Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Revue des lettres modernes
2020 – 9. Samuel Beckett, un écrivain de l’abstraction ? - Auteurs : Guipaud (Sybille), Bénard (Julie), Brown (Llewellyn), Sardin (Pascale), Lecossois (Hélène), Hubert (Marie-Claude), Posse (Bernard-Olivier), Parisse (Lydie), Houppermans (Sjef), Bertrand (Michel), Bertaux-d'Orgeville (Rémy), Laranjinha (Natália), Bizub (Edward), Louar (Nadia), Mével (Yann), Baroghel (Elsa)
- Pages : 335 à 456
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Samuel Beckett, n° 7
Brown, Llewellyn. Beckett, Lacan and the Voice. Stuttgart, Ibidem, « Samuel Beckett in Company ; 1 », 2016. 433 p.
Dans L’Immaculée conception, Paul Éluard et André Breton s’inspirent des productions des psychotiques pour mettre en œuvre une « philosophie poétique, qui, sans jamais mettre le langage à la raison, conduise pourtant un jour à l’élaboration d’une véritable philosophie de la poésie1 ». L’écriture de Samuel Beckett offre une place fondamentale à la voix, qui y révèle justement la part de l’existence située au-delà de toute confortable conception du monde, Weltanschauung : « L’expression du fait qu’il n’y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer. » (TD, 13). Llewellyn Brown a déjà montré que, dans l’œuvre de Beckett, le dire révèle la pure subjectivité, la réalité d’un sujet exposé à la voix2. Dans Beckett, Lacan and the Voice, il approfondit l’étude de la voix par laquelle Beckett signale, de texte en texte, l’insuffisance du couple signifiant/signifié pour rendre compte de l’articulation du sujet au langage.
Le motif de la voix est en effet omniprésent dans l’œuvre de Beckett. Les personnages de Mercier et Camier entendent des voix, le narrateur de Comment c’est ponctue régulièrement son discours par « je cite », Vladimir et Estragon décrivent des « voix mortes » (G, 81), Krapp écoute plusieurs enregistrements successifs de sa propre voix. Beckett emploie en outre avec une constance frappante le motif de la voix spectrale dans ses dernières pièces, par exemple dans Pas, sans oublier la radio dans Tous ceux qui tombent. Dans ses œuvres narratives, la voix soutient toute la narration.
Ce motif de la voix va de pair avec l’importance que Beckett accorde à l’écoute. Comme il l’exprime à propos d’À la recherche du temps perdu de Proust : l’écoute permet d’extraire « l’essence toute entière » (Pr., 96), « la 336nature exacte » d’une expérience particulière restituée dans des nuances auditives subtiles. C’est pourquoi, lorsqu’il traduit Watt de l’anglais au français, Beckett tient à vocaliser son texte français pour aboutir à son état final. De la même façon, il utilise la métaphore musicale, « cantata for two voices3 » (“une cantate pour deux voix”) pour caractériser Fin de partie, suggérant que le texte est avant tout vocal, élevé au rang d’une pièce de musique. Cette démarche vise à lier l’écriture à l’expérience intime de l’artiste. Dans le cas des pièces de théâtre, il y a ainsi une mise en échec de toute tentative de représentation ponctuelle, qui serait donc toujours vouée à l’échec de la restitution de ces voix.
Pour résumer, Llewellyn Brown montre que le phénomène complexe de la voix chez Beckett est à la fois personnel et impersonnel, objectif et subjectif, corporel et mécanique, son et silence, langage et au-delà du langage. Ce motif l’amène à déterminer les affinités entre l’œuvre de Samuel Beckett et la théorie lacanienne. Cette dernière est en effet la seule discipline à avoir défini la voix comme objet, dans la mesure où elle est déterminée par la division qui fonde le sujet de l’inconscient.
Se référant à la polyphonie théorisée par Mikhaïl Bakhtine en ce qui concerne le roman, Llewellyn Brown souligne que la plupart des narrateurs des textes de Beckett ne sont pas les auteurs des déclarations auxquels ils donnent voix. Les narrateurs de L’Innommable et de Comment c’est semblent reproduire l’attitude de Beckett qui consiste à écouter ses voix intérieures avant de les transposer dans une forme écrite : « Mais je ne dis rien, je ne sais rien, ces voix ne sont pas de moi, ni ces pensées, mais des ennemis qui m’habitent. » (I, 101). La voix atteste d’une division du narrateur, le Je qui prononce les mots nie être à leur origine. Winnie use de formulations stéréotypées, elle cite sans dire : « […] le chant doit venir du cœur, voilà ce que je dis toujours, couler de source, comme le merle. » (OBJ, 47). La voix se détache davantage du sens quand elle entre en concurrence avec le son, c’est le cas dans Paroles et musique. Elle renvoie aussi au plaisir que procure le fait de chanter ou de parler. Dépassant le plaisir, la voix devient le souffle poétique qui donne sa cohérence au texte, entraîne le lecteur, et lui faire suspendre son jugement moral, non sans rappeler l’esthétique du sublime, décrite dans la fable « Le Chêne et le roseau » de Jean de La Fontaine.
337La voix beckettienne critique non seulement le sens mais aussi la vraisemblance, puisqu’elle n’est pas limitée à la sphère de l’audible : elle peut être abstraite, associée à la figure rhétorique de la prosopopée. Dans Molloy, Moran décrit ses voix intérieures qui l’exhortent à obéir. Aucune indication n’y suggère qu’il s’agit d’un fantasme de la part du personnage, alors que l’expérience est pourtant subjective. Cette voix injonctive est à rattacher à la dimension impérative du langage démontré par Lacan. L’origine commune des verbes ouïr et obéir est le verbe latin oboedire, qui signifie “prêter l’oreille à quelqu’un” puis “être soumis” : ce sens dérivé souligne bien le rapport entre écouter et obéir.
Ces variations complexes de la voix, qui montrent que l’auteur dévalorise la vraisemblance et le sens, font ainsi écho au travail de Jacques Lacan sur le réel, soit « le réel, ou ce qui est perçu comme tel, est ce qui résiste absolument à la symbolisation4 ». Samuel Beckett serait donc le « partenaire muet5 » de Jacques Lacan, selon les mots de Suzanne Dow. Leur travail respectif les amène à rencontrer les points structurels de l’impasse du langage. Les mécanismes de la voix chez Beckett renvoient à l’aliénation de l’être parlant théorisée par Lacan, qui subvertit le cogito de Descartes : « […] je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser6. »
Faire un détour par l’intérêt constant que Beckett a accordé à la psychanalyse permet de saisir la nécessité vitale de son écriture. Beckett a, en effet, souffert de la mortification du langage, dont rend compte le motif de la voix, avant l’intervention de la psychanalyse, entreprise avec Wilfred Bion de 1934 à 1936 :
I think it probably did help. I think it helped me perhaps to control the panic. I certainly came up with some extraordinary memories of being in the womb. Intrauterine memories. I remember feeling trapped, of being imprisoned and unable to escape, of crying to be let out but no one could hear, no one was listening. I remember being in pain but being unable to do anything about it7.
338↔
Je crois que ça a dû servir à quelque chose. Peut-être que cela m’a aidé à maîtriser la panique. J’ai certainement retrouvé des souvenirs extraordinaires du temps où j’étais dans l’utérus. Des souvenirs intra-utérins. Je me rappelle que je me sentais coincé, j’étais emprisonné et incapable de m’échapper, je pleurais pour qu’on me laisse sortir mais que personne n’entendait, personne n’écoutait. Je me rappelle que je souffrais mais sans pouvoir soulager cette souffrance d’aucune manière.
Beckett s’était d’ailleurs identifié à cette patiente de Jung8 qui « n’était jamais née réellement » (TCT, 68-69), un sujet “non-né”. La métaphore de l’être non né désigne dans l’écriture beckettienne le statut du sujet qui n’a pas été institué dans la relation au désir de l’Autre, et qui se trouve de façon irrémédiable au contact du caractère illimité du langage. L’image de la condition intra-utérine exprime un enveloppement total qui exclut un discours ouvrant à une dialectique. L’utérus constitue la métaphore de la forme topologique où rien ne vient inscrire la place d’une rupture, d’une exception structurante. Or, seule la création peut pallier cette absence en lui donnant forme : « C’est à partir de 1935 que Beckett explore le réel du rien, devenant ainsi sans doute le poète le plus opposé au nihilisme qui soit. Sa souffrance l’avait bien réveillé9. »
Llewellyn Brown montre comment la voix permet à Beckett d’explorer ce “réel du rien”. Après avoir défini la complexité de la voix dans l’œuvre beckettienne (chapitre 1), il examine ainsi le rôle déterminant des pronoms – le déictique je désignant un sujet absolument seul et non situé dans une relation symétrique à un interlocuteur – qui font exister la voix en tant que présence positive (chapitre 2). Dans Pas moi, Bouche exprime ainsi le réel par ce rejet persistant du pronom je. Dans le chapitre 3, la voix en tant que réel se décline en deux aspects : d’une part, celui des “voix mortes” dans les premiers textes de Beckett, En attendant Godot et la “Trilogie” ainsi que, d’autre part, celui des interruptions, en particulier à l’œuvre dans La Dernière bande, Pas moi, Comédie. Le “bruissement” évoqué dans En attendant Godot ne peut être attribué à personne, renvoyant donc à l’image beckettienne des “voix mortes”. Llewellyn Brown 339précise qu’il s’agit là d’une conséquence de la mortification originel du sujet par le signifiant, en s’appuyant sur une déclaration de Lacan : « Le symbole se manifeste d’abord comme le meurtre de la Chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir10. » Il ajoute cependant que, si le sujet est mortifié, c’est l’aliénation qui est montrée, le moment de l’extraction de la jouissance par le signifiant. À ce stade logique, le sujet se trouve confronté à l’impossible, avant l’institution de tout interdit. Ainsi la persistance de ce motif des “voix mortes” résulte de l’absence d’inscription du sujet dans la relation à l’Autre. En d’autres termes, rien n’a permis au sujet de se loger dans la fracture d’un Autre marqué par un manque qui cause son désir. Ces “voix mortes” semblent trouver leur origine dans l’absence d’une adresse vivifiante. C’est ainsi que Becket les associe à l’image des feuilles mortes, que l’on trouve dans le poème de Verlaine, « Chanson d’automne » :
Estragon. – Toutes les voix mortes. […]
Vladimir. – Elles parlent toutes en même temps.
Estragon. – Chacune à part soi.
Silence.
Vladimir. – Plutôt elles chuchotent.
Estragon. – Elles murmurent.
Vladimir. – Elles bruissent.
Estragon. – Elles murmurent […]
Estragon. – Elles parlent de leur vie.
Vladimir. – Il ne leur suffit pas d’avoir vécu.
Estragon. – Il faut qu’elles en parlent.
Vladimir. – Il ne leur suffit pas d’être mortes. (G, 81)
Ces feuilles ne participent pas au discours articulé. Leur caractéristique est, au contraire, incompatible avec ce discours, ce qui engendre une douce cacophonie. Ces feuilles “parlent” seulement pour exprimer l’état de mortification du sujet. Ce dernier est incapable de s’en détacher puisqu’elles ne donnent pas accès à un point de ponctuation ni à un silence.
En réponse, le sujet s’inscrit physiquement pour poser des limites à la voix, comme dans Pas. Le sujet peut également produire une représentation, comme il est dit dans L’Image. Cette inscription, en tant que réponse à la voix, éclaire l’effet que produit le langage sur le corps en confrontant 340le sujet à l’illimité : le sujet est obligé de renouveler et de diversifier les formes de l’inscription avec l’objectif de créer un bord indispensable. En marchant, en créant une image, en lisant à voix haute, le sujet engendre une forme de l’Autre qui érige une barrière faisant taire la voix invasive.
Approfondissant son exploration, Llewellyn Brown montre comment l’intervention de la technologie dans la production de la voix étend son impact et en fait un objet détaché du corps qui menace le sujet, notamment la voix enregistrée dans La Dernière bande et les “dramaticules”, mais aussi dans les pièces radiophoniques et pour la télévision (Chapitre 4). En choisissant de mobiliser les moyens technologiques, Beckett place délibérément le spectateur/auditeur dans la position comparable à celle de ses personnages : la voix leur impose son entière réalité. Il n’est plus possible de la rejeter ou de la considérer comme une quelconque “hallucination”. Les objets créés par la science et par la technologie donnent sa véritable extension à cette expérience subjective et linguistique du langage en tant que “parasite” créant le désordre au cœur de l’être parlant, le parlêtre lacanien.
Le magnétophone de La Dernière bande transforme ainsi la voix en un objet, non sans ambivalence. L’enregistrement de la voix fait que l’intime est projeté à l’extérieur. La voix qui “chante le langage” est désormais saisie, pétrifiée, par la machine. Chaque année, Krapp célèbre ainsi son anniversaire en s’enregistrant mais, ce faisant, il reste “non né”. Il se forme une sorte de palimpseste constitué des enregistrements successifs qui créent un étagement de personnages. Toute la vie de Krapp se résume ainsi dans la répétition du même qui annule l’écoulement du temps. Ce personnage utilise son magnétophone comme un moyen de contenir son anxiété de la mort tout en révélant sa mortification, en particulier son incapacité à assumer ses propres choix et le passage des ans : « Qu’est-ce que c’est aujourd’hui, une année ? Merde remâchée et bouchon au cul. (Pause.) Dégusté le mot bobine. (Avec délectation.) Bobiine ! […] Resté assis à grelotter dans le parc, noyé dans les rêves et brûlant d’en finir. Personne. (Pause.) Dernières chimères. (Avec véhémence.) À refouler ! » (DB, 29).
Finalement, l’ouvrage Beckett, Lacan and the Voice éclaire le cogito non plus cartésien mais beckettien qui serait, selon Daniel Katz : « J’écoute, donc je suis11. » La voix beckettienne atteste de la relation privilégiée de 341son créateur à la matérialité des mots en impliquant la jouissance qui borde le réel. Puisqu’il est « impossible de raisonner sur l’unique » (MP, 32), comme le souligne Beckett, il ne reste plus au sujet qu’à créer. À ce titre, Llewellyn Brown souligne que l’œuvre de Beckett, en coupant net tout effort pour produire du sens, rend possible une réponse de la part du lecteur et du spectateur. La voix singulière de Beckett constitue une brèche au sein de l’infini bavardage du capitalisme moderne et de la technologie, dans la continuité de l’écriture de Proust qui décrit l’angoisse du personnage-narrateur lors d’une conversation téléphonique avec sa grand-mère :
Présence réelle que cette voix si proche – dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle ! […] Je criais « Grand-mère, grand-mère », et j’aurais voulu l’embrasser ; mais je n’avais près de moi que cette voix, fantôme aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-être me visiter quand ma grand-mère serait morte. « Parle-moi » ; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout d’un coup de percevoir cette voix12.
Sibylle Guipaud
sigles et éditions cités
DB |
La Dernière bande suivi de Cendres. Paris, Minuit, 2007. |
G |
En attendant Godot. Paris, Minuit, 2004. |
I |
L’Innommable. Paris, Minuit, 1992. |
MP |
Le Monde et le pantalon suivi de Peintres de l’empêchement. Paris, Minuit, 1990. |
OBJ |
Oh les beaux jours suivi de Pas moi. Paris, Minuit, 1996. |
Pr. |
Proust, Édith Fournier trad. Paris, Minuit, 1990. |
TCT |
Tous ceux qui tombent. Robert Pinget trad. Paris, Minuit. |
TD |
Trois dialogues. Paris, Minuit, 1998. |
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Samuel Beckett and BBC Radio: A Reassessment. David Addyman, Matthew Feldman, et Erik Tonning (dir.). New York, Palgrave Macmillan, « New Interpretations of Beckett in the 21st Century », 2017. 308 + xv p.
Cet ouvrage collectif regroupe douze contributions portant sur les œuvres de Samuel Beckett diffusées sur la BBC entre les années Cinquante et Soixante-dix, qu’elles aient été écrites spécialement pour le dit médium ou bien “adaptées” pour celui-ci. C’est en partie pour cela, comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique, que les articles s’inscrivent dans une perspective nouvelle en considérant non seulement les pièces radiophoniques, mais aussi la prose (romans et textes courts) et la poésie de l’auteur. Les études se distinguent également par les sources secondaires inédites qu’elles examinent. En effet, les archives de la BBC, « WAC » (« Written Archives Center »), s’avèrent déterminantes d’un point de vue culturel, poétique et esthétique pour (ré)évaluer le travail de Beckett pour le programme phare d’avant-garde artistique, « Third programme », mise en place par la BBC. Grâce à la diversité de ses sources primaires et secondaires inédites, Samuel Beckett and BBC Radio : a Reassessment apporte un regard neuf en même temps qu’il sert de point d’ancrage aux divers articles qui l’ont précédé sur le même sujet. L’ouvrage est d’ailleurs dédié à l’auteur de l’un d’entre eux, Julie Campbell. Il se distingue également du travail séminal de Clas Zilliacus, Beckett and Broadcasting : a Study of the Works of Samuel Beckett for and in Radio and Television (1976), tout en s’inscrivant dans son sillage.
Dans l’avant-propos, David Addyman, Matthew Feldman et Erik Tonning, présentent brièvement le contexte culturel et artistique de la fin des années Cinquante en Grande-Bretagne. À cette époque où l’âge d’or de la radio touche à sa fin avec l’arrivée de la télévision, Beckett réside en France. L’écrivain fait alors face à une impasse formelle avec l’écriture de son dernier roman, L’Innommable. La BBC sollicite ainsi Beckett, dont le travail avant-gardiste viendrait nourrir le projet culturel qu’elle a mis en œuvre, en faisant découvrir à son public de nouveaux 343auteurs au moment où elle qu’elle cherche à se renouveler. C’est en prenant en compte le rôle de catalyseur de la BBC, et du rôle important qu’elle a joué et qu’elle joue encore dans la diffusion dissémination des textes de Beckett sur ses ondes, que l’ouvrage définit la perspective d’où partent les études et vers laquelle elles tendent. L’ouvrage collectif s’intéresse aussi bien à la production qu’à la réception de ces textes, ce qui explique qu’il s’appuie non seulement sur les archives « WAC » de la BBC mais aussi sur la critique littéraire de l’époque, celle qui paraît dans la presse consacrée aux diffusions d’œuvres avant-gardistes pour la radio, à l’instar de The Listener, le magazine de la BBC, ou bien celle plus généraliste. L’ouvrage ne s’organise pas en fonction de la nature du corpus analysé (les textes écrits pour la radio d’une part, et ceux adaptés pour le médium d’autre part) mais privilégie dans un premier temps une approche socio-culturelle puis, dans un second temps, une approche plus formelle. En effet, la première moitié des contributions s’intéresse à la relation complexe qu’entretenait Beckett avec les membres de la BBC ainsi qu’aux enjeux liés à la production et à la réception des textes. La deuxième moitié, elle, se concentre sur la performativité de ces textes, entre l’écrit et l’oral, sans distinction de genre.
Les six premiers articles mettent en avant un découpage chronologique qui va du milieu des années Cinquante jusqu’au milieu des années Soixante-dix. Matthew Feldman établit la liste des œuvres non écrites pour le médium radiophonique, mais diffusées sur les ondes de la BBC, entre 1956 et 1964. Cette liste est importante car, outre qu’elle est exhaustive, elle incorpore les avant-propos qui furent présentés avant chaque diffusion d’un texte de Beckett. Ces indications, à la fois informatives et interprétatives, mettent autant l’accent sur la dimension existentialiste des textes – de la situation profondément humaine qu’ils dépeignent et à laquelle Beckett est personnellement associé (p. 218, 232) – qu’elles font apparaître une critique génétique essentielle, à l’œuvre dans l’ensemble de l’ouvrage. L’étude de Stefano Rosignoli se pose en tant que telle, puisqu’elle s’intéresse au droit moral de l’auteur, lié à la paternité et à l’intégrité de l’œuvre, et au copyright, soit le droit d’exploitation d’une œuvre. Rosignoli fait un bref parallèle entre l’évolution de la loi française et de la loi britannique concernant les droits d’auteur. Il note, par exemple, que le droit moral fut introduit en Grande-Bretagne l’année de la diffusion à la radio de All That 344Fall en 1956, soulignant ainsi la connaissance et l’exercice européen du droit d’auteur par Beckett. À cet égard, Rosignoli dresse également un historique complet des copyrights acquis par la BBC auprès des agents de Beckett qui, sauf exception, ne s’occupait pas directement de telles affaires qu’il jugeait étrangères au travail de création. À travers cet historique, Rosignoli ne s’intéresse pas aux gains financiers de Beckett à la suite de l’acquisition des copyrights par la BBC, mais aux difficultés de cette dernière en tant que service public dans la mission culturelle qu’elle s’était assignée, en choisissant de diffuser des œuvres avant-gardistes et inédites comme celles de Beckett.
Les recherches respectives de Dirk van Hulle et Erik Tonning portent sur une plus courte période entre 1955 et 1959. Tous deux explorent les contraintes institutionnelles qu’a pu représenter la BBC pour l’œuvre radiophonique et non radiophonique de Beckett durant ces quatre années. Alors que Tonning problématise la réception des textes de Beckett pour la radio en rendant compte d’une tension entre les aspirations modernistes de la radio BBC, qui se trouve alors confrontée à la tendance blasphématoire d’écrivains comme T. S Eliot, et le respect des valeurs chrétiennes de ses auditeurs ; Van Hulle s’intéresse, lui, à la production de ces mêmes textes en mettant en avant ce qu’il nomme « the poetics of ignorance » (p. 44). Pour Van Hulle, Beckett mettrait en pratique une sorte de négativité, caractéristique de la conscience scindée des narrateurs de la prose. Ainsi, Beckett aurait résisté aux contraintes artistiques de la radio BBC en se détachant de la production en studio des pièces, une fois que celles-ci étaient écrites, et donc après avoir eu l’occasion d’explorer les possibilités créatives de son écriture alors destinée à un nouveau médium. D’où cette « parenthèse » (p. 56) avec Krapp’s Last Tape que Beckett écrit en pensant à un autre dispositif sonore, le magnétophone, juste après All That Fall, sa toute première pièce pour la radio.
Comme Van Hulle, Tonning revient sur le rôle catalyseur de la radio BBC mais également sur son refus de diffuser En attendant Godot, alors perçue comme étant moins drôle en anglais qu’en français, pour ne pas dire « phoney » (p. 46). En réalité, ce refus révèle la position de la radio BBC, partagée entre le besoin de renouveler son programme culturel et celui d’élargir son audience tout en continuant à satisfaire le noyau dur qui la constitue, très croyant et exigeant d’un point de vue intellectuel. 345D’après Tonning, All That Fall représente une sorte de compromis. Avec cette pièce Beckett répond au double critère de la radio BBC : elle participe à son projet culturel, en étant non seulement inédite et drôle, mais aussi en privilégiant une thématique religieuse. Elle répond ainsi aux conventions de la comédie et fait écho au succès populaire du programme comique ITMA, mis en place par la radio BBC quelques années plus tôt. Si dans cette pièce, Beckett met également en avant les valeurs chrétiennes que l’institution radiophonique entretient auprès de son public, il suggère cependant leur remise en question. En réalité, la radio BBC veille à ne pas choquer un public plutôt conservateur qui pourrait voir dans le traitement de la thématique religieuse de la pièce une forme de blasphème. Pour ce faire, l’institution insiste dans son avant-propos sur la dimension existentialiste de la pièce, conditionnant ainsi l’écoute de ses auditeurs et celle des futurs textes de Beckett diffusés sur ses ondes.
Tout en portant son attention sur la fin des années Cinquante, comme le font Van Hulle et Tonning, Pim Verhulst s’intéresse au début des années Soixante ainsi qu’au milieu des années Soixante-dix. Le découpage périodique de l’article permet ainsi d’organiser de manière chronologique la diffusion des textes de Beckett écrits pour la radio, en même temps qu’il révèle les acteurs déterminants qui, tels que Donald McWhinnie, Barbara Bray et Martin Esslin, ont rendu possible pendant près de vingt ans la collaboration entre l’écrivain et la radio BBC. Cette collaboration s’avère toutefois être pesante pour Beckett, contraint de créer par amitié et par loyauté – « readiness to oblige » (p. 82) – ce qui n’est pas sans rappeler “l’obligation d’exprimer” que l’écrivain évoque dans ses essais sur la peinture à la fin des années Quarante ou bien, plus tôt encore, à la toute fin des années Vingt, lorsque James Joyce lui demande d’écrire un essai, « Dante… Bruno. Vico.. Joyce », sur ce qui s’intitulera une décennie plus tard Finnegans Wake.
L’étude de Catherine Laws met également en lumière la collaboration de Beckett avec la radio BBC pour All That Fall. De telle sorte qu’elle établit un lien entre processus poïétique et processus esthésique chez Beckett. Laws explique de manière convaincante les effets sonores de la pièce, notamment du « bruitage » (p. 108) au tout début, en les comparant aux nouvelles techniques électroacoustiques employées à l’époque en Europe, plus précisément en Allemagne et en France, à travers 346le genre de la “musique concrète”. D’où, selon elle, l’étrangeté sonore de la pièce. Même si Beckett désapprouve l’idée de bruitage amenée par McWhinnie, alors responsable du département théâtre de la radio BBC, Laws nous rappelle que l’écrivain se tient au fait des techniques sonores employées à la radio, notamment par la lecture du manifeste esthétique du théoricien Rudolph Arnheim. Cependant, ce qui explique, d’après elle, le détachement de Beckett lors de la production de All That Fall en studio, n’est pas tant lié à son désaccord avec McWhinnie qu’à son expérience personnelle en tant qu’auditeur : Beckett n’a jamais pu écouter ses pièces radiophoniques dans de bonnes conditions sonores, étant donné la pauvreté de la réception – « distortion and fading and encroachment » (p. 113) selon ses propres termes. Pour Laws, cela ne marque pas le désintérêt de Beckett pour l’esthétique sonore de la radio, compte tenu de son détachement lors de la production en studio des pièces, mais démontre au contraire son ouverture d’esprit puisqu’il confie à d’autres la réalisation sonore de ce dont il n’a connaissance que théoriquement. L’analyse de Laws fait ainsi écho à celle de Van Hulle qui décèle chez Beckett une poétique de l’ignorance. En choisissant d’analyser The Old Tune, l’étude suivante menée par John Pilling entre en résonnance avec celle de Laws. Dans cette adaptation de La Manivelle de Robert Pinget, des voix et des « rythmes irlandais » (p. 170) résonnent comme dans All That Fall. Une étrangeté sonore est également palpable lors de son écoute. Celle-ci provient d’une dissonance entre le fond sonore de la pièce qui crée un environnement familier et la mention de lieux inventés. Comme pour Laws, Pilling explique l’attitude détachée de Beckett à l’égard de sa création – « studied indifference » (p. 176) – par la confiance que celui-ci place dans les compétences techniques de l’équipe chargée de la réalisation sonore. Les deux études mettent également en avant la notion de performance, celle des interprètes plus particulièrement. Pour Laws et Pilling, cette notion s’avère en réalité plus importante que les moyens techniques mis en œuvre pour chacune des deux pièces.
Les notions de performance et de performativité sont centrales à la deuxième moitié des articles qui composent l’ouvrage. Cependant et à la différence de Laws et Pilling, ces notions concernent moins les interprètes que le texte. De telle sorte qu’une diffusion sur le médium radiophonique paraît être redondante. À cet égard, Elsa Barhogel montre 347comment la voix dans How It Is, outre la qualité phonique et rythmique du texte, constitue une sorte d’appareil littéraire performatif. Pour ce texte présenté à la radio comme étant un texte hybride, un poème en prose, Barhogel suggère que ni la diffusion du texte à la radio ni sa lecture sur scène ne sont adéquates, sauf peut-être sa lecture silencieuse, et il emprunte alors le concept de « radio subjective » (p. 202) à Jean-Jacques Bloch pour étayer son propos. Par ce concept, Bloch explique que l’auditeur a l’impression d’entendre le protagoniste s’écouter parler. Le microphone dans lequel l’interprète parle, représenterait ainsi l’oreille du protagoniste. Barhogel invoque également le concept de « radio abstraite » (p. 197) développé par les penseurs et les écrivains européens tels que Marinetti et Paliztsche. Pour ces derniers, la radio débarrasse le texte du poids des mots et de la syntaxe de manière à faire entendre sa sonorité. Ce que Beckett imiterait dans How It Is. En fait, pour Barhogel, la performativité du texte tient moins à sa qualité poétique et sonore qu’à sa méta-textualité. Dès lors, le dispositif radiophonique ne ferait que redoubler ou annuler l’effet performatif du texte. Beckett privilégierait ainsi l’interaction entre le texte et le lecteur en recréant la situation d’écoute de la radio. Paul Stewart tire la même conclusion que Barhogel à propos de Lessness. Celui-ci s’intéresse d’abord à la manière dont le texte est présenté et promu à la radio et dans la presse. Comme pour How It Is, Stewart note un changement de genre : Lesnness n’est pas défini comme étant un texte en prose mais un poème. Celui-ci est également mis en rapport avec les autres œuvres de Beckett afin d’établir une continuité thématique. Ce cadre interprétatif est également repris par la presse et la critique littéraire, qui servent elles aussi à préparer l’écoute des futurs auditeurs. Stewart nous apprend que l’adaptation de Lessness à la radio est une idée de Beckett qui, malgré le découpage du texte auquel il a procédé, n’est pas satisfait du résultat. L’explication de Stewart rejoint alors celle de Barhogel : si Beckett désapprouve la performance du texte à la radio, c’est parce que le dispositif procède au découpage du texte à la place du lecteur, conduisant à une sorte d’impasse beckettienne caractéristique du “double empêchement” de l’artiste. Car sans ce découpage préalable le texte n’aurait pu être transposé, qui plus est par son propre auteur.
Melissa Chia s’intéresse, elle, au texte pour la radio Words and Music. Comme Barhogel et Stewart, elle remarque le changement générique 348imposé au texte lors de sa représentation à la radio. Il ne s’agit pas d’une pièce mais d’un poème qui, à l’instar de Lessness, s’inscrit dans la continuité thématique des autres œuvres de l’écrivain, celle de la condition humaine. Dans son article, Chia montre comment Beckett concilie à la fois poésie et musique dans Words and Music. Pour ce faire, elle substitue à la notion de performance celle de montage. En effet, pour Chia, et comme l’atteste le programme musical de la radio BBC, Words and Music semble avoir été l’élément moteur dans la création d’un programme d’avant-garde du même nom, où poésie et musique se mélangent. Dans ce programme, la musique ne sert pas de fond sonore à la poésie qui se trouve récitée, et donc à sa performance, mais joue à part égale avec elle grâce au procédé du montage. Chia utilise alors le concept de « montage simultané » de Arnheim (p. 234), et de manière sous-jacente, celui de « montage dialectique » du théoricien et réalisateur soviétique Sergeï Eisenstein. Au prisme de ces deux concepts, le montage permettrait à Beckett d’évoquer une image.
Steven Matthews conclut son article non pas en évoquant l’image, mais le processus à l’origine de sa représentation, soit l’imagination. Matthews affirme que la radio représente le locus même de l’imagination pour Beckett. Selon lui, elle résulte de l’interaction entre le texte et l’auditeur en même temps qu’elle révèlerait un moment de « co-créativité » (p. 254) entre l’auteur et le lecteur. Comme Tonning, Matthews revient sur les aspirations culturelles et spirituelles de la radio BBC. Il souligne notamment le rôle important qu’a joué Esslin, le successeur de McWhinnie à la tête du département de théâtre de la radio BBC, dans la promotion des derniers textes courts en prose de Beckett. Esslin insiste notamment sur leur appartenance au reste du corpus beckettien, en même temps qu’il leur fait subir une sorte de « transformation générique » (p. 251, 253, 260). Esslin évoque ainsi dans les avant-propos aux textes, un « proto-récit » (p. 253) et parfois même une « intrigue » (p. 252, 253, 256). Par la formalisation de ces textes abstraits et expérimentaux, Esslin cherche à répondre aux attentes des auditeurs tout en les préparant à une écoute de textes difficiles. Si l’étude de Mathews parvient ici à synthétiser ce qui fonde celle de Barhogel, Stewart et Chia, l’issue de sa réflexion quant aux problèmes liés à la performativité des textes et à leur adaptation radiophonique, demeure plus nuancée. En effet, à la différence de Barhogel et Stewart plus particulièrement, il n’y a pour Matthews ni de bonne ni 349de mauvaise adaptation de ces textes. Il semble au contraire que la radio et sa capacité à reproduire les sons, aient servi de révélateur à la voix de ces textes même si ces derniers ne lui étaient pas destinés.
L’ouvrage se clôt avec l’article de Natalie Leeder qui questionne, à son tour, la tension inhérente entre le texte et sa performance chez Beckett. Pour ce faire, elle se sert du concept de « dialectique négative » (p. 272) que Theodor Adorno détermine dans Towards a Theory of Musical Reproduction. Le concept caractérise l’écart inhérent qui sépare une partition musicale de sa performance. Le théoricien explique que la reproduction musicale d’une partition est imparfaite dans la mesure où celle-ci nécessite d’être interprétée. L’expression musicale se réalise alors simultanément à travers la partition et sa performance. C’est parce qu’il en est ainsi qu’une « liberté esthétique » (p. 272) s’engage. Selon Leeder, Beckett thématise cette tension en dramatisant la relation entre compositeur et auditeurs dans ses pièces pour la radio, telles que Words and Music, Cascando, Rough for Radio I et II. Dans ces pièces, le compositeur commande à ses auditeurs la manipulation et le contrôle du son lorsque celui-ci ne le fait pas lui-même. C’est en ce sens que ces pièces présenteraient une structure musicale semblable à la notation musicale sur une partition. Néanmoins, c’est avec Cascando que Beckett parviendrait à la liberté esthétique que théorise Adorno. En effet, le texte radiophonique réussirait à raréfier le matériel sonore qui le constitue jusqu’à s’en affranchir pour aller vers cet ultime silence tant désiré par les narrateurs de la prose. En réalité, il s’agit pour Leeder d’établir un principe, ce qu’elle appelle une « éthique » (p. 284) en reprenant le terme d’Adorno, commun aux pièces radiophoniques de Beckett. Cependant, ce principe ne concerne pas simplement la reproduction matérielle du son mais pose des questions d’ordre esthétique, liées au contrôle du son, et épistémologique, au regard de l’écart irréductible qui sépare le signe graphique de sa réalisation sonore, mais également du son lui-même, lorsque celui-ci rend impossible toute notation.
