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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Si lon sait que le thème de la mort pénètre lensemble de la création de Beckett1, celle-ci semblerait ne pas accorder une place prépondérante à la violence. Laspect impersonnel de nombreux textes de lœuvre ultérieure – et qui oriente assurément notre regard – paraît les tenir aux antipodes dune fureur qui se manifesterait ouvertement dans le domaine physique. De surcroît, dans la mesure où chaque lecteur élabore “son” Beckett, on note que, pour certains, cette dimension nest pas celle qui fait leur rencontre avec lœuvre, ou leur pratique de celle-ci. Pourtant, même si lon aurait tendance à croire que la violence habite les marges de la création, elle nen est pas moins présente. Nous faisons lhypothèse ici que cet écart dans nos perceptions relèverait dun malentendu à caractère structurel, cest-à-dire dun dérèglement au sein de lœuvre, et qui persiste à ne pas saccommoder de nos préoccupations ou de nos préjugés. Une telle inconvenance nous a paru offrir de riches perspectives de recherche, et nous a conduits à entreprendre lexploration de ce thème dans le présent volume.

Afin dasseoir cette question dans un contexte global, nous proposons, dans une première étude, une forme de panorama de la violence dans lœuvre, en la considérant à partir des effets du langage. Celui-ci engendre une dysharmonie radicale et définitive dans lhumain, en sorte que le signifiant reste porteur de la dimension impérative du surmoi. À ce titre, les figures parentales de Beckett peuvent représenter un idéal inaccessible, incarnant un “double lien” alliant douceur et fureur. Il arrive que les coups évoqués apparaissent comme lexpression dune voix intarissable qui tourmente le sujet et qui, à loccasion, peut réclamer sa suppression. Dautres coups assénés apparaîtront en retour comme un effort pour y mettre un terme. Malgré cette forme dimpasse, la voix impérative semble également indispensable pour aiguillonner les 12personnages à laction. Enfin, les premières œuvres révèlent la violence surgissant en rapport avec un Autre imaginaire. Si LInnommable exprime plus clairement le tourment du registre symbolique du langage, lécriture pour le théâtre inscrit un arrêt à la métonymie interminable, dévoilant la part du sujet qui demeure réfractaire à tout impératif de dire.

Cette approche voulue générale est suivie dune première partie, qui explore dautres aspects de cet ancrage structurel de la violence dans le langage. Trois études montrent comment, malgré la dimension oppressive et mortifiante des mots, le sujet réussit à forer une place où sa singularité peut se faire entendre. Stéphane Bikialo rappelle que les œuvres des années Cinquante nous présentent à la fois un sujet décentré et des narrateurs qui, employant le pronom je, écrivent. Il discerne alors la présence dune “voix extorquée” chez ce sujet qui ne peut, mais doit dire, parlant avec des mots qui lui parviennent de lextérieur. La notion dune “voix soufflée” désigne ensuite la manière dont le sujet parle avec un déjà-dit qui, paradoxalement, représente une voie daccès au Je. Enfin, la “voix chloroformée” se réfère aux procédures qui organisent la production du discours, exerçant un contrôle depuis lintérieur, comme dans lutilisation des clichés. Beckett choisit daccepter ces voix qui témoignent dune forme de dépossession mais qui, aussi, fissurant le narcissisme du sujet, permettent dexprimer une dimension de singularité.

Cécile Yapaudjian-Labat part de la perception que chez Beckett, le logos – le caractère universel de la pensée et du raisonnement – est porteur de violence. Cependant, dans Worstward Ho, les procédés mis en œuvre travaillent à saper la prééminence de cette instance oppressante. En effet, le langage se révèle comme une “machine à réduire”, que lon entend dans les impératifs et dans la suppression de tout procès verbal. Quant à lévocation des personnages, elle conduit vers lanéantissement de tout ce qui les rattache au monde : lamenuisement des souvenirs et des affections, jusque dans les faits de langage. En revanche – et dans une autre étape –, les affects demeurent irréductibles, en sorte que vouloir atteindre le néant témoigne encore de la positivité dun vouloir. Ainsi, la subjectivité met le logos en échec, à tel point que, dans un dernier retournement, la violence achève de démanteler luniversel langagier, conduisant vers le logos propre à une “littérature mineure”.

