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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : La Revue des lettres modernes
    2020 – 9
    . Samuel Beckett, un écrivain de l’abstraction ?
  • Auteurs : Guipaud (Sybille), Bénard (Julie), Brown (Llewellyn), Sardin (Pascale), Lecossois (Hélène), Hubert (Marie-Claude), Posse (Bernard-Olivier), Parisse (Lydie), Houppermans (Sjef), Bertrand (Michel), Bertaux-d'Orgeville (Rémy), Laranjinha (Natália), Bizub (Edward), Louar (Nadia), Mével (Yann), Baroghel (Elsa)
  • Pages : 335 à 456
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Samuel Beckett, n° 7
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406110514
  • ISBN : 978-2-406-11051-4
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11051-4.p.0335
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/12/2020
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
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Brown, Llewellyn. Beckett, Lacan and the Voice. Stuttgart, Ibidem, « Samuel Beckett in Company ; 1 », 2016. 433 p.

Dans LImmaculée conception, Paul Éluard et André Breton sinspirent des productions des psychotiques pour mettre en œuvre une « philosophie poétique, qui, sans jamais mettre le langage à la raison, conduise pourtant un jour à lélaboration dune véritable philosophie de la poésie1 ». Lécriture de Samuel Beckett offre une place fondamentale à la voix, qui y révèle justement la part de lexistence située au-delà de toute confortable conception du monde, Weltanschauung : « Lexpression du fait quil ny a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir dexprimer, aucun désir dexprimer et, tout à la fois, lobligation dexprimer. » (TD, 13). Llewellyn Brown a déjà montré que, dans lœuvre de Beckett, le dire révèle la pure subjectivité, la réalité dun sujet exposé à la voix2. Dans Beckett, Lacan and the Voice, il approfondit létude de la voix par laquelle Beckett signale, de texte en texte, linsuffisance du couple signifiant/signifié pour rendre compte de larticulation du sujet au langage.

Le motif de la voix est en effet omniprésent dans lœuvre de Beckett. Les personnages de Mercier et Camier entendent des voix, le narrateur de Comment cest ponctue régulièrement son discours par « je cite », Vladimir et Estragon décrivent des « voix mortes » (G, 81), Krapp écoute plusieurs enregistrements successifs de sa propre voix. Beckett emploie en outre avec une constance frappante le motif de la voix spectrale dans ses dernières pièces, par exemple dans Pas, sans oublier la radio dans Tous ceux qui tombent. Dans ses œuvres narratives, la voix soutient toute la narration.

Ce motif de la voix va de pair avec limportance que Beckett accorde à lécoute. Comme il lexprime à propos dÀ la recherche du temps perdu de Proust : lécoute permet dextraire « lessence toute entière » (Pr., 96), « la 336nature exacte » dune expérience particulière restituée dans des nuances auditives subtiles. Cest pourquoi, lorsquil traduit Watt de langlais au français, Beckett tient à vocaliser son texte français pour aboutir à son état final. De la même façon, il utilise la métaphore musicale, « cantata for two voices3 » (“une cantate pour deux voix”) pour caractériser Fin de partie, suggérant que le texte est avant tout vocal, élevé au rang dune pièce de musique. Cette démarche vise à lier lécriture à lexpérience intime de lartiste. Dans le cas des pièces de théâtre, il y a ainsi une mise en échec de toute tentative de représentation ponctuelle, qui serait donc toujours vouée à léchec de la restitution de ces voix.

Pour résumer, Llewellyn Brown montre que le phénomène complexe de la voix chez Beckett est à la fois personnel et impersonnel, objectif et subjectif, corporel et mécanique, son et silence, langage et au-delà du langage. Ce motif lamène à déterminer les affinités entre lœuvre de Samuel Beckett et la théorie lacanienne. Cette dernière est en effet la seule discipline à avoir défini la voix comme objet, dans la mesure où elle est déterminée par la division qui fonde le sujet de linconscient.