Malgré des redondances liées à l’usage des mêmes sources secondaires (les archives « WAC » de la BBC) et parfois du même corpus, chaque chapitre parvient à présenter un point de vue original et nuancé. L’ouvrage rend ainsi compte d’une tension, à l’origine de laquelle la ligne qui sépare les œuvres écrites et non écrites pour la radio BBC tend à s’effacer. En fait, l’ouvrage met fin à une idée préconçue tenace à propos de Beckett, avec qui il serait 350difficile de travailler. Comme le prouve sa collaboration avec la radio BBC pendant près de vingt ans, Beckett était loin d’être un « sauvage » sinon un « homme des plus charmants » (p. 49). Les contributions s’appuient sur des concepts esthétiques clés empruntant aux théories du son et de la musique d’Arnheim, Adorno, Pierre Schaeffer et Pierre Henri, mais également à la théorie de l’écoute de Brecht ainsi qu’à quelques concepts développés auparavant par Zilliacus dans son ouvrage séminal sur le travail de Beckett pour la radio et la télévision. Elles explorent également le contexte historique, culturel et critique des années Cinquante, Soixante et Soixante-dix. De telle sorte que l’ouvrage collectif tend à s’inscrire dans le champ des cultural studies, puisqu’il cherche à saisir les pratiques et les expressions culturelles d’une époque dont McWhinnie, Esslin et Bray sont les figures de proue par le rôle déterminant qu’ils ont joué dans la diffusion des textes radiophoniques et non radiophoniques de Beckett sur les ondes de la radio BBC auprès du public anglophone.
Julie Bénard
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Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, vol. 28, issue 2 : “Clinique et poétique du vieillir dans le théâtre de Beckett / Clinics and Poetics: Beckett’s Theatre and Aging”. Joëlle Chambon, Matthijs Engelberts et Suzanne Lafont (dir.). Amsterdam/New York, Brill | Rodopi, janvier 2016. xiii + 153-403 p.
Samuel Beckett déclara avoir le sentiment d’être “né vieux13”, paradoxe exprimant une expérience subjective dont ce numéro se propose 351d’étudier l’expression dans la création. Les directeurs de ce volume notent que ce qu’ils nomment (de façon un peu maniérée) le “vieillir” beckettien, représente un état qui s’oppose au « monde comme il va », comme « une perte de maîtrise, une forme d’inadaptation, un épuisement généralisé » (p. 154). De manière salutaire, Beckett va « à rebours de cette occultation » (p. 155) qui règne dans notre société obnubilée par le “jeunisme”.
Les directeurs soulignent que les articles « ne sont pas tous au même degré des textes de recherche littéraire » (p. 155) : certains sont écrits par des praticiens dans le domaine de la santé ou dans les arts du spectacle. Cette approche offre l’occasion de mesurer l’importance humaine de la création beckettienne.
En revanche, le choix de limiter le thème de la vieillesse au théâtre laisse perplexe, au regard de la richesse du traitement que l’on trouve dans Molloy14, alors que l’exemple de Winnie, si souvent cité, touche le thème de manière plus oblique. On reconnaîtra toutefois que la question du théâtre et de la mise en scène permet d’examiner la mise à l’épreuve de l’œuvre dans le concret.
Dans la première partie, traitant de la « poétique du vieillir », Rush Rehm observe que la vieillesse appartient à la démarche de soustraction, en harmonie avec l’observation formulée par Beckett, qui voyait dans la vieillesse une chance pour dire quelque chose de plus près de ce que nous sommes réellement.
Désireuse de dépasser un point de vue purement littéraire ou philosophique, Joëlle Chambon propose de ne pas considérer les personnages comme des fantômes privés de désir, de pensée et d’action, mais comme témoignant d’une « capacité dans l’incapacité » (p. 173) : une dimension humaine que celui qui jouit de toutes ses facultés risque de perdre de vue.
Suzanne Lafont voit dans l’enfance et la vieillesse un « couple matriciel » (p. 181). La vieillesse étant « la condition ontologique de l’homme dans le monde et dans le langage », Beckett s’intéresse « au dégradé, à ce qui devient moindre sans disparaître » (p. 182). Le personnage de Winnie se montre capable de « s’abandonner aux caprices de sa mémoire et aux désires qui la motivent » (p. 185), révélant la vieillesse « comme un processus de singularisation ».
352Se sentant mal à l’aise avec la conception chronologique de la vieillesse, Régis Salado insiste que l’âge chez Beckett relève plutôt de l’indétermination. Chez Krapp, passé et présent se confondent, annulant toute évolution au profit d’une circulation indéfinie, une idée qui nous paraît difficile à soutenir, en l’absence d’un prolongement conceptuel.
Poursuivant ces remarques, Elizabeth Barry note que la vieillesse détache l’individu de la temporalité humaine. Les modèles téléologiques s’en trouvent écartés, tout comme la narration linéaire, en sorte d’offrir l’accès à un état d’ataraxie : un calme où la mort est hors de portée ou déjà passée, l’état de celui qui est en train d’écrire.
Dans la deuxième partie, intitulée « À l’écoute du vieillir », Pascale Sardin observe que la vieillesse apporte un surinvestissement du passé et du soi. Ainsi, dans l’écoute du Souvenant dans Cette fois, il s’agit d’être tendu vers un accès à soi : une condition de crise qui plonge le spectateur dans une écoute passive.
Jean-Michel Vives opère un renversement fructueux où l’art éclaire la psychanalyse : l’analyste doit rendre compte de la manière dont sa rencontre avec l’œuvre infléchit sa manière de penser. Dans l’acte lacanien de l’invocation, le sujet se libère de la voix envahissante de l’Autre pour conquérir sa propre voix. Chez Beckett cependant, l’instance de l’Autre est manquante. Or « la voix hallucinée faisant retour depuis un lieu Autre serait une façon de faire exister de l’Autre, là où il menace de disparaître » (p. 241). Dès lors : « La voix propre, hallucinée comme Autre, serait la dernière barrière dressée face à la déréliction. »
Rajaa Stitou évoque l’étrangeté fondatrice du sujet, qui a trait à lalangue de Lacan. Le passage par l’autre langue permet de mettre à distance cette étrangeté fondamentale. Pour Winnie, devant l’expérience du déclin, l’utilisation de la langue permet de dire son émerveillement d’être là, et de « faire face au néant » (p. 248). Faisant un lien avec l’immigré vieillissant, Stitou met en garde contre le piège du culturalisme, qui fait taire l’expérience singulière de chacun : « C’est dans la relance de ce rapport à l’intime et de cette dimension tragique de l’humain […] que peut émerger une source de richesse susceptible de redonner le goût de vivre et de trouver/créer. » (p. 251).
Dans la partie intitulée « Temporalités », Pascal Nouvel note que Winnie « blasphème l’épistémologie » (p. 258) lorsqu’elle déclare que la gravitation a changé. En effet, le sujet crée une tache sur la perfection 353des lois naturelles. Alors que l’extension grandissante des lois de la nature rend la révolte difficile, les lois de l’humain demeurent multiples. La capacité « négative » (p. 264) de l’art met en valeur ce qui n’est pas conforme aux lois.
Recourant aux trois “temps logiques” de Lacan, Jean-Louis Pujol met en valeur le “temps de voir” qui s’impose au sujet comme réel, alors que le “temps pour comprendre” désigne celui de la répétition. Il voit dans Winnie l’« agonie primitive, la dépendance absolue, la perte de la capacité d’être seul » (p. 270). La répétition représente alors la recherche – vouée à l’échec – pour rester dans le domaine du même.
Gabriele Sofia défend l’aptitude des neurosciences à traiter des complexités. Cette conception prend Beckett à contresens, puisque la complexité envisagée résulte de « l’intégration de sous-unités fonctionnelles » (p. 275). Ainsi, alors que Beckett vise la valeur opérante de la “faiblesse”, Sofia voit l’humain soumis à des diktats pavloviens, où les fonctions sont corrélées à leur réussite. Les neurosciences paraissent peu utiles dans son étude d’En attendant Godot. Enfin, la biomécanique de Vsevolod Emilievitch Meyerhold lui permet de discerner l’utilisation du versant négatif de chaque action positive.
Sous la rubrique « Vieillir du corps en jeu », Gérard Lieber traite de la manière dont Madeleine Renaud réinventait continuellement le rôle de Winnie jusqu’à un âge très avancé. Dans cette évolution, se développe un surcroît de simplicité où gagnent la mélancolie et « une sorte d’abandon » (p. 294). À son tour, Cécile Schenck interroge la place donnée au corps vieillissant sur la scène aujourd’hui. Elle souligne la force et l’énergie qui contrastent avec la « paralysie morbide qui affecte les corps beckettiens » (p. 307).
Dans une partie consacrée aux « Témoignages », Patrick Fox note, à partir d’Oh les beaux jours, que la vieillesse offre une perception plus aiguë des gestes du quotidien et du passé perdu. Ensuite, Serge Ouaknine livre une réflexion éminemment stimulante, soulignant comment chez Beckett, la « perte du passé se confond avec l’urgence évanescente du présent » (p. 322). La massification qui marque la médecine moderne efface la continuité que permettait, autrefois, la présence régulière du médecin de famille. Il observe que Beckett nous parle de « ce vibrato inconstant du fait de vivre » (p. 326).
354Dominique Dupuy réfléchit autour de la mise en scène d’Actes sans paroles I, qui représente un homme « en avant de la parole » (p. 334). Il s’agit de faire de la vieillesse partie de sa danse, comme un atout toujours nouveau.
La dernière partie de ce volume ouvre sur une contestation, par Justin Neville Kaushall, des théories esthétiques d’Adorno, qui ignorent l’imagination au profit de la rationalité. Kaushall considère que l’imagination permet une approche sensible à l’objectivité, sans écarter l’esprit critique.
S’appuyant sur des lettres publiées, Bernd-Peter Lange réexamine la partie d’échecs dans Murphy, auquel Beckett avait initialement accordé une grande importance. À l’origine, le jeu constituait une mise en abyme du roman, signalant les vains efforts de Murphy pour pénétrer l’esprit de M. Endon. Ultérieurement cependant, Beckett voulut minimiser l’importance de ce passage, marquant sa distance à l’égard des conventions littéraires.
Partant des liens entre Beckett et Joyce, en passant par Dante, autour de la figure d’Ulysse, Thomas Thoelen note que pour Joyce, “l’échec” devait être délibérément incorporé dans l’œuvre de création, pour en garantir la réussite esthétique. Beckett, en revanche, travaille avec le caractère insoluble du paradoxe, en dehors de toute aspiration à une synthèse.
Enfin, Matthew Trammell observe, dans Molloy, des instants où le monde naturel envahit le sujet, conduisant à la dissolution du moi. Ces états, où s’efface la frontière entre le moi et l’objet, ne peuvent être recherchés, mais sont subis par l’intrusion. Chez Molloy, l’état d’une dispersion totale paraît préférable à « une existence douloureuse », à « l’interminable misère, marquée par l’habitude » (p. 394).
Ce volume présente une certaine hétérogénéité dans la qualité de ses études et une incertitude quant à la manière d’aborder le thème de la vieillesse. En effet, celui-ci laissait poindre le risque de restreindre les interrogations aux dimensions chronologiques et sociologiques. Cependant, l’ouverture méthodologique, notamment vers des questions cliniques, offre des perspectives très enrichissantes.
Llewellyn Brown
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Samuel Beckett and Trauma. Mariko Hori Tanaka, Yoshiki Tajiri et Michiko Tsushima (dir.). Manchester UP, 2018. xiv + 198 p.
Les directeurs de ce recueil – avec Robert Eaglestone – tracent le « retour au “souvenir” » survenu dans les études littéraires des années Quatre-vingts (p. 2), puis le « tournant historiciste » des années Quatre-vingt-dix et Deux mille (p. 3). Ces “tournants” résultaient du sentiment que l’analyse textuelle poststructuraliste s’était révélée trop distante du monde réel, et incapable d’aborder des questions politiques ou éthiques. Le terme trauma est souvent repris ici suivant les analyses de Cathy Caruth, comme ce qui s’éprouve seulement après coup, chez celui qui en est la victime, et est nécessairement déterminé par son contexte social et culturel. Cependant, les auteurs ont raison de souligner la manière dont la création permet de dépasser la dimension individuelle, pour en révéler la « force et la vérité » du témoignage (p. 4).
La première partie traite des symptômes traumatiques chez les personnages et chez les acteurs. Julie Campbell part de l’idée que ce ne sont pas des faits objectifs qui déterminent si une expérience est traumatique, mais l’expérience subjective. Elle traite les souvenirs beckettiens de la plongée dans l’eau, et dont on trouve l’écho dans plusieurs œuvres ; souvenirs associés à la crainte de décevoir le père, et de porter atteinte à cet idéal. Beckett y réussit ainsi à communiquer son expérience intérieure. Elle montre comment le son de la mer était mêlé aux pertes éprouvées par Beckett, notamment celle de ses parents.
Nicholas Johnson étudie le travail de l’acteur, abordant longuement les traditions existantes : notamment la distinction entre, d’un côté, la forme « présentationnelle » (p. 50), visant à présenter un modèle formel et, de l’autre, le naturalisme de Stanislavski, qui donna lieu à des excès dans la recherche d’une reproduction des émotions dangereuses. Johnson fait état de la méthode « psychophysiologique » (p. 57), selon laquelle les émotions deviennent lisibles pour le spectateur, sans être nécessairement éprouvées par l’acteur. Alors, chez Beckett, l’acteur 356aborde son rôle comme la nécessité d’accomplir une certaine tâche. La mise en œuvre du vide permet de se détacher de l’activisme techniciste. Ce vide – parfois ressenti comme une menace – n’est pas nécessairement traumatique. La réflexion développée par Johnson est assurément très éclairante, mais on voit que la notion de trauma chez Beckett y brille par son absence : la notion du vide ouvre un domaine propre à l’art beckettien, qui dépasse la conception restrictive de trauma.
La deuxième partie du livre aborde le corps traumatisé et la subjectivité. David Houston Jones étudie le visage beckettien à partir d’Agamben, pour qui le visage est « communicabilité pure », « toujours suspendue au bord d’un abîme » (p. 72). Il ne s’agit pas nécessairement du visage anatomique, mais correspond au langage et à la nomination, où l’art « peut donner un visage même à un objet inanimé » (p. 73). L’image du visage qui se dissout est liée à la vision beckettienne d’un art qui arrache l’expression de l’indicible, et que Houston Jones relie à l’admiration de Beckett pour Rembrandt, et au modernisme dans le roman.
Suivant les élaborations de Dider Anzieu, et sa notion du “moi-peau”, Michiko Tsushima propose l’idée que l’écriture de Watt, serait « une tentative de recouvrer la peau psychique en tissant une “peau de mots” » (p. 94). Anzieu considère que le sujet se représente comme un moi à partir de son expérience de la surface du corps, et une relation mère/enfant mutuellement inclusive. Le personnage éponyme cherche ainsi à trouver un état de paix, où il est entouré d’une « enveloppe sonore » (p. 102). Tsushima voit la rencontre avec Mr Knott comme une expérience traumatisante révélant l’incompréhensible et l’inconnaissable. Watt lui-même devient alors une force déstabilisante, produisant le désordre dans le langage. Le “rien” qui touche Watt, révèle une “seconde” peau capable de porter la marque du traumatisme constituant le support de toute figuration.
Anna Sigg aborde la pièce radiophonique Cendres, assimilant les manifestations de la voix à l’objet a lacanien. Les “acouphènes” dont souffre Henry paraissent comme une « contre-voix » (p. 118) qui hurle en retour contre les souvenirs, afin de les réorienter et les modifier. Comme les autres voix, le son de fond n’émane pas d’une vraie mer mais d’une voix intérieure : toutes les voix appartiennent à Henry. Sigg interprète la voix d’Ada comme exhortant à accepter le trauma et à en reconnaître la vérité. Elle ne voit pas, cependant, le côté normatif de ses injonctions. En parlant, Henry recherche une complétude qui lui est refusée. Le son 357offre une forme de médiation pour créer une distance, pour représenter le trauma et le transcender. Certaines remarques ici sont fondées ; mais attribuer le trauma à une noyade subie par Henry paraît réducteur, et les cris de protestation venant d’Ada y sont rapportés, sans y discerner la dimension sexuelle, présente dans leur équivoque.
La troisième partie traite des contextes historiques. Yoshiki Tajiri associe Beckett et Virginia Woolf, dans un effort pour établir une jonction entre le quotidien et le traumatisme. Dans Mrs Dalloway, Tajiri souligne comment l’attention aux objets du quotidien est informée par l’angoisse de la mort. Dans Oh les beaux jours, ensuite, il note que Winnie n’est pas traumatisée, mais que c’est la subjectivité derrière la pièce qui l’est. Ce traumatisme réside dans le fait même de naître. Si le motif put effectivement intéresser Beckett, à partir de ses lectures de Rank, l’assertion paraît un raccourci, à défaut de conceptualisation. Le traumatisme historique est identifié, à la suite d’Adorno, à la Shoah, qui cause l’expérience de l’absurdité d’être encore en vie. Les personnages beckettiens sont moins à la recherche du quotidien qu’emprisonnés en lui, aspirant à le dépasser.
Conor Carville situe les poèmes recueillis dans Les Os d’Écho en lien avec la gestion biopolitique qui prenait de l’ampleur à l’époque, au nom de la nation. La qualification de certaines images comme décrivant une « sexualité non normative » (p. 159 sqq.) paraît réductrice, faute de problématisation. Carville suggère que l’incapacité à atteindre une sexualité normée inspirerait le désir de retourner dans le « caul » (p. 160). L’évocation de « spoilt love » (p. 160) – associé à la « nautch girl » de « Sanies I » – reflèterait le réel dont est entaché le regard maternel, prolongeant le traumatisme de la naissance et la sexuation. « Serena II » conclut de manière similaire au précédent poème, avec l’échec de l’autorité de l’homme d’église, remplacé par un phallus maternel imaginaire. Le retour à la mère apparaît comme une fin mise au traumatisme. Carville suggère, sans l’expliciter, que le caractère dévorant de la mère « tigre » serait la cause de la problématique sexuelle : un refuge devant une jouissance effrayante parce que non maîtrisable.
Mariko Hori Tanaka étudie le traumatisme de l’après-guerre15, discernant la sensibilité de Beckett à l’angoisse qui régnait à l’époque. Notant l’absence de référents explicites aux catastrophes historiques, 358elle relève une série d’images qui y présente d’intéressantes similitudes. Elle situe dans le même contexte historique l’expression d’une fin sans fin. Dans cette approche, Hori Tanaka nous montre Beckett aux prises avec un réel de son époque, où le monde paraissait hors contrôle. Dans ce dénombrement d’échos et de similitudes, on sen la nécessité de problématiser et de définir : l’équivoque, et l’abstraction beckettiennes, échappent à toute optique utilitaire.
Les études réunies dans ce livre sont de qualité, et apportent de nombreux éclairages pertinents. Cependant, on pourrait souhaiter que le domaine conceptuel soit défini avec davantage de rigueur. En effet, la notion de “trauma” appartient ici au champ des cultural studies, et en manifeste les faiblesses. Les sujets abordés dans ce cadre – genre, gay, queer, handicapés – sont en nombre potentiellement illimité, reflétant tout simplement la multiplication des objets de consommation produits par notre société capitaliste. Ils témoignent tous d’une manière d’articuler – ou d’asservir – le littéraire à une catégorie sociétale, annexant l’art à celle-ci, dans un objectif utilitaire et idéologique. En procédant ainsi, on rejette à l’arrière-plan toute problématique relevant de l’art seul : celui-ci ne peut se rencontrer que sur ses propres termes.
Le caractère artificiel de cette approche se ressent ici dans la gêne qu’éprouve nombre d’auteurs à insérer l’écriture beckettienne dans un moule pré-institué. Sigg reconnaît que dans les pièces de Beckett, « les catégories de mémoire, de soi et du passé, sur lesquelles le mécanisme du trauma est fondé, sont devenues inconnaissables » (p. 116). Il est vrai qu’avec l’éclairage de la qualité réelle du trauma, l’œuvre de Beckett est traitée comme ne se limitant pas à la simple question des « stratégies textuelles expérimentales et modernistes » (p. 4-5). L’œuvre peut se lire, d’un côté, comme témoignant de l’absence d’histoire, de souvenir ou de subjectivité et, de l’autre, comme traitant de situations historiques et concrètes. Beckett réussit à rendre sa création “abstraite”, tout en laissant la richesse de multiples résonances concrètes. Si les liens entre Beckett et les traumatismes de l’histoire sont sans doute réels, ils demeurent malaisés à définir. Dès lors, aligner une série de ressemblances (Hori Tanaka) et de suppositions (Tsushima) paraît délicat et peu convaincant.
Établir une définition eût été une tache cruciale à entreprendre : préciser en quoi il y a du sujet jusque dans l’absence apparente d’un individu traumatisé mis en scène ; déterminer le traumatique et la 359difficulté de désigner une expérience traumatisante spécifique. À défaut d’une définition conceptuelle, le thème semble s’élargir à celui du mal ou du négatif, qui, certes, eussent offert des pistes parfaitement valables ; mais tant que le trauma n’est pas défini, on peut difficilement saisir en quoi il consiste, et la raison conduisant à cette extension.
Soyons plus précis. On eût pu partir de la conception freudienne du trauma, comme institué par la répétition d’un événement “réel”, c’est-à-dire, inconnaissable en tant que tel16. Ce qui est identifié comme un événement traumatisant n’apparaît ainsi que comme un écran, comme une fiction : un fantasme qui apporte une représentation unifiée à ce qu’il est impossible de connaître ou de retrouver. Pour aller plus loin, si le sujet ne témoigne pas de l’existence d’“un” événement traumatisant – servant de point de fixation ou d’identification –, il reste le fait que chacun souffre d’un « troumatisme17 » – comme le formule Lacan – par le langage : par l’impossibilité de suturer la béance qui insiste dans l’existence. Dès lors, il n’existe pas de différence de fond entre un individu “normal” et un autre qui serait traumatisé : plutôt qu’une différence de nature, ou de degré. Il en va ainsi pour la folie, qui concerne chacun, mais dont certains ont une expérience ou une perception plus aiguë. Le traumatisme est un dérèglement qui tient de la jouissance « ne convient pas18 », témoignant ainsi d’un dysfonctionnement de structure. Conor Carville cite Santner qui, avec raison, voit le traumatisme comme constitutif du sujet. En effet, à cet endroit loge la singularité absolue du sujet : la part qui n’entre pas dans les schémas sociologiques, fussent-ils individualisés, pour identifier le traumatisé. Si le trauma est généralisé, il est aussi inaliénable : non pas seulement le résultat d’un événement négatif – au regard d’un état réputé “normal” – mais comme ce que chacun possède en propre comme sa singularité inaliénable. Il est le socle de la création.
Llewellyn Brown
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Staging Beckett in Great Britain. Trish McTighe et David Tucker (dir.), préface de James Knowlson, introduction David Tucker. London, Bloomsbury, « Methuen Drama », 2016. 258 + xxvii p.
Cet ouvrage rassemble douze contributions de spécialistes anglophones (britanniques et irlandais pour la plupart, mais aussi américain, nigérian ou croate) d’arts du spectacle, de pratique théâtrale et d’études beckettiennes. Avec son pendant pour l’Irlande intitulé Staging Beckett in Ireland and Nothern Ireland (également dirigé par Trish McTighe et David Tucker19), il forme un diptyque qui balaie presque soixante années de mises en scène des pièces de Beckett en langue anglaise outre-Manche depuis la première représentation de Waiting for Godot dans le West End londonien en 1955. Ces volumes résultent d’un projet de recherches mené sous la houlette de l’Université de Reading, en collaboration avec l’Université de Chester, et en partenariat avec le Victoria and Albert Museum de Londres qui détient un fonds important d’archives dédié aux arts du spectacle20.
Le projet, qui s’est étalé sur trois années, a été financé par le Arts and Humanities Research Council du Royaume-Uni. Le titre complet en était : « Staging Beckett : The Impact of Productions of Samuel Beckett’s Drama on Theatre Practice and Cultures in the United Kindgom and Ireland (1955-2010) » (“Représenter Beckett : impact des mises en scène du théâtre de Samuel Beckett sur les pratiques et les cultures théâtrales au Royaume-Uni et en Irlande [1955-2010]”). Un numéro spécial de la revue Samuel Beckett Today/aujourd’hui, intitulé Staging Beckett at the Margins, codirigé par by Anna McMullan et David Pattie, ainsi qu’un numéro spécial de la Contemporary Theatre Review, intitulé “Staging Beckett and Contemporary Theatre and Performance Cultures”, dirigé par Anna McMullan and Graham Saunders (no 28/1) complètent ce panorama ; et si l’ouvrage en lui-même peut paraître assez court au regard 361de l’importance de Beckett dramaturge au Royaume-Uni depuis 1955, il faut l’envisager comme faisant partie d’un ensemble plus vaste de recherches et de ressources. Le projet a ainsi donné lieu à la création d’une base de données de représentations des pièces de l’auteur irlandais au Royaume-Uni et en Irlande, intitulée « Staging Beckett ». Ouverte à tous, elle est accessible depuis le site de l’université de Reading et couvre la période 1955-201521.
Préfacé par James Knowlson, le volume est divisé en deux parties. La première s’intéresse davantage aux origines, notamment aux premiers metteurs en scène qui très tôt lièrent leur nom à celui de Beckett, comme Peter Hall (voir l’article de Sos Eltis), et aux premières scènes qui ont accueilli ses pièces (comme celles du Royal Court Theatre et des Riverside Studios de Londres, évoquées dans les chapitres signés respectivement par S. E. Gontarski et Matthew McFrederick). La seconde partie se penche sur une histoire plus récente : celle des mises en scène particulières ou dédiées à un public spécifique (on pense, entre autres, au chapitre rédigé par Kene Igweonu et consacré à la première représentation de Waiting for Godot jouée par des acteurs noirs). Néanmoins cette division semble parfois un peu forcée : par exemple, on peut se demander pourquoi le chapitre de Mark Taylor-Batty sur l’histoire des mises en scène de Beckett à Leeds, dans le nord de l’Angleterre, et celui de Ksenija Horvat, qui porte sur l’histoire des représentations de Beckett en Écosse, ne se trouvent pas dans la même partie. De la même façon, l’article de David Tucker portant sur l’influence que Beckett a eue sur Harold Pinter, bien que documenté avec rigueur et intéressant, semble un peu esseulé dans l’ensemble du recueil. Ce défaut n’enlève toutefois rien à la qualité des chapitres pris individuellement.
Les objectifs fixés à l’origine par les initiateurs du projet sont partiellement remplis, en ce que nombre des contributeurs explorent l’historique encore mal connu des représentations de l’autre côté de la Manche depuis 1955, se posant les questions récurrentes de savoir où, quand et comment on a joué Beckett. Beaucoup s’interrogent également sur les réactions de la presse et du public, et analysent pour ce faire les archives du Victoria and Albert Museum ou des théâtres nationaux ou régionaux, jusqu’alors peu exploitées. D’autres questions, souligne David Tucker dans son 362introduction, semblent plus difficiles à résoudre : dans quelle mesure peut-on parler d’une évolution de l’esthétique des mises en scène de Beckett au Royaume-Uni au cours des six décennies passées, quand la plupart des chapitres se concentrent sur des cas particuliers ? Se dessine cependant, à la lecture des différents chapitres, une série de tensions dans la façon de monter les pièces : tension entre mises en scène plus réalistes ou naturalistes ou, au contraire, plus abstraites tendant à gommer le comique, tension entre mises en scènes destinées aux régions ou à Londres, tension entre spectacles montés dans des théâtres subventionnés ou bien commerciaux.
Sans surprise, certaines questions attendues sont abordées, comme les négociations de Beckett dans les années Cinquante et Soixante avec le Lord Chamberlain, le censeur officiel des représentations théâtrales dont le devoir de censure ne fut supprimé qu’en 1968. Aujourd’hui, ce pouvoir de contrôle est détenu par le Beckett Estate qui garde un œil sur les représentations au Royaume-Uni, interdisant les mises en scène qui prennent des libertés, non plus avec la morale, mais avec le texte beckettien lui-même (voir l’article de Derval Tubridy qui revient sur le Footfalls monté par Deborah Warner en 1994 au Garrick Theatre de Londres). Il est aussi question des variantes textuelles introduites par Beckett lors de ses nombreuses collaborations aux mises en scène de ses pièces, qu’il ne considérait comme écrites ou définitives qu’une fois qu’il les avait vues jouées, et de ses amitiés avec des personnalités aussi diverses que George Devine ou Rick Cluchey. Plus novateurs sont peut-être les articles qui prennent en compte les apports récents des recherches en histoire culturelle et en études de média (voir l’article de David Pattie où il est question de la “pré-médiation” de Godot dans le champ culturel britannique des années Cinquante), ou ceux qui, portant sur le rapport des arts du spectacle avec le politique au sens large, étudient l’art de l’acteur ou de la mise en scène dans le contexte des politiques culturelles gouvernementales locales, régionales ou nationales outre-Manche au cours des dernières décennies.
Notons enfin que cette recherche sur les mises en scène de Beckett se poursuit des deux côtés de la Manche à l’initiative de Dominic Glynn (Institute of Modern Languages Research, Université de Londres) et de Jean-Michel Gouvard (Université Bordeaux Montaigne) qui ont co-organisé quatre journées d’étude sur le sujet au cours de l’année 201722. La question 363posée était la suivante : dans quelle mesure les modalités de représentation des pièces de Samuel Beckett, en France et au Royaume-Uni, ont-elles contribué à dessiner dans ces deux pays un visage différent de l’auteur ? Réponse bientôt dans la publication des contributions à ces journées qui se sont déroulées dans les deux langues de création du dramaturge.
Pascale Sardin
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Staging Beckett in Ireland and Northern Ireland. Trish McTighe, David Tucker (dir.). London, Bloomsbury, « Methuen Drama », 2016. 256 + xxii p.
Ce livre est le résultat d’un projet collectif de recherche mené conjointement par les universités britanniques de Reading et de Chester et le musée national d’art Victoria et Albert (Londres) et financé par le Arts and Humanities Research Council. Il fait pendant à Staging Beckett in Great Britain23, également dirigé par Trishe McTighe et David Tuker, et publié simultanément dans le cadre du même projet de recherche intitulé « Staging Beckett : The Impact of Productions of Samuel Beckett’s Drama on Theatre Practice and Cultures in the UK and Ireland ». L’objectif du projet était d’établir une histoire des mises en scène des pièces de Samuel Beckett au Royaume-Uni et en Irlande, et de constituer une base de données regroupant l’ensemble des mises en scène professionnelles des œuvres de Beckett depuis 1955.
Cet ouvrage est le premier consacré à l’histoire des mises en scène des textes de Beckett en Irlande et en Irlande du Nord. En insistant sur le cadre géographiquement et culturellement marqué des mises en scène 364et de leur réception, le titre de l’ouvrage rejette d’emblée le topos du “non-lieu” si fréquemment associé à l’œuvre de Beckett, et réfute toute approche universaliste de celle-ci. Il pose ainsi la question du rapport de Beckett à son pays natal – ou, à l’inverse, celle de ce pays natal à l’œuvre beckettienne. La relation de Beckett à l’Irlande était complexe, on le sait. L’histoire et la culture irlandaises n’en exercèrent pas moins pour autant une influence non négligeable sur son écriture dramatique. Et, réciproquement, le théâtre beckettien marqua durablement les arts de la scène en Irlande et en Irlande du nord.
Ce volume comprend une préface signée par Christopher Murray, une introduction de la main de Trish McTighe, douze chapitres, une bibliographie et un index. Il se structure en trois parties : la première esquisse les contours de l’histoire des mises en scène ; la deuxième met l’accent sur le contexte culturel ; la troisième et dernière partie s’intéresse à la façon dont les changements de medium ou les expériences de mises en scène in situ, hors des lieux habituels de représentation, ouvrent des perspectives épistémologiques intéressantes et jettent un éclairage nouveau sur l’œuvre de Beckett.
L’originalité de ce livre tient au choix qu’ont fait Trish McTighe et David Tucker de réunir dans un même ouvrage les approches d’universitaires spécialistes de théâtre irlandais (David Clare, Anna McMullan, Paul Murphy, Siobhán O’Gorman, Anthony Roche, Brian Singleton, Fearghal Whelan) et celles de praticiens de théâtre (l’acteur, Barry McGovern, la metteur en scène et directrice artistique de Company SJ, Sarah Jane Scaife). Certains contributeurs allient même les deux spécialités (David Grant et Nicholas Johnson).
L’ouvrage aborde l’histoire des mises en scène des œuvres de Beckett comme celle d’événements théâtraux. La multiplicité des prismes permet la prise en compte quasi exhaustive des points de vue de ceux qui participent à ces événements. David Grant, par exemple, nous livre son expérience, non pas de metteur en scène, mais de spectateur (de Waiting for Godot au Lyric Theatre de Belfast en 1975). L’œuvre de Beckett est également abordée par le biais de la scénographie (McMullan), de la formation des acteurs (O’Gorman), du genre (Johnson), du choix de l’accent des acteurs (McTighe), de la langue dont l’étrangeté est rendue magnifiquement par les traductions des textes en irlandais (Whelan).
365L’ouvrage pose de façon insistante la question des choix esthétiques, topographiques, sociaux, politiques (au sens large) qu’invitent à faire l’œuvre en représentation. L’importance de la spatialité est soulignée à plusieurs reprises (McMullan, Singleton, Scaife). Celle de l’incarnation, de la voix, de l’accent également. C’est peut-être là, dans la musicalité de la langue, de l’anglais dublinois dont s’accommodent si bien les textes de Beckett que réside en définitive l’essence intangible de l’irlandité de l’œuvre. Irlandité dont David Clare s’attache à montrer le caractère fondamental, même si l’œuvre met constamment en tension le local et le global.
Staging Beckett in Ireland and Northern Ireland est une intervention importante dans le champ des études sur le théâtre irlandais des xxe et xxie siècles et dans celui des études beckettiennes dont il souligne la vitalité. Les indications scéniques contraignantes de Beckett ont pu laisser craindre que son théâtre ne se transforme en théâtre-musée. La “festivalisation” de l’œuvre (Gate Theatre, Dublin ; Enniskillen), le casting de “stars” visant à attirer un public que la réputation d’une œuvre intellectuelle et difficile faisait fuir ont fait poindre le spectre de la marchandisation de celle-ci. Le renouveau qu’insuffle le travail de compagnies telles Compagny SJ, Pan Pan, Gare Saint Lazare Ireland, Mouth on Fire auquel l’ouvrage dirigé par McTighe et Tucker consacre de très belles pages (Scaife, McMullan, Singleton, Johnson, Clare) prouve que l’œuvre n’a rien perdu de son pouvoir subversif et contestataire.
Hélène Lecossois
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Protin, Matthieu. De la page au plateau : Beckett auteur-metteur en scène de son premier théâtre. Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2015. 291 p.