Donnant un autre éclairage à ce retournement affectant le langage, Bruno Geneste se penche sur limpératif qui porte le nom de surmoi : 13instance susceptible de pousser le sujet au suicide. Si Beckett parvient à y faire face, ce nest pas en sappuyant sur le désir, mais sur le courage et la volonté de continuer, qui lui permettent de produire une brèche dans la vérité-toute. La mélancolie, ici, définit cette condition dun sujet qui se trouve dans limpossibilité de mourir, de connaître une fin. Lexpérience de la « douleur dexister à létat pur » le conduit alors à se faire objet dauto-accusations. Cest dire que Beckett na pas connu linscription dune instance (paternelle) susceptible dapaiser les effets ravageurs du langage. En revanche, lécriture lui permet daccéder à une voix “invocante”, qui produira un tel hiatus salutaire. À cet effet – et dans un premier temps –, Beckett pratiquait lironie, visant à “forer des trous” dans le langage. Ensuite, il se tourna vers la pratique de la dimension hors sens : là où lAutre du langage ne peut répondre et où, par conséquent, limpératif mortifiant est réduit à limpuissance. Cest ainsi que Beckett parvient à sextraire de ce quil exprimait comme une “impasse”, après lécriture de Textes pour rien.

Les études de notre deuxième partie traitent de la violence telle quelle se manifeste entre les couples de personnages, dans deux livres écrits à dix ans décart, et qui manifestent une importante évolution dans le traitement de cette question : dabord Molloy (1947), puis Comment cest (1958-1960). Les doubles imaginaires présents dans Molloy font lobjet de notre étude. La structure binaire de ce roman paraît conditionnée par le “non-rapport” structurel entre mère et fils, qui est enveloppé par celui entre Molloy et Moran ; lensemble étant destiné à pallier le tourment dune voix incessante. Ainsi, les premiers doubles du roman – A et B, au caractère hallucinatoire – servent à fonder un terrain, et à procurer une consistance au sujet. Ils donnent aussi expression à lalternative létale cest lui ou cest moi. Plus loin, si le policier semble offrir une garantie contre la voix, le charbonnier renverse cette situation : Molloy lassomme dans un accès déloquence, tandis que son interlocuteur se réduit à létat dune voix inintelligible. Quant à Moran, la rigidité surmoïque quil incarne se renverse dans une violence incontrôlable, au moment où il est privé de tout double imaginaire. Enfin, on peut considérer que cest dans le dire de lécriture que Moran apprend à saccepter, passant outre les impasses du registre imaginaire.

Létude de Claire Lozier se centre sur larticle au sujet de Molloy publié par Georges Bataille en 1951. La rencontre entre les deux écrivains 14concerne la violence et linhumain incarnés par le personnage éponyme, dans son lien avec les autres. Bataille voit dans Molloy labjection qui résulte des collectivités “homogènes”. En se soustrayant au productivisme gouvernant la société, Molloy menace celle-ci : sa violence se manifeste quand les autres veulent larracher à sa condition. En effet, en assumant « lapparence vivante de la mort », le personnage accède au statut dun mythe. Cette réflexion conduit Bataille à souligner que la littérature – constituant une véritable”communication” – permet datteindre ce qui se situe derrière le langage prosaïque, touchant à la violence de la mort. Cependant, une importante distinction reste à faire : alors que Beckett compose avec la violence inhérente à la communication, Bataille y voit laspiration à accéder au cri, pour ruiner lêtre différencié.

Comment cest sera au cœur des réflexions des quatre études qui suivent. Sappuyant sur un corpus plus élargi pour commencer, Natália Laranjinha observe que la solitude amène les couples de personnages à prendre lautre comme souffre-douleur. Les processus de dressage quils pratiquent ne visent pas à socialiser leur partenaire, mais à le réduire à la soumission, au point dabolir son identité. Si les deux personnages peuvent ainsi devenir interchangeables, la violence semble être aussi le seul moyen dont ils disposent pour sentir la présence de lautre. Cette violence fait irruption tout particulièrement dans le fil des générations2. Dans la perspective de la création littéraire, on peut discerner une vision gnostique sans transcendance, et selon laquelle lhomme serait enfermé dans son corps. Lart apparaît alors comme une souffrance infligée par le créateur à soi-même, mais quil parvient à exorciser en se dédoublant, et en la faisant porter à son autre.