Se référant à la polyphonie théorisée par Mikhaïl Bakhtine en ce qui concerne le roman, Llewellyn Brown souligne que la plupart des narrateurs des textes de Beckett ne sont pas les auteurs des déclarations auxquels ils donnent voix. Les narrateurs de LInnommable et de Comment cest semblent reproduire lattitude de Beckett qui consiste à écouter ses voix intérieures avant de les transposer dans une forme écrite : « Mais je ne dis rien, je ne sais rien, ces voix ne sont pas de moi, ni ces pensées, mais des ennemis qui mhabitent. » (I, 101). La voix atteste dune division du narrateur, le Je qui prononce les mots nie être à leur origine. Winnie use de formulations stéréotypées, elle cite sans dire : « [] le chant doit venir du cœur, voilà ce que je dis toujours, couler de source, comme le merle. » (OBJ, 47). La voix se détache davantage du sens quand elle entre en concurrence avec le son, cest le cas dans Paroles et musique. Elle renvoie aussi au plaisir que procure le fait de chanter ou de parler. Dépassant le plaisir, la voix devient le souffle poétique qui donne sa cohérence au texte, entraîne le lecteur, et lui faire suspendre son jugement moral, non sans rappeler lesthétique du sublime, décrite dans la fable « Le Chêne et le roseau » de Jean de La Fontaine.

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La voix beckettienne critique non seulement le sens mais aussi la vraisemblance, puisquelle nest pas limitée à la sphère de laudible : elle peut être abstraite, associée à la figure rhétorique de la prosopopée. Dans Molloy, Moran décrit ses voix intérieures qui lexhortent à obéir. Aucune indication ny suggère quil sagit dun fantasme de la part du personnage, alors que lexpérience est pourtant subjective. Cette voix injonctive est à rattacher à la dimension impérative du langage démontré par Lacan. Lorigine commune des verbes ouïr et obéir est le verbe latin oboedire, qui signifie “prêter loreille à quelquun” puis “être soumis” : ce sens dérivé souligne bien le rapport entre écouter et obéir.

Ces variations complexes de la voix, qui montrent que lauteur dévalorise la vraisemblance et le sens, font ainsi écho au travail de Jacques Lacan sur le réel, soit « le réel, ou ce qui est perçu comme tel, est ce qui résiste absolument à la symbolisation4 ». Samuel Beckett serait donc le « partenaire muet5 » de Jacques Lacan, selon les mots de Suzanne Dow. Leur travail respectif les amène à rencontrer les points structurels de limpasse du langage. Les mécanismes de la voix chez Beckett renvoient à laliénation de lêtre parlant théorisée par Lacan, qui subvertit le cogito de Descartes : « [] je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser6. »

Faire un détour par lintérêt constant que Beckett a accordé à la psychanalyse permet de saisir la nécessité vitale de son écriture. Beckett a, en effet, souffert de la mortification du langage, dont rend compte le motif de la voix, avant lintervention de la psychanalyse, entreprise avec Wilfred Bion de 1934 à 1936 :

I think it probably did help. I think it helped me perhaps to control the panic. I certainly came up with some extraordinary memories of being in the womb. Intrauterine memories. I remember feeling trapped, of being imprisoned and unable to escape, of crying to be let out but no one could hear, no one was listening. I remember being in pain but being unable to do anything about it7.

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Je crois que ça a dû servir à quelque chose. Peut-être que cela ma aidé à maîtriser la panique. Jai certainement retrouvé des souvenirs extraordinaires du temps où jétais dans lutérus. Des souvenirs intra-utérins. Je me rappelle que je me sentais coincé, jétais emprisonné et incapable de méchapper, je pleurais pour quon me laisse sortir mais que personne nentendait, personne nécoutait. Je me rappelle que je souffrais mais sans pouvoir soulager cette souffrance daucune manière.

Beckett sétait dailleurs identifié à cette patiente de Jung8 qui « nétait jamais née réellement » (TCT, 68-69), un sujet “non-né”. La métaphore de lêtre non né désigne dans lécriture beckettienne le statut du sujet qui na pas été institué dans la relation au désir de lAutre, et qui se trouve de façon irrémédiable au contact du caractère illimité du langage. Limage de la condition intra-utérine exprime un enveloppement total qui exclut un discours ouvrant à une dialectique. Lutérus constitue la métaphore de la forme topologique où rien ne vient inscrire la place dune rupture, dune exception structurante. Or, seule la création peut pallier cette absence en lui donnant forme : « Cest à partir de 1935 que Beckett explore le réel du rien, devenant ainsi sans doute le poète le plus opposé au nihilisme qui soit. Sa souffrance lavait bien réveillé9. »