Dans cet ouvrage, écrit dans un style élégant, Matthieu Protin montre que la mise en scène, loin d’être une activité parallèle pour Samuel Beckett, participe pleinement du processus de création. Étroitement associées, écriture et pratique scénique exercent l’une sur l’autre leur influence, il n’y a pas autonomie de l’une par rapport à l’autre, ce qu’indique le trait d’union inscrit dans le titre de l’ouvrage : « Beckett auteur-metteur en scène » qui signale « moins une continuité qu’un écart » (p. 20). Soulignons l’aspect novateur du travail : la genèse de la pratique scénique de Samuel Beckett n’a été que peu étudiée car, au regard des critiques, Beckett est “un praticien né”, assertion dont Matthieu Protin conteste le bien-fondé parce qu’elle repose sur une confusion entre didascalies et mise en scène, entre la vision mentale de l’auteur au stade de l’écriture et sa réalisation scénique. L’ouvrage naît donc du désir de recontextualiser cette pratique grâce à une enquête sociologique, historique, génétique.
Matthieu Protin étudie pour ce faire, dans leur double version, française et anglaise, quatre pièces écrites au début de la carrière théâtrale de Beckett, avant qu’il ne mette en scène lui-même ses œuvres : En attendant Godot, Fin de partie, La Dernière Bande, Oh les beaux jours. Les principaux matériaux sur lesquels il s’appuie sont les manuscrits et les tapuscrits, les différentes éditions, les Carnets de mise en scène, la correspondance et notamment les nombreuses lettres avec Alan Schneider dont il donne la traduction tout en les citant en langue originale, les archives du Schiller-Theater.
Dans la première partie du travail, il s’interroge sur les raisons qui ont amené Beckett à mettre en scène lui-même ses pièces, lui qui, à ses débuts, n’a pas grande connaissance du plateau. L’œuvre est d’abord représentée par des metteurs en scène respectueux du texte. Blin, qui crée En attendant Godot au Babylone dirigé par Jean-Marie Serreau (les 367deux artistes sont des héritiers du Cartel), George Devine qui met en scène Samuel Beckett à Londres, Alan Schneider aux États-Unis, tous affirment une primauté du texte, ce qui n’est pas la position dominante dans les années cinquante, où le metteur en scène est roi. L’auteur de cet ouvrage constate une évolution nette dans les didascalies : si celles de Eleutheria et de En attendant Godot ne témoignent d’aucun souci de localisation, en revanche celles de Fin de partie indiquent une mise en espace qui ne renvoie plus à l’écriture. Il n’y a donc au début pour Beckett aucune autonomie de la scène alors que, dès Fin de partie, grâce à son travail sur le plateau avec Blin, puis avec des metteurs en scène comme McWhinnie, Deryk Mendel, etc., tout aussi respectueux du texte, l’espace scénique devient un espace à construire, et non plus simplement à décrire comme c’est le cas dans les didascalies écrites dans la solitude du cabinet de travail. La collaboration avec Schneider s’effectuant essentiellement par lettres amène Beckett à envisager, dès le stade de l’écriture, les exigences concrètes de la représentation, les questions que lui pose Schneider lui faisant prendre conscience de la spécificité du travail de mise en scène. De plus en plus, dans les conseils qu’il lui adresse, il prend en compte la dimension scénique, se souciant moins de la fidélité au texte. Par ailleurs, désireux de mettre à distance les enjeux herméneutiques de ses pièces, il refuse de répondre aux multiples interrogations des premiers metteurs en scène et des comédiens qui ne savent comment appréhender ses pièces dans lesquelles le sens se dérobe et qui se veulent néanmoins fidèles au texte. S’inscrivant à contre-courant de la conception moderne de la mise en scène qui privilégie une interprétation, il veut créer une neutralité qui offre aux spectateurs « des pistes successives et contradictoires qui à la fois enclenchent l’interprétation et la posent comme irrésoluble » (p. 236), ce qui n’est pas textocentrisme de sa part, mais désir de laisser ouverte l’interprétation. Comme il refuse de valider une interprétation, quelle qu’elle soit, passer à la scène est une façon pour lui de répondre aux questions des praticiens. Qui plus est, la mise en scène lui apparaît très vite comme une continuation du travail de création. Il a besoin de l’expérience des répétitions et de la confrontation avec le public avant d’établir une édition définitive. Ici s’opère donc un renversement de perspective. Ce n’est plus la scène qui doit rendre compte fidèlement du texte, mais le texte qui doit évoluer en fonction de l’expérience du plateau.
368Dans la deuxième partie Matthieu Protin examine comment s’opère le travail de Beckett sur le plateau. L’importance qu’il donne à l’ouverture des interprétations modèle sa pratique scénique. Ce “travail du neutre” dans sa conception de la mise en scène vise au même but que celui de l’épanorthose qu’il pratique constamment dans ses textes. Dans sa direction d’acteurs, Beckett insiste sur les postures et sur le travail vocal, faisant du comédien un technicien plus qu’un interprète, ceci afin de soustraire le texte aux commentaires qu’il suscite. Aussi aime-t-il les comédiens de cabarets pour qui la technique prime sur le sens. L’auteur de cet ouvrage analyse tout particulièrement avec précision trois mises en scène de Beckett, celle de La Dernière Bande au Schiller dans laquelle Beckett fait disparaître au lever de rideau tous les objets qui sont sur la table, celle de Fin de partie de 1980 dans laquelle il reconfigure l’espace : celle d’Oh les beaux jours avec Billy Whitelaw où le maquillage n’est pas du tout le même d’un acte à l’autre. Il constate chaque fois que Beckett ne respecte pas ses propres didascalies. Alors que ce dernier est farouchement opposé aux propositions d’accompagnement musical qui lui sont faites, lui-même recourt à la musique dans sa mise en scène d’En attendant Godot puisque, outre la chanson du chien et la berceuse qui figurent dans le texte, il introduit une valse pour marquer la réconciliation des deux protagonistes, une marche funèbre lors de leur déambulation qui suit le cauchemar d’Estragon. Les images que crée Beckett – dont la pratique est proche du montage – témoignent davantage, selon Matthieu Protin, de l’influence du cinéma que de la peinture. Elles ne procèdent pas de l’exécution des didascalies et ne sont pas non plus réductibles aux notes préparatoires des Carnets. « Au cœur de ces images, se traduit finalement l’écart entre l’artiste scénique qu’est devenu Beckett et l’auteur qu’il était à ses débuts. » (p. 212). C’est donc toute la méditation de Beckett sur ce que nécessite le passage à la scène, toutes les solutions qu’il trouve sur le plateau, que nous dévoile cet ouvrage.
Marie-Claude Hubert
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Beckett in Popular Culture: Essays on a Postmodern Icon. P. J. Murphy et Nick Pawliuk (dir.). Jefferson (North Carolina), McFarland, 2016. 209 p.
Ce volume collectif, édité par P. J. Murphy et Nick Pawliuk, s’interroge sur la perception de Samuel Beckett dans la culture populaire ; sa genèse se situe en droite ligne des perspectives d’ores et déjà présentées par P. J. Murphy dans ses précédents travaux. Bien plus précisément, c’est dans son dernier ouvrage, Beckett’s Dedalus, que nous pouvons trouver l’idée d’un détournement peu commun dans les études beckettiennes. En effet, si P.J. Murphy y avait présenté une analyse de l’écriture beckettienne comme une adaptation du travail de Joyce, l’écriture de Beckett est ici appréhendée comme source à partir de laquelle un certain travail d’adaptation va pouvoir être engagé. Ainsi, aux côtés de la monstration de la productivité encore prégnante de l’œuvre de Beckett dans de nombreux champs culturels contemporains, l’un des points cruciaux de ce bref ouvrage structuré en quinze chapitres se trouve dans une tentative d’éloignement de la figure de Beckett telle qu’elle est légitimée dans la recherche beckettienne. Cet effort critique s’accompagne ainsi de l’accueil dans ses pages d’au moins trois chercheurs non spécialisés dans la recherche beckettienne, ni même dans la recherche littéraire, élargissant ainsi les domaines d’appréhension de l’influence de Beckett.
Le premier chapitre de l’ouvrage, rédigé par P. J. Murphy lui-même, permet l’homogénéisation du volume autour d’un bref aperçu théorique et critique, centré sur certains des “grands chevaux de bataille” du chercheur, à savoir la représentation de la figure de Samuel Beckett comme “saint” condamné à la reconnaissance, la sclérose d’une critique focalisée sur une esthétique du « nothing to express » (Dsj, 139) ↔ « rien à exprimer » (TD, 15), ainsi que la préconisation d’un détachement de la parole critique de Beckett envers sa propre œuvre. Cette ouverture de volume est également le lieu pour P. J. Murphy de cartographier les différents modes d’adaptation de l’œuvre de Beckett, ainsi que de son ethos. Trois types d’approche de l’œuvre beckettienne sont dès lors définis, 370qui pourront par la suite éclairer les champs appréhendés : des imitations de discours académiques dominants, avec la possibilité toujours latente d’un détournement de certains stéréotypes ou idéologies, la mise à mal parodique ou subversive d’approches sérieuses ou qualifiées de “haute” culture et, pour finir – matière la plus intéressante selon P. J. Murphy – des réécritures de textes sources de Beckett qui permettent de déceler une réelle intertextualité avec l’œuvre beckettienne, mais également de saisir l’apparition d’œuvres originales.
La deuxième contribution présente dans ce collectif se trouve être, pour sa part, le seul chapitre à avoir déjà été publié. En effet, les éditeurs du volume ont trouvé bon, à juste titre, de présenter à nouveau au lectorat qui ne l’aurait pas déjà lu, l’excellent « Fail better ! Samuel Beckett’s Secrets of Business and Branding Success » de Stephen Brown. De fait, au-delà d’une simple exemplification des différentes manières d’intégrer l’œuvre de Beckett à une nouvelle création, Stephen Brown se propose d’expliquer les caractéristiques esthétiques de l’écriture et de l’ethos beckettien compatibles et directement applicables dans l’économie du divertissement, définie comme « creativity-driven, hyper-competitive, mutli-mediated » (“alimentée par la créativité, hyper-compétitive, aux médiations multiples” ; p. 21). Cette analyse se fonde essentiellement sur la reprise de la figure de Beckett dans la publicité d’Apple, dont le slogan « Think different », loin de n’être que l’ordre et l’imaginaire de notre époque, permet également de penser différemment l’auteur irlandais. C’est ainsi que les critères de l’esthétique beckettienne de brièveté, de contingence, d’ambiguïté, de mémoire, de narrativité, d’“authorité”, et de celticité, sont mis en rapport avec leur pendant publicitaire. Beckett, bien entendu moins créateur de cette réadaptation que victime de son intransigeance, devient, par cette analyse, l’un des parangons de la récupération des formes de vie, qui ont géré la définition et l’affinage (« define and refine », comme le dit justement P.J. Murphy) de l’identité des personnalités artistiques légitimées par leurs pairs, dans le milieu du travail et du marketing contemporain, au sein duquel chaque employé est sommé et soumis au diktat d’une créativité popularisée.
À la suite de ces deux entrées en matière, dont le côté théorique et, avant tout, critique, insuffle une valeur certaine à l’ouvrage, les chapitres qui leur succèdent s’emparent plus précisément de l’analyse productive de Beckett dans des champs du domaine culturel aussi éloignés que 371le polar, la science fiction, les séries télévisuelles, l’industrie cinématographique, le roman graphique, la musique irlandaise, l’apposition du prénom Beckett à la naissance d’un bébé, la mode masculine, les réseaux sociaux, et le sport.
Aussi éparpillés que ces domaines puissent paraître, une certaine ligne interprétative peut cependant être tirée, ligne que P. J. Murphy dans son chapitre conclusif « Beckett as Pop Culture Icon » se permet de résumer. En effet, si tout au long des différentes analyses, se construisent différentes vues de Samuel Beckett, empruntant tantôt à sa narration et à son esthétique, pour les recréations artistiques, tantôt à son éthique d’intégrité et d’élitisme, pour les champs culturels qui touchent plus principalement à la représentation de soi (les quatre derniers chapitres précités), une dynamique de réappropriation semble investir tous les domaines traités. Tous les consommateurs de Beckett que sont les créateurs dont il est fait mention au cours de cet ouvrage sont également des reconstructeurs : « […] the consumer reinvents and revitalizes the consumed […] » (“le consommateur digère et redonne une nouvelle vie à ce qu’il a consommé” ; p. 170). Cette remarque prend ainsi une place de première importance dans l’analyse globale de l’ouvrage puisqu’elle permet de comprendre une grande part de la mouvance de la figure beckettienne dans la culture populaire. Que ce soit à travers l’exemple du tatouage « Try again. Fail again. Fail better. » (WH, 81) ↔ « Essayer encre. Rater encore. Rater mieux. » (CP, 8) du tennisman Stanislas Wawrinka, ou de l’utilisation de photographies de Samuel Beckett comme identifiant d’avatars sur les réseaux sociaux, la parole de l’auteur irlandais se trouve toujours être adaptée aux différents contextes qui voient son apparition.
Or, cette réappropriation est bel et bien le projet prôné par P. J. Murphy dans sa remise en cause de la recherche beckettienne, bouclant ainsi, dans son acte conclusif, la boucle ouverte par sa critique introductive : « I hasten to add that my counter-critique has nothing to do with other Beckett scholars adopting my own lines of thought but everything to do with encouraging others to engage in their own reassessments of the party line about Beckett’s “negativity” and “artistic impotence”. » (« Je me dépêche d’ajouter que ma contre-critique n’a rien à voir avec d’autres chercheurs qui adoptent sur Beckett mes propres vues ; au contraire, ma critique les encourage à fonder par eux-mêmes une réévaluation 372des valeurs de ‘négativité’ et d’‘impuissance artistique’ dans l’œuvre de Beckett » ; p. 172). C’est d’ailleurs peut-être à cette fin qu’ont été intégrés au volume deux chapitres en rupture : un poème d’Alexander M. Forbes, « Two Quinks for Sam », comme exemple de recréation de l’œuvre beckettienne, ainsi qu’un « Addenda » élargissant les références à Beckett et à son travail utilisées dans les précédents chapitres par de nouvelles mentions, comme pour inciter le défrichage et déchiffrage d’un nouvel interprète.
Bernard-Olivier Posse
sigles et éditions cités
Co |
Company, Ill Seen Ill Said, Worstward Ho, Stirrings Still. London, Faber & Faber, 2009. |
CP |
Cap au pire, Édith Fournier trad. Paris, Minuit, 1991. |
Dsj |
Disjecta. London, John Calder, 1983. |
TD |
Trois dialogues. Samuel Beckett et Édith Fournier trad. Paris, Minuit, 2012. |
WH |
Worstward Ho in Co. |
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Paraskeva, Anthony. Beckett and Cinema. Bloomsbury, « Historicizing Modernism », 2017. 195 + vi p.
Ce livre aborde un pan de l’œuvre au moyen duquel Beckett creuse certains enjeux de sa création. Le titre générique Beckett and Cinema promet donc d’ouvrir des pistes stimulantes. Conformément à l’objectif 373de la collection « Historicizing Modernism », il s’agit de situer l’œuvre audio-visuelle dans son contexte historique : celui de la création “moderniste24” du xxe siècle. À ce titre, l’auteur relève deux périodes modernistes dans le cinéma : 1919-1929 et 1958-1975. En effet, l’ère du muet se singularisait par sa préoccupation avec les qualités formelles du cinéma, préoccupation qui se perdit lors de l’avènement du cinéma industriel, qui représentait un retour à l’esthétique du xixe siècle. Cette recherche fut reprise par la Nouvelle Vague, dont les productions se caractérisaient par la non-linéarité, la répétition, la discontinuité ; et par l’importance accordée au trauma et aux fantasmes. Ainsi, en écrivant à Eisenstein en 1936, Beckett affirmait son intérêt pour le cinéma moderniste et expérimental25, tournant le dos au courant réaliste du cinéma de son époque.
Le premier chapitre de ce livre se centre sur le rôle de Buster Keaton dans Film, à une époque où ses comédies muettes connurent un regain d’intérêt. Cependant, Beckett prive l’acteur des ressources principales de son expressivité comique, en sorte qu’il se trouve “exilé” de sa persona, de son propre corps et, surtout, de son célèbre visage : Keaton est scindé, fuyant la caméra qui, autrefois, fut son gagne-pain. Paraskeva fait l’hypothèse que Beckett se serait inspiré des relations entre cinéma et théâtre élaborées dans L’Année dernière à Marienbad, de Robbe-Grillet, conformément à la tendance des créations des années Soixante à mêler les deux genres. La technique impersonnelle du cinéma, réunie à l’inspiration puisée dans le théâtre de Yeats, produit ses effets dans le rôle du projecteur-inquisiteur de Comédie. C’est ainsi que le caractère mécanisé remplace la théâtralité marquant les premières pièces de théâtre de Beckett.
Dans le deuxième chapitre, Paraskeva aborde la désynchronisation de l’image et du son, technique employée dès 1927 dans The Passion of Joan of Arc de Carl Dreyer, où les intertitres traduisaient seulement une partie des paroles indiquées par le mouvement des lèvres. Eisenstein et Poudovkine recherchaient précisément cette non-coïncidence. Dans le cinéma traditionnel, en revanche, la coïncidence son/image marquait un retour vers l’esthétique du xixe siècle. Cette dissociation est caractéristique de l’œuvre de Beckett pour l’écran et pour la scène. Par contraste avec le film de Dreyer, Eh Joe rend la voix audible, sans en 374révéler la source ; et contrairement au cinéma traditionnel, la voix off est féminine. Paraskeva fait un rapprochement tout à fait éclairant avec la fin de Psychose, de Hitchcock, où l’on entend la voix maternelle qui habite le personnage, dont les lèvres restent immobiles.
Dans le troisième chapitre, l’auteur observe qu’après Film et Comédie, le style de Beckett en tant que metteur en scène est influencé par son travail pour l’écran, élaborant une dramaturgie qui vise à éliminer la contingence et les manifestations de vie. De la sorte, l’événement théâtral paraît n’être qu’une réitération mécanique observée au sein d’un cadrage rigoureusement délimité : la représentation se présente comme un artefact préenregistré, excluant l’imprévisible.
Ce chapitre aborde aussi la question d’« auteurisme » : la manière dont Beckett rejoint la conception, élaborée par les cinéastes de la nouvelle vague et Les Cahiers du cinéma, du film comme témoignant de la vision singulière d’un auteur. Cette approche inclut l’utilisation d’une répétition formalisée, et la suppression de la psychologie, démarches s’inscrivant dans le sillage de la “biomécanique” de Meyerhold qui, après avoir inspiré Eisenstein, fut redécouverte dans les années Soixante-dix. Dans cette perspective, le mouvement supplante la subjectivité : l’acteur réagit de façon machinale à des stimuli, plutôt qu’à ses perceptions mentales et états émotionnels. Mettant en parallèle Beckett et Duras, Paraskeva note comment les deux font coexister le passé et le présent, à la fois séparément et simultanément, indépendamment de tout cadre temporel organisateur.
Enfin, le quatrième chapitre réunit les questions du gros plan et du “gender”. Jean Epstein considérait la “photogénie” comme se réalisant grâce au gros plan ; perception prolongée par la notion du “pro-filmique”, élaborée par Christophe Wall-Romana, pour désigner la part qui excède la diégèse et renforce l’effet émotionnel. Tel serait la présence d’une vedette reconnue, comme le visage de Garbo, qui mettait les spectateurs de son époque en extase. Paraskeva voit un rappel de cette esthétique dans l’aspiration beckettienne à contempler un visage féminin. Le “pro-filmique” concerne aussi les relations complexes entre acteur et directeur, et Paraskeva interprète le rôle de H, dans …que nuages… comme étant celui d’un metteur en scène tyrannique qui, à l’instar de Beckett, fait répéter l’actrice, l’obligeant à mimer mots et gestes. En ce qui concerne les questions du gender, Paraskeva considère que Beckett renverse le rôle 375du regard prédateur masculin caractéristique du cinéma institutionnalisé, parce que dans ses pièces, ce sont les femmes qui donnent les ordres. Par contraste, Beckett montre les figures masculines d’autorité comme étant oppresseurs, déshumanisées et déshumanisantes.
L’étude de Paraskeva mobilise des connaissances amples concernant les créateurs du modernisme. Elle offre un précieux panorama permettant de situer l’œuvre beckettienne, et d’apprécier les autres œuvres avec lesquelles elle entre en dialogue. Avec justesse, Paraskeva rappelle l’observation de Jonathan Bignell selon laquelle l’œuvre de Beckett résiste à tout effort pour l’assimiler aux contextes déterminés par l’histoire et la télévision. Il a raison aussi de souligner la nécessité de définir et de décrire ce contexte, afin de mieux apprécier la singularité de la création beckettienne. Toutefois, c’est bien cette originalité et cette spécificité que l’auteur renonce à mettre en lumière.
En effet, l’approche adoptée par Paraskeva consiste à dessiner des rapprochements entre l’œuvre de Beckett et d’autres œuvres qui purent l’inspirer en lui offrant des modèles ou en lui ouvrant des champs d’exploration. Cependant, même si ces comparaisons ont leur intérêt, la recherche de similitudes a tendance à gommer l’originalité de Beckett. Ainsi, les parallèles établis entre Duras et Beckett ne donnent pas lieu à une réflexion sur ce qui rend leur démarche respective différente.
Au fond, et comme souvent dans des études publiées dans le monde anglophone, il manque cruellement une armature théorique susceptible d’offrir une base pour l’interprétation de l’œuvre. Si Beckett et d’autres créateurs modernistes ont employé des techniques similaires – comme les formes géométriques, ou l’effacement du corps et de l’émotion –, nous ne savons pas quel sens de tels choix peuvent revêtir. Aucune question n’est posée quant aux raisons ayant conduit les modernistes à adopter ces méthodes. Une seule allusion – restée vague – est faite dans l’introduction, où l’auteur suggère que les créateurs auraient cherché à traduire une « subjectivité turbulente » (p. 26). Nous n’apprenons donc pas ce qui, dans ces modes de création, put attirer Beckett. Quand l’influence de Kleist est évoquée – l’idée que les marionnettes connaîtraient un état d’innocence –, on ne sait pas quelle signification cette esthétique revêtirait dans l’œuvre de Beckett. Ou encore, Paraskeva nomme les divers créateurs (Arthur Symons sur Maeterlinck, Edward Gordon Craig) qui s’intéressèrent à l’absence d’initiative caractérisant le corps 376dépersonnalisé mis en scène, mais ce qui préside à cette énumération est l’amalgame : le différent est ramené à du même ; la question de la technique l’emporte sur celle du sens.
Ce qui remplace la réflexion théorique est l’engouement pour les “cultural studies” – sous la forme des “star studies” et “gender studies” –, dont l’un des effets est d’alimenter des digressions, comme celle où Paraskeva accorde une grande importance au caractère « pro-filmique » (p. 149) de la relation entre le metteur en scène (Beckett) et son acteur. Quant aux références aux “gender studies”, elles réduisent la perception de l’œuvre aux histoires triviales des rôles masculin/féminin imposés par la société, et à des enjeux de pouvoir. Selon cette perspective idéologique, on juge que le regard masculin exerce nécessairement un pouvoir abusif sur le sujet féminin, qui se voit réduit à l’état d’objet. Paraskeva estime que l’originalité de Beckett réside dans son choix de renverser « le regard prédateur masculin du cinéma institutionnel », marqué par ses « structures patriarcales de perception et de comportement » (p. 166), en mettant en scène une voix féminine qui « scrute ou dirige froidement un sujet masculin passif ». Non seulement cette évaluation est-elle creuse et superficielle – se réduisant au petit jeu de “ôte-toi de là, que je m’y mette”, entre les sexes – mais surtout, on ignore quel sens ce choix peut représenter pour notre auteur. Or les instances oppressantes chez Beckett doivent être considérées non comme un commentaire social et idéologique, mais comme relevant des fonctions du langage et la manière dont celles-ci touchent aux enjeux existentiels d’un sujet.
Dans …que nuages…, H agit comme un “directeur” ou “metteur en scène” à l’égard de la femme, en dictant le texte que celle-ci énonce sans voix. Paraskeva y voit une « allégorie » (p. 159) de la manière dont Beckett faisait répéter son texte à Billie Whitelaw, et le regard du metteur en scène qui réifie ses gestes, marquant sa « contrainte au sein de structures codées de performativité genrée » (p. 165). Quant à Catastrophe, Paraskeva considère cette pièce comme « une autocritique des méthodes dictatoriales de Beckett lui-même et de l’intense formalisme qu’il demandait de ses acteurs » (p. 166). L’œuvre de création se réduit ainsi à une historiette, où Beckett se retourne contre Beckett. Il nous semble qu’il serait plus approprié et plus fructueux d’interroger la dimension subjective de ces dispositifs, pour étudier, par exemple, la manière dont Beckett traite avec le surmoi. En faisant répéter une actrice, 377nous ne sommes pas en présence d’une personne qui en tyrannise une autre, mais de deux artistes qui s’affrontent volontairement à une même dimension du langage au sein d’une œuvre de création unique. Adopter l’optique des “cultural studies” peut, certes, donner le sentiment exaltant de s’élever contre les injustices, de dénoncer l’oppression, mais on s’y limite essentiellement aux questions d’adaptation sociale – confortant donc le système – plutôt que de traiter les enjeux de la création : ceux-ci témoignent de la singularité du créateur qui, par définition, déjoue tout système.
Ainsi, alors que Paraskeva affirme que c’est en considérant les divers contextes de la création beckettienne que l’on peut développer un sens du caractère esthétique particulier de la résistance de Beckett à son contexte, le choix fait dans son étude consiste à explorer la seule question du contexte et, conceptuellement, à confirmer cette orientation en privilégiant la perspective des “cultural studies”. Ce champ d’investigation en ce qui concerne le cinéma de Beckett, laissé en friche par Paraskeva, reste donc à étudier de manière approfondie.
Llewellyn Brown
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Lloyd, David. Beckett’s Thing: Painting and Theatre. Edinburgh UP, 2016. 253 + xiv p.
On sait que Beckett nourrissait un intérêt intense et durable pour la peinture, et qu’il avait noué des liens très étroits avec certains artistes, tels Jack B. Yeats, rencontré en 1930, les frères van Velde, surtout Bram, et Avigdor Arikha, rencontré en 1956. Nous savons aussi que son théâtre révèle l’importance extrême qu’il accordait à la composition 378visuelle, qui était loin d’être un élément secondaire dans ces créations dont toutes les composantes étaient intimement liées. Cette étude de David Lloyd nous offre un accès particulièrement pénétrant aux enjeux de cette association éminemment fertile.
Lloyd relève la manière dont les peintures auxquelles Beckett s’attachait ménagent un espace pour qu’apparaisse la “chose” qui résiste à la représentation et qui perdure, là où l’humanité elle-même rejoint le statut de la chose. Ce qui réunissait la création de Beckett et celle de ces peintres – qui se situaient en marge du canon international – était leur rapport à la forme représentée, dans son apparition et sa disparition, entre figuration et abstraction. Ainsi, en accordant une importance fondamentale au décor dans ses pièces de théâtre, Beckett disloque et démantèle la figure humaine et ses attributs, en sorte que l’humain s’appréhende comme une chose parmi d’autres. En effet, Lloyd déclare que son théâtre « pense la chose » (p. 19). Dans cette démarche, Beckett ne se contentait pas de s’inspirer de la peinture : il « déconstruisait » (p. 4) ses sources d’inspiration, pour en redistribuer les éléments. Il pénétrait sous la peinture achevée pour saisir la manière de travailler dont elle est l’effet, pour en tirer ce qui serait susceptible de se transformer dans un autre médium.
Le premier chapitre explore les relations entre MacGreevy, Jack B. Yeats et Beckett. Alors que MacGreevy voyait dans Yeats l’expression de l’esprit national, Beckett discernait en lui l’impossibilité de toute communication. En effet, la peinture de Yeats empêche le spectateur d’adopter un point de vue unique : l’œil demeure sans repos, étant constamment obligé d’osciller entre distance et proximité, entre technique et image, figure et médium, au détriment d’un regard totalisant. Yeats montre la mise en acte de l’échec de la représentation : l’échec de récupérer ou d’abandonner l’objet, dans un acte de « suspension » (p. 65) qui signe le refus de l’idée de possession, et témoignant d’un détachement à l’égard des idées du nationalisme.
Faisant écho à la peinture de Yeats, En attendant Godot et Fin de partie nous poussent à chercher une interprétation qui se trouve aussitôt déjouée, vouée à l’échec. Grâce à une scission entre forme et fond, la parfaite unité formelle des pièces opère comme un cadre contenant le matériel en désintégration, faisant sentir une tension vitale face à la menace de dissolution.
379Consacré à Bram van Velde, le deuxième chapitre souligne le fait que Beckett renonce à l’idée d’un sujet qui posséderait l’objet, dans les domaines politique et esthétique : c’est sur cette question qu’il critique certains peintres comme Tal Coat. En effet, comme le nationalisme, l’expression suppose l’existence préalable du sujet qui s’exprime.
Or chez Bram van Velde, Beckett découvre des peintures qui empêchent le spectateur de jouir d’un point de vue fixe. Il semble que les ruines ou les restes d’un visage regardent depuis le tableau. Ainsi, van Velde suspend l’effort de la peinture occidentale pour saisir l’objet : l’essence même de ce dernier consiste à déjouer toute représentation. Si l’on pourrait voir une certaine proximité entre Beckett et Heidegger, pour qui l’objet est résistance à l’instrumentation, l’écrivain n’accepterait pas l’éloge que le philosophe fait de la proximité. La peinture de van Velde, oscillant entre apparition et disparition, annihile le sujet souverain.
Lloyd observe un changement dans la scène beckettienne dès La Dernière bande, où le personnage reste tributaire des objets au lieu que ceux-ci prolongent son existence dans le monde : Krapp est déplacé par les objets. Ensuite, le théâtre beckettien se voit disloqué en ses éléments distincts : regard, figure et voix. Cet effet est perceptible dans Film, qui abolit le schéma idéaliste de la perception de soi, mettant en évidence la matérialité du regard et des choses multiples à travers lesquelles le sujet voit son existence répartie, et qui traduit son aliénation constitutive.
Le troisième chapitre examine les convergences entre les démarches respectives d’Avigdor Arikha et de Beckett26. Initialement, le peintre israélien voyait l’abstraction à la fois comme un idéal, et un moyen grâce auquel la peinture pourrait s’égaler la musique, mais il finit par peindre d’après observation à la suite de sa visite décisive d’une exposition sur le Caravage en 1965. Cette nouvelle démarche supposait la recherche pour désapprendre, en sorte que ce n’est pas l’objet contemplé qui se situe au cœur de la peinture, mais le regard même du peintre, avant qu’il ne prenne conscience de soi. Comme le Caravage, Arikha évacue la dimension narrative de la peinture, s’intéressant plutôt à ce qui est sur le point de se produire, ou à ce qui vient tout juste d’avoir lieu. Son 380attention se dirige vers des espaces intermédiaires, vers ce que nous avons tendance à ignorer au profit du spectaculaire. Dès lors, le tableau n’est pas représentation mais l’indice d’une part qu’il ne contient pas.
Comme le Caravage et Arikha, Beckett abandonna la préoccupation avec l’istoria, et des fonctions symboliques, préférant chercher à produire des effets musicaux. Au lieu de considérer l’espace scénique comme destiné à se remplir d’actions et de gestes, ses pièces ultérieures forment comme des images figées, où Beckett saisit la jonction entre l’humain et la chose, le moment même de l’apparition de l’humain ou de la chose. Il produit des moments d’une suspension corrélée au surgissement du « non-soi » (Dsj, p. 152).
Dans sa conclusion, Lloyd observe que la dimension politique de la création beckettienne concerne sa qualité existentielle, grâce à laquelle l’homme se situe sur le même plan que les choses. Alors, dans Catastrophe, le Metteur en scène traverse le quatrième mur, empêchant le spectateur de s’identifier à un point de vue totalisant, tandis que Protagoniste regarde à partir du lieu de la chose qui ne saurait être récupérée. Beckett travaille ainsi à une « dissolution intérieure du sujet » (p. 231). Ses pièces démantèlent le théâtre et l’homme, faisant apparaître le lieu d’une humanité en ruines.
Cette étude extrêmement riche et fine est étoffée de nombreuses illustrations. Elle offre des analyses pénétrantes, et une ample matière de réflexion.
Llewellyn Brown
Sigle et édition utilisés
Dsj |
Disjecta. London, John Calder, 1983. |
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Restrepo Restrepo, Esteban. (Anti)chambres : les architectures fragiles dans l’œuvre de Samuel Beckett. Paris, Les Presses du réel, 2014. 206 pages.
Si un écrivain méritait une étude entièrement consacrée à la notion d’espace dans son œuvre, c’est bien Samuel Beckett. Et particulièrement dans son œuvre romanesque, qui est la matrice de son théâtre. Nous commencerons par souligner la pertinence de l’étude que Esteban Restrepo Restrepo, spécialiste d’architecture, consacre à ce que l’on pourrait nommer l’inquiétude de l’espace dans l’écriture de Beckett. Écriture de l’espace, espace de l’écriture, c’est bien dans ce jeu de miroirs permanent que s’inscrit la recherche expérimentale du grand dramaturge. Jeu de miroirs mais aussi zone de tensions, que Restrepo Restrepo restitue tout au long de son enquête, étudiant la déconstruction de l’espace dans les œuvres principalement romanesques de Beckett, avec une multitude de références à L’Innommable, texte magistral qui semble avoir beaucoup marqué le critique. Il part du postulat selon lequel les personnages beckettiens sont à la recherche d’une chambre – on ne peut s’empêcher de penser à la célèbre pensée de Blaise Pascal : « […] tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre27. » Ce philosophe, Esteban Restrepo Restrepo, dont l’érudition est tout à fait appréciable, le citera parmi d’autres voix, telles que celles de Derrida, de Lévinas, de Deleuze, de Merleau-Ponty.
Ce faisant, Esteban Restrepo Restrepo nous propose une traversée, en diagonale, ou en zigzags, à travers une typologie de chambres, comme autant de variantes permettant de décliner les différents modes de cette inquiétude, de cette mise en tension de l’espace multiple, hétérotopique (au sens où l’entend Michel Foucault). Sa démonstration, parfois circulaire, comme aspirée dans un mimétisme tout beckettien, s’élabore en tissant des jeux d’analogies entre la démarche de Beckett et celle de John Cage ou d’Yves Klein et, documents iconographiques à l’appui, avec 382le travail de plasticiens et artistes des années Soixante-dix à nos jours, avec la référence constante à des architectes contemporains importants.
