui étudie le rapport de Beckett à la critique d’art, dans Le Monde et le pantalon. En effet, Beckett s’y exprime avec une grande violence, déclarant que le verbiage des critiques est incapable de rendre compte de l’œuvre qu’ils décrivent. Cette attitude de dénonciation se retourne aussi contre le discours de Beckett. Les mots apparaissent comme une source de violence à l’égard de l’art visuel dans la mesure où ils empêchent de voir : aucun commentaire n’a de valeur, et aucun compromis n’est possible. À leur tour, les images trahissent le voir, en sorte que la caméra beckettienne – dans les films pour la télévision – apparaît comme un dispositif destiné à piéger les personnages. Il s’agit alors d’épuiser les images qui tourmentent le sujet. Enfin, à cause de l’inévitable aliénation au langage verbal, Beckett semble traîner « le cadavre même du vu », signalant l’échec à accéder à l’intégrité du voir.
Dans la dernière étude de ce parcours, Eri Miyawaki note que la violence du regard provient de la dimension d’asymétrie que celui-ci introduit, telle qu’on la constate, par exemple, dans la lumière persécutrice du projecteur de Comédie. On peut associer ce dernier au panopticon de Jeremy Bentham – mis à l’honneur par Michel Foucault – dans la mesure où il dissocie voir et être vu : le regard s’y range du côté de l’invisible. Un tel dispositif se retrouve dans Le Dépeupleur, où « une intelligence » jouit d’un statut d’extériorité à l’égard des corps réunis dans le cylindre. Dans le texte inédit « The Long Observation of the Ray », l’instance qui regarde apparaît comme un rayon de lumière cherchant à se saisir lui-même, en l’absence de la glande pinéale cartésienne, destinée à assurer une synthèse. Enfin, dépassant la notion d’un observateur échappant à la perception, Beckett se tourne vers l’invisible, réfractaire à toute captation par la lumière.
Notre partie finale offre deux études hors thème. Dans la première, Garin Dowd réalise un parcours libre à travers le deuxième volume 17de The Letters of Samuel Beckett, dont il annonce les effets marquants à attendre sur le cours des études beckettiennes. Ce recueil met en évidence la coupure occasionnée par le séjour à Roussillon, durant l’Occupation, ainsi que l’importance de la langue française, qui influence la forme et la présentation mêmes du volume. Les missives à Georges Duthuit, traitant des questions d’esthétique, sont les plus significatives pour la critique. Inévitablement, la traduction en anglais de certaines lettres soulève des questions, notamment au regard des infléchissements que Beckett faisait subir à la langue. D’autres aperçus que ce recueil nous apporte concernent des proches de Beckett, la vie intellectuelle à Paris, ou encore des points de rapprochement avec Maurice Blanchot.
Enfin, Mark Nixon nous offre une chronologie très détaillée, traduite par Julia Séguier : un document précieux couvrant les années 1936-1936, durant lesquelles Beckett accomplissait son voyage – capital pour sa formation intellectuelle – en Allemagne.
Le Carnet critique donne à lire des pistes de réflexion ouvertes par un certain nombre d’ouvrages parus récemment, tant en français qu’en anglais.
Ce volume est dédié à la mémoire de Michel Minard – fondateur et directeur de la maison d’édition Lettres modernes Minard, qui a durablement marqué la publication universitaire dans le domaine littéraire –, de sa première épouse Hélène, et de sa seconde épouse, Danièle, qui travaillèrent toutes deux à ses côtés avec dévouement et efficacité pendant de nombreuses années.
Il paraît opportun de noter ici que Michel Minard tenait tout particulièrement à la création de notre Série « Samuel Beckett ». À ce titre, il nous plaît de penser que ce désir lui serait venu à la suite d’une rencontre personnelle. En effet, dès 1955, un jeune étudiant, David Hayman, adressa sa thèse de doctorat à Beckett. Celui-ci en fit ensuite un commentaire très détaillé. En répondant à cet auteur, il explique qu’il avait lui-même déposé le manuscrit à la maison d’édition qui, à ses débuts, s’appelait simplement « Lettres modernes » : « Dear Mr Hayman / I have finished reading your thesis and am leaving it in to-day with your publisher Rue Cardinal-Lemoine3. » (“Cher M. Hayman / J’ai fini de lire votre thèse et la confie aujourd’hui à votre éditeur rue 18Cardinal-Lemoine.”). Par la suite, dans son « Avant-propos », le jeune auteur exprime sa gratitude : « Remercions aussi les amis de Joyce qui nous ont tous réservé le meilleur accueil : MM. Stuart Gilbert et Samuel Beckett, qui eurent l’obligeance de lire et de critiquer notre manuscrit avant sa publication […]4. »
Nous souhaitons que le présent volume se lise comme un hommage à l’héritage intellectuel et humain que Michel Minard nous a légué.
Llewellyn Brown
19Sigle et édition cités
L2 |
The Letters of Samuel Beckett, t. 2, “1941-1956”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2011. |
1 Voir : Steven Barfield, Matthew Feldman et Philip Tew (dirs.), Beckett and Death, London, Continuum, « Continuum Literary Studies » 2009.
2 Signalons que l’on retrouvera cette question dans l’étude d’Éric Wessler.
3 Beckett à David Hayman, 22 juillet 1955 (L2, 536).
4 David Hayman, Joyce et Mallarmé : stylistique de la suggestion, Paris, Lettres modernes, Les Cahiers des Lettres modernes, collection « Confrontations ; 2 », 1956, p. 6.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-5023-5
- EAN : 9782812450235
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5023-5.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/01/2017
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français