Llewellyn Brown montre comment la voix permet à Beckett dexplorer ce “réel du rien”. Après avoir défini la complexité de la voix dans lœuvre beckettienne (chapitre 1), il examine ainsi le rôle déterminant des pronoms – le déictique je désignant un sujet absolument seul et non situé dans une relation symétrique à un interlocuteur – qui font exister la voix en tant que présence positive (chapitre 2). Dans Pas moi, Bouche exprime ainsi le réel par ce rejet persistant du pronom je. Dans le chapitre 3, la voix en tant que réel se décline en deux aspects : dune part, celui des “voix mortes” dans les premiers textes de Beckett, En attendant Godot et la “Trilogie” ainsi que, dautre part, celui des interruptions, en particulier à lœuvre dans La Dernière bande, Pas moi, Comédie. Le “bruissement” évoqué dans En attendant Godot ne peut être attribué à personne, renvoyant donc à limage beckettienne des “voix mortes”. Llewellyn Brown 339précise quil sagit là dune conséquence de la mortification originel du sujet par le signifiant, en sappuyant sur une déclaration de Lacan : « Le symbole se manifeste dabord comme le meurtre de la Chose et cette mort constitue dans le sujet léternisation de son désir10. » Il ajoute cependant que, si le sujet est mortifié, cest laliénation qui est montrée, le moment de lextraction de la jouissance par le signifiant. À ce stade logique, le sujet se trouve confronté à limpossible, avant linstitution de tout interdit. Ainsi la persistance de ce motif des “voix mortes” résulte de labsence dinscription du sujet dans la relation à lAutre. En dautres termes, rien na permis au sujet de se loger dans la fracture dun Autre marqué par un manque qui cause son désir. Ces “voix mortes” semblent trouver leur origine dans labsence dune adresse vivifiante. Cest ainsi que Becket les associe à limage des feuilles mortes, que lon trouve dans le poème de Verlaine, « Chanson dautomne » :

Estragon. – Toutes les voix mortes. []

Vladimir. – Elles parlent toutes en même temps.

Estragon. – Chacune à part soi.

Silence.

Vladimir. – Plutôt elles chuchotent.

Estragon. – Elles murmurent.

Vladimir. – Elles bruissent.

Estragon. – Elles murmurent []

Estragon. – Elles parlent de leur vie.

Vladimir. – Il ne leur suffit pas davoir vécu.

Estragon. – Il faut quelles en parlent.

Vladimir. – Il ne leur suffit pas dêtre mortes. (G, 81)

Ces feuilles ne participent pas au discours articulé. Leur caractéristique est, au contraire, incompatible avec ce discours, ce qui engendre une douce cacophonie. Ces feuilles “parlent” seulement pour exprimer létat de mortification du sujet. Ce dernier est incapable de sen détacher puisquelles ne donnent pas accès à un point de ponctuation ni à un silence.

En réponse, le sujet sinscrit physiquement pour poser des limites à la voix, comme dans Pas. Le sujet peut également produire une représentation, comme il est dit dans LImage. Cette inscription, en tant que réponse à la voix, éclaire leffet que produit le langage sur le corps en confrontant 340le sujet à lillimité : le sujet est obligé de renouveler et de diversifier les formes de linscription avec lobjectif de créer un bord indispensable. En marchant, en créant une image, en lisant à voix haute, le sujet engendre une forme de lAutre qui érige une barrière faisant taire la voix invasive.

Approfondissant son exploration, Llewellyn Brown montre comment lintervention de la technologie dans la production de la voix étend son impact et en fait un objet détaché du corps qui menace le sujet, notamment la voix enregistrée dans La Dernière bande et les “dramaticules”, mais aussi dans les pièces radiophoniques et pour la télévision (Chapitre 4). En choisissant de mobiliser les moyens technologiques, Beckett place délibérément le spectateur/auditeur dans la position comparable à celle de ses personnages : la voix leur impose son entière réalité. Il nest plus possible de la rejeter ou de la considérer comme une quelconque “hallucination”. Les objets créés par la science et par la technologie donnent sa véritable extension à cette expérience subjective et linguistique du langage en tant que “parasite” créant le désordre au cœur de lêtre parlant, le parlêtre lacanien.

Le magnétophone de La Dernière bande transforme ainsi la voix en un objet, non sans ambivalence. Lenregistrement de la voix fait que lintime est projeté à lextérieur. La voix qui “chante le langage” est désormais saisie, pétrifiée, par la machine. Chaque année, Krapp célèbre ainsi son anniversaire en senregistrant mais, ce faisant, il reste “non né”. Il se forme une sorte de palimpseste constitué des enregistrements successifs qui créent un étagement de personnages. Toute la vie de Krapp se résume ainsi dans la répétition du même qui annule lécoulement du temps. Ce personnage utilise son magnétophone comme un moyen de contenir son anxiété de la mort tout en révélant sa mortification, en particulier son incapacité à assumer ses propres choix et le passage des ans : « Quest-ce que cest aujourdhui, une année ? Merde remâchée et bouchon au cul. (Pause.) Dégusté le mot bobine. (Avec délectation.) Bobiine ! [] Resté assis à grelotter dans le parc, noyé dans les rêves et brûlant den finir. Personne. (Pause.) Dernières chimères. (Avec véhémence.) À refouler ! » (DB, 29).