À l’écoute du processus du travail de Beckett, Esteban Restrepo Restrepo souligne des valeurs négatives telles que celles de l’inaudible, de l’invisible, de l’indicible, de l’innommable, de l’inimaginable, de l’informe, de l’inarticulé, de l’inexplicable, de l’immatériel, comme autant de facettes d’une même logique négative au travail dans l’œuvre, qui se manifeste par des opérations, des modalités de présence/absence, que le critique décrit en empruntant le lexique de l’architecture : amoindrissement, soustraction, désaccumulation, désaffectation, désattribution, indétermination, délocalisation, éloignement, effacement, déterritorialisation, comme autant de manières de décliner ce qu’il nomme une forme d’« insoumission envers le réel » (p. 177).
Selon Restrepo Restrepo, si l’architecture a pour objectif d’édifier, de construire un abri qui garantisse les humains contre la pression des forces extérieures, c’est la chambre qui illustre le mieux la tentative de contrôle de ces forces. Or, les héros des romans de Beckett habitent les chambres (des autres) sans les habiter, à la recherche frénétique d’une chambre à soi pour se couper du monde : sauf que cette chambre ne sera pas tout à fait à soi, et que le projet sera souvent d’habiter l’inhabitable. La chambre de Malone, la chambre de Molloy, la chambre de Monsieur Knott dans Watt, la chambre du narrateur-locataire de Premier amour s’inscrivent dans ce type de quête.
Les chambres beckettiennes ne sont jamais des univers clos, mais des lieux instables, des espaces en perpétuel nomadisme, suspendus entre le dedans et le dehors : à l’image des personnages, ils sont la proie de l’insaisissable. Aux personnages qui sont des « être(s) translucide(s) » (p. 57) répond une logique de « déménagement continu28 » particulièrement observable dans Murphy, Watt, Molloy, Premier amour, Le Dépeupleur. C’est pourquoi, tout comme Beckett souligne sans cesse l’aporie de la nomination, Esteban Restrepo Restrepo utilise des titres hésitant entre la chambre et l’antichambre : “(anti)chambre”, pour évoquer des espaces paradoxaux qui, à l’image des dessins d’Escher ou des stratégies fictionnelles de Borgès (jardin, bibliothèque ou sphère), sont des espaces qui dérangent notre imagination et l’acte d’imaginer lui-même.
383Esteban Restrepo Restrepo, soulignant le point de vue de surplomb de Beckett, qui fait de ses romans des métaromans (nous ajouterions : de son théâtre un métathéâtre, et de son langage un métalangage) insiste sur la dimension de métaespace de l’architecture dans son œuvre, allant jusqu’à affirmer que le corps, le langage et l’espace sont, dans un tel univers, des entités hystérisées, au sens où Deleuze entend l’hystérie comme un excès de présence à soi et au monde. Ainsi il parle, au sujet des personnages beckettiens, de « malaises métaphysiques » (p. 11), de « pathologie de la visibilité » (p. 79), qui mêlent extériorité et intériorité dans des dispositifs qui sont des « dispositifs de souffrance » (p. 81), « des architectures sadiques » (p. 81).
« La fiction architecturale commence chez Beckett par la rupture avec la réalité de la part des personnages » (p. 61), écrit Esteban Restrepo Restrepo, dont le mérite est d’affirmer les liens indissolubles qui unissent le voir et le dire, et que Mal vu mal dit développe sur un mode négatif (Claude Simon disait qu’il ne faut pas confondre le monde écrit et le monde réel). Dans l’univers de Beckett, il y a une relation étroite entre labyrinthe et narration.
De notre point de vue, les plus belles pages de ce livre portent d’une part sur l’analyse de la couleur beckettienne par excellence (le gris), d’autre part sur la topique du centre (liée à l’usage de l’oxymore, de l’approximation, de la perte de la fonction référentielle).
L’auteur développe un passage sur la couleur grise, emblématique de l’univers de Beckett, et selon lui proche de la notion du “neutre” chez Blanchot : nous aurions aimé y trouver des références aux réalisations de l’exposition Beckett qui a eu lieu à Beaubourg en 2007, ainsi qu’aux belles pages que Kandinsky consacre à cette non-couleur dans Du Spirituel dans l’art. Ce que Malone nomme « incandescence grisâtre » (MM, 76) est la figure de l’oxymore, dont la transposition sur le plan auditif est le bourdonnement continu entendu par Molloy, par Malone mais aussi par la femme de Pas moi.
Nous avons particulièrement apprécié la partie « (anti) chambre orbitale », qui décrit le centre comme une “zone de danger” (perspective présente notamment dans Quad), qui à la fois attire et rejette les personnages, « pris par une force simultanément centripète et centrifuge. » (p. 112). Et Restrepo Restrepo de conclure que la « mise en orbite des personnages (est) une manière d’être au monde en état d’errance circulaire permanente » (p. 112).
En revanche, sur le plan de l’herméneutique, nous aimerions nuancer certaines affirmations d’Esteban Restrepo Restrepo. Ainsi, il décrit les héros 384de Beckett comme des créatures se dirigeant vers le néant, qu’il assimile, un peu rapidement, à leur propre mort : n’est-ce pas une interprétation restrictive, de même que l’assimilation du vide au néant ? En effet, si la catastrophe d’identité est au cœur de l’univers de Beckett, c’est bien de “mort apparente” qu’il est question plus que de mort biologique : une figure de la réversibilité entre la mort et la vie, entre l’origine (la naissance) et la fin. Dans tous les cas, il s’agit, pour les personnages beckettiens, de s’affronter aux limites du possible, de se confronter au non-espace, au non-temps, au non-humain, à ce qui ne peut ni se dire ni se circonscrire, et qui se confond avec les origines du langage.
Si le rapprochement avec le texte Khôra de Derrida, notamment à propos de « La Falaise », est très éclairant, il nous semble que l’œuvre de Beckett s’inscrit dans le courant esthétique et philosophique de la voie négative, et c’est pourquoi, aux valeurs négatives précédemment citées, nous ajouterions celle de dépossession : une dépossession qui affecte le personnage, le langage, l’espace, et rejoint une « topologie de la perception29 » comme le signale Michel de Certeau à propos des théories de Nicolas de Cues. Nous ne pouvons en effet faire l’économie des influences majeures qui ont nourri la pensée de Beckett, à savoir la lecture d’Héraclite, de Giordano Bruno, de Giambattista Vico, qui se livrent respectivement à un procès de la représentation, un procès de la visibilité, un procès du langage. Ainsi, si l’entre-voir, ainsi que l’a montré Esteban Restrepo Restrepo, peut se lire comme une alternative à la visibilité, il faut souligner également dans cette œuvre (notamment celle pour le théâtre) l’importance du hors-scène, à envisager des points de vue topique, esthétique et philosophique.
Lydie Parisse
sigle et édition utilisés
MM |
Malone meurt. Paris, Minuit, 1995. |
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Van Hulle, Dirk. The Making of Samuel Beckett’s “Krapp’s Last Tape” / “La Dernière bande”. Beckett Digital Manuscript Project, vol. 3. Bloomsbury / University Press Antwerp, 2015. 272 p.
Krapp’s Last Tape est écrit par Beckett au début de 1958 et traduit en 1959. L’auteur avait surtout en tête la voix de Pat Magee dans le cadre des émissions de BBC3, mais depuis les années Cinquante, beaucoup de grands acteurs ont constamment enrichi le rôle. Pour la version anglophone j’ai particulièrement aimé les réalisations de John Hurt et de Robert Wilson, alors que dans le domaine français Pierre Chabert fut incontestablement le maître.
Le “héros”, Krapp, se fourvoie principalement dans le temps (il entre dans une machine à la Wells). Il a l’habitude de s’enregistrer à chaque anniversaire et de se réécouter également à cette occasion. Dans la situation représentée (« Un soir, tard, d’ici quelque temps. » [DB, 7]), Krapp a 69 ans, et il écoute et commente la bande datant de ses 39 ans (sur laquelle il revient encore sur sa situation à 29 ans). Ensuite, il commence un nouvel enregistrement pour revenir pourtant à l’écoute. Les souvenirs provoquent par intermittence la nostalgie, l’attendrissement, le désabusement et des propos cyniques.
Cette vadrouille le pousse à se cramponner à ses fétiches, sa montre, ses bouteilles et avant tout ses bandes. Il s’amalgame avec ces bandes et en caresse le vocabulaire. Ainsi il se transforme de sujet en objet du désir et parallèlement en “abject”, en crap. La dimension humaine semble s’évanouir. C’est pourtant un événement comme le geste ultime du personnage principal de Catastrophe qui se produit. Krapp relève ce reste d’humanité qu’est la parole affective, et c’est peut-être ce qui nous sauve avec lui.
Deux publications récentes permettent, chacune de sa façon, de mieux saisir le texte, de mieux apprécier le jeu, de savourer ses ambivalences. Il s’agit d’abord du très complet livre traitant de la genèse de la pièce, de la main de Dirk Van Hulle. L’exergue tiré de L’Innommable / The Unnamable accentue l’aspect “abject” tout en ironisant : « […] c’est comme de la 386merde, voilà, de la merde, le voilà enfin, le mot juste […]. » (I, 131) ↔ « […] it’s like shit, there we have it at last, there it is at last, the right word […]. » (U, 359).
Il est précisé que le livre fait partie du « Beckett Digital Manuscript Project », études génétiques s’appuyant sur la digitalisation et l’archivage des documents30. Mais cette publication fait beaucoup plus en confrontant les données génétiques et les propositions de la critique beckettienne, tantôt pour confirmer telle suggestion, ailleurs afin de rectifier des orientations. Une première partie fait l’inventaire minutieux des documents disponibles : Autograph Manuscripts, Typescripts, Pre-Book Publications et Editions (dans les deux langues) pour se clore par une section Acting Copies and Broadcasting Scripts et une autre Annotated Copies and Production Notes.
La deuxième partie présente la genèse de Krapp’s Last Tape où l’on trouve successivement le cadre du contexte, les différentes versions et un parcours “scène par scène”. La partie trois procède de la même façon pour La Dernière bande en tant que traduction, principalement de la main de l’auteur (après une première version de Pierre Leyris jugée fort insuffisante par Beckett).
Toutefois cet ensemble strictement organisé est précédé d’une introduction substantielle qui se présente sous le titre « Cognitive Krapp ». Ce titre paraît viser juste en proposant de chercher à connaître Krapp à travers l’évolution de sa pensée, de ses réflexions, de ses sentiments et ceci en valorisant le dynamisme du Temps. Pour l’essentiel, c’est la grande dichotomie entre noir et blanc, ombre et lumière, feu et cendres, qui constitue le fond de cette évolution. L’hypothèse de travail se formule alors comme suit : « […] que la succession de versions textuelles peut éclairer les dynamiques du modèle des ébauches successives qui caractérise l’esprit fictionnel évoqué dans cette pièce. » (p. 38). La répartition sur les domaines français et anglais est inégale ; il existe quatre manuscrits en anglais et aucun en français par exemple.
Tout au long des différentes versions, on se rend compte de l’alternance entre un certain impact des sentiments d’une part, et une attitude de déréliction de l’autre. Ainsi s’opposent les souvenirs de la mère, de la nuit épiphanique, de la rencontre dans la barque d’un côté et les plaintes et les sarcasmes sur la situation actuelle de l’autre côté. Et c’est parce 387que Krapp est un personnage capricieux, en partie imprévisible, que les antagonismes radicaux comme les principes du manichéisme ne suffisent pas à déterminer la condition fondamentale du personnage et ses mobiles. Les changements et les ajouts ou encore les biffures dans les différents documents témoignent de ces divergences.
Les indications relatives à la relation entre la continuité et les ruptures, les silences, les hésitations, formules d’épanorthose et d’aposiopèse, souvent adaptées lors des mises en scène, sont symptomatiques de cette lutte avec le temps et avec les avatars de l’individu. Ainsi le va-et-vient de la bande qui se déroule et se rebobine perce des trous dans le voile de la langue enregistrée (p. 167). La sixième version en anglais notamment montre un surplus de “gaps”.
Deux influences majeures se profilent à l’arrière-plan de ce journal parlé atypique : saint Augustin et Montaigne, alors que le développement du thème du feu rappelle fortement Dante et Pétrarque, aboutissant à la notion finale du feu dans la pièce qui persiste dans toute son ambiguïté.
L’étude du texte qui avance scène par scène à partir de la page 182 est particulièrement riche. On voit, par exemple, comment les listes dressées par Beckett sur les oppositions entre obscurité et lumière se nuancent en cours de route. Comment de plus en plus la réalité de la scène et la présence physique du protagoniste se manifestent et créent une symbiose entre contenu de la pièce et forme théâtrale. Comment compte toujours davantage la matérialité de la langue et les silences qui la ponctuent avec les exemples significatifs de « bobine » (DB, 11-12) / bibine et de « viduité » (19). Ainsi se dégage qu’« un personnage complexe dans un texte met en acte des modèles conflictuels de l’esprit » (p. 208), ce que souligne en anglais la rime wind : : mind. Ceci fonctionne au niveau des souvenirs enregistrés, et trouve son écho lors de l’enregistrement représenté : Krapp s’y peint en auteur désillusionné, mais il ne résiste pas à l’appel d’Effi (du roman Effi Briest de Fontane). On entend la provocation dans la bouche de Beckett : « Je ne suis pas un intellectuel. Je ne suis que sensibilité31. »
La Dernière bande est un texte qui fait le tour de toutes sortes d’attachements, de liens et de liaisons, de nœuds et de dénouements. La bobine de Freud (fort-da) s’impose, mais surtout l’idée de Unwiederbringlich (ce qui ne pourra pas être ressuscité) provenant de Fontane (p. 224, 226).
388Dans la version française, certains éléments scatologiques ou scabreux se profilent plus particulièrement : constipation et masturbation se tiennent en équilibre, si on ose dire. Bandaison et débandade ponctuent le rythme. Mais d’autre part les indications de Beckett pour la mise en scène témoignent d’un “intent of undoing32”, la volonté de rendre le spectacle plus sobre, plus poignant, plus “choquant”.
Dans la conclusion de son étude richement illustrée par des fac-similés et qui tisse un vaste réseau de références et de variantes, Van Hulle s’adresse, pour terminer, à Bergson et écrit en guise de vue synthétique :
[…] pour paraphraser Bergson, le “déroulement” de la “durée” de Krapp ressemble d’un côté “l’unité d’un mouvement qui progresse” (un Je à des étapes successives), et “une multiplicité d’états qui s’étend” (une succession d’individus). Le contenu de La Dernière bande ajoute ainsi une signification particulière à la forme textuelle de sa genèse, et inversement. Les ébauches et versions textuelles successives constituent diverses étapes de la durée de cette pièce. Afin de “dérouler” la durée de l’œuvre, ce livre a analysé “l’élaboration” [making of] cette pièce, dans l’espoir d’informer de nouvelles mises en scène et lectures, à partir de l’idée que comprendre comment quelque chose fut créé peut contribuer à comprendre comment il fonctionne. (p. 253)
Cette gageure est pleinement réussie.
Sjef Houppermans
sigles et abréviations utilisés
DB |
La Dernière bande suivi de Cendres. Paris, Minuit, 2007. |
I |
L’Innommable. Paris, Minuit, 1992. |
U |
The Unnamable, in TN. |
TN |
Three Novels. New York, Grove Press, 1965. |
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Sack, Daniel. Samuel Beckett’s Krapp’s Last Tape. Routledge, « Fourth Wall Series », 2016. 74 p.
« The Fourth Wall » est une collection de Routledge dans laquelle sont publiées des études concentrées sur des pièces de théâtre clefs. Le volume de 2016 consacré à Krapp’s Last Tape est de la main de Daniel Sack qui enseigne à l’Université de Massachusetts Amherst. Le livre plaît principalement pour deux raisons, à savoir sa structure claire et bien conçue ainsi que l’engagement personnel de l’auteur. Successivement les chapitres s’appellent : « What happens », « Who happens », « How it happens », « When it happens » et « Where it happens ». Sack cherche d’abord à situer la pièce dans la vie et l’œuvre de Beckett, tout en montrant l’enchevêtrement de ces deux dimensions. C’est le texte le plus personnel de Beckett, et ceci non seulement à cause des trois événements essentiels qui en constituent la ligne centrale – décès de la mère, épiphanie sur la côte (reflet de celle vécue dans la chambre de sa mère), rencontre amoureuse sur l’eau (imprégnée du souvenir d’Ethna MacCarthy gravement malade au moment de l’écriture) –, mais encore par la concrétisation sur scène de la condition humaine et de sa relation au temps telle que Beckett la ressent.
La pièce est profondément réaliste en faisant de l’espace théâtral un endroit allégorique. Les moyens de la scène (les dispositions de la lumière, les reflets entre coulisses et salle, le “sacrifice” technique de la voix entre autres) permettent de donner un relief particulièrement poignant aux virtualités ainsi qu’aux impasses d’une existence. Cette attention à la matérialité se prolonge dans les exemples d’une langue concrète et variée qui combine soliloque, ouverture sur la communication et “fancy” – liberté de l’imagination. Les deux voix en écho, les silences et les pauses, ponctués par un bruitage de fond (la bande en mouvements et les déclics de l’appareil ; la voix et le souffle ; les cris et les raclements ; les pieds qui se traînent ; les papiers qui se froissent – le tout réglé avec précision par Beckett, surtout là où il participe à la mise en scène) créent un milieu où le théâtre exhibe toute sa vérité de présence/absence. 390Krapp préfigure déjà les figures fantomatiques des dernières pièces. C’est d’ailleurs un autre mérite de cette étude que de mettre régulièrement en parallèle différentes pièces de l’auteur afin de tracer les lignes d’une évolution multiforme. Tout au long de sa vie Beckett explore le domaine que Krapp illustre exemplairement : « I am working with impotence […]33. » (“Je travaille avec l’impuissance”). Là où Van Hulle aboutit à Bergson34, Sack a recours à Proust et à l’étude de Beckett sur cet auteur. Cette ouverture se révèle très fructueuse, car elle permet notamment de montrer comment dans la figure de Krapp, se poursuit l’exploration proustienne de l’univers de la mémoire avec ses pôles principaux que sont la mémoire volontaire et les souvenirs involontaires. Si la mémoire volontaire ponctue notamment la matérialité du temps dévastateur, l’affect sensoriel dirige par exemple ce mouvement de la barque qui fait dire : « Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre. » (DB, 32). Pareillement se succèdent dans la Recherche (Le Temps retrouvé) les propos de Charlus, par exemple, et les révélations dans le salon des Guermantes.
Pour ce qui regarde l’engagement de Daniel Sack, la ressemblance qu’il sent avec Krapp, ses réflexions à ce sujet nous permettent d’entrevoir notre propre place dans le dispositif. Entre refus et adhésion, identification et katharsis, Krapp nous accompagne : « L’écriture de ce livre est assurément devenu pour moi un processus étonnement troublant, quand je découvre des versions de moi-même dans les descriptions de Krapp que je continue à réviser. Qui peut dire où se loge la volonté dans cette relation ? » (p. 15).
L’étude se conclut par le portrait de quelques grands acteurs qui ont joué le rôle et qui diversement témoignent également de leur identification spécifique avec Krapp. Particulièrement touchante se dégage la position de Harold Pinter, dont les pièces sont si proches de Beckett (et qui a écrit le plus beau scénario proustien imaginable). La critique a remarqué la force extraordinaire du regard (« gaze ») de Pinter dans ses ultimes performances, « un regard dans le vide, ou dans leur être même » (p. 66).
391Je ne peux que tomber d’accord avec Daniel Sack sur l’extraordinaire fascination exercée par Krapp. Quand j’ai essayé d’interpréter le rôle lors du colloque de Cerisy sur Beckett35, j’étais certes un peu jeune (54 ans), mais j’ai pu sentir intensément glisser et se coaguler le temps sous les combles du château (à l’aube d’une nouvelle époque de ma vie). Des problèmes techniques avaient nécessité d’ailleurs de remplacer le magnétophone à bandes par un appareil à cassettes. Le hasard arrangeant les choses, cet échange suggérait de prononcer “ca-ca-cassettes” lors de leur manipulation. Même dans le cas que Beckett ne serait pas trop d’accord, reste que les résonances touchent un même substrat.
Pour rendre compte de cette intensité que peut prendre pour nous la proximité de Beckett par ses textes, l’approche fictive permet entre autres d’en tracer le parcours et les étapes. Deux livres qui ont été publiés ces dernières années me paraissent fort illustratifs de cette voie. D’abord j’ai beaucoup apprécié A Country Road A Tree de Jo Baker36. Il existe une version en italien, L’Irlandese (titre qui “trahit”, dans un sens, le cheminement entre l’œuvre et la personne), mais selon moi, le texte n’a pas encore été traduit en français à ce jour. Jo Baker est surtout connu pour un autre livre : Longbourn, un “supplément” à Pride and Prejudice de Jane Austen, parlant surtout des domestiques, de la pauvreté, de la guerre et des inégalités sociales, le versant “oublié” de l’univers de l’époque.
Le livre sur Beckett débute en 1939, et se compose d’une série de scènes précises qui se déroulent tout au long des années suivantes. De son départ de Paris jusqu’au printemps de 1946, nous suivons le jeune auteur irlandais qui brave les dangers liés à son engagement pour la Résistance. Toutefois, un court prologue nous montre l’adolescent de 1919 qui fait l’expérience de la chute (du haut d’un arbre). Tous ceux qui tombent et Compagnie prendront la relève37.
C’est aussi la direction que l’auteur choisit pour son approche de Beckett : un parallélisme subtil entre le sort de certains personnages (et tout d’abord ceux d’En Attendant Godot) et les difficultés que traverse Sam, loin de Suzanne, sa bienaimée. À Paris, en route, à Roussillon, à Saint-Lô et de retour à Paris. Les dates sont connues et certaines 392occupations également (par la correspondance par exemple). Tout en suivant rigoureusement ces traces d’authenticité, Baker y ajoute un remplissage probable en ligne avec la future écriture, et il l’enrichit de dialogues qui donnent une sensation de vécu et de senti. Les expériences de cette vie inhabituelle, la souffrance, les problématiques relations avec les autres, avec Suzanne aussi, forment cet homme qui veut écrire autre chose que ce qu’il a fait jusque-là. Il s’agit de premières nécessités, pour le corps, pour l’esprit et pour la conscience. Ces efforts et ces choix se retrouvent dans les livres des années Cinquante.
D’un monde l’autre : la première partie s’intitule « The End », et la dernière se propose comme « Beginning ». D’une certaine manière, ce nouveau début se profile dès l’été 1945, quand il revient en Irlande auprès de sa mère ; c’est là qu’il vit ces moments décisifs que Krapp “romancera” en les déplaçant à Dun Laoghaire :
Quant cela arrive, cela n’a rien de grandiose, rien de sublime. Il n’y a pas de tempête, pas de vagues déchaînées, pas d’embruns ; ce n’est pas un ciel déchiré par l’orage au-dessus de lui mais le calme plafond de la maison de sa mère. Il n’y a pas de “pathetic fallacy” ici. Cela peut être le moment où tout change pour lui, mais il le monde n’est aucunement obligé d’y prêter attention, ou de faire quelque chose de spécial pour marqué l’occasion. (p. 290)
La version de Krapp à la fois dramatise l’événement, et permet de le regarder d’une certaine distance. L’expérience vécue dans la chambre de la mère est une succession de lumière et de nuit, sans grands effets, mais « c’est le moment où tout change, le moment où l’immense et chaotique babillage et la puanteur de tout, tout ce brou-ha-ha aimé de Shem, s’évanouit, et ses yeux sont fixés sur l’obscurité et ses oreilles sur le silence. Sur cette figure austère, encadrée sur le seuil, inconnaissable et la sienne. […] Il peut trouver son propre chemin maintenant, dans l’obscurité. Il n’a pas besoin de la lumière » (p. 292). Le vrai début, de retour à Paris, c’est la reprise de l’écriture.
Sjef Houppermans
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Clément, Bruno. Beckett. Presses universitaires de Vincennes, « Libre cours », 2018. 189 p.
Embrassant l’ensemble de l’œuvre par inspections précises et visites ciblées, Bruno Clément38 réussit à développer une véritable vision, s’astreignant à cerner la poétique beckettienne. Tout d’abord, il faut prendre la pleine mesure de ce fait que l’écriture de Beckett est fondamentalement bilingue. Et ensuite (pour continuer de façon rénovatrice dans la voie tracée par Pascale Casanova)39 : non, Beckett n’est pas le marchand d’absurde qu’on a voulu profiler, mais l’artisan d’un projet formel sans équivalent dans la littérature du xxe siècle (même si elle prend son départ d’une certaine manière dans la cuisine de Joyce). Et cette entreprise de déconstruction et de réassemblage qui s’apparente à la musique (pensons au dernier Beethoven) et à la peinture (celle des van Velde par exemple) n’a pas comme but de théoriser ou de philosopher : elle pose les questions de fond à l’art et à son rôle dans l’ère moderne en empruntant les voies de la création, de la fiction, de l’imagination.
C’est plus précisément cette dernière notion dont Bruno Clément montre la double présence, active et passive, là où ce dernier aspect, tout en conservant une allure paradoxale, ouvre sur une position esthétique originale. Ouvre – ou se referme, car c’est le crâne (avec toutes ses connotations) qui devient le lieu du spectacle, alors que l’oreille se tend pour percevoir la voix / les voix qui y parle(nt). Psittacisme et parole vraie, par concomitance, y font entendre un chant provenant autant de la sirène séductrice que de la muse d’inspiration. Beckett fouille exemplairement ce domaine de l’imaginaire et de l’imagination dont Clément a montré à de multiples occasions qu’aucun discours, quelque scientifique qu’il se prétende, ne saurait s’y soustraire. Le dernier écrit 394de Beckett, « what is the word », affirme/demande sans doute dans son inextricable duplicité que toutes nos questions, dès le début et jusqu’en fin de partie, se rattrapent par la queue.
Si l’auteur de cette belle étude jette des lumières d’une étonnante clarté sur la plus grande partie des réalisations beckettiennes, certains textes bénéficient d’une attention toute particulière, ainsi Mal vu mal dit où « la folle du logis » (MV, 21) prend toute sa lunaire expansion, ou encore, en station terminus aussi évidemment, Fin de partie, pièce dans laquelle sous la stagnation des positions des protagonistes se développe le fil rouge de trois histoires qui constituent autant d’étapes d’une poétique révolutionnaire (le récit de l’accident des parents ; l’histoire du tailleur ; le ‘roman’ de Hamm) ; Fin de Partie où la rigueur des formules du jeu d’échecs rejoint l’imaginaire de Totem et tabou, où la musique et la peinture complètent une vision englobante et disséminante à la fois de l’art “posthumain40”.
La Dernière bande prend sa place dans cette même perspective : un théâtre « inventant des dispositifs subtils et inédits » (p. 136), afin d’étaler la complexité des voix, des souvenirs, de l’imagination. Éros et Thanatos se chevauchent encore une fois (sic dixit Pozzo) ; dans l’analyse de Clément, on lit alors au sujet de Krapp :
[…] la bande désigne à la fois le procédé technique du magnétophone, qui permet d’entendre le personnage de Krapp à des périodes diverses de sa vie, et l’érection à laquelle l’épisode amoureux recherché dans les archives sonores a sans doute donné lieu ; le titre de la pièce allie donc comme les deux précédents [En attendant Godot et Fin de partie] les thèmes du temps et du drame […]. (p. 120)
“In the beginning was the pun”, ou encore l’histoire sur les bandes du vieux pillard. Non, La Dernière bande n’est pas un exposé pseudo-philosophique sur les modalités de la mémoire, c’est un “work in progress” qui exhibe les filatures extraordinaires et les culs-de-sac spectaculaires de l’imagination.
Comme Bruno Clément le pose dans sa conclusion :
Si Beckett n’a cessé de s’interroger sur la nature des images, il l’a toujours fait sous la forme d’œuvres de fiction, c’est là son originalité imprenable. 395Il est impossible de dire que Beckett ne se soucie pas de théorie, mais il est impossible aussi d’en faire un théoricien. Seule une œuvre de fiction est habilitée à parler de la fiction – seule de même une œuvre d’imagination peut émettre des propositions sur la nature de l’imagination. Telle serait peut-être la leçon à retenir de cette œuvre, pourtant si peu encline à en donner. (p. 179)
Et si Bruno Clément réussit si bien à nous entraîner sur ce chemin, c’est qu’il nous prend par la main, par souci d’enseigner, par besoin de préciser, mais surtout en guise de compagnie.
Sjef Houppermans
sigle et édition cités
MV |
Mal vu mal dit. Paris, Minuit, 1990. |
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Bruzzo, François. Samuel Beckett : landes, rives et rivages en 19 glanures… au nom de la beauté. Paris, L’Harmattan, « L’œuvre et la psyché », 2016. 208 p.
Dédié aux vagabonds, l’ouvrage se présente sous la forme d’un vagabondage sur les routes, dans les livres, fait part des deux rencontres fondamentales que furent pour l’auteur celles d’un vieil homme dans les Abbruzes et de l’œuvre de Samuel Beckett dont la lecture de Molloy occupa ses journées à cette période au même titre que les récits de voyage de son compagnon. Celui-ci ayant orné la pièce principale de sa demeure d’un herbier qui contenait ses “glanures”, François Bruzzo eut l’idée de 396l’imiter et de disposer dans son livre ses propres “glanures” issues de ses lectures de l’œuvre beckettienne : « […] j’ai disposé mon propre tablier de glanures en prélevant dans les écrits de Samuel Beckett des phrases ou de brèves réflexions à partir desquelles raconter les paysages, les rivages qu’ils font entrevoir, les landes dans lesquelles j’ai été longtemps retenu et dont elles sont les glanures. » (p. 12).
Dix-neuf “glanures”, donc, dont chacune arbore en exergue une citation extraite de l’œuvre beckettienne. Le texte s’ouvre sur cet envol, « En voilà pour la lumière […]. » (p. 13), et s’achève par ce constat « La vie… au nom de la beauté. » (p. 194). La première “glanure”, orchestrant l’ouverture de l’étude et opérant une ouverture dans l’œuvre beckettienne, souligne par contraste la vocation ténébriste de cette œuvre et la fonction emblématique que revêt dès son ouverture le personnage de Belacqua en proie au péché de la paresse. Ainsi, c’est à un voyage paresseux qui ne comprend cependant pas de halte que nous convie le vagabond qui parcourt le chemin que trace le texte vers son effacement final. La deuxième “glanure”, la plus conséquente, retrace le cheminement d’un homme de ses années d’étudiant à ses derniers “dramaticules”. L’enfouissement au sein de l’obscurité devenue progressivement son alliée essentielle, l’expérience de l’empêchement, l’obstination à « trouver une forme qui exprime le gâchis » (p. 41), l’évacuation du je en substituant à un discours sur soi un discours sur un autre, enfin la dissolution de l’espace théâtral afin de l’ériger en espace mental, telles sont les étapes du périple vers le moins, vers le rien.
Puis, ces diverses étapes fixées, les “glanures” suivantes vont procéder à une série d’approfondissements sur les principales composantes de cette œuvre singulière. En commençant par le jeu avec le je auquel se livre Beckett. Le je authentique, c’est-à-dire le je-écrivain, se trouve au centre de la “Trilogie” romanesque. Mais, L’Innommable l’établit, ce je ne saurait être qu’une hypothèse de discours pour désigner celui qui écrit. Or, la percée vers l’être ne pouvant advenir que par le langage, le Je est un trou au centre du langage. Aussi l’existence n’advient-elle que par la parole, car elle seule contient l’ensemble de l’histoire. Procédant des modèles que furent pour le jeune Beckett, Joyce, Descartes, Proust et surtout Dante, François Bruzzo démontre l’intérêt que représente pour lui l’acte de lecture « qui inscrit l’Histoire dans l’œuvre et l’œuvre dans l’Histoire » (p. 74), car il annonce la nécessité réflexive et autoréférentielle 397de son discours littéraire. De fait, il le souligne, l’ensemble de son œuvre constitue pour l’écrivain une enquête sur ce qui le fait écrire. Revenant à Belacqua, dont la paresse est la manifestation en lui de l’ablation du désir, son inquiétude de lecteur illustre celle des lecteurs de Beckett qui comme lui se heurtent aux difficultés de la compréhension.
La septième “glanure” nous introduit au centre du système beckettien, là où commencer c’est finir, et où cette fin sans fin s’amorce dès la naissance. François Bruzzo décèle la vitalité du processus dans le patronyme de Belacqua, nom sourcier d’où sortiront tous les personnages de Beckett. De même, c’est de la réflexion sur la mémoire proustienne, dont témoigne son essai sur l’écrivain, que naîtra la constitution de l’univers et des procédés narratifs propres à la “Trilogie” romanesque et aux œuvres théâtrales. Reprenant alors son enquête sur le je, rappelant que Molloy est le premier roman où le narrateur est aussi le personnage principal, il montre que ce récit autoréférentiel et réflexif établit l’impossibilité pour Beckett de procéder à tout autoportrait. Mais, en fait, l’écrivain le constate, le je relève de la même distanciation que le il, et cela lui permet d’explorer le passage qui conduit du récit romanesque à la scène théâtrale. Le je est fragile, car il est « la simple instance conventionnelle de représentation discursive de celui qui parle » (p. 104). Pourtant Beckett, se situant entre deux langues, deux littératures, deux cultures, ayant exercé la fonction de traducteur, faisant crépiter les mots chez Molloy, se dirige progressivement vers le silence devenu pour son écriture une véritable force d’attraction. Selon François Bruzzo, l’œuf, la boule sont représentatifs de cette structure close qu’est pour lui l’autoréférentialité à l’œuvre dans le langage. Beckett se méfie de la notion de communication, car il est convaincu que ce que le sujet recèle en lui ne peut être exprimé au moyen de mots. Ce constat conduit François Bruzzo à établir une corrélation entre la problématique de la mémoire chez Proust et celle du langage chez Beckett. La mémoire involontaire proustienne permet à l’écrivain d’instaurer la présence en un même instant chez un seul personnage de tous les instants de tous ses personnages passés. Aussi, plus l’on progresse dans l’œuvre, plus les personnages sont fragmentés et fissurés et n’aspirent qu’à leur fin qui sera enfin accession à l’immobilité.