Dans Comment cest, comme le souligne Michel Bertrand, lobligation de ramper dans la boue – la privation de la posture verticale – apparaît en soi comme une forme de violence. En effet, lhorizontalité inspire la pratique du dressage entre les partenaires, et leur permutation entre les rôles de victime et de bourreau. Chacun se révolte et tente dinfliger la posture horizontale à lautre, dans un effort pour sen affranchir soi-même. Si le comble du mal consiste à être privé de bourreau, la boue se comprend comme une métaphore à la fois de lécriture et dun murmure incessant. Alors, la verticalité des majuscules inscrites sur le corps de la victime représente une forme de barrière érigée contre cette 15horizontalité de la boue qui témoigne de labsence de lAutre, et dune violence interminable.

Pour Anthony Cordingley, cette relation masochiste entre partenaires – marquée par la soumission et la domination – sentend comme une allégorie du langage. Au début, le Je est asservi à « lautre dans la lumière », sous la forme de la voix « mal dite mal entendue » mais, à la fin, il sen libère, et soumet enfin son persécuteur à la question. On assiste, de ce fait, à la démolition de toute notion de téléologie ou de construction rationnelle imposées par la « voix ancienne ». Le masochisme – lu à travers Theodor Reik – suppose la présence dun spectateur, condition que nous trouvons dans les figures de celui qui écoute et celui qui note, et qui donnent une représentation de lautotraducteur face à son œuvre. Dans ce contexte, la souffrance est considérée comme préparant un plaisir qui est perpétuellement reporté, exprimant la volonté déviter lavènement dune fin. Dans Comment cest, les évocations de schémas rationnels revêtent, ainsi, une allure parodique.

Le lien de Comment cest avec les lectures, faites par Beckett en 1938, des Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade sollicite lattention dElsa Baroghel, qui souligne lutilisation idiosyncratique que lauteur faisait de ses sources littéraires et philosophiques, sen servant comme dautant de “bouts de tuyau”. Le “roman” beckettien révèle la reprise et la transformation déléments issus du vocabulaire sadien. De même, sa préoccupation avec la construction formelle souligne léchec du narrateur à maintenir une apparence dordre, face aux forces de dissolution. Aux sévices corporels et diverses perversions, Beckett ajoute des allusions aux théories de Vico, et le constat de limpossibilité de la communication. Enfin, Comment cest exemplifie la lecture blanchottienne, mettant en lumière la dépersonnalisation opérée chez Sade : les bribes de phrases et les personnages sont broyés par la boue, enfermés dans une diégèse cyclique sans fin.

Notre troisième partie se tourne vers la violence du regard : la dimension que dissimule le visible, et quÉric Wessler situe dabord dans son lien avec le langage. Il souligne que vers 1955, la violence devient plus crue dans les textes de Beckett, notamment dans son style. Elle savère liée aux thèmes de la filiation et de la sexualité, qui engagent la notion de la personne et de lhumanité. Si lautoréflexivité en constitue un véhicule, cest en raison de sa négation dune hiérarchie entre les 16niveaux de fiction, récit et discours. Cependant, lécriture offre un moyen de continuer malgré la violence, et de lassumer. Beckett découvre une nouvelle approche de la violence dans Dun ouvrage abandonné, dont le style contracté parvient à évacuer le ressassement narratif à la première personne. À ce point, on découvre le regard de Balfe comme une agression qui pousse à écrire de manière juste. Quand limage narcissique défaille, la souffrance sexprime par la parole, et “lœil de lesprit” prend la relève.

Le visible institué dans la peinture sert de point de départ à Anne-Cécile Guilbard, qui étudie le rapport de Beckett à la critique dart, dans Le Monde et le pantalon. En effet, Beckett sy exprime avec une grande violence, déclarant que le verbiage des critiques est incapable de rendre compte de lœuvre quils décrivent. Cette attitude de dénonciation se retourne aussi contre le discours de Beckett. Les mots apparaissent comme une source de violence à légard de lart visuel dans la mesure où ils empêchent de voir : aucun commentaire na de valeur, et aucun compromis nest possible. À leur tour, les images trahissent le voir, en sorte que la caméra beckettienne – dans les films pour la télévision – apparaît comme un dispositif destiné à piéger les personnages. Il sagit alors dépuiser les images qui tourmentent le sujet. Enfin, à cause de linévitable aliénation au langage verbal, Beckett semble traîner « le cadavre même du vu », signalant léchec à accéder à lintégrité du voir.