Alors, comment devons-nous lire une telle œuvre qui sans cesse se dérobe à nous ? De nouveau, Belacqua peut nous servir de modèle, 398car étant à la fois personnage du récit et lecteur du texte qu’il lit, il constitue un parfait instrument de critique des systèmes d’expression et de communication en œuvre dans le texte littéraire. Le théâtre offre à Beckett la possibilité de s’extraire de la dépression où l’a plongé le roman. Le principe du esse est percipi qu’il emprunte à Berkeley lui permet de conférer un sens à ce qui en semble dépourvu : l’absence de Godot conduit les spectateurs de la pièce à la perception d’eux-mêmes, le vide de l’attente vaine de Vladimir et d’Estragon comme le centre aveugle de l’espace dramatique de Fin de partie révèlent que le discours d’une pièce n’a pas pour fonction de signifier, mais d’être. L’on connaît la soudaine inquiétude éprouvée par Hamm d’être en train de signifier que Clov balaie d’un revers de la main. En fait, la parabole du larron sauvé dans En attendant Godot et celle du pantalon dans Fin de partie prouvent que la littéralité est préférable à toute forme de profondeur. Selon Beckett, toute parole est aberrante, car, précise François Bruzzo, on est toujours mal dit comme on est toujours mal vu. En ce cas, ne demeure que la voix, qui occupera une place centrale dans les dernières œuvres de l’écrivain. Transposée sur la scène, elle lui permet de procéder à des dédoublements semblables à ceux que lui offraient ses couples parfois dédoublés sous la forme d’un couple adjacent comme dans En attendant Godot ou Fin de partie. Krapp et son magnétophone prélude à l’audition de voix externes aux personnages présents sur scène ou de voix off sans support sur le plateau. Et, à cette aune, l’on peut interpréter les pièces antécédentes comme l’expression d’une seule et même voix traversant les divers protagonistes de l’action dramatique.
Passant de la voix à l’image, l’avant-dernière “glanure” rappelle le goût pour la peinture que manifesta Beckett tout au long de sa vie. Il fut tout particulièrement fasciné par le fond noir qui opère la mise en œuvre du tableau. Cette inclination pour l’obscurité le renvoya à l’intériorité, et grâce à la peinture lui permit de penser l’inorganique à partir de l’inhumain. Alors, interroge la dernière “glanure”, après avoir rappelé que toute attente est l’attente du spectacle, « qu’est-ce qui pour nous fera spectacle ? » (p. 193). Et, François Bruzzo de déceler sous l’informe, l’inorganique, l’innommable, « [l]a vie… au nom de la beauté » (p. 194).
La grande qualité de cet ouvrage réside dans sa faculté à explorer l’ensemble des facettes de l’œuvre beckettienne au travers de ces 399“glanures” mises en place par François Bruzzo et ce en procédant par sauts et par gambades, tant la parole critique est ici alerte et vibrionnante. Tantôt élargissant la perspective en s’intéressant au jeune Beckett, en sollicitant ses sources, tout particulièrement philosophiques, qui ont nourri sa pensée avant qu’il ne se consacre à l’écriture, tantôt la restreignant en se consacrant à l’analyse précise de tels ou tels de ses romans, de ses pièces et de ses “dramaticules”, François Bruzzo avance à son rythme sur le chemin qu’il s’est tracé et qui emprunte les sentiers les plus dérobés d’une œuvre foisonnante. Considérant que cette œuvre constitue un tout insécable, il explore les romans, les pièces, les essais, la correspondance et l’ensemble des métatextes rédigés par l’écrivain. Il révèle l’intérêt manifesté tout au long de sa vie par Beckett pour les productions musicales, picturales, radiophoniques et cinématographiques, ainsi que l’usage qu’il fit lui-même de ces divers modes d’expression artistique. Au sein des innombrables influences qui ont imprimé leur sceau sur la création beckettienne, il rappelle l’importance que revêtirent pour lui les ouvrages de Dante, de Proust et de Descartes, mais aussi les œuvres picturales de Bram Van Velde, les compositions musicales de son cousin et l’univers propre au cinéma muet. Parvenu au terme de notre lecture, nous possédons ainsi la sensation d’avoir emprunté nombre de voies qui mènent vers la création beckettienne. La pertinence du propos, la rigueur des démonstrations, la richesse des analyses permettent de ce fait à l’ouvrage de constituer en soi une “glanure” de premier ordre sur « les planches fixées aux murs » (p. 11) des bibliothèques qui accueillent les ouvrages critiques traitant de l’œuvre de l’auteur irlandais.
Michel Bertrand
400*
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Ernst, Gilles. Anglicans et Catholiques chez Samuel Beckett : essai sur une “contre-ecclésiologie”. Paris, Champion, « Littérature de notre siècle », 2016. 240 p.
Voici un livre qui aurait pu (et dû ?) être écrit par un historien des religions. Il est très documenté. Pour qui veut tout connaître de ce qui relève de l’histoire religieuse en Irlande et des interactions très complexes qui régissent, au fil du temps, toutes les Églises qui la constituent, ce livre est parfait.
Le lecteur, s’il est un passionné d’Histoire Religieuse, n’ignorera plus rien du monde des Anglicans, Protestants, Luthériens, Baptistes, Méthodistes, Catholiques…. Dans le cas contraire où il serait plutôt un amoureux de la littérature, il lui faudra faire montre a minima d’une grande concentration car la densité des informations religieuses et historiques font de la partie du livre qui est consacré à ce monde une étude de spécialiste pour spécialistes. Quant à Beckett lui-même, l’auteur ne commence à en faire un tant soit peu mention qu’après soixante pages, ce qui est regrettable.
À la fin de son introduction, cet auteur avait pris bien soin de rappeler que son projet était de limiter sa réflexion au « système des deux Églises » et de n’évoquer le rapport de Beckett à Dieu que de manière très lointaine et lorsqu’il y avait nécessité car « cela demeure une des grandes énigmes de la pensée de Beckett » (p. 13). Notre auteur a très vite détricoté cette vertueuse intention.
On rencontre hélas de trop innombrables lourdeurs de style qui témoignent au mieux d’une relecture approximative. On trouve également des erreurs relatives à des notes de bas de page. À cela s’ajoute la multiplicité des parenthèses qui parasitent la lecture, des intertitres parfois peu clairs (« Fin, chez Beckett, de l’Église d’Irlande »), pour ne rien dire du sous-titre même du livre que rien dans le fil de la lecture ne vient éclairer.
L’auteur, lorsqu’il évoque les rapports entretenus par Beckett avec le christianisme et la religion d’une manière générale, limite trop souvent 401ses références à ses œuvres de jeunesse, en particulier Dream of Fair to middling Women ou More Pricks than Kicks, des œuvres qui, aux yeux mêmes de Beckett, étaient loin de représenter sa pensée profonde. Certes, dans ces textes, le jeune Beckett se livre avec la plus grande férocité à ce qui relève de la satire religieuse, une satire que l’on retrouvera dans d’autres textes plus connus, mais l’auteur feint d’ignorer une quelconque évolution dans la pensée religieuse complexe de Beckett. Il y a, par exemple, une analyse toute littérale des blasphèmes de Beckett alors qu’il est évident que ces blasphèmes, outre leur dimension farcesque et rabelaisienne trop vite évacuée par l’auteur, témoignent de la profonde angoisse religieuse du créateur de Molloy. Notre auteur aurait dû s’en tenir à son projet initial. Il donne trop souvent l’impression de tergiverser quant à l’orientation directrice qu’il veut donner à son livre. Il compose par exemple un long aparté sur la conception de la mort chez Beckett (p. 157-164) ou sur l’augustinisme de celui-ci (p. 165-189) dans une partie consacrée à l’église d’Irlande.
À vouloir trop dire, on ne dit finalement plus grand chose, et on se livre parfois à des a priori comme celui d’affirmer que le Christ est la « cible privilégiée » de Beckett en se gardant bien de le démontrer, à des attendus qui ne froisseront personne en disant que Beckett n’a plus la foi (p. 69 et p. 194) et qu’il est bien l’écrivain athée que l’on attend qu’il soit, ou à des jugements à l’,te-pièce comme celui qui clôt le chapitre huit et concerne la négation absolue par Beckett de la vérité de l’Evangile. On passe beaucoup trop vite (p. 100) sur des moments importants de cette œuvre, comme celui de la « Maison Madeleine de la Miséricorde Mentale » dans Murphy, on place exactement sur le même plan (p. 93) deux figures de prêtres diamétralement opposées, celle du Père Ambroise dans Molloy et celle du Jésuite de Dream. On finit même par proférer des contre-vérités théologiques lorsque, par exemple, l’auteur, avec une erreur de terminologie, affirme (p. 78) que dans le « dogme » chrétien, c’est Dieu qui est responsable de toute souffrance humaine.
Voilà donc un livre difficile à lire dont la problématique est mal définie et qui, de ce fait, d’un point de vue scientifique, manque trop souvent de la rigueur nécessaire. Il eût mieux valu que l’auteur fît un choix clair et privilégiât l’étude des rapports du Beckett jeune avec les églises et les religions en se limitant à la période où il vécut en 402Irlande, ou éventuellement élargir cette période à la mort de sa mère, May Beckett. L’ensemble eût été ainsi plus circonscrit et doté de plus de cohérence.
Rémy Bertaux d’Orgeville
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Morin, Emilie. Beckett’s Political Imagination. Cambridge UP, 2017. xii + 266 p.
Beckett représente une figure atypique dans le domaine politique, à une époque marquée par ses bouleversements (la guerre et la Shoah), et ses mouvements militants (après-guerre, et des années Soixante et Soixante-dix). Beckett fut souvent associé en grande partie avec un détachement à l’égard de ces dimensions, à l’exception de Catastrophe, une pièce ouvertement reliée aux enjeux du monde contemporain. Dans une démarche historicisante, ce livre situe les préoccupations politiques de Beckett dans le contexte de son époque : celui des mouvements collectifs et des personnes dans l’entourage de l’auteur. Ainsi, le premier chapitre, intitulé « Faux départs », aborde la jeunesse de Beckett, et un ensemble de relations touchant à la politique. Si Beckett paraissait s’agacer de son propre milieu social, on note les diverses amitiés de Beckett, avec leurs tendances politiques souvent divergentes : par exemple, à l’ENS, Pelorson et Beaufret représentaient tendances opposées. Beckett s’imprégnait de politique par sa curiosité à l’égard de l’URSS, au sujet de laquelle il lisait beaucoup pendant les années Trente et, bien plus tard dans sa vie. Cet intérêt était lié à son projet d’y étudier le cinéma, et se situait dans un contexte en Irlande où les communistes étaient surveillés. Cette époque était aussi 403celle du voyage en Allemagne, où Beckett scrutait de près le fonctionnement du système politique des Nazis, et voyait Goebbels comme “l’élève” des techniques soviétiques. Beckett assista aux conséquences de l’antisémitisme dans l’expérience de son oncle juif, “Boss” Sinclair, qui dut fuir l’Allemagne avec sa famille en 1933, et subir les attaques antisémites de Gogarty. L’on vit aussi la montée des idées fascisantes en Irlande, chez les Blueshirts. Dans ce contexte, dans « Recent Irish Poetry », Beckett critiquait – sous un pseudonyme – les associations poétiques de Yeats, qui en devint furieux.
Cette période fut celle où Beckett s’essaya à des écrits traitant ouvertement des questions politiques, dans une ébauche (dont il reste seulement des fragments) intitulée « Trueborn Jackeen », où il essayait de traiter des problèmes de l’agriculture irlandaise et de l’économie, ou encore « Censorship at the Saorstat ». Cependant, ces tentatives d’une écriture politique ne furent pas probantes. Beckett recherchait une forme pour rendre l’absence de commentaire et le simple constat parlants. Enfin, il sentait qu’il avait violé les codes politiques en Irlande, et s’en trouvait isolé, d’où son hésitation à traduire Sade. En allant en France, il cherchait une autre identité politique.
Le deuxième chapitre traite de la politique internationale en lien avec les travaux de traduction entrepris par Beckett, dans l’anthologie Negro, de Nancy Cunard – sa première expérience de ce style – et Anthology of Mexican Poetry, sous la direction d’Octavio Paz. Morin entreprend des analyses détaillées des traductions de Beckett, notant que celui-ci réalisait souvent une réécriture, surtout quand une question ou situation politique éveillait son intérêt. Il accentuait le ton des textes d’origine, soulignant notamment les souffrances causées par la colonisation. Selon Morin, ce travail prépara le chemin pour des engagements ultérieurs, par exemple contre l’apartheid. Concernant l’anthologie dirigée par Paz, Morin note que Beckett ne se sentait pas à l’aise avec l’idéologie de l’UNESCO, et que ses traductions allaient à l’encontre de l’orientation anhistorique du recueil.
Morin souligne aussi que le travail de Beckett auprès de Nancy Cunard contribua à construire ses liens avec les surréalistes, qu’il fréquentait depuis les années Vingt à Trente. Ces contacts furent importants après la Libération, époque à laquelle il était connu davantage comme traducteur des surréalistes que comme écrivain.
404Le troisième chapitre traite de la guerre – avec l’engagement de Beckett dans la Résistance – et de la Shoah. Beckett s’engagea dans la Résistance comme d’autres étrangers, et Morin note qu’en quittant le confort de l’Irlande, il était poussé par un idéal de service sur le front militaire. Il s’engagea au moment où l’arrestation de Juifs s’intensifiait, mais pour des raisons avant tout personnelles, non pour se conformer à un principe politique d’ordre général. On sait que Beckett travailla dans le réseau SMH Gloria, et Morin fait l’hypothèse que la Croix de Guerre que l’on lui décerna récompensait aussi un travail réalisé au Lutetia, en tant que traducteur, au moment des rapatriements.
En revanche, la neutralité de la République d’Irlande, durant la guerre, provoqua l’indignation de Beckett. En effet, en mai 1945, « de Valera n’appela pas à la solidarité mais à l’introspection, une économie autonome et à une réduction d’importations » (p. 164). Dans « Capital of the Ruins », Beckett fait entendre que son pays s’attend à un « retour sur son investissement » dans l’aide humanitaire (p. 164).
Loin que Beckett ait cherché à verser dans une littérature de témoignage, Morin affirme que ses textes de cette période présentent l’histoire comme incompréhensible, et l’acte de témoigner comme impossible. Le recours aux structures de l’enquête criminelle y sert à démontrer le caractère inadéquat des formes narratives face à la rationalisation de la persécution et génocide. Ces textes – Mercier et Camier, « Suite », Eleutheria, Molloy, Malone meurt – révèlent cependant une utilisation récurrente de termes issus de l’Occupation et de la Résistance.
Le dernier chapitre aborde la Guerre d’Algérie et l’emploi, par la France, de la torture pour réprimer les groupes indépendantistes. Si de nombreux intellectuels s’engagèrent pour dénoncer l’utilisation de la torture, dans le cas de Beckett son amitié avec Jérôme Lindon fut cruciale : celui-ci publia de nombreux textes (notamment dans la collection « Documents », dirigée par Vidal-Naquet), et Beckett aida la maison d’édition à survivre en donnant de l’argent. Tout en suivant le conflit de très près, et étant proche des militants, Beckett ne signa pas la pétition des 121 en raison de sa nationalité étrangère. Beckett connaissait bien aussi la prison de la Santé, et communiquait avec les prisonniers par signes. Des allusions à la torture existent dans un nombre de pièces de théâtre, mais elles sont généralement indirectes, contrairement aux 405textes abandonnés. Beckett préférait des œuvres qui jouaient avec les conventions de l’allégorie politique.
Ce livre richement documenté offre une pléthore de données sur les liens de Beckett avec les questions et les événements de son temps et, comme beaucoup l’ont noté, il apporte un regard réellement neuf sur un domaine inexploré jusqu’à présent.
L’introduction soulève certaines questions que l’on peut se poser au fil du livre, notamment les liens entre la politique et l’œuvre. Morin confirme en effet le caractère problématique de ces rapports qui, au fond, ont servi à consolider l’idée d’un Beckett qui serait détaché de ces questions. Si l’œuvre recèle de très nombreuses traces d’événements et de langage politiques, Morin observe que Beckett imagine, à nouveaux frais, l’histoire politique de manière originale, jouant avec l’anachronisme.
La manière dont Beckett réagissait aux événements n’avait pas le caractère rationnel ou clairement balisé que l’on peut observer chez d’autres. Certes, il était plus ou moins “de gauche”, mais il était plutôt un “intellectuel spécifique” (Foucault) : ses engagements contenus au sein de ses milieux professionnels, déterminés par ses affinités artistiques et intellectuelles. On note une constante : il était soucieux des liens entre artiste et État, et prit action quand une menace se manifestait. Ses amitiés n’étaient pas nécessairement marquées par une conformité idéologique : il était ami avec Pélorson et Beaufret, et aussi avec Ezra Pound. De même, il fit une donation à l’ANC au moment de son recours à la lutte armée. Se penchant sur la politique raciale aux États-Unis, il s’intéressait au mouvement des droits civiques, et aux Panthères Noires. Précisons que ce dernier groupe, composé de criminels – trafiquants, qui terrorisaient la communauté noire de la Bay Area –, haïssait Martin Luther King, qu’ils affublaient du sobriquet « De Lawd » (“Ze Seigneur”).
Les appréciations de Morin sont souvent nuancées : elle souligne, par exemple, que la Résistance était composée d’une grande variété de convictions politiques. Parfois, elle cède à certaines facilités ou stéréotypes – supposés de bon ton –, telle l’exigence pour un artiste engagé de respecter une parité hommes/femmes. Cependant, c’est dans le traitement de la Guerre d’Algérie qu’elle verse dans la caricature, réduisant le conflit à une opposition binaire entre le bourreau français et le combattant pour la liberté. Elle parle pudiquement de la volonté du FLN d’ouvrir un « second front » (p. 206), et de fonder « un contre-État » 406à Paris (p. 205). Il est vrai qu’elle décèle la volonté de la part des militants français d’exorciser le souvenir de Vichy et de la Collaboration – voyant dans la torture une reprise des méthodes nazies –, mais elle ne donne pas toute l’importance qu’il conviendrait à ce qui, dans sa vision partiale, s’apparentait à une forme d’hystérie. En effet, si tout le monde parlait de la torture, les tortionnaires étaient rares41. En réalité, les deux situations n’avaient strictement rien en commun. Ainsi, Morin n’a pas un mot pour le soutien offert par les militants à des bandes terroristes – FLN et MNA – qui assassinaient des civils français, que ceux-ci fussent de métropole ou natifs d’Algérie ; mais aussi qui torturaient, extorquaient, mutilaient leurs propres compatriotes (en Algérie et en métropole). Cela avant de massacrer encore après les accords de “paix”, et de réaliser l’épuration ethnique du pays des “Blancs” (dont les pieds-noirs nés sur le territoire) et des Juifs. Dans ce contexte, on peut s’étonner qu’elle qualifie d’« illustres » (p. 210) les prisonniers de la Santé. Elle ne dit mot du fait que ces “indépendantistes” – incités au djihad42 par les Allemands depuis 1914 – cherchaient à prendre le pouvoir sur un territoire qui était déjà colonisé depuis des siècles par les Arabes puis les Ottomans, qui n’avait jamais été une nation autonome. On ne s’étonnera donc plus que Morin ne donne aucun éclairage au sujet de Jacques Vergès, proche de Pol Pot et avocat de criminels notoires comme Klaus Barbie et Georges Ibrahim Abdallah.
Ainsi, ce livre ouvre de nouvelles perspectives concernant l’historicisation de l’œuvre de Beckett. Celui-ci agissait non de manière idéologique ou systématique, mais avec sincérité, et de manière ponctuelle. On sait qu’il se défendait d’être un penseur ou un intellectuel et, à Gabriel d’Aubarède, il déclara : « Je ne suis que sensibilité. J’ai conçu Molloy et la suite, le jour où j’ai pris conscience de ma bêtise. Alors, je me suis mis à écrire les choses que je sens43. » C’est cette fidélité que l’on trouve dans ses amitiés et dans ses engagements. Sur le plan littéraire, les questions restent ouvertes concernant la manière dont il reprenait des motifs historiques et politiques qui le tenaillaient, et qu’il devait nécessairement remodeler ou transformer, pour en faire le matériel de 407sa création. C’est bien à cette jointure entre l’enjeu intime et le collectif que Beckett fait œuvre, et que son écriture ne cesse de nous interroger.
Llewellyn Brown
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Durantaye, Leland de la. Beckett’s Art of Mismaking. Harvard University Press, 2016.
Leland de la Durantaye propose une analyse de l’art d’échouer. Il parcourt ainsi un riche éventail de critiques et d’éléments biographiques de Beckett ayant, principalement, recours à sa correspondance. Il débute son étude par les écrits de jeunesse de Beckett, examinant comment l’écrivain accommode le désordre, la confusion. Le rejet du réalisme, la question du narrateur – dans Molloy, par exemple, le personnage-narrateur provoque l’inconfort par l’introduction de l’instabilité tissée par des affirmations assertives et l’intrusion du doute – et les histoires interrompues qui n’arrivent pas à une fin, témoignent de la labilité recherchée par l’écrivain.
À partir du rôle prépondérant que joue le noir dans les textes de Beckett, (Murphy, par exemple, trouve refuge dans le “noir” de sa pensée), l’auteur fait un rapprochement avec Arthur Schopenhauer. Pour le philosophe, la vie n’est pas accidentellement douloureuse : elle l’est par essence, la source de la souffrance étant également la source de la vie individuelle dans la volonté. L’art serait alors le seul moyen par lequel la volonté individuelle cesserait et, grâce à cette forme, nous pourrions échapper de la roue d’Ixion. Toutefois, ce qui intéresse Beckett n’est pas l’aspect métaphysique de la philosophie de Schopenhauer, mais le problème à résoudre : celle de l’individualité/la volonté, source de la souffrance universelle.
408Au troisième chapitre, l’auteur aborde l’importance de la peinture et son influence dans les textes de Beckett, évoquant, par exemple, Caspar David Friedrich en lien avec En attendant Godot. Une autre présence, moins reliée à Beckett selon Durantaye mais toutefois considérable, sont les tableaux de paysages. Nonobstant, un élément de l’évolution artistique de Beckett se manifeste dans l’élimination graduelle des scènes décrites selon des normes réaliste, comme celles de Dublin, Cork ou Londres (Murphy) pour aboutir à une absence, comme dans Malone meurt.
L’auteur examine le passage de Beckett par trois langues : l’allemand, l’anglais et le français, et sa recherche d’une langue adéquate pour traiter le chaos. La brève rencontre de Beckett avec Axel Kaun, en 1936, à Berlin fut, selon Durantaye, d’une extrême importance pour articuler son « sens du non-sens » (« sense of senselessness », p. 66). La présence de la langue allemande est révélée par l’utilisation de certains vocables et par certains lieux, surtout dans Dream of Fair to middling Women et More Pricks than Kicks. L’admiration de Beckett pour l’usage de la langue italienne par Dante, et de l’anglais par Joyce, conduit l’auteur à évaluer leur importance dans les textes de Beckett. Alors que Joyce croyait aux mots, à leur vie et à un certain animisme, pour Beckett, le langage n’a pas de vie en soi. Pour obtenir un langage incapable d’embrasser la vie, de communiquer l’expérience, rien de mieux qu’une rupture en allant jusqu’au logos du langage, dénommé par l’auteur de logoclasme. Puis, l’abandon de l’anglais représente le renoncement à une mémoire, trop enracinée, des poètes que Beckett connaissait très bien. Ce processus atteint son comble avec l’adoption de la langue française : celle-ci représente alors une sorte de “faiblesse”, non seulement, par le fait de ne pas être la langue maternelle de Beckett, mais par son ascétisme, qui lui permettait un certain appauvrissement esthétique.
Durantaye aborde la question de la mimésis, puisque Beckett retire au lecteur les indications concrètes, pour aboutir au « Où maintenant ? » de l’incipit de L’Innommable. L’écrivain a toujours réagi contre la tendance à imposer des lectures symboliques à son œuvre. Cependant, la nature de son écriture, et le peu de commentaire qu’il en fit, a incité plusieurs auteurs à essayer, par tous les moyens, d’y voir/lire des symboles ou des allégories (le nom Youdi pour “God”, par exemple, dans Molloy). Les meilleurs théoriciens se sont efforcés, les uns après les autres, à trouver une forme critique apte à “accommoder le désordre”. Au dernier chapitre, 409l’auteur approche la question de “l’œuvre” de Beckett. Il propose de parler de “série” et, non pas d’“œuvre”, à l’égard de ses textes. L’écrivain lui-même utilise ce vocable dans sa correspondance pour parler de ses textes, tels que Watt et Murphy.
Beckett semble à l’aise dans l’échec : il en parle plusieurs fois dans sa correspondance, comme à Alan Schneider, lors de la première d’En attendant Godot aux États-Unis. Mais que veut dire échec ? s’interroge l’auteur dans sa conclusion. Il parcourt l’influence indéniable de Démocrite et de Geulincx, puis Beckett qui affirme, à l’égard de Hölderlin, que son succès a commencé quand il a échoué, quand il conçoit l’échec. L’esthétique de Beckett a été reçu, dans ses débuts, d’une manière troublante par le fait d’être innovatrice et a conduit les critiques à la recherche d’une perspective, négative ou positive, de l’échec (qui s’opposait à l’affirmation du succès, de l’unité de la structure ou encore de la progression). En fait, son esthétique pessimiste s’opposait à « l’animisme » que Beckett reconnaissait chez Joyce et Goethe, mais l’art n’est pas pour l’écrivain au dehors du monde, ce qui donnerai de la dignité à ce monde même ; l’art n’est pas meilleur ou pire que le monde, il est juste du monde.
L’auteur parcourt plusieurs théoriciens comme Lukács, Iser, Kenner ou Cavell, mais il s’arrête plus longuement sur Adorno, notamment à l’égard de la question sur la condition humaine. Beckett a beaucoup influencé le travail du philosophe et, selon l’auteur, Adorno a été le philosophe qui a le mieux compris Beckett. La question pertinente concerne si les textes de Beckett mettent l’accent sur une époque précise de l’histoire, ou s’ils sont transhistoriques. Selon Adorno, Beckett dénoncerait une époque précise donnant l’allure de déracinement historique. L’écrivain aurait écrit sur une des périodes les plus sombres de l’histoire et de l’humanité, sans toutefois, le mentionner ; et, selon le philosophe, ce fut la seule manière acceptable de le faire.
L’étude s’achève par une phrase de Adorno qui signale que dans les pièces de Beckett, les rideaux se soulèvent comme pour révéler un arbre de Noël. Une image étrange, comme le note Durantaye, mais l’art, même dans sa forme la plus désespérée, peut offrir une promesse de bonheur.
Natália Laranjinha
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The New Cambridge Companion to Samuel Beckett. Van Hulle, Dirk (dir.). Cambridge UP, 2015. 228 p44.
Le recueil est divisé en trois parties : « Canon », « Poétique » et « Topiques » (thèmes divers incluant histoire et philosophie). Le fil conducteur de cette sélection d’articles très variés est inscrit dès l’Introduction intitulée « Continuum ». Il s’agit de montrer non seulement la continuité entre le premier recueil publié par Cambridge University Press dirigé par John Pilling (1994) et le second qui nous intéresse, mais également celle entre les périodes de créativité de l’auteur. C’est ainsi que les trois parties de ce volume tentent de consolider, dans une plus large perspective, ces différentes périodes souvent étudiées séparément : une première composée d’ouvrages hétéroclites en anglais, une deuxième marquée par le “tournant” français, et empreinte d’un penchant existentialiste, influencée également par le Nouveau roman ; et une troisième, plus tardive et expérimentale, explorant des media nouveaux (télévision et cinéma). La justification de ce nouveau recueil est annoncée dès la première page de l’Introduction par son directeur, Dirk Van Hulle, en citant ce que Stanley E. Gontarski appelle le “canon gris” comportant une matière nouvelle à s’approprier (correspondance, notes de l’auteur inédites, journaux, textes critiques, auto-traductions et ouvrages abandonnés).
On signale d’entrée du jeu que la critique beckettienne a connu depuis un certain temps une scission entre deux camps identifiés respectivement aux intérêts historicisants et théoriques. Ce volume cherche à dépasser cette division en mettant en avant l’interpénétration entre les deux partis pris. Peu à peu la période d’inspiration “théorique” (Kristeva, Derrida, Cixous, Foucault, Lacan) a cédé effectivement le pas à une analyse de certaines particularités de l’œuvre. On prend désormais davantage en compte l’héritage irlandais de l’auteur et le contexte créé 411par la Deuxième Guerre mondiale pour mieux ancrer l’œuvre dans la réalité vécue et ressentie par l’écrivain.
John Pilling exploite les carnet dits “de Murphy” afin d’éclairer les premiers écrits de l’auteur. Angela Moorjani revient sur les commentaires évolutifs concernant la “Trilogie” (Molloy, Malone meurt et L’Innommable). Mark Nixon reprend les prémisses de l’analyse des poèmes de Beckett développés pour la première fois dans le livre fondateur de Lawrence Harvey (1970) avec lequel Beckett a largement collaboré. Les distinctions si souvent utilisées comme point de départ entre modernisme et postmoderne sont rappelées, mais Shane Weller apporte une interprétation consistant à clarifier ces thèmes et à en chercher une nouvelle synthèse. Anthony Uhlmann réexamine le réseau complexe de citations qui parsèment l’œuvre et s’intéresse aux tensions entre l’autorité des écrivains classiques (Dante, Shakespeare, Racine) et l’aspect expérimental des textes beckettiens.
L’emploi du langage de Beckett est scruté par Sam Slote, et notamment à partir de l’expérience du bilinguisme de l’écrivain. Les deux langues – anglais et français – sont exploitées comme un terrain de jeu pour articuler l’un des thèmes principaux de l’œuvre : l’inadéquation du langage à s’approprier la réalité, condamnant tous les écrits à une impasse, à une aporie. Stanley E. Gontarski réexamine l’usage de l’étiquette d’“avant-garde” dans le domaine théâtral, en incorporant des aspects “performatifs” des différentes pièces, s’inspirant à la fois des carnets de théâtre de l’auteur (Theatrical Notebooks) – appelés également “notes de régie” – ainsi que des mises en scènes pas toujours “orthodoxes” mais qualifiées d’“innovantes”.
L’intérêt de Beckett pour la philosophie et en même temps celui des philosophes pour ses écrits la troisième partie (Peter Fifield, Jean-Michel Rabaté). Seán Kennedy déclare, en dépit du célèbre édicte d’Adorno considérant comme barbare tout tentative de poésie “après Auschwitz”, que c’est cependant juste à cette conjoncture historique que s’engage – et se nourrit – la puissance créatrice de Beckett. Dans ce dernier article du volume, Kennedy annonce une “nouvelle phase” de critique beckettienne en réintroduisant un examen historique des circonstances qui ont vu naître l’œuvre, non pas pour tourner le dos au parti pris théorique qui avait si longtemps dominé les commentaires, mais afin de mieux l’intégrer dans cette nouvelle approche, mettant en valeur certains faits “particuliers” que l’on a eu tendance à escamoter.
412Ce recueil vise avec succès à mettre le doigt sur l’aspect mouvant de la critique beckettienne et de son horizon présumé être sans fin. En cela, il tire un parallèle entre le domaine des commentaires et le mouvement de l’œuvre en général, mouvement exprimé avec concision et lucidité par les mots de conclusion de L’Innommable : « il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. »
Edward Bizub
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Gontarski, Stanley E. Beckett Matters: Essays on Beckett’s Late Modernism. Edinburg UP, 2017. 278 p.
L’art de dire deux choses à la fois, c’est très beckettien. Le titre pourrait se traduire par “La Matière de Beckett”, comme on dirait “La Matière de Bretagne. En revanche, Beckett Matters est difficilement traduisible par “Beckett importe”. Le même jeu de mots est filé dans les titres des trois rubriques dont l’ouvrage est composé, et consacrées respectivement à la théorie, aux textes et à la performance (la mise en scène). Il s’agit de la réédition et du remaniement d’articles déjà publiés ailleurs. Dès l’introduction, Stanley Gontarski reconnaît sa dette envers Jacques Derrida, en évoquant la signature de l’auteur inscrite dans ce qui reste lorsque la thématique est épuisée. Ce préambule passe rapidement en revue l’évolution des écrits de Beckett contenant des transformations et réinventions incessantes sur un fond permanent hésitant entre deux pôles : le dehors et le dedans, l’ancrage dans le temps et l’intemporalité, l’ici et l’ailleurs. Dans le premier chapitre, la voix beckettienne est abordée : source, aspect métaphorique, présence. Les multiples voix des personnages constituent-elles la présence-à-soi de l’auteur lui-même ? 413L’analyse de la première période est le prélude à la présentation de l’époque qui constitue la visée du recueil : le “modernisme tardif” de l’écrivain.
Le troisième chapitre examine l’“espace fermé” des romans, et met en avant le thème du voyage qui parcourt les ouvrages en prose. Gontarski reconnaît la tension créée par le “cachet” commercial associé à un auteur prétendument “anti-bourgeois”, situation inévitable à cause des arguments de vente des maisons d’édition faisant tout pour promouvoir l’artiste. Ce thème est généralisé au Chapitre 5, où il est question de l’art comme objet de consommation. Le septième chapitre est consacré aux “mésaventures” de l’œuvre dues aux disputes innombrables entre, d’une part, l’auteur et, d’autre part, les éditeurs de ses ouvrages et les metteurs en scène de ses pièces. On peut suivre, au fil de cette étude, les corrections et les amendements que Beckett lui-même a fait subir à ses textes. Voici un exemple anecdotique tiré d’un texte théâtral en trois langues. En mettant en scène Pas dans sa version anglaise (Footfalls), il augmentera, sans expliquer la raison de ce remaniement soudain – et cela de la part d’un dramaturge qui prête attention à chaque détail de sa conception créatrice –, le nombre de pas de May qui ponctue l’action scénique, lesquels donnent le titre à la pièce… de sept à neuf.
Dans la troisième partie, c’est le théâtre qui prend le dessus, et Gontarski se permet de critiquer l’étroitesse d’esprit démontrée parfois par Beckett dans son approche des interprétations de ses ouvrages dramatiques. Ce dernier se montrait souvent intransigeant face à tous ceux qui voulaient altérer – ne serait-ce qu’un détail – qui n’était pas strictement conforme à son texte et à son autorité. Lui seul pouvait changer, transformer les jeux scéniques, les mots mêmes, à l’épreuve des répétitions avec les comédiens. Mais c’est une liberté qu’il interdisait aux autres. En d’autres termes, Gontarski critique implicitement cette attitude de Beckett qui empêchait certains esprits créateurs d’évoluer dans leur pratique dramaturgique. Qui plus est, il n’a pas peur de critiquer la même intransigeance des héritiers de l’écrivain (The Beckett Estate) qui imposent leurs propres critères d’orthodoxie empêchant parfois la propagation plus libre de l’œuvre.
Edward Bizub
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Boulter, Jonathan. Posthuman Space in Samuel Beckett’s Short Prose. Edinburgh UP, « Other Becketts », 2019. viii + 222 p.
Pour Jonathan Boulter, la notion du “posthumain” représente une critique du sujet métaphysique, transparent à soi, et caractérise la fiction de Beckett de Textes pour rien jusqu’à Cap au pire. L’auteur prend son départ dans la philosophie de Martin Heidegger, qui considère le sujet comme défini par les limites et les paramètres de l’espace qu’il habite et qu’il perçoit. Cette conception est liée à celle de l’“écologie”, qui situe le sujet dans l’interconnexion réunissant les composantes du monde dans un tout. Cet espace se produit par le biais du mouvement : par une extériorité plutôt que par une intériorité. Par contraste, le sujet beckettien est expulsé de tout séjour qui eût pu l’humaniser ; il demeure toutefois hanté par les éléments qui définissent l’humain : l’espace, la choséité, les autres. Il existe entre le monde humain et le monde animal, sans appartenir complètement à l’un ou à l’autre.
Si, pour Heidegger, le “déloignement” entraîne un mouvement directionnel dans l’espace, afin d’établir une relation de proximité, le sujet beckettien de Textes pour rien ne réussit pas à se retrouver dans le monde, et pourtant, il insiste dans l’espace. Au lieu d’être en mouvement, c’est un sujet immobilisé, vivant dans comme l’animal au sein d’un monde circonscrit. Il est ainsi “pauvre en monde”, ne pouvant distinguer entre présent et passé, entre le ici et le là-bas.
Le troisième chapitre décrit, dans « Imagination morte imaginez », l’acte de hanter un lieu qui incarne le résidu archivé et ineffaçable du processus d’un impossible deuil. Celui-ci continue (« imaginez ») alors même que l’imagination est « morte ». L’espace spectral apparaît comme une prothèse de l’intériorité. Alors le sujet posthumain retourne sans cesse comme un spectre dans l’espace abandonné d’une imagination agonisant. Dans Le Dépeupleur, il s’agit de l’espace où la perte est la seule réalité, sans qu’on puisse en comprendre l’économie : la perte du monde comme tel. Dans « Sans », le refuge « se révèle […] dans son démantèlement, dans sa décontraction. » (p. 117) ; mouvement et 415immobilité coexistent dans une simultanéité critique. « Ping » révèle la vie comme étant seulement une trace d’elle-même dans un espace qui efface la possibilité de frontières, et donc de toute notion de spatialité : la subjectivité y est impossible.
Pour étudier les Foirades, Boulter emprunte à Blanchot l’expression « subjectivité sans sujet » : supposant, en quelque sorte, un « déloignement sans sujet » (p. 130). Il s’agit d’une « subjectivité sans mémoire, sans histoire, mais localisée à l’intérieur d’un espace de ruines […] qui, à son tour, constitue un affect du sujet-comme-ruine » (p. 130). Ces textes de Beckett représentent l’expérience d’être « jeté », mais en sautant l’étape du traumatisme qui, lui, suppose la subjectivité. Le sujet dans ces textes travaille à ne pas se “déloigner” et à ne pas laisser la directionnalité le pousser en avant. Le Je « s’est parfaitement façonné comme l’objet perdu : perdu pour tous, y compris lui-même » (p. 143), dans un état mélancolique où la fin n’advient pas : le sujet récapitule ce qui fut, incapable d’atteindre l’immobilité totale.
La dernière “Trilogie” nous conduit de l’espace du souvenir à celui du deuil « spectralisé » (p. 155), qui se trouve au-delà des catégories de l’être, de l’espace et de lieu. Le récit montre l’échec à construire un monde, amenant la fin où l’écrivain s’efface, dans une « posthumanité discursive » (p. 166) : le narrateur atteint à une solitude au-delà de la solitude essentielle de l’écriture. Alors que dans Textes pour rien, le sujet oscillait entre différents lieux, dans Mal vu mal dit, il n’y a plus de devenir : la femme persiste au-delà de la trace. Cap au pire représente l’allégorie ultime de l’impossibilité d’un monde. Boulter lit ce texte à la lumière de L’Écriture du désastre, de Blanchot. L’écriture “archive” les traces du désastre, étant toujours déjà un “mal-dire” de l’événement. Procédant par annulations et effacements la narration rejette corps et lieu. Si le langage est sans source, sans lieu, il subsiste un minimum de choses, de monde, dans un espace sans bornes. Boulter suggère que le vrai “désastre” pour Beckett est que le langage ne peut dépasser l’insistance de l’image du sujet, une image qui porte avec elle un monde, quelque minimale soit-elle.
Si les analyses de Boulter paraissent fondées dans l’ensemble, on peut éprouver une certaine gêne devant sa démarche. Ce qui apparaît d’emblée est l’obstacle posé par les termes écologie et post-humain, qui relèvent du jargon politique à la mode et, en tant que tel, ne peuvent que semer 416la confusion que l’auteur doit se hâter de dissiper. En effet, l’écologie s’entend, en dehors du domaine universitaire, comme une idéologie politique techniciste, servant à adapter les comportements au bénéfice de nouvelles filières de production et de consommation. De même, le post-humain peut s’associer à l’absorption de l’humain par les produits de la technologie. On en reste perplexe, se demandant pourquoi Boulter n’a pas utiliser, un terme (qui n’éviterait pas l’équivoque) post-humaniste, notamment dans la mesure où Jacques Lacan présente la condition de déchet – l’absence d’image narcissique et d’identification – comme la mesure même de l’humain. D’autres, comme Jean-Claude Milner, ont pu élaborer à partir de cette perception45.
Alors que ce chemin a déjà été balisé, l’appui pris sur la philosophie de Heidegger paraît trop lourd et artificiel pour traiter la finesse de la création beckettienne. On le voit, par exemple, quand Boulter qualifie le sujet, dans Compagnie, comme « worldless » (p. 161). En effet, la référence au Dasein heideggérien paraît foncièrement redondante. Comme Lacan l’a relevé, l’ontologie relève de la présence incertaine du prédicat46 qui, chez Beckett, demeure toujours problématique, d’où l’être qui apparaît seulement comme un voile, dans une logique d’apparition et de disparition.
Au lieu de prendre le signifié comme véridique – comme garantissant l’existence d’un “monde” –, il eût fallu partir d’emblée de « la logique abyssale d’une narration émergeant de la performance de son propre fondement » (p. 185). Or pour examiner Textes pour rien, par exemple, Boulter fait le contraire : il met de côté le sujet qui écrit, qui se constitue par son dire et qui, ainsi, engendre une existence changeante, éphémère. Boulter fait comme si Beckett était philosophe, non écrivain. En revanche, les références à Blanchot sont bien plus éclairantes.
Enfin, le lecteur francophone peut trouver maladroit le style : non seulement des répétitions (notamment de certaines citations) mais l’insistance – très anglo-saxonne – sur le je de l’auteur : en anglais, il manque la pratique du je de “modestie” qui, en français, permet d’accommoder la présence du lecteur.
417Si tout livre portant sur les dernières fictions peut apporter un éclairage à notre étude, celui-ci indiquera sans doute certaines pistes de utiles. Cependant, pour amorcer une réflexion sérieuse, il serait préférable de partir de la subtilité de l’écriture beckettienne qui, en tant que telle, précède de loin le théoricien47.
Llewellyn Brown
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Chattopadhyay, Arka. Beckett, Lacan and the Mathematical Writing of the Real. New York, Bloomsbury, 2018. xii + 209 p.
Ce remarquable livre marque une avancée considérable dans notre compréhension de l’œuvre de Beckett, mobilisant une lecture les élaborations théoriques du dernier Lacan. Le terme mathématiques, dans ce contexte, désigne non la réduction de l’humain à une logique qui resterait sans excédent, mais une formalisation qui produit une brèche, afin d’atteindre sa propre impasse structurelle. L’auteur souligne, dans le premier chapitre, que les mathématiques, dans la création “moderniste”, ne se limitent pas à la notion d’“autonomie” à l’égard de la réalité, mais touchent à une écriture logique incluant « l’antinomie, la négation et l’aporie » (p. 14), en sorte de faire état de la « présence corporelle des mots ».
Dans cette mise en relation de Beckett et Lacan, de la littérature et la psychanalyse, chaque élément de ces paires représente l’extérieur – relevant donc d’un réel insaisissable – de l’autre, ce qui permet de poser un « Lacan littéraire » (p. 3) et un « Beckett lacanien ». Littérature et 418psychanalyse participent ainsi d’un dynamisme animé par l’amour qui, selon Lacan, marque un changement de discours48 : le point où un discours, achoppant sur une barrière réelle qui inscrit l’absence de “rapport sexuel” – c’est-à-dire de lien direct de l’un avec sa propre altérité –, doit en passer à un autre. Le texte fait venir un savoir qu’aucun sujet – même le texte – ne sait, en sorte que “l’écriture du réel” marque un bord semblable à celui produit par les énoncés qui composent l’explicit de L’Innommable : « je ne peux pas continuer », « je vais continuer ».
Le deuxième chapitre étudie la logique des nœuds borroméens49 en lien avec les motifs de solitude et de compagnie dans Comment c’est, partant de la continuité indivisible de l’Un de Parménide. L’auteur rappelle que chaque voyageur a toujours le même partenaire pour bourreau (Bom) et victime (Pim) dans les couplages. Cependant, le mouvement incessant des voyageurs fait entrave à l’agglutinement dans un Un corporel, et permet « la discontinuité au sein même de la continuité » (p. 41). La voix apparaît seulement dans les parties I et III, mais contrairement à la solitude éprouvée dans la première, l’Un est à la fois un et multiple dans la troisième. En effet, le narrateur élimine l’Un entendu comme entité transcendante promettant une vie « là-haut dans la lumière » (CC, passim), et efface la distinction entre dedans et dehors pour assumer la responsabilité de la voix. La présence de l’Autre se marque dans l’emploi des majuscules, affectées exclusivement au Je, comme s’il subissait les sévices d’un bourreau qui n’est plus physiquement présent. Ainsi, si le contenu des énoncés dénie toute souffrance et toute présence d’un autre, les majuscules révèlent le contraire dans l’opposition interne séparant signifiant et lettre : « Les illisibles majuscules inscrivent la forme, ou plus précisément, elles écrivent le corps du signifiant contre son sens. » (p. 45).
Chattopadhyay convoque Pascal, qui démontre la concomitance de l’augmentation infinie de la division infinie : deux opérations s’achoppant sur le zéro qui, lui, ne se laisse pas diviser. C’est ainsi que l’œuvre de Beckett s’organise autour de trous dans le savoir – comme le nom Godot, les exclamations ponctuant Va-et-vient, ou « E supposé zone de danger », 419dans Quad (Q, 14) –, où le réel persiste comme non-dit au sein même du dit, ce lieu étant marqué par ce que Lacan appelle la lettre, sur laquelle bute la signification.
Pour qu’il y ait couplage, dans la logique borroméenne, le réel doit ex-sister en tant que tiers, permettant la concomitance de la mise en présence et de la radicale solitude. Dans les couples de Comment c’est, cette place est occupée par Bom, qui n’apparaît jamais et qui, en tant que réel, est à la fois cause et effet des couplages manifestes. Bom, comme réel, ouvre ainsi la solitude du sujet à la série infinie des voyageurs. Ensuite, la présence de ce tiers nécessite l’existence d’une quatrième partie du roman – « un-en-plus50 » – comme réel non exprimé et qui, tout en étant ce qu’il y a de plus extérieur, subvertit le Un comme ce qu’il a de plus intérieur.
Chattopadhyay note que le nœud borroméen manifeste un glissement constant entre l’un et le multiple, en sorte que l’Un déjoue le principe de la non-contradiction et du tiers exclu. La lecture lacanienne des modalités d’Aristote lui permet de souligner que le réel de l’écriture relève simultanément de ce qui “cesse de s’écrire51” (le “possible”) et ce qui – dans la double négation définissant “l’impossible”, et qui ne se laisse pas convertir en une affirmation52 –, « ne cesse pas de ne pas s’écrire53 ». De cette manière, l’arrêt tangible de l’écriture désigne la continuation de cet impossible, comme Molloy l’exprime au sujet de sa vie : « […] elle est finie et elle dure à la fois, mais par quel temps du verbe exprimer cela ? » (Mo, 57). Ce qui s’arrête, sur le plan du signifiant, se poursuit sur le plan de la lettre dans la dimension de l’infini. C’est ici que Chattopadhyay pose la question du sinthome beckettien : une nomination symbolique qui – notamment à la fin d’une analyse – conserve la trace du réel54. Au lieu de voir le sinthome sur le modèle 420de Joyce – jouissant de la lettre et « désabonné à l’inconscient55 » –, il envisage une radicalisation de l’inconscient réel comme une écriture qui « ne cesse pas de ne pas s’écrire ». Il s’agit d’un Un réel, poussé au point de la limite d’un infini potentiel, et qui ne produit pas un « Un de solitude mais un Un solitaire de compagnie » (p. 67). S’engendre ainsi un « essaim56 » infini d’Uns qui sont tout seuls, dans une solitude résultant d’une coupure entre le savoir subjectif (noté S1) et le savoir sans sujet dans l’inconscient réel (S2). Ces Uns réitèrent la marque de l’Un réel, sans entrer dans une addition.
Le troisième chapitre traite de la “motilité” et l’inconscient réel dans Compagnie, partant du chiffrage en jeu dans les différentes personnes grammaticales. Dans ce texte, Beckett scinde le sujet entre l’entendeur, la voix et le narrateur, la voix étant située en tierce position. Cet endroit est la place du phallus, dont la fonction consister à nouer les deux ensemble, tout en marquant l’impossibilité d’un lien direct – ou “rapport sexuel” – entre deux. La première personne – « L’impensable ultime. Innommable. Toute dernière personne. Je. » (Cie, 31) – est exclue en tant que réel par le fait même de l’énonciation. Il demeure impossible de réunir celui qui parle et celui dont on parle : le créateur ne peut se situer dans un monde à part, mais demeure divisé. Il n’existe pas distinction entre intérieur et extérieur, car l’inconscient est extime : à la fois au plus intérieur et au plus extérieur, signant l’absence d’un Autre pouvant servir de garantie ultime.
La série de vignettes de Compagnie présente les autres comme ceux qui éloignent le garçon de son propre désir. Cependant, l’Autre réel demeure exclu de cette relation symbolique-imaginaire, s’inscrivant dans la clausule du texte où le mot alone, en anglais, réunit all, one et not one, dans un trio qui brise la solitude. L’Un réel s’entend comme le zéro exclu de tout décompte, et qui ne cesse de revenir comme un-en-plus, permettant ainsi de faire de l’Un un multiple réunissant un, tout et rien. Dans la clausule, la créature devient créateur, mais le dernier mot est prononcé à l’intérieur de la fable – par le narrateur –, faute d’un Autre extérieur susceptible d’offrir une relève à l’acte de raconter. Le mot Seul s’interprète comme une quatrième instance, qui fonctionne comme sinthome.
421Chattopadhyay relie la motilité et le comptage, dans Compagnie, qui produisent une écriture où corps et esprit deviennent indistincts. Cette activité porte les nombres vers une augmentation exponentielle, en sorte que plus ils sont grands, plus ils font “compagnie”, apportant une présence matérielle qui tient le vide à distance. Cependant, dès que les nombres dévoilent leur inscription dans une série sans fin, ils provoquent un sentiment d’angoisse : ils apparaissent comme une succession de traits unaires – comme l’Un réel –, non comme une série de nombres entiers. À ce moment, l’écriture beckettienne impose un arrêt – comme dans le mot seul qui fait la clausule, ou le « Vite motus. » (Cie, 31) –, afin d’éviter de rencontrer ce qui demeure, dans le réel, illimité.
Enfin, si la jouissance – réfractaire à l’homéostasie gouvernant le principe de plaisir – désigne la relation à l’être du langage, au détriment de sa signification, la lettre marque les zones érogènes, qui trouent l’unité imaginaire du corps, révélant sa qualité morcelée. Dans cette condition, la motilité offre la possibilité d’instituer la “compagnie” dans le nouage qui prend forme entre les différentes parties.
Le quatrième chapitre traite de la jouissance de l’empirement, dans Cap au pire, texte où la solidité sémantique est ébranlée, laissant les purs supports sonores de lalangue57, avec leurs significations affectives minimales. L’empirement porte sur le détritus du langage, où dire est toujours un mi-dire, dans l’impossibilité de totaliser le langage. En effet, l’acte de dire porte la part de réel qui n’entre jamais dans le symbolique du dit. Cependant, alors que l’empirement exemplifie la pulsion de mort, visant à l’abolition du texte, le ratage de cette visée se réalise dans le “mal-dire”, qui fait écho au « mi-dire58 » de Lacan. L’inscription du réel dans le dire apparaît dans les majuscules à la fin de Comment c’est, ou dans les tirets de l’ultime poème de Beckett, « Comment dire ». L’empirement permet de produit un “vrai trou” borroméen : un trou “vérifié” grâce à son désignation par le symbolique. Il s’agit d’un nœud composé de trois ronds – où le pire ex-siste aux deux autres –, au lieu de la dyade qui se réduit à deux. Cette opération s’accomplit quand le 422terminable se greffe sur l’incessant, auquel il inscrit une limite interne au langage, au lieu que la soustraction se réduise à une simple négation.
Explorant le scénario numérique du texte, Chattopadhyay montre l’existence d’un crâne à l’intérieur de l’autre, au sein duquel se trouvent aussi les autres ombres. Le crâne figure ainsi comme réel refoulé (un-en-plus) – le zéro originel qui insiste –, se retournant sur lui-même pour révéler l’extimité. À la fin, les trois ombres se réduisent à trois trous d’épingle, qui sont Un à l’intérieur de l’Un-trou d’épingle. De la sorte, les trois ombres empirées sont enveloppées par le crâne extérieur, qui s’interprète comme un “vrai trou” : un Un qui est en inclusion externe aux trois. Ces trous paraissent comme des formes du trait unaire : marque de la différence absolue par leur répétition même, qui n’entre dans aucune addition.
Enfin, la pulsion de mort se manifeste dans la jouissance de la sonorité, dans le glissement constant entre phonème et morphème qui détruit le registre de la signification, et engendre la prolifération des néologismes. Partant de la notion lacanienne selon laquelle le sujet n’est pas son corps – il a un corps –, Chattopadhyay explique que le principe vaut pour le langage, et c’est cette séparation même qui permet au sujet d’empirer les mots.
Le cinquième chapitre traite du « corps mathématisé et le rapport sexuel » (p. 157), en tant que le “rapport sexuel” ne saurait s’écrire, marquant la place de l’impossible. C’est-à-dire que l’on ne peut jamais accéder à l’Autre, si ce n’est par la médiation d’un objet partiel (l’objet a), qui intervient en tant que tiers fantasmatique. Le texte « Assez » donne l’exemple d’une complétude imaginaire brisée par le morcellement des deux corps. Afin de rendre leur rencontre palpable, les amants s’en remettent au comptage, où les nombres offrent un champ de médiation entre eux, fondée sur le zéro comme Un réel. Pour chacun, l’autre se compte comme un « un plus a » (p. 174), permettant le partage de ce qui ne peut se partager. La relation de Macmann et de Moll est médiatisée par la dent en forme de Jésus, dans la bouche de Moll (Mo, 150) : cet objet a – marquant le bord du réel du corps – fixe leur jouissance respective. Enfin, dans Comment c’est, l’acte sexuel est impossible à séparer de l’écriture, où l’inscription des lettres expose le pli intérieur de la chair. La jouissance sexuelle demeure ainsi indissociable de l’effet du signifiant. Cependant, quand le signifiant touche à la lettre réelle, le 423rapport sexuel “ne cesse de ne pas s’écrire” : l’inscription bascule dans l’incessant du réel.
Cette étude est extrêmement dense, convaincante et innovante. Elle apporte des explications capitales, par exemple, concernant l’utilisation des nombres par Beckett, la question du réel et le statut paradoxal de la “fin” beckettienne. Elle parvient remarquablement à réunir et à croiser la pensée lacanienne et la création beckettienne, en sorte qu’elles s’éclairent mutuellement.
Nous pouvons regretter, pour la complétude de son analyse, que ce livre fasse l’impasse sur l’apport de la critique française dans sa lecture borroméenne de Beckett : comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer, la critique anglophone ignore quai-systématiquement les publications en français, ce qui est particulièrement regrettable quand il s’agit d’un auteur spécifiquement bilingue59.
Dans son étude, Chattopadhyay relève certaines interrogations que nous pourrions peut-être soumettre au débat. Ainsi, y a-t-il lieu d’opposer l’inconscient “structuré comme un langage” à l’inconscient “réel”60 ? La « [p]assion de l’ignorance61 » évoquée par Lacan est-elle vraiment différente de celle présentée par Beckett62 ? La notion de “désabonnement à 424l’inconscient” peut se formuler chez Joyce, comme jouissance de la lettre et identification au sinthome (p. 67), ou bien comme désabonnement à l’inconscient-langage63, ce qui s’harmoniserait parfaitement avec la mise en jeu de ce qui “ne cesse pas de ne pas s’écrire”, et qui implique nécessairement la lettre et lalangue.
Ce livre nous invite à relire Beckett et à mettre au travail ses analyses pénétrantes. On note, alors, que la question d’une lecture lacanienne se prolonge d’un côté dans le discernement des faits de structure et, d’un autre côté, dans les formes spécifiques et inédites qu’ils adoptent. Dans ce dernier cas, la géométrie et les mathématiques apparaissent non seulement comme des réalités conceptuelles, mais comme des objets esthétiques propres à Beckett. Autrement dit, s’il est possible de relever les mêmes problématiques de l’absence de “rapport sexuel” chez d’autres créateurs, ce qui ne cesse de faire énigme pour nous, lecteurs, est la forme spécifique qu’elle revêt chez Beckett. On peut ainsi s’interroger sur l’importance accordée aux mathématiques et à l’abstraction dans son œuvre. On peut se pencher, au regard des représentations des “lieux clos”, par exemple, sur la place du sujet au regard de ces expressions de mortification64. En effet, Chattopadhyay souligne « acte de motilité qui sous-tend l’anatomie et consolide le statut géométrique du corps » (p. 47). Cependant, pour définir le statut de la géométrie, Lacan met en évidence le pouvoir exercé par le maître sur l’esclave65. Il resterait donc à préciser sa qualité d’idéal imaginaire – sous-produit, donc, des mathématiques – dont la perfection apparente est destinée à être minée par le réel de lalangue. Ainsi, une lecture borroméenne pourrait se prolonger dans l’étude des formes sensibles que Beckett développe66 425et qui font l’étoffe de son écriture. Le livre d’Arka Chattopadhyay nous fournit une invitation et un excellent point de départ.
Llewellyn Brown
sigles et éditions utilisés
CC |
Comment c’est. Paris, Minuit, 1992. |
Cie |
Compagnie. Paris, Minuit, 1995. |
MM |
Malone meurt. Paris, Minuit, 1995. |
Mo |
Molloy. Paris, Minuit, 1989. |
Q |
Quad […] suivi de « L’Épuisé » par Gilles Deleuze. Paris, Minuit, 1992. |
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Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, vol. 29, issue 1 : “Endlessness of Ending: Samuel Beckett and Extensions of the Mind / Samuel Beckett et les extensions de l’esprit”. Arka Chattopadhyay, Glenn Stewart, Anthony Uhlmann et Dirk Van Hulle (dir). Amsterdam/New York, Brill | Rodopi, janvier 2017. viii + 226 p.
Ce recueil prend son départ dans ce qu’Arka Chattopadhyay nomme le « tournant cognitiviste » (p. 1) des études beckettiennes, marqué par la psychanalyse, la psychologie et les neurosciences : des domaines disparates regroupés ici pour le propos. On définit “l’esprit” comme ce que le cerveau “pense” en termes d’extension corporelle et de projection, et ce que la littérature génère grâce à l’imagination créatrice. “L’esprit étendu” met l’intérieur en continuité avec l’extérieur, incluant ainsi le 426lien de l’écrivain avec son œuvre de création, avec la voix et l’image, et avec la caméra dans les œuvres pour la télévision.
Trois articles sont consacrés à Premier amour. Soulignant l’interdépendance du corps et l’esprit, Rina Kim observe que Beckett s’imprégna de théories contemporaines, tout comme Richard Burton avait absorbé des connaissances pour traiter sa mélancolie. On trouve donc évoqués des remèdes contre la mélancolie amoureuse dans le récit beckettien. Russell Smith examine la mémoire involontaire proustienne, déclenchée par un événement qui est à la fois arbitraire et nécessaire. Le narrateur découvre l’impossibilité d’attribuer une source unique à son trouble émotionnel, dont le contexte est intertextuel. Enfin, James Gourley trace certains motifs de ce livre à la lecture d’Otto Rank, démarche qui aurait permis à Beckett de porter l’angoisse subjective (autobiographique) au statut d’un défi ontologique.
Daniel Katz note que Comment c’est – contrairement à la “Trilogie” – témoigne de la volonté de Beckett de ne plus céder à la facilité de son « élan acquis » (L3, 181) mais de recommencer. Il s’agit d’aboutir à la solitude fondamentale du sujet, sans se renfermer dans la subjectivité monadique. Le tourment apparaît alors en dehors de toute situation hiérarchisée. Le risque de solipsisme est aussi évoqué par Peter Gunn, en lien avec Murphy. Le travail avec le langage implique une dimension d’étrangeté et d’extériorité qui entrave l’emploi des mots dans une visée d’harmonie. L’énonciation, selon Lacan, situe cette étrangeté à un point d’échec, où le sujet n’a pas d’autre choix que de recourir au mot en tant que tel, dans un acte singulier d’assertion.
Laura Salisbury étudie Quoi où en lien avec “l’expérience de Milgram” et les travaux de Bion. Beckett montre une situation de réversibilité où les bourreaux sont déjà des victimes tourmentées, élevant l’autoritarisme esthétique au niveau d’une forme consciente, afin de l’assouplir et en provoquer l’effondrement.
Yoshiyuki Inoue trouve des analogies – peu adaptées, au fond – entre “l’inconscient collectif” jungien et la zone centrale du Dépeupleur, où le « petit peuple de chercheurs » (D, 55) représenterait les complexes. La préoccupation avec le calcul mathématique évoquerait le tableau psychique de Bion. Ce dernier psychanalyste est encore convoqué – de manière un peu superficielle – par Jane 427Goodall, en lien avec la situation analytique, pour marquer comment l’écriture et la conscience chez Beckett débordent la frontière entre la vie et la mort.
Pour Emily Chester, Watt est représentatif d’une irrationalité « obsessive-compulsive » résultant d’une application excessivement rigoureuse de la méthode de Descartes, qui ne fonde pas une certitude, mais l’éloigne de la connaissance et de la vérité.
Selon Asijit Datta, les voix de L’Innommable témoignent d’une division entre l’esprit sans corps et la recherche du non-être. Un « super-mind » (“sur-esprit” ; p. 163), en dehors du texte, continue à parler pour atteindre son noyau au-delà du langage et de l’être. Si la succession d’images ressemble au flux spectral produit par le cinéma, seul le livre permet de réaliser la dimension d’invisibilité et d’atemporalité.
Établissant les liens entre Beckett et Kant, Glenn Stewart montre que si les premières œuvres montrent des personnages piégés dans des circonstances irrationnelles, dans les dernières œuvres, ces circonstances se situent à l’intérieur. Par l’élimination de tout sens objectif, le monde devient le nôtre. La poussière dans Cette fois montre l’absence du sens, avant même l’effort pour le construire. Pour Michelle Chiang, intérieur et extérieur portent sur le temps quantifiable par contraste avec la durée de Bergson. Celle-ci restant un potentiel incomplètement réalisé, Dan, dans Tous ceux qui tombent, supplémente la perte par le meurtre de l’enfant, réifiant le souvenir, alors que Maddy résiste à l’impératif de se soumettre à la temporalité sociale.
Deux contributions abordent le thème du volume de manière plus explicite. Dirk Van Hulle interroge la possibilité de reconstruire le processus de création littéraire, dans le lien entre l’organisme et son environnement : stylo, papier, page. Dans Molloy, l’opposition entre le personnage éponyme et Moran reproduit celle entre Dostoïevski et Balzac, exemplifiant les personnages complexes et contradictoires, ou ordonnés. Au cours de l’écriture, Beckett accentue la décomposition des deux personnages. Enfin, Van Hulle suggère que l’écrivain permet au lecteur de vivre par l’imagination et par l’empathie, l’expérience de ses personnages. Pour Mark Byron, Cap au pire est un texte qui s’imagine dans le processus de sa propre création : l’esprit textuel crée les conditions de sa propre possibilité dans l’acte même de les énoncer.
428Paul Sheehan aborde la question de l’esprit étendu dans un esprit critique. La théorie voit les outils comme des ressources que nous internalisons, et qui améliorent notre capacité en tant qu’êtres sociaux. Pour Malone, cependant, il n’y a pas d’“esprit” à étendre, et l’écriture lui permet de se délester de son “soi”, dans un processus qui est à la fois plus et moins qu’une manière d’“étendre” son esprit.
En effet, il n’est pas sûr que les neurosciences fassent un apport susceptible de dépasser la création littéraire et la psychanalyse. L’“esprit étendu” semblerait n’être qu’une très vieille notion affublée d’oripeaux nouveaux. On peut se demander si esprit n’est pas plutôt l’âme, ou ce que Lacan appelle “l’objet a”. En effet, Lacan précise que l’âme est « ce qu’on pense à propos du corps – du côté du manche67 ». C’est dire que cette notion procède d’une volonté de maîtrise, de l’effort pour doter le corps d’une unité, action que Lacan appelle “penser avec son âme68”. Alors, « l’âme est le manche avec lequel on attrape le corps, l’être ». Il s’agit donc d’une perception où l’esprit se donne une image de soi. Le psychanalyste German Arce Ross qualifie cet “esprit étendu” de « nouvel Autre de référence69 », et décrit la neuroscience comme « une recherche effrénée de plus devant les ruines psychiques de notre époque ». Il faudra prendre acte de la topologie de Lacan, selon laquelle le discours intérieur est en continuité à celui de l’extérieur en tant que discours de l’Autre70. Dès lors, la pensée n’est plus confinée dans un cerveau : il s’inscrit dans le réseau du langage – le ça parle – comme autre.
Llewellyn Brown
429sigles et éditions utilisés
D |
Le Dépeupleur. Paris, Minuit, 1993. |
L3 |
The Letters of Samuel Beckett, t. 3, “1957-1965”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2014. |
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Cordingley, Anthony. Samuel Beckett’s “How It Is”: Philosophy in Translation. Edinburg UP, 2018. 304 p.
Comment c’est représente une œuvre au statut hésitant dans le corpus : venant après la “Trilogie” et Textes pour rien, ce “roman” témoigne d’une nouvelle démarche de Samuel Beckett. La qualité énigmatique vient au premier plan dans ce texte décrivant un univers où des voyageurs rampent dans l’obscurité et dans la boue, se livrant à des sévices sadiques tout en étant obsédés par une “justice” cosmique. Cette étude approfondie réalisée par Anthony Cordingley fait un apport précieux à notre compréhension de ce livre.
Dans son introduction, Cordingley explique que le récit prend la forme d’un Je, « seul élu » (CC, 19), qui cherche à savoir s’il est solitaire, ou s’il est destiné à être réuni enfin avec un autre « là-haut dans la lumière » (33 et passim). L’histoire est dictée par une « voix ancienne » (9) au Je qui, situé en dessous et entendant mal, prétend seulement la “citer”. Les efforts pour récupérer cette voix sont déjoués par le « poète-dans-le-texte » (p. 3). Cordingley regrette que souvent, les critiques aient réduit le texte à l’histoire de son propre engendrement ex nihilo, ne s’attardant pas sur les questions cruciales de mémoire et de répétition, qui touchent à son contenu. Or l’omniprésente boue apparaît comme une image de la « voix ancienne » du narrateur, les résidus de son ancien moi dissous dans le chaos, au moyen desquels il fait à nouveau l’expérience de ce qu’il a oublié.
430Le premier chapitre aborde la poétique de la traduction, destinée à saper les allusions aux sources identifiables en conformité avec l’esthétique du modernisme tardif, qui évite l’appui sur une tradition stable. S’inspirant de Dante, Beckett développe une intertextualité polyphonique, où la multitude d’allusions – à Dante, à Pascal, et à d’autres incompatibles pourtant avec La Commedia – offre une armature insuffisante pour y arrimer une narration. Le Je écoute les voix anciennes de sa mémoire, les recomposant, représentant, en quelque sorte, l’acte de ne pas représenter. Venant d’“en haut”, la structure téléologique propre à la paideia et au Bildung –– est défaite par la paresse et la résistance associées à l’autologie ou examen de soi71. Beckett « se vautre » (p. 37) – de manière mélancolique – dans les textes de Goethe et de Dante pour se ressourcer, aux moments où son avancée dans la composition se devient ardue. La transformation de la vie en œuvre d’art nécessite de se défaire de ses anciennes voix, pour les citer dans une nouvelle syntaxe. Le retour aux “archives” permet à l’écrivain d’en venir aux prises avec sa mémoire défaillante et avec son désir de retourner à ces corpus étrangers pour s’en défaire à nouveau. La traduction lui offre un outil pour s’approprier, subvertir et transformer ces voix qui risquaient de noyer la sienne.
Le deuxième chapitre traite de l’utilisation de la philosophie ancienne, qui prive les allusions de leur capacité d’affirmer des significations traditionnelles. Le sens d’une référence apparaît plutôt comme sa fonction en tant qu’objet dans le souvenir, comme résidu des connaissances acquises antérieurement. Dans Comment c’est, le “poète-dans-le-texte” “entend mal”, offrant une parodie de la ratiocination et sabotant la vision de l’histoire de la philosophie orientée, selon la vision de Windelband, par les progrès de la raison. La voix ancienne apparaît comme un moi méconnaissable situé dans le passé, auquel le Je cherche à s’unir, afin de l’extraire de son bourbier.
Le narrateur/narré éprouve le besoin de doter son univers d’une consistance pythagoricienne – conforme à “l’âme” du monde –, nourrissant l’idée qu’elle lui apportera la “solution” mathématique à ses questions matérielles et spirituelles. Cependant, le trajet géométrique des voyageurs révèle son fondement irrationnel, exemplifié par le nombre pi. 431Les « pertes d’espèce » (CC, 73) trahissent cette séparation d’avec l’eidos platonicien, qui est imagé par la forme de la ligne droite. Ainsi, jamais son souffle ne s’unira au Logos divin : la voix dehors demeure « quaqua » (9) / “caca”, et la répétition entraîne des « pertes partout » (10).