Dans la dernière étude de ce parcours, Eri Miyawaki note que la violence du regard provient de la dimension dasymétrie que celui-ci introduit, telle quon la constate, par exemple, dans la lumière persécutrice du projecteur de Comédie. On peut associer ce dernier au panopticon de Jeremy Bentham – mis à lhonneur par Michel Foucault – dans la mesure où il dissocie voir et être vu : le regard sy range du côté de linvisible. Un tel dispositif se retrouve dans Le Dépeupleur, où « une intelligence » jouit dun statut dextériorité à légard des corps réunis dans le cylindre. Dans le texte inédit « The Long Observation of the Ray », linstance qui regarde apparaît comme un rayon de lumière cherchant à se saisir lui-même, en labsence de la glande pinéale cartésienne, destinée à assurer une synthèse. Enfin, dépassant la notion dun observateur échappant à la perception, Beckett se tourne vers linvisible, réfractaire à toute captation par la lumière.

Notre partie finale offre deux études hors thème. Dans la première, Garin Dowd réalise un parcours libre à travers le deuxième volume 17de The Letters of Samuel Beckett, dont il annonce les effets marquants à attendre sur le cours des études beckettiennes. Ce recueil met en évidence la coupure occasionnée par le séjour à Roussillon, durant lOccupation, ainsi que limportance de la langue française, qui influence la forme et la présentation mêmes du volume. Les missives à Georges Duthuit, traitant des questions desthétique, sont les plus significatives pour la critique. Inévitablement, la traduction en anglais de certaines lettres soulève des questions, notamment au regard des infléchissements que Beckett faisait subir à la langue. Dautres aperçus que ce recueil nous apporte concernent des proches de Beckett, la vie intellectuelle à Paris, ou encore des points de rapprochement avec Maurice Blanchot.

Enfin, Mark Nixon nous offre une chronologie très détaillée, traduite par Julia Séguier : un document précieux couvrant les années 1936-1936, durant lesquelles Beckett accomplissait son voyage – capital pour sa formation intellectuelle – en Allemagne.

Le Carnet critique donne à lire des pistes de réflexion ouvertes par un certain nombre douvrages parus récemment, tant en français quen anglais.

Ce volume est dédié à la mémoire de Michel Minard – fondateur et directeur de la maison dédition Lettres modernes Minard, qui a durablement marqué la publication universitaire dans le domaine littéraire –, de sa première épouse Hélène, et de sa seconde épouse, Danièle, qui travaillèrent toutes deux à ses côtés avec dévouement et efficacité pendant de nombreuses années.

Il paraît opportun de noter ici que Michel Minard tenait tout particulièrement à la création de notre Série « Samuel Beckett ». À ce titre, il nous plaît de penser que ce désir lui serait venu à la suite dune rencontre personnelle. En effet, dès 1955, un jeune étudiant, David Hayman, adressa sa thèse de doctorat à Beckett. Celui-ci en fit ensuite un commentaire très détaillé. En répondant à cet auteur, il explique quil avait lui-même déposé le manuscrit à la maison dédition qui, à ses débuts, sappelait simplement « Lettres modernes » : « Dear Mr Hayman / I have finished reading your thesis and am leaving it in to-day with your publisher Rue Cardinal-Lemoine3. » (“Cher M. Hayman / Jai fini de lire votre thèse et la confie aujourdhui à votre éditeur rue 18Cardinal-Lemoine.”). Par la suite, dans son « Avant-propos », le jeune auteur exprime sa gratitude : « Remercions aussi les amis de Joyce qui nous ont tous réservé le meilleur accueil : MM. Stuart Gilbert et Samuel Beckett, qui eurent lobligeance de lire et de critiquer notre manuscrit avant sa publication []4. »

Nous souhaitons que le présent volume se lise comme un hommage à lhéritage intellectuel et humain que Michel Minard nous a légué.

Llewellyn Brown

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Sigle et édition cités

L2

The Letters of Samuel Beckett, t. 2, “1941-1956”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2011.

1 Voir : Steven Barfield, Matthew Feldman et Philip Tew (dirs.), Beckett and Death, London, Continuum, « Continuum Literary Studies » 2009.

2 Signalons que lon retrouvera cette question dans létude dÉric Wessler.

3 Beckett à David Hayman, 22 juillet 1955 (L2, 536).

4 David Hayman, Joyce et Mallarmé : stylistique de la suggestion, Paris, Lettres modernes, Les Cahiers des Lettres modernes, collection « Confrontations ; 2 », 1956, p. 6.