La question de l’irrationnel est développée en lien avec les atomistes : Héraclite – pour qui le flux ou le devenir ne produit pas d’être – et Démocrite, associé à l’origine dans la boue. Ces références composent des couches successives où l’on note, par exemple, l’allusion à Erebus (HI, 34), traduisant la dispersion des atomes qui exclut la transmigration de l’âme après la mort. Le paradoxe des sorites produit une suspension infinie, transformant toute matière en liquéfaction et boue. Cependant, il n’y aura jamais de dispersion définitive, parce qu’on n’évite pas le retour du feu (de Démocrite) ou les voix pédagogiques qui cherchent à inculquer les signifiants de la tradition. Beckett présente l’histoire de la philosophie comme marquée par des contradictions internes qui subvertissent toute connaissance synthétique, privant les assertions de l’autorité de la tradition. Ainsi, après avoir nourri des ambitions joyciennes, il s’affronte à l’anxiété de vouloir supprimer ces voix qui le hantent.
Le troisième chapitre examine le cosmos physique. Le Je de Comment c’est cherche à composer une hypothèse concernant des relations cosmiques, dans l’espoir de tomber sur la bonne « formulation » (HI, 129) et retourner “là-haut dans la lumière”. Dans une satire de la capacité de l’intellect à transcender l’ignorance humaine, l’immense chaîne des voyageurs s’entend comme un grand syllogisme. Cependant, celui-ci échoue à produire une prédication du monde dans la boue. Selon Platon et Aristote, l’univers contenait à la fois l’inchangeant et le changeant mais, considéré du point de vue des stoïciens, le dos supplicié de Pim est une table rase incorporelle, confinée dans l’instant, et incapable de porter la marque du passé. En revanche, du côté des corps, les vapeurs exhalées deviennent incorporelles, étant imbibées ensuite comme un excrément cosmique. La perte incessante du souvenir résulte en la répétition éternelle de l’événement “avec Pim”. Alors que seul “l’autre là-haut dans la lumière” jouit d’une vue d’ensemble – comme le Zeus des stoïciens – le « faux être » (CC, 108) fait miroiter la perspective de relations différenciées. Pim apparaît comme cause incorporelle du couplage suivant, tandis que les corps résistent aux effets qui s’inscrivent 432en eux. Dans ce texte, les attitudes aristotéliciennes et stoïciennes se trouvent mêlées dans un pastiche où, au lieu d’“accommoder le chaos”, le Je brasse ce dernier dans une ratiocination déformée.
La comédie de l’éthique est abordée dans le quatrième chapitre. Platon prônait la contemplation du Bien, afin de percevoir l’unité divine. Ainsi, le Je de Comment c’est cherche à recouvrer le savoir de la voix ancienne en la citant, pour se réunir avec le transcendant “autre là-haut dans la lumière”. Dans cette aspiration à la théoria – la vision ou la révélation divine –, il résulte une chaîne sadique de maître à disciple qui, au lieu d’accommoder le Logos, inscrit l’ignorance de génération en génération. Le Je est condamné à mal entendre, se libérant de sa voix ancienne pour raconter son histoire au présent. Des allusions à Rembrandt et Elsheimer révèlent la flammèche humaine dans l’obscurité, en l’absence d’un Autre divin. Enfin, le « risus purus » (W, 49) traduit la volonté de transcender son état dans la boue. Beckett efface les sources de ses références afin de s’extraire du “sac” des voix anciennes et trouver sa propre originalité
Le mysticisme fait l’objet du cinquième chapitre. Le mouvement de Comment c’est part de la “voix ancienne” et de la recherche du Logos, visant la récitation sans volonté propre (apatheia), et le rejet des narrations pédagogiques. La boue inerte traduit soit l’absence d’écoute, soit un possible plan d’immanence mystique, où l’on s’enfonce dans une perte de conscience. Cependant, le Noûs aristotélicien ne cesse de revenir, « tout bas72 ». Loin de promouvoir le quiétisme, Beckett conteste l’idée que celui-ci puisse traiter le tourment subjectif. Le mysticisme sert à explorer l’originalité artistique et l’autonomie de la voix narrative, par opposition avec la voix de l’auteur. Cordingley explore l’impact de l’occasionalisme de Malebranche et de Geulincx, qui suppose la disjonction entre le corps et la conscience qui l’observe. Alors que la voix de la raison nourrit le Je, le sujet reste passif, et si, à la fin du roman, celui-ci intériorise l’action de la sadique voix ancienne, ce salut n’est qu’apparente, parce que le Je reprend à son compte les mêmes interrogatoires qu’il exerçait auparavant sur Pim.
Le sixième chapitre met en évidence l’importance de Pascal, qui insistait sur la partie irrationnelle de l’homme – le cœur –, contrairement à Descartes, qui assimilait Dieu au Logos. Cordingley retrace des allusions 433à la guérison de la fistule à l’œil de la nièce de Pascal, l’œil étant associé aux larmes et à la voix intérieure de Dieu. Part ailleurs, l’Innommable – comme Worm – évoque l’idée de transpercer l’œil pour échapper aux “ancêtres” et accéder à la théoria. Les allusions au récit de la conversion de Pascal se trouvent mêlées à Proust, dans un effort pour exclure la voix ancienne.
Spinoza et Leibniz occupent le septième chapitre. Le premier affirme la possibilité d’une connaissance adéquate de la divinité, et sa vision de l’univers comme horlogerie – évoquée dans la Partie III de Comment c’est – s’oppose à la soumission pascalienne à Dieu. Cependant, l’idée même de se tourner vers son intériorité est une création de la voix ancienne : il est donc impossible de faire taire cette voix, dont la source reste indéterminée à l’image de la monade leibnizienne, qui contient son extérieur. Leibniz développe le calcul infinitésimal pour rendre compte de l’irrationnel, en sorte que la perception conduit à une accumulation qui constitue la « gloire » (p. 119). Le Je de Comment c’est étant plongé dans l’obscurité, il doit se fier au calcul infinitésimal pour avancer dans la boue et atteindre son objet inconnu. Le “poète-dans-le-texte” tire les ficelles de sa fiction, subvertissant les concepts qu’il transmet à ses créatures. L’image du colibri emblématise alors les “petites perceptions”, témoignant de la cécité critique du narrateur/narré, et apparaissant comme l’émissaire d’un directeur extérieur.
Dans ce livre passionnant, Cordingley souligne comment les allusions de Beckett demeurent mélangées, formant des couches successives. Prenant soin d’éviter que l’on puisse identifier une référence unique, Beckett neutralisait les signifiants sédimentés, déployant ses références de manière discrète. Ainsi, au lieu qu’elles affirment leur sens d’origine, elles deviennent la matière première d’une nouvelle création.
Cordingley nous invite à appréhender la présence effective et dynamique des allusions au sein de l’œuvre, au lieu de se restreindre à une thèse derridienne qui conduirait à la dissipation de son objet73. En effet, Beckett devait en passer par la construction d’une fiction intégrant des motifs tirés des traditions humaniste et religieuse dans l’acte même d’écrire.
434Ce livre offre des analyses extrêmement denses – parfois touffues –, issues d’un travail approfondi avec les manuscrits. Cordingley y fait une œuvre salutaire, restituant son épaisseur à cette œuvre majeure de Beckett. Il rend palpable l’immense corps de savoir qui nourrit ce livre, et met en relief le dynamisme à l’œuvre entre le sujet et ses voix.
Llewellyn Brown
sigles et éditions utilisés
CC |
Comment c’est. Paris, Minuit, 1992. |
HI |
How It Is. New York, Grove Press, 1964. |
L3 |
The Letters of Samuel Beckett, t. 3, “1957-1965”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (éds.). Cambridge UP, 2014. |
W |
Watt. Paris, Minuit, 1998. |
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Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, vol. 28, issue 1 : “Beckett in Conversation, ‘yet again’ / Rencontres avec Beckett, ‘encore’”. Angela Moorjani, Danièle de Ruyter, Sjef Houppermans (dir.). Amsterdam/New York, Brill | Rodopi, janvier 2016. viii + 151 p.
Ce numéro de Samuel Beckett Today/Aujourd’hui donne à lire des évocations de Samuel Beckett de la part de personnes ayant côtoyé l’auteur. Même si les catégories énumérées ne sont pas étanches, on discerne trois groupes de personnes réunis dans ce recueil : des traducteurs, des universitaires et, enfin, des praticiens des media, des 435arts et du théâtre. Cependant, les directeurs de ce volume regrettent le petit nombre de contributions françaises : la plupart des personnes contactées avaient décliné l’invitation, tandis que les artistes et gens de théâtre étaient déjà occupés. Cette situation paraît assez paradoxale, comparée à la fréquence des entretiens accordés par des Français au cours des années Quatre-vingts et Quatre-vingt-dix, et aussi compte tenu de la manière dont la recherche française est généralement ignorée par la critique anglophone.
Une qualité de ce recueil est d’offrir des témoignages qui communiquent la présence de Beckett. L’œuvre de l’écrivain apparaît comme le produit d’un sujet dans sa dimension réelle qui, en tant que telle, demeure inépuisable. On apprend ainsi que (comme nous l’apprend la psychanalyse d’ailleurs) celui qui avait appris à traiter avec sa propre négativité – sa “faiblesse” ou sa “bêtise” – était capable d’écouter les autres avec une attention extrême, comme en témoignent Angela Moorjani et John O’Brien. On voit que Beckett avait une conscience aiguë de l’existence humaine dans sa qualité déchue, qui représente l’étiage de l’humain.
Il est amusant que dans les conversations, plus on parlait à Beckett, moins il sentait la nécessitait de prendre la parole lui-même ; puis, en ne parlant jamais de lui-même, il ne faisait… que cela (p. 51). On note, de plus, que Beckett avait réussi à créer un réseau étendu de connaissances à travers le monde et, malgré sa détestation de la célébrité – et son rejet de la « démence universitaire74 » –, il conversait volontiers avec étudiants et universitaires. Quelques remarques apparemment désinvoltes révèlent sa grande liberté. Il qualifiait sa participation à la Résistance « Boy scout stuff. » (“du scoutisme” ; p. 58), alors qu’il aurait volontiers – « Yes, probably I would. » (“Oui, je l’aurais sans doute fait”) – tué ceux qui avaient assassiné ses amis.
La présence de Beckett est diffractée à travers ceux qui le côtoyèrent : Barbara Bray parle de son « angelic disposition » (“disposition angélique” ; p. 124), qui le poussait à ne pas se préoccuper de la démarche de certains, qu’il savait pourtant intéressés. Chacun nous dévoile “son” Beckett : l’effet produit sur lui par la rencontre inédite avec la personne et avec sa création. On apprend les difficultés à trouver, dans la traduction d’Erika et Elmar Tophoven, des équivalents pour les correspondances 436verbales existant dans les premiers et les derniers textes de Beckett ; le cheminement de John Fletcher, cherchant le fil de son étude portant sur la désintégration du personnage.
Les témoignages éclairent l’attitude de Beckett à l’égard de son écriture, rapportant des formulations qui servent de rappels, de mises au point de la part d’un auteur peu disert quand il s’agissait de commenter sa création. Elles sont rafraîchissantes pour les perspectives qu’elles dessinent : non-conceptuelles, pragmatiques, et nécessairement moins codées ou hermétiques que leur expression dans l’œuvre. Par exemple, pour écrire, Beckett dit qu’il décide quels éléments il veut, puis il les assemble. Les “symboles” – auxquels l’auteur de Watt nous met en garde – concernent l’intentionnalité : il s’agit de laisser les questions ouvertes, non de les réduire à une signification univoque. Pour comprendre Têtes morts, Beckett recommande d’en étudier les images. La télévision est qualifiée de « peephole art » (“art du trou de serrure” ; p. 65). L’auteur explique aussi comment il cherchait à travailler avec des situations simplifiées – comme dans une démarche scientifique –, mais insistait aussi sur l’ancrage de ses personnages dans le concret. Enfin, il précise que la fonction du garçon dans En attendant Godot consistait à permettre aux personnages de continuer à attendre.
La présence incarnée de Beckett, et l’humanité réelle dans son œuvre, font que la réception de cette dernière demeure marquée par un malentendu résultant de la dimension d’énonciation : l’insistance d’une opacité réfractaire aux significations. L’inaptitude de Beckett à croire à ces dernières semble avoir rendu l’enseignement insupportable pour lui : celui-ci impliquait l’obligation de parler de ce qu’il ne savait pas, sur le plan des connaissances universelles, là où il se trouvait aux prises avec l’ignorance au cœur de l’humain. Le processus de la création se révèle dans cette articulation du sujet réel à l’œuvre : seulement dans les témoignages trouvera-t-on des réflexions sur la difficulté que Beckett éprouvait progressivement à dire. Et l’obscurité présente dans tous ses textes acquiert une épaisseur accrue quand on apprend qu’il s’affrontait personnellement à la terreur que lui inspirait la nuit à époque de ses études à Trinity.
Ainsi, à défaut de pouvoir donner le contenu de la présence de Beckett, de ce poids réel de l’existence, ces rappels confirment leur importance. La transmission de telles perceptions se perd inévitablement avec la 437disparition des générations de ceux qui avaient connu l’auteur : seule se transmet l’œuvre.
Llewellyn Brown
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Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, vol. 30, issue 2 : “Beckett beyond Words / Beckett au-delà des mots”. Fernanda Negrete, James Martell et Matthijs Engelberts (dir.). Amsterdam/New York, Brill | Rodopi, septembre 2018. xii + 163-371 p.
Ce recueil réunit des études très variées portant sur la manière dont Beckett traite d’une dimension située au-delà du nommable ou, pourrait-on dire, sur les modalités dont le texte fait advenir cette part qui, chez l’humain, résulte de l’incidence du langage.
Stanley Gontarski témoigne de mises en scène expérimentales réalisées à partir d’Impromptu d’Ohio et de …que nuages…. Dans ce travail, il s’agissait d’explorer les possibilités de l’œuvre, dans une dynamique où l’on rencontre l’incertitude, mais aussi une certaine vérité.
David Lloyd confronte Beckett, Celan et Arikha autour du motif du souffle. Celui-ci implique une oscillation intérieur/extérieur, marqué par l’aliénation (estrangement) à soi-même, laissant un résidu, des « traces épuisées du soi » (p. 183), telles que les détritus qui jonchent la scène dans Souffle. Pour Lloyd, le souffle est « trace de ce qui expire et néanmoins continue encore » (p. 191). Cette préoccupation se retrouve aussi dans l’étude d’Arka Chattopadhyay, pour qui l’absence de parole marque une ligne très fine entre le corps immobile et la mort. Il note que dans Catastrophe et Rough for Radio I, la qualité matérielle du corps témoigne de la pulsation de vie au sein même de son immobilité.
438La musicalité est abordée par certains auteurs. L’au-delà des mots apparaît dans la multiplicité des voix, que Fernanda Negrete explore en lien avec Sinfonia, de Luciano Berio, œuvre qui exploite des citations textuelles, tirées notamment de The Unnamable. La voix et la pastiche transmettent une « altérité irréductible » (p. 201) au sein d’un assemblage de strates. La voix circule parmi différents groupes d’instruments et inclut un côté cosmologique, l’ensemble se heurtant contre le non-dit et l’indicible. La musique revient dans l’étude de Virginie Podvin, qui observe, dans le premier volume des Letters, la relation conflictuelle que Beckett entretenait avec le langage. Celle-ci le poussait à recourir à l’obscurité, aux langues étrangères et à la poésie. La musique aussi, échappant aux limites du langage, lui paraissait permettre une expression directe, reposant sur le souci de composition et recelant une part de silence.
Laura Hensch voit les pauses dans Comment c’est comme participant à sa “syntaxe de la faiblesse”. Elles font partie d’une interaction entre musique et silence, dans une dynamique de va-et-vient. La valeur des blancs varie dans les trois sections, selon la possibilité qu’ils offrent au lecteur de concevoir une progression. Opérant comme des “trous de serrure”, ils permettent des aperçus vers un au-delà du langage. Josh Powell associe Beckett à Gertrude Stein, qui partageait avec le premier le désir de produire des œuvres où les mots seraient détachés de leur signification. Un regard Gestaltiste porté sur Cette fois permet de voir comment Beckett explore la tension existant entre les trois voix.
David Pattie part de la relation bourreaux/victimes, où les personnages sont, paradoxalement, enfermés dans une relation de faiblesse mutuelle. Au-delà de la réalité fictive se profile un univers dont les opérations invisibles dirigent les actions manifestes. Pattie note que jusqu’à Comédie, les personnages sont complices de leur enfermement mais, par la suite – assertion sans doute insuffisamment justifiée – le texte devient « intégralement biomécanisé » (p. 237), laissant persister, toutefois, l’univers extratextuel suggéré par les actions.
S’appuyant sur Derrida, Joana Masó explore le motif des mendiants qui, chez Baudelaire, occupent une place réglementée dans la société. Or comme le poète, Beckett est soucieux de ménager une place qui échappe à cette économie codée. Ainsi, dans En attendant Godot, Vladimir et Estragon ne décrivent pas leur pauvreté mais nomment « de petites actions de privation » qu’ils font « à leur pauvreté, au sujet de leur pauvreté » (p. 262).
439Lisant Beckett à la lumière de Blanchot, Christopher Langlois explique que jamais on ne réussira à récupérer la voix des existences condamnées au silence. Il suggère que Beckett passe, dans son œuvre, des voix hantées par un déversement des mots, à des espaces hantés par la dissimulation des voix. Alors, la violence de la figuration empêche de trouver le mot juste et d’accéder à l’être au-delà des mots. Pourtant, une histoire se construit dans le hic et nunc du texte, en sorte que le lecteur ne peut se retenir d’envisager un au-delà. Cet “au-delà” revient chez Bruno Clément en lien avec les “sons fondamentaux75” : les “harmoniques” qui ne sont pas un sens caché, mais « le sentiment que quelque chose va s’énoncer, est sur le point d’être formulé mais est retardé » (p. 327).
James Martell étudie, à partir de Derrida, la description du tableau dans Watt, notant qu’on ne peut poser les associations conceptuelles comme étant premières par rapport à l’expérience même de l’écart. La figure de l’épanorthose dessine un mouvement entre deux extrémités, reposant sur un point indécidable. Cependant, il demeure impossible de se passer des termes de la métaphysique pour ébranler celle-ci.
Dans la partie hors thème, Hannah Simpson relit Catastrophe comme une expression de la manière dont Beckett réagit à l’attribution du Prix Nobel en 1969. Dans cette pièce, il se représente dans la figure de Protagoniste qui, quand il relève sa tête sous le regard du public, exprime son refus de se laisser figer par la consécration.
Enfin, Ayten Tartici montre l’utilisation comique du personnage de Belacqua dans Molloy, figure qui contient déjà, chez Dante, des qualités ironiques et comiques.
Les articles réunis dans ce numéro donnent à réfléchir aux multiples façons dont l’œuvre beckettienne situe “l’au-delà des mots” non dans l’inadéquation de ces derniers, mais dans une part que le langage lui-même engendre chez l’humain, et qui constitue l’objet même de la création.
Llewellyn Brown
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Hudhomme, Solveig. L’Élaboration du mythe de soi dans l’œuvre de Samuel Beckett. Leiden / Boston, Brill | Rodopi, 2015.
Dans ce livre, Solveig Hudhomme se propose de relire les textes de l’auteur irlandais à partir du schéma actantiel des contes, tel que le construit Vladimir Propp, et d’analyser les processus narratifs qui donnent à l’œuvre beckettienne son « tour légendaire » (p. 20). Cette étude revient ainsi sur l’idée d’un mythe unifiant l’œuvre « en une seule et même histoire » (p. 7), et qui se lirait selon une perspective anthropomorphique : les différentes phases de l’œuvre dans son ensemble en seraient les différents âges. L’œuvre beckettienne mettrait ainsi en scène une intériorité qui évoluerait au fil des textes comme un individu au fil des années, « le corpus beckettien prenant la forme d’un individu pourvu d’une temporalité ».
La lecture téléologique que propose ce livre ne souscrit pas cependant à l’idée de dépouillement ou d’appauvrissement progressif de l’écriture (que l’œuvre et son auteur revendiquent par ailleurs), mais envisage cette trajectoire cyclique « à l’aune de la question du mythe » (p. 9). Contrairement à l’idée du récit beckettien comme étant toujours “en train de” finir ou de commencer, l’auteur s’attache à démontrer que le récit tel que Beckett le présente dans son œuvre littéraire préexiste à sa narration, et fonctionne selon des modalités énonciatives spécifiques au mythe. Lue à travers le prisme mythique, l’œuvre admet, dès lors, une structure archétypale qui influence tous les constituants du discours. Hudhomme s’intéresse à la temporalité interne que construit ce type de narration et, plus particulièrement, à ses bouleversements chronologiques subjectifs. Elle montre qu’au fil des textes, les marqueurs temporels se dissipent et laissent place à une narration ekphrastique focalisée sur le lieu : lieu qui serait l’expression d’un “soi” (et non d’un “moi”) dont les contours se dessineraient à la lumière d’un “œil” narratif (et non d’une voix). L’énonciation devient alors la lumière qu’un regard porte sur un espace qui serait l’expression d’une intériorité extérieure, c’est-à-dire, d’un soi investi en tant qu’actant ou personnage archétypale. C’est en ce sens que Solveig Hudhomme parle généralement d’une « géométrie du soi » (p. 23, 187, 225, 236) selon la forme cylindrique, 441rotonde ou cubique que prend cette représentation. L’élaboration du mythe de soi – ou du soi – est ainsi celle d’une entité mythique protéiforme, tout à la fois pronom (impersonnel), intériorité, utopie, et personnage archétypal.
Au cours des neuf chapitres de cette étude, l’auteur analyse les différentes parties ou “constituants” du discours mythique beckettien. Son analyse porte, par conséquent, sur l’œuvre entière, mais privilégie le genre narratif qui se prête plus aisément à l’analyse structurale du récit telle qu’elle est pratiquée ici. Dans son premier chapitre, elle aborde les difficultés terminologiques pour circonscrire la notion générique de “mythe” à celle de répétition. Poursuivant l’idée d’un récit fondateur, elle identifie des « canevas » narratifs (p. 9, 20, 52, 96, 310) structurés autour de certains motifs itératifs à partir desquels se construit une mémoire interne constitutive de l’entreprise de mythification et mystification, deux stratégies que relie opportunément la paronymie. Les mythologies beckettiennes, comme le titre de ce chapitre l’indique, reviennent sur quelques “mythèmes” que Hudhomme préfère aux “graphèmes” bien connus des critiques : mystère autour de la date de naissance de l’auteur, épisode du hérisson, celui de la réplique blessante de la mère, etc., pour designer ces « unités constitutives » (p. 34) du mythe beckettien.
D’autres motifs narratifs participant de cette architexture mythique sont aussi analysés dans certains récits (Compagnie, Le Dépeupleur, Mercier et Camier, L’Innommable, Molloy), et montrent comment l’œuvre participe de sa propre mythification en créant ses propres réseaux de signification et ses propres thématiques. Dans une veine similaire, le personnage beckettien réapparait d’un texte à l’autre et renforce l’idée d’une lignée mythique qui transcende les frontières textuelles. Pour Hudhomme, cette continuité tutélaire est l’un des éléments assurant l’unicité de la source énonciative et de sa mémoire scripturale.
Les chapitres suivants explorent les problématiques clefs de cette mythologie beckettienne et de sa singulière « inaptitude au récit » (p. 68). Parce qu’elle est déjà écrite, la “fable” beckettienne, pour reprendre le terme de Compagnie, se refuse à la mise en intrigue (rien ne se passe), mais dessine les contours d’une entité qu’Hudhomme identifie au “soi”. Cette absence de narration est renforcée par certains choix éditoriaux, par des trouvailles génériques et des inventions lexicales. Le désancrage référentiel pousse également le narrateur à recourir au matériau mythique et à « ses formes fondatrices » (p. 89), comme Hudhomme le remarque dans Textes pour rien.
442Dans le troisième chapitre, l’auteur montre plus précisément comment le dysfonctionnement de la deixis, l’utilisation des participes et « le travail sur les modes » (p. 132) participent d’une « entreprise de détemporalisation » (p. 133) qui mythifie et mystifie la situation d’énonciation. Au lieu d’une subjectivité “présente” et “ici” se trouve toujours un ailleurs spatial et temporel, autrement dit, « un lieu d’énonciation qui se trouve hissé au statut du mythe » (p. 108). Comme l’auteur l’analyse dans les textes tardifs comme Soubresauts, les formes infinitives éludent le sujet et toute inscription temporelle, pour laisser la place à l’image imaginaire, c’est-à-dire « les contours d’un tableau à investir » (p. 135).
C’est précisément à l’œil comme personnage – objet et source de création – que s’intéressent les chapitres 4 et 5. Explorant le rôle de la lumière et de l’œil dans Film et dans plusieurs œuvres dramatiques, Hudhomme suggère un schéma actantiel dans lequel œil et lumière deviennent les instances d’un discours sollicité par l’image et le regard.
Le sixième chapitre s’attarde sur la question de l’intériorité et de l’altérité et d’un parti pris énonciatif selon lequel tout se passe « dans une tête » (p. 209). Hudhomme identifie ainsi une « scène intérieure » (p. 200) dont la perception requiert un nouveau langage, un nouveau « code » comme Molloy l’évoque dans ses interactions avec sa mère (cité p. 201) et le narrateur du Dépeupleur dans ses descriptions « du code des grimpeurs » (cité p. 203). Il semble s’agir d’un langage de l’image (ou de l’imaginaire) qui serait à même de porter l’introspection narrative (diégétique). À cet égard, Le Dépeupleur, Mal vu mal dit ou, exemple par excellence, L’Innommable, sont les œuvres dans lesquelles les constructions mythologiques telles que l’œil et la voix exemplifient le double impératif narratif « se voir, se parler » (p. 222).
Les derniers chapitres tentent de capturer cette idée du soi, son expression et ses effets sur l’œuvre. Envisagée comme une entité spatiale liminaire, le soi est en ce sens « un lieu témoin » (p. 323) auquel on aurait délégué la responsabilité de voir et de montrer, c’est-à-dire simplement, de créer.
Nadia Louar
443*
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Kleinberg-Levin, David. Beckett’s Words: The Promise of Happiness in a Time of Mourning. London | New Delhi | New York | Sydney, Bloomsbury, 2015. 313 p.
Dans son propos comme dans son architecture, l’ouvrage de David Kleinberg-Levin ne manque pas d’originalité. Délibérément philosophique dans son approche de l’œuvre de Beckett, l’étude est ondoyante et multiplie les éclairages, entrant en dialogue avec Hegel, Kant, Benjamin, Adorno, Derrida, Badiou, entre autres. Cette érudition vise à nous faire pénétrer au « royaume de la théologie politique », afin de montrer en quoi les « mots de Beckett » se rapportent à des questions relatives à la foi et à l’espoir (p. 3). C’est en prenant appui sur Adorno que l’auteur avance l’hypothèse que « même dans les plus sombres des histoires de Beckett » il est possible de percevoir une « promesse minimale de bonheur » (p. 3).
Dans un long prologue, Kleinberg-Levin avance l’idée que l’œuvre de Beckett porterait les traces d’« une promesse utopique ou messianique » (p. 9), tout en reconnaissant que ces « figures allégoriques, métaphores, allusions » peuvent être des plus ambiguës. Le bonheur dont l’auteur perçoit la « promesse » est défini par lui « comme un enjeu de justice, la manière la plus humaine d’être avec les autres : ce que la théorie critique de la société, nourrie des travaux de Hegel et Marx, désigne par le concept de “réconciliation”. Notre rédemption profane : un bonheur justifié – sans le Dieu de nos pères ». Dès ce prologue, l’auteur prend ses distances par rapport aux tentations de lire l’œuvre de Beckett comme une œuvre radicalement nihiliste. À ce stade, l’auteur estime que la « promesse de bonheur » n’annule pas la possibilité du nihilisme, que « les mots peuvent toujours exprimer » (p. 11), mais il refuse de voir dans les textes de Beckett une œuvre qui « prônerait le nihilisme » (p. 51) : selon lui, « l’ultime effet, comme dans « Assez » et Ill Seen Ill Said, est de confirmer, contre le nihilisme, le pouvoir souverain de l’imagination de l’écrivain » (p. 60). Sensible aux « petites épiphanies » textuelles (p. 27), Kleinberg-Levin estime que « Beckett non seulement tente de renouveler 444ou de réinventer les énergies créatives du langage, mais aspire aussi à éclairer notre expérience du monde, que nous habitons avec trop peu d’attention et trop peu de soin » (p. 66). Serait à l’œuvre dans les textes de Beckett « une dialectique de la négation » fortement attachée à une « promesse de réconciliation, à une promesse de bonheur » (p. 69). Au terme ou presque de ce prologue, Kleinberg-Levin précise son objet : rendre compte de ce que dit Beckett de la « justice divine et profane – la théodicée et son équivalent séculaire – dans le monde moderne » (p. 71).
Selon les termes de l’auteur, la principale hypothèse de la première des trois parties de cet ouvrage, intitulée No Theodicy : A Chance of Happiness ?, est que « la négativité de Beckett est profondément dialectique » (p. 87), dans la mesure où le nihilisme s’inscrit ici « dans une dialectique qui suscite des espoirs de rédemption » (p. 88). La lecture que l’auteur propose veut rendre compte de « l’effondrement de toutes les théodicées » (p. 89), mais elle précise ses réticences à l’égard des lectures « nihilistes », si l’on entend par nihilisme une « négation de la vie, une négation de la possibilité de trouver un sens à l’existence et un refus de reconnaître que pour bien des valeurs il vaut la peine de vivre et de lutter » (p. 93). Malgré l’ambivalence de son rapport au langage, l’œuvre de Beckett témoignerait d’une « foi dans le langage » (p. 95) et porterait les traces d’une « promesse utopique de bonheur » : Kleinberg-Levin attire l’attention en particulier sur des images de paradis, d’amour et de tendresse. Alternant, dans l’ensemble de son ouvrage, considérations théoriques et microlectures, l’auteur se montre attentif aux motifs les plus suggestifs. Ainsi affirme-t-il que « la promesse d’étoiles que constitue la pluie est une annonce de la promesse du bonheur, une promesse qui apparaît dans la beauté du monde profane en tant qu’illumination profane, une promesse déjà partiellement tenue par le lyrisme […]. » (p. 105). La perspective théologique de Kleinberg-Levin lui permet également de dégager une évolution majeure de l’œuvre : « […] l’itinéraire de Beckett en tant qu’écrivain le mène de récits de voyages à des récits sans mouvement ou presque : des récits qui représentent un monde sans les fins de la téléologie, le jugement de l’eschatologie […]. » (p. 121). De façon succincte, mais synthétique, Kleinberg-Levin suggère les différentes manières de représenter la fin des théodicées, narrative, mimétique, rhétorique, grammaticale (p. 123). Selon lui, chaque « pause et silence dans le dialogue, chaque cas de parataxe […] 445ouvre potentiellement la possibilité d’événements de hasard, mettant fin métaphoriquement à la téléologie et mettant un terme aux verdicts cruels de la théodicée ». Cependant, sauf dans les dernières œuvres de Beckett, à en croire l’auteur, « les revendications de la théologie, sous la forme de la destinée, de la théodicée et de l’eschatologie, continueront à hanter les vies de ses personnages » (125), ce qui ne saurait surprendre si l’œuvre de Beckett ne peut que s’inscrire dans un monde façonné par les « histoires judéo-chrétiennes » (p. 126).
Le deuxième mouvement de l’ouvrage, Paradise : Nowhere – But Here, prend pour objets des « images très concrètes » du bonheur (p. 129) : évocation de la lumière, des étoiles, de la nature, en particulier dans la première “Trilogie”. Ces images ne peuvent en toute certitude être perçues comme « l’annonce de ce qui vient » (p. 131) : le signe pourrait n’être qu’une trace encore persistante. Comme le souligne l’auteur, les personnages de Beckett sont sensibles à la fois à la beauté du monde et aux injustices qui le traversent. Il reste que la beauté même fugitive d’un ciel se fait l’expression d’un désir et d’un espoir.
Kleinberg-Levin souligne dans l’œuvre de Beckett une « dialectique intime entre l’espoir et le désespoir » (p. 151), mais aussi une tension entre un désir, un regret de la théodicée et « un rejet lucide » de celle-ci. Dans cette deuxième partie de son ouvrage, l’auteur s’oppose plus fermement à l’image courante d’un Beckett nihiliste, insistant sur le maintien dans son œuvre d’un profond attachement à une « promesse de réconciliation » (p. 152) : en témoigneraient notamment des figures allégoriques et les moments de lyrisme élégiaque. Selon lui, Beckett aspirerait à représenter le monde à la fois comme il est, et comme il serait une fois rédimé : « […] les personnages de Beckett continuent à espérer, désirer, et attendre […]. Des jours heureux pourraient peut-être survenir – mais cette fois sans Dieu […]. » (p. 169). Analysant plus longuement Ill Seen Ill Said, il souligne que son narrateur continue à lutter contre « la version chrétienne du bonheur – et à lutter contre de vieux mots » (p. 169).
Le dernier mouvement de l’ouvrage, After Hegel, Beckett’s How It Is : Approaching Justice with Infinite Slowness, se veut attentif à une « lutte pour la liberté et la justice ici sur terre – une lutte que Beckett considère […] comme une lutte pour ce qui constitue notre humanité » (p. 185). Il porte plus précisément sur la troisième partie de How It Is, dans laquelle 446se manifeste « la justice, la promesse de bonheur ». Cette focalisation de l’analyse sur ce texte n’empêche pas l’auteur de rappeler que « les pièces et récits de Beckett se font largement les témoins des injustices dans le monde d’aujourd’hui » et qu’ils expriment ou suscitent un certain « désir d’un monde éclairé libéré de la cruauté, de la violence, et de la souffrance » (p. 193). Dans How It Is, Kleinberg-Levin perçoit quelque espoir de dépasser la violence : par moments, le narrateur est intensément gagné par des sentiments proches de l’amour, de la tendresse, ou du besoin d’amour (p. 205). Surgissent même « des rêves, des fantasmes d’un moment de bonheur partagé » : « […] derrière la violence il existe un profond et passionné désir de justice, de relations sociales qui ne seraient plus déterminées par le pouvoir et la force […]. » (p. 206). Dès lors, l’auteur l’affirme : « Ceci n’est pas du nihilisme. » (p. 207) – une empathie, une sensibilité à la souffrance s’expriment sans « sentimentalisme » (p. 209) ni « moralisme ». À cet instant de son argumentation, variés en termes de genres et de périodes sont les textes convoqués où sont plus ou moins brièvement analysées les tensions entre la bonté et la cruauté.
Au seuil du chapitre suivant de cette troisième partie, Redeeming Words, Kleinberg-Levin annonce son intention de se pencher sur une « rhétorique de l’“illumination” » (p. 221). Ses premières pages sont consacrées à la « consolation » que semble procurer dans How It Is la remémoration de l’enfance. Quel lien avec l’espoir ou la promesse d’un bonheur ? L’auteur le reconnaît : « […] toutes ces choses relèvent du passé. […] Cependant les mots qui les évoquent les ramènent dans le présent […]. » (p. 224). La question de la possibilité du bonheur reste ouverte, pour le narrateur lui-même.
Kleinberg-Levin insiste sur le fait que les « histoires » de Beckett ne cessent de « prendre la mesure de l’injustice » (p. 231), de mettre en question la justice du Dieu judéo-chrétien ou la justice humaine. Dans How It Is, comme l’auteur l’observe, prévaut « une justice inhumaine, froidement objective, et strictement mathématique » (p. 241). Dans cette accumulation de calculs, le critique perçoit une « forte protestation contre l’ancienne conception de la justice comme revanche » (p. 243). Surtout, souligne l’auteur, How It Is rend sensible, par le biais de son narrateur, la difficulté de « se libérer de la justice tyrannique de la voix divine » (p. 246).
447À en croire Kleinberg-Levin, dans How It Is – dans ce marais où la justice obéit uniquement au pouvoir de la violence, aux lois de la nature –, les personnages « semblent s’orienter vers la justice – vers leur propre humanité – en un mouvement d’une infinie ou presque infinie lenteur. Mais comme Benjamin, Beckett nous rappellerait que rien pour nous n’a été promis » (p. 254). L’espoir ici en jeu serait un « espoir qui a abandonné tout espoir, un désir ou une prière qui attend patiemment pour rien, mais vit encore de ce qui peut-être demeure possible » (p. 255).
L’ouvrage de Kleinberg-Levin souffre parfois, paradoxalement, de son érudition. Si, bien souvent, le passage de la théorie à l’analyse textuelle s’opère avec brio, il reste que le nombre imposant de références philosophiques tend à mettre à distance l’œuvre de Beckett, envisagée dans sa diversité et son évolution mais de manière souvent fragmentaire : celle-ci, compte tenu de l’importance du sujet abordé, aurait par moments mérité une attention plus soutenue sur ses aspects proprement littéraires. Fallait-il à ce point mettre l’accent sur la promesse d’un bonheur ? L’ouvrage nous semble plus convaincant quand il suggère qu’à travers de “petites épiphanies”, un bonheur est, déjà, fugitivement atteint.
Yann Mével
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Rabaté, Jean-Michel. Think, Pig!: Beckett at the Limit of the Human. New York, Fordham University Press, 2016. 248 p.
L’ouvrage de Jean-Michel Rabaté fédère treize essais dont la vocation commune est d’aborder l’écriture de Beckett comme le lieu d’une réflexion sur les limites du concept de l’humain : que distingue l’être humain d’un « porc qui pense » ?
448Le premier chapitre présente une synthèse des interrogations soulevées par le thème de la pensée dans l’œuvre beckettienne, en particulier dans ses dimensions éthique et philosophique, c’est-à-dire dans la mesure où Beckett utilise la pensée pour exprimer une critique du « désir régressif » d’instaurer l’humanisme comme philosophie de « l’expérience humaine totale ». Chez Beckett, les représentations du corps et de la pensée ne sont jamais plus “humaines” que dans leur dérèglement ou leur bassesse, et elles constituent ainsi une remise en question perpétuelle de la définition suffisante de l’être humain comme esprit sain dans un corps sain. Rabaté évoque le paradoxe d’une condition qui ne peut se définir que dans la transgression de ses propres limites, paradoxe qui apparaît aussi chez Georges Bataille et Maurice Blanchot. On salue notamment les parallèles établis par Rabaté entre ces questions et l’intérêt de Beckett pour l’écriture du marquis de Sade : on trouve en effet, dans le monde sadien, une illustration frappante de valeurs fondées sur l’excès absolu érigées au rang de système éthique, système qui emprunte le formalisme du rationalisme des Lumières pour mieux déstabiliser la frontière que ce dernier établit entre raison et déraison, humanité et inhumanité.
Ensuite, Rabaté envisage la liminalité de “l’humain” dans le contexte de la sortie virulente de Beckett contre les détracteurs de Work in Progress/Finnegans Wake de James Joyce, dans l’essai « Dante… Bruno. Vico.. Joyce », publié en 1929. Rabaté prend le parti d’appliquer à Beckett sa propre métaphore du « carefully folded ham-sandwich76 » (“sandwich au jambon replié avec soin”) utilisée pour tourner en dérision une certaine complaisance intellectuelle selon laquelle l’œuvre doit se faire le lieu d’une correspondance parfaite entre les deux entités distinctes de la pensée et du langage qui l’illustre. Beckett, quant à lui, défend l’idée d’une contamination mutuelle entre le fond et la forme, position de décatégorisation fondamentale qu’il appliquera à sa propre poétique tout au long de sa carrière artistique. Rabaté suggère que Beckett lui-même, dans cet essai si dense et débordant d’érudition, a produit une sorte de “sandwich” plein à craquer d’ingrédients variés et éclectiques, dont les « dimensions presque obscènes évoquent l’image de l’animal en gestation » (p. 36), repliant ainsi la métaphore initiale sur elle-même.
Rabaté se penche ensuite sur le post-humanisme chez Beckett, concept que ce dernier découvrit certainement par l’intermédiaire de Joyce, qui 449voulait sa Molly Bloom à la fois “pré-humaine” et “post-humaine”, à l’image de la déesse archétypique qui incarne la Terre. Cette liminalité du personnage signale chez Joyce, comme chez Beckett, une aspiration à « dépasser le mélange de psychologie de base et de naturalisme humaniste obsolète » (p. 39) décrié par Beckett comme anthropomorphisme (voir L1, 223). Ceci souligne l’intime relation entre poétique, esthétique et éthique qui apparaît dès les premiers textes de Beckett, chez qui l’association philosophique et esthétique du divin et de l’humain s’accompagne de l’intuition que la subjectivité se forme par le biais du langage (anticipant ainsi les théories déconstructionnistes de la seconde moitié du siècle).
Un quatrième chapitre interroge les enjeux éthiques de cette réévaluation de l’humanisme, que Beckett aborde au travers de la question de la compassion envers les souffrances d’autrui, y compris des animaux, comme l’indique l’effroi du Belacqua de « Dante and the Lobster » à voir ébouillanter sans état d’âme un homard vivant. L’écriture de Beckett – comme celle du marquis de Sade – illustre la difficulté, voire l’impossibilité, d’envisager un système éthique où la justice et l’injustice, l’empathie et la cruauté demeureraient des concepts distincts et polarisés. C’est bien le problème posé par le paradoxe inhérent à la morale chrétienne, où l’idée d’une divinité miséricordieuse côtoie celle d’un Dieu punitif et tortionnaire. Comme l’observa Beckett au cours des années Trente (avant Georges Bataille dans La Littérature et le mal), ce paradoxe infernal se retrouve dans les diverses formes de “sadisme” mises en scène respectivement par Dante, Sade, et Proust. Rabaté note avec raison que la question de la nécessité phénoménologique de la souffrance est une pierre angulaire de l’éthique beckettienne ; c’est pourquoi Arnold Geulincx, occasionnaliste belge du xviie siècle, offre à Beckett une alternative à l’impasse morale de la réversibilité de l’injustice en justice, en adoptant une position d’ignorance et d’impuissance absolues, et donc une philosophie qui prend l’humilité comme point de départ et mène ainsi à une éthique de la compassion.
Pour Beckett, l’attrait de la pensée de Geulincx s’inscrit dans un intérêt plus vaste pour les limites du rationalisme (en particulier kantien et cartésien) comme prémisse d’un quelconque système éthique ou d’une quelconque méthode épistémologique. Rabaté rappelle que le Descartes de « Whoroscope » et Murphy n’est pas le froid logicien du Discours de la méthode, mais un excentrique superstitieux qui juge « détestable » tout 450œuf couvé pendant moins de huit jours et prend son horoscope très au sérieux. En cela, Beckett anticipe la position de Derrida dans sa célèbre querelle avec Foucault au sujet de l’interprétation du cogito comme inclusif de la folie. C’est en partie sa lecture atypique de Descartes qui rapproche Beckett du « Ubi nihil vales, ibi nihil velis » (« Là où tu n’as aucun pouvoir, garde-toi de vouloir77 ») de Geulincx et lui permet de déduire (en passant par le « Si enim fallor, sum » de saint Augustin) une éthique de l’ignorance et un impératif moral à partir d’une conception obsolète du savoir et de la vérité. Rabaté ne reformule pas cet impératif que l’on peut entendre comme suit : J’échoue mieux, donc je suis (peut-être), mais suggère que le style lapidaire qui fut souvent interprété comme une décision esthétique minimaliste de Beckett est en réalité l’expression d’une position éthique. Chez Beckett comme chez Proust, l’événement textuel a lieu en partie en raison d’un impératif créatif absolu.
Le chapitre six examine la relation entre esthétique et éthique en se focalisant sur les trois dialogues entre Beckett et Duthuit : comment la notion d’échec élevée au rang de poétique peut-elle conduire à une position de liberté artistique ? Cette question renvoie aux débats qui animaient l’avant-garde sur la place de l’abstraction dans le modernisme après la Seconde Guerre. Certains, dont le peintre André Masson, voyaient dans l’art abstrait l’ultime solution au problème central de la représentation posé par les limites formelles qui s’imposent à l’artiste, tandis que Beckett se méfiait de la notion de progrès, trop romantique ou naïve pour guider les artistes à une époque dominée par l’incertitude. Il se tenait tout aussi à l’écart de l’humanisme engagé d’un Sartre ou même d’un Breton, pour qui l’art avait un devoir de représentation, et leur préférait Bram van Velde, qui « exemplifiait une tentative de peindre l’impossibilité de peindre », position qui place l’éthique avant l’esthétique en raison de la situation d’impuissance qu’elle présuppose.
Le sujet de l’éthique de la représentation permet à Rabaté d’embrayer sur un chapitre retraçant la réception critique de la philosophie kantienne par Beckett, avec un accent particulier sur les notions antagonistes de Sublime et de Bathos dans ses textes et leur utilité pour interpréter les mouvements de son écriture entre l’éthique et l’esthétique. On pourra 451regretter que l’argument général ne s’esquisse pas avant la fin du chapitre, qui propose une lecture convaincante d’Eleutheria comme mise en scène critique de la notion kantienne controversée de liberté inconditionnelle, dont Victor Krap incarne les limites dans une « farce excrémentielle combinant la torture et le bathos » (p. 106).
Dans le huitième chapitre, adapté d’un texte en français publié en 200478, Rabaté entreprend la tâche importante d’analyser l’éthique beckettienne et ses ramifications esthétiques en tenant compte non seulement de sa lecture de Kant mais aussi de son intérêt pour le marquis de Sade. Adorno et Horkheimer avaient déjà, au lendemain de la Shoah, dénoncé la machine idéologique nazie comme héritière de l’impératif catégorique kantien, qui prétend déduire une loi morale absolue d’un processus logique aussi implacable qu’inhumain. À travers une analyse de la figure du rat dans Watt, Rabaté démontre avec brio que ce texte illustre la relation entre les limites de la raison kantienne et la possibilité d’une cruauté sans limites – relation formaliste qui conduit, par exhaustion, à une négation totale de la compassion, qui se manifeste notamment chez Beckett par une esthétique de la torture et de la transgression.
Le chapitre suivant explore l’hypothèse que le rire chez Beckett provient du bathos associé à la naissance. Rabaté évoque les implications éthiques du rire beckettien à la lumière d’Adorno et Bataille, ainsi que des occurrences de rire bergsonien (c’est-à-dire suscité par la combinaison du mécanique et de l’humain) notamment dans La Dernière bande. Il juge cependant Beckett plus proche d’une conception ferenczienne ou même freudienne du rire comme « geste unissant le corps et la psyche » (p. 126).
Le dixième chapitre propose une exégèse des commentaires d’Adorno et de Badiou sur l’œuvre de Beckett et souligne leurs contrastes : l’un y voit une dialectique de la négation par laquelle le refus de positionnement politique est lui-même toujours une forme d’engagement (contrairement au nihilisme), tandis que l’autre y trouve l’affirmation d’une éthique positive, d’un increvable courage. Rabaté observe que malgré l’importance de la notion d’événement dans la pensée de Badiou, celui-ci, au contraire d’Adorno, « refuse obstinément de parler de la Shoah comme d’un 452événement absolu ou d’un état “d’exception” qui incarnait le mal au sens le plus radical du terme » (p. 152). Il est conclu avec justesse que, bien que l’œuvre de Beckett demeure discrète à ce sujet, sa conception de l’événement est bien plus similaire à celle d’Adorno.
Puisque chez Beckett la forme est avant tout une question d’éthique, l’impératif créatif signifie un devoir de chercher non seulement comment “bien dire” mais aussi comment “bien” traduire. On peut considérer son évolution stylistique, avec ses fluctuations entre la logorrhée, la condensation et la soustraction, comme le pendant de cette recherche formaliste. Rabaté décrit les immenses difficultés rencontrées par Beckett pour traduire certains textes (écrits par lui-même ou par d’autres), en particulier des aphorismes ou poèmes dont les exigences formelles posent parfois des problèmes insolubles.
Le thème des limites de “l’humain” est ensuite abordé par le biais du rôle de l’espace dans l’écriture beckettienne, en particulier des villes qui ont compté pour Beckett et se retrouvent dans ses œuvres, qui ancrent des expériences profondément humaines dans une topographie qui souvent ne l’est pas – comme dans le cas du village de Saint-Lô, dévasté par les bombes pendant la guerre et hantant de ses ruines les paysages beckettiens.
Le choix de Beckett d’écrire en français, nous dit Rabaté, n’est pas tant le résultat d’un mouvement géographique que d’une décision incarnant tout un programme littéraire. Beckett déployait déjà un français agile dans l’essai-canular « Le Concentrisme » en 1931, mais, suggère Rabaté, c’est avec ses premiers poèmes après son installation à Paris en 1937 que Beckett commence à entrevoir les possibilités lyriques de cette langue. Rabaté parcourt le paysage intellectuel dans lequel le style de Beckett a continué à se développer, s’arrêtant en particulier sur Barthes, qui voyait lui aussi la « moralité de la forme » comme un enjeu essentiel de l’écriture au xxe siècle, et le concept du “degré zéro de l’écriture”, une “écriture neutre” que Barthes identifie comme fondamentalement liée à l’éthique. À travers son acharnement et sa persévérance à chercher une nouvelle langue, l’œuvre de Beckett incarne à la fois la souffrance inhérente au devoir de parler et l’espoir indéfectible d’atteindre une “catastrophe” qui précipitera peut-être une fin, un autre silence.
Avec ce volume, la critique beckettienne s’est enrichie d’une réflexion inédite et ambitieuse sur l’ambiguïté constitutive de la notion d’humain 453chez Beckett, dont Rabaté décline les implications éthiques, esthétiques et poétiques avec maestria. Il faut noter malgré tout une certaine impression d’accumulation ou d’hétéroclisme à la lecture, amplifiée dans certains chapitres par un manque d’explicitation de l’argument général, qui s’égare par moments dans les multiples strates de ce qu’on pourrait décrire comme un (excellent) mille-feuilles au jambon… Quoi qu’il en soit, Think, Pig ! constitue une démonstration magistrale de l’importance de continuer d’interroger une modernité et un humanisme plus que jamais en crise à travers l’œuvre de Beckett au xxie siècle.
Elsa Baroghel
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Horchani, Faouzi. La Raison et son double dans le théâtre de degré zéro : Ionesco, Beckett et Adamov. Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2014. 306 p.
Tout commence avec un titre à tiroirs, qui situe d’emblée la réflexion sur ces trois dramaturges au confluent d’appareils critiques fournis respectivement par Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double, Roland Barthes dans Le Degré zéro de l'écriture, et par les nombreux systèmes philosophiques et psychanalytiques qui ont voulu théoriser l’opposition apparente entre les concepts de raison et déraison. Horchani résume ainsi la portée de son travail : « […] nous montrerons […] la manière dont l’étrangeté, issue de l’imagination des dramaturges, est intimement liée à la folie et les modes qu’emprunte ce théâtre de “l’imaginaire” pour investiguer et décrypter “l’activité de l’inconscient”. » (p. 13).
Le corpus choisi se compose de La Parodie et L’Invasion d’Arthur Adamov, de Fin de partie et En attendant Godot de Samuel Beckett, et 454de La Cantatrice chauve et Rhinocéros d’Eugène Ionesco. La structure de l’ouvrage, qui semble se vouloir dialectique, est annoncée ainsi dans l’introduction : la première partie s’intéresse à « l’apport déterminant de la raison et de son rôle constitutif dans la création dramatique » (p. 25) ; la seconde au « caractère “psychodramatique” » (p. 26) du théâtre en question et aux « limites de la raison » (p. 53) par le biais d’une analyse de la dérision comme « produit de l’inconscient » (p. 61). Enfin la troisième partie examine la dislocation du langage chez les trois dramaturges et pose la question suivante : « […] la fragmentation est-elle un phénomène structurel ou une manifestation de la folie ? » (p. 26).
Vaste programme, dont on ne pourra que saluer l’ambition… et déplorer l’exécution dès l’introduction. Même le lecteur le plus bienveillant regrettera le manque de précision, d’élégance et de contextualisation des arguments et de leur exposition ; l’expression est nébuleuse, alambiquée et abondamment constellée de fautes de frappe, d’erreurs de grammaire et d’oublis qui entravent inutilement la lecture et trahissent sans doute un encadrement éditorial insuffisant. Les commentaires concernant la fonction de la dérision illustrent tristement cet état de fait : « Au début, la situation de la dérision est ambiguë. Est-ce qu’elle est un caprice ou un état d’esprit que tout un chacun se sent circonscrit par ces rayonnements ? » (p. 53). Les formules vagues et les platitudes remplacent les arguments. Comment comprendre, par exemple, l’affirmation que « [les trois dramaturges] veulent montrer que la dérision, en tant que procédé d’écriture, a la capacité de rendre la vie plus vivable et de donner lui une dimension plus élargie et plus profonde. » (p. 55) ? La réflexion portée sur le couple raison/folie n’est pas beaucoup plus heureuse et s’étaie de généralisations aussi douteuses qu’obscures, telles que « la raison a ontologiquement triomphé et le théâtre de degré zéro a été dominé par elle à partir de sa métaphysique » (p. 24).
La volonté de placer Beckett, Adamov et Ionesco sous l’égide générique du « théâtre de degré zéro » semble forcée et superficielle (le nom de Barthes n’est d’ailleurs mentionné qu’à trois reprises dans l’ensemble de l’ouvrage), et ce projet a pour effet de lisser – voire d’ignorer totalement – la spécificité de l’écriture de chaque dramaturge. Ceci donne lieu notamment à une glose beckettienne on ne peut plus problématique, par exemple, dans l’affirmation répétée que le « théâtre de degré zéro » a une vocation « thérapeutique » (p. 23) et « libératrice » réalisée grâce 455à la catharsis, « essentiellement un état dans lequel l’acteur comme le spectateur se sent transporté hors de Soi et du monde sensible. Par les techniques de la représentation […], tout le groupe retrouve son calme comme le malade qui revient à la santé par le traitement médical. On constate donc que la catharsis d’Ionesco, de Beckett et d’Adamov est le moyen thérapeutique le plus efficace dans leur théâtre » (p. 177). Ces remarques sont d’autant plus extraordinaires que le théâtre beckettien incarne bien davantage une résistance à la possibilité même de résolution par catharsis, une esthétique du “peut-être”, et une volonté de susciter chez le spectateur le même sentiment d’agonie perpétuelle qui afflige les personnages, ainsi que Beckett l’a confié à Alan Schneider dans une lettre de septembre 1958.
Ce livre souffre aussi d’une psychologisation excessive des personnages (et de leurs créateurs !) – bien qu’Horchani affirme que les trois dramaturges ont été « affectés par l’antipsychologisme » – sans pour autant examiner plus avant les implications de ce terme. Adamov, Beckett et Ionesco seraient donc des « dramaturges-thérapeutes » (p. 22) et l’on pourrait concevoir personnages et acteurs comme leurs patients, et le théâtre comme la salle d’analyse. Le lien longuement établi entre le rêve et la situation scénique, s’il se justifie dans une certaine mesure, a pour effet de confondre l’analyse du critique littéraire avec celle du psychanalyste. La notion de dérision est laborieusement associée au domaine de l’inconscient (soit), mais les fonctions discursives de cet humour ne sont jamais envisagées ; pourtant, chez Beckett, une de ces fonctions est précisément de manifester son scepticisme vis-à-vis du mythe de la thérapie comme “solution” aux tourments de l’expérience humaine79, ne serait-ce que parce que toute foi en la notion même de solution est une impossibilité dans son œuvre.
Pour nuancer ces critiques, il faut toutefois souligner quelques observations bien plus convaincantes, comme celle que « la dérision […] a permis aux dramaturges de railler une dramaturgie de connivence (le théâtre traditionnel) et “son côté prévisible” » (p. 135). On pourra également saluer l’attention prêtée à l’espace scénique, au corps de l’acteur et aux accessoires, même si les exemples inspirés de représentations 456spécifiques pourraient être plus nombreux. La troisième partie contient entre autres des considérations pertinentes sur l’étrangeté de la langue, dans laquelle « les lieux communs et les clichés ont remplacé le langage expressif » (p. 245).
Dans l’ensemble, et bien qu’il laisse deviner une forte sensibilité littéraire et un intérêt profond pour les pièces qu’il examine, ce travail ne remplit malheureusement pas les critères d’un ouvrage de référence. Ce qui ne revient pas à dire que le projet lui-même est sans fondement, mais qu’il mériterait une définition plus minutieuse et une approche critique mieux adaptée à la complexité de l’entreprise.
Elsa Baroghel
1 Paul Éluard, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1968 : André Breton et Paul Éluard, « Note à propos d’une collaboration » (Préface à l’édition en langue japonaise de L’Immaculée conception), (p. 1428).
2 Llewellyn Brown, Beckett, les fictions brèves : voir et dire, Caen, Minard, « Bibliothèque des lettres modernes », 2008.
3 Samuel Beckett cité in Dougald McMillan et Martha Fehsenfeld, Beckett in the Theatre, London, Calder, 1988, p. 163.
4 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1975, p. 80.
5 Suzanne Dow, « Lacan avec Beckett », L. Brown trad. (SB6, 339-362).
6 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1966, p. 493-528 : « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » (p. 517).
7 Samuel Beckett cité in James Knowlson, Damned to Fame : The Life of Samuel Beckett, London/Berlin/NewYork, Bloomsbury, 1997, p. 177 ↔ James Knowlson, Beckett, Oristelle Bonis trad., Arles, Actes Sud, « Babel », 2007, p. 300.
8 Conférence londonienne de Jung en 1935, à laquelle Beckett assista en compagnie de Bion.
9 Franz Kaltenbeck, « La psychanalyse depuis Samuel Beckett », Savoirs et Clinique, Érès, 2005/1 no 6, p. 191-200 (p. 194).
10 Lacan, Écrits, op. cit., p. 237-322 : « Fonction et champ de la parole et du langage dans la psychanalyse » (p. 319).
11 Daniel Katz, Saying I no more : Subjectivity and Consciousness in the Prose of Samuel Beckett, Evanston [Illinois], Northwestern University Press, 1999. p. 86.
12 Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, t. III, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1988, p. 126-128.
13 « I was born old » (Beckett cité in Lawrence Harvey, Samuel Beckett : Poet and Critic, Princeton UP, 1970, p. 119).
14 Comme Elizabeth Barry le note dans ce même ouvrage (p. 207).
15 Voir aussi son article : « Une lecture post-apocalyptique du silence dans Textes pour rien de Samuel Beckett » (SB6, 101-124).
16 Serge André, Que veut une femme ?. Paris, Seuil, « Points ; essais », 1995, p. 67-88 : « Premier mensonge ».
17 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, Les non-dupes errent, leçon du 17 février 1974 (inédit).
18 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1975, p. 57.
19 Voir le compte rendu dans ce même volume, infra p. 363-365.
20 Les collections du musée sont accessibles via le catalogue en ligne de la National Art Library (<http://catalogue.nal.vam.ac.uk/ipac20/ipac.jsp?profile=> [page consultée le 6 août 2020]).
21 Consulter ici : <https://www.reading.ac.uk/staging-beckett/> (page consultée le 6 août 2020).
22 Voir : <https://jmgouvard.wixsite.com/performingbeckett> (page consultée le 6 août 2020).
23 Voir le compte rendu dans ce même volume (supra, p. 360-363).
24 Voir la remarque d’Anthony Cordingley concernant ce terme (supra, p. 430).
25 Il cite Matthijs Engelberts (p. 11).
26 On lira aussi avec profit l’étude de David Lloyd, « Avigdor Arikha illustre Textes pour rien de Samuel Beckett », Textes pour rien dans La Revue des Lettres modernes, Série “Samuel Beckett”, no 6 : “‘Textes pour rien’ / ‘Texts for Nothing’ de Samuel Beckett : le corps de la voix impossible”, 2018, p. 255-267.
27 Blaise Pascal, Pensées t. I, Michel Le Guern (éd.), Paris, Gallimard, « Folio », 1988, no 126 : « Divertissement », p. 118.
28 Expression en hommage au Neutre, que Roland Barthes définit comme l’acte de « mettre quelque chose en état de variation continue » (cité p. 58).
29 Michel de Certeau, La Fable mystique : xvie-xviie siècles, vol. 2, Luce Giard (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2013, p. 75.
30 Voir le compte rendu du volume par Dirk Van Hulle et Shane Weller consacré à The Making of Samuel Beckett’s “L’Innommable” /“The Unnamable” (SB6, 470-472).
31 Samuel Beckett in Gabriel d’Aubarède, « En attendant Beckett », [entretien avec Samuel Beckett], Les Nouvelles littéraires, no 1746 [Paris, Larousse], 16 février 1961, p. 7.
32 “volonté de défaire” : expression inventée par Stanley E. Gontarski dans le titre de son livre The Intent of Undoing in Samuel Beckett’s Dramatic Texts, Bloomington, Indiana UP, 1985.
33 Samuel Beckett cité par Israel Shenker, « Israel Shenker in “New York Times” » (5 mai 1956), p. 146-149 in Lawrence Graver et Raymond Federman (dir.), Samuel Beckett : The Critical Heritage, London, Routledge, 1979, (p. 148).
34 Voir le compte rendu ci-dessus : Dirk Van Hulle, The Making of Samuel Beckett’s “Krapp’s Last Tape” / “La Dernière bande”.
35 En 2005. Voir <http://www.ccic-cerisy.asso.fr/beckettTM06.html> (page consultée le 7 juillet 2019).
36 Jo Baker, A Country Road A Tree, London, Doubleday, 2016.
37 Pour le thème de la chute, voir Sjef Houppermans, Samuel Beckett et compagnie, Amsterdam/New York, Rodopi, 2003.
38 Voir aussi son étude fondamentale : L’Œuvre sans qualités : rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil, 1994.
39 Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur : anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997. Son décès, en septembre 2018 à l’âge de 59 ans, nous remplit de tristesse.
40 Voir, dans ce même volume, le compte rendu consacré à Jonathan Boulter, Posthuman Space in Samuel Beckett’s Short Prose (p. 414-417).
41 Jean Sévillia, Les Vérités cachées de la Guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2018.
42 La guerre d’Algérie fut menée en termes de djihad (Roger Vétillard, La Dimension religieuse de la guerre d’Algérie (1954-1962) : prémices et conséquences, ÉditionAtlantiS, 2018).
43 Gabriel d’Aubarède, « En attendant Beckett », [entretien avec Samuel Beckett], Les Nouvelles littéraires, no 1746 [Paris, Larousse], 16 février 1961, p. 7.
44 Version brochée : ISBN 9781107427815, 19,99 € ; version reliée : ISBN 9781107075191, 52 €.
45 On lira, par exemple, l’analyse de la nouvelle « Le Souci du père de famille » par Kafka (Jean-Claude Milner, La Puissance du détail : phrases célèbres et fragments en philosophie, Paris, Grasset, « Figures », p. 67-82 : « Platon, interprète de Kafka »).
46 Christian Fierens précise que chez Lacan : « Être, signifiant, jouissance sont imprédicables. » (Lecture de “Encore” : cours de 2005 sur le livre XX du “Séminaire” de Lacan, Fernelmont, E.M.E., « Documents du CEPSY ; 2 », 2018, p. 74).
47 Nous faisons allusion ici à ce qu’affirment Freud et Lacan au sujet des liens entre littérature et psychanalyse (voir Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2001, p. 191-197 : « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein [p. 192-193]).
48 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1975, p. 20.
49 Motif emprunté aux armoiries de la maison de Borromée (Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2011, p. 91), composé de trois anneaux indissociables, et auxquels Lacan attribue les identités des registres symbolique, imaginaire et réel.
50 Cet élément supplémentaire n’entre pas dans une addition, mais réactive le zéro du réel (voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2006, p. 379).
51 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2005, p. 13.
52 Christian Fierens montre que chacune des formules a besoin des autres, en sorte qu’il existe une relance incessante de l’une à l’autre (Christian Fierens, Lecture de “Encore” : cours de 2005 sur le livre XX du “Séminaire” de Lacan, Fernelmont, E.M.E., « Documents du CEPSY ; 2 », 2018).
53 Lacan, Encore, op. cit., p. 55, 87.
54 Lacan affirme qu’il est « l’équivalent du réel » (Lacan, Le Sinthome, op. cit., p. 139). Voir le commentaire de Christian Fierens, Lecture du Sinthome, Toulouse, Érès, 2018, p. 390.
55 Lacan, Le Sinthome, op. cit., p. 167.
56 Lacan, Encore, op. cit., p. 130.
57 Le terme lalangue (faisant écho au mot lallation), repose sur des équivoques qui demeurent sans résolution dans une logique de la signification (Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2001, p. 490).
58 Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1991, p. 58.
59 Voir nos deux textes : « Note liminaire », p. 9-13 in Yann Mével (dir.), Samuel Beckett et la culture française, Paris, Lettres modernes – Minard, « Carrefour des Lettres modernes », 2019 ; « Quel Lacan pour quel Beckett ? étude de la critique anglophone et française », p. 255-291 in idem. 2019. Signalons, dans notre Série : Bruno Geneste, « Samuel Beckett, l’“entre” vivifiant de lalangue et l’hiatus sinthomatique » (SB4, 89-188).
60 Certes, Lacan avait initialement affirmé cette distinction (Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1966, p. 830). Cependant, Christian Fierens souligne que pour Lacan, « l’inconscient ne se pose qu’à partir de l’effet du langage » (Lecture [de :] “D’un discours qui ne serait pas du semblant” : cours “Lire-en-psychanalyse” de 2009-2010 sur le livre XVIII du Séminaire de Lacan [2012], Bruxelles, E. M. E. & Intercommunications, « Lire en psychanalyse », 2013, p. 154). C’est dire que “l’autre jouissance” [réelle] n’est pas accessible “en soi”, mais est toujours posée comme autre de la jouissance phallique : symbolique et réel sont envers et endroit du même inconscient. Le réel n’existe pas en tant que tel, mais se signale par la lettre, qui marque le point d’achoppement sur un impossible ; il est l’aboutissement d’un processus. « […] on ne peut pas tracer nettement la distinction entre un discours qui serait du semblant et un discours qui ne le serait pas, la limite est purement discordantielle. » (Fierens, Lecture “d’un discours”, op. cit., p. 176) ; c’est-à-dire qu’elle est marquée par l’incertitude entre oui et non, dont le seuil serait le ne dit “explétif”, privé du forclusif.
61 Lacan, Encore, op. cit., p. 110.
62 Selon Fierens, cette passion est le savoir qui bute sur la barre qui désigne l’impossible (Fierens, Lecture de Encore, op. cit., p. 145). À ce titre, c’est « le travail du savoir », notamment dans le discours de l’analyste, où le savoir situé en place de la vérité, demeure inaccessible (Fierens, Lecture de “Encore”, op. cit., p. 277). Patrick Valas précise que l’idée d’un “inconscient réel” était une regrettable invention de la part de Jacques-Alain Miller (Patrick Valas, « Une École impossible de la psychanalyse », media électroniques, le 23 aout 2015, revisité le 23 aout 2018).
63 Geneste, « Beckett avec Lacan : l’humus-humain et le plus-humain », colloque « Beckett et le non-humain », Bruxelles, 8 février 2019 (inédit).
64 C’est l’aspect qui n’est pas étudié en lien avec « Imagination morte imaginez » et « All Strange away » (p. 177-181).
65 Jacques Lacan, Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines (1975-11-25, Yale University, Law School Auditorium), paru dans Scilicet no 6/7, 1975, p. 38-41.
66 À ce sujet, nous recommandons l’excellent livre de Guillaume Gesvret, Beckett en échos : rapprochements arts et littérature, Paris, Lettres modernes – Minard, « Bibliothèque des Lettres modernes », 2018.
67 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1975, p. 100.
68 Christian Fierens, Lecture de “Encore” : cours de 2005 sur le livre XX du “Séminaire” de Lacan, Fernelmont, E.M.E., « Documents du CEPSY ; 2 », 2018, p. 266.
69 German Arce-Ross, « Passions en ruines et réveloppement des racines affectives » (<https://www.psychanalysevideoblog.com/category/ecrits/> [page publiée le 3 avril 2019, consultée le 6 août 2020]).
70 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1981, p. 128.
71 Voir Nicolas Doutey (dir. et préface), Notes de Beckett sur Geulincx, Besançon, Les Solitaires intempestifs, « Expériences philosophiques », 2012, p. 51.
72 P. 158. « tout bas » (L3, 357) était un titre que Beckett envisageait en 1960.
73 Ainsi qu’il le souligne (p. 160). Voir aussi, à ce propos, notre compte rendu du livre de Iain Bailey, Samuel Beckett and the Bible (SB6, 396-403).
74 Beckett cité in Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Paris, P.O.L, 2007, p. 32.
75 Samuel Beckett à Alan Schneider, 19 décembre 1957 (Maurice Harmon [éd.], No Author Better Served : The Correspondance of Samuel Beckett and Alan Schneider, Cambridge [Mass.], Harvard University Press, 1998, p. 24).
76 Samuel Beckett, Disjecta. London, John Calder, 1983, p. 19.
77 Traduction proposée par Sjef Houppermans dans « En bateau », Acta fabula, vol. 14, no 3, « Beckett, de mal en pis », mars-avril 2013 (URL : <http://www.fabula.org/revue/document7776.php> [page consultée le 19 mars 2020]).
78 « Watt/Sade : Beckett ou l’humain à l’envers », L’Inhumain, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 71-83.
79 Les risques des lectures psychologisantes de l’œuvre beckettienne ont été articulés avec brio par Rubin Rabinovitz dans un article de 1989 (« Beckett and Psychology », JOBS, vol. 11/12, p. 65-77).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11051-4
- EAN : 9782406110514
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11051-4.p.0335
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/12/2020
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français