Finalement, louvrage Beckett, Lacan and the Voice éclaire le cogito non plus cartésien mais beckettien qui serait, selon Daniel Katz : « Jécoute, donc je suis11. » La voix beckettienne atteste de la relation privilégiée de 341son créateur à la matérialité des mots en impliquant la jouissance qui borde le réel. Puisquil est « impossible de raisonner sur lunique » (MP, 32), comme le souligne Beckett, il ne reste plus au sujet quà créer. À ce titre, Llewellyn Brown souligne que lœuvre de Beckett, en coupant net tout effort pour produire du sens, rend possible une réponse de la part du lecteur et du spectateur. La voix singulière de Beckett constitue une brèche au sein de linfini bavardage du capitalisme moderne et de la technologie, dans la continuité de lécriture de Proust qui décrit langoisse du personnage-narrateur lors dune conversation téléphonique avec sa grand-mère :

Présence réelle que cette voix si proche – dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi dune séparation éternelle ! [] Je criais « Grand-mère, grand-mère », et jaurais voulu lembrasser ; mais je navais près de moi que cette voix, fantôme aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-être me visiter quand ma grand-mère serait morte. « Parle-moi » ; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout dun coup de percevoir cette voix12.

Sibylle Guipaud

sigles et éditions cités

DB

La Dernière bande suivi de Cendres. Paris, Minuit, 2007.

G

En attendant Godot. Paris, Minuit, 2004.

I

LInnommable. Paris, Minuit, 1992.

MP

Le Monde et le pantalon suivi de Peintres de lempêchement. Paris, Minuit, 1990.

OBJ

Oh les beaux jours suivi de Pas moi. Paris, Minuit, 1996.

Pr.

Proust, Édith Fournier trad. Paris, Minuit, 1990.

TCT

Tous ceux qui tombent. Robert Pinget trad. Paris, Minuit.

TD

Trois dialogues. Paris, Minuit, 1998.

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Samuel Beckett and BBC Radio: A Reassessment. David Addyman, Matthew Feldman, et Erik Tonning (dir.). New York, Palgrave Macmillan, « New Interpretations of Beckett in the 21st Century », 2017. 308 + xv p.

Cet ouvrage collectif regroupe douze contributions portant sur les œuvres de Samuel Beckett diffusées sur la BBC entre les années Cinquante et Soixante-dix, quelles aient été écrites spécialement pour le dit médium ou bien “adaptées” pour celui-ci. Cest en partie pour cela, comme le sous-titre de louvrage lindique, que les articles sinscrivent dans une perspective nouvelle en considérant non seulement les pièces radiophoniques, mais aussi la prose (romans et textes courts) et la poésie de lauteur. Les études se distinguent également par les sources secondaires inédites quelles examinent. En effet, les archives de la BBC, « WAC » (« Written Archives Center »), savèrent déterminantes dun point de vue culturel, poétique et esthétique pour (ré)évaluer le travail de Beckett pour le programme phare davant-garde artistique, « Third programme », mise en place par la BBC. Grâce à la diversité de ses sources primaires et secondaires inédites, Samuel Beckett and BBC Radio : a Reassessment apporte un regard neuf en même temps quil sert de point dancrage aux divers articles qui lont précédé sur le même sujet. Louvrage est dailleurs dédié à lauteur de lun dentre eux, Julie Campbell. Il se distingue également du travail séminal de Clas Zilliacus, Beckett and Broadcasting : a Study of the Works of Samuel Beckett for and in Radio and Television (1976), tout en sinscrivant dans son sillage.

Dans lavant-propos, David Addyman, Matthew Feldman et Erik Tonning, présentent brièvement le contexte culturel et artistique de la fin des années Cinquante en Grande-Bretagne. À cette époque où lâge dor de la radio touche à sa fin avec larrivée de la télévision, Beckett réside en France. Lécrivain fait alors face à une impasse formelle avec lécriture de son dernier roman, LInnommable. La BBC sollicite ainsi Beckett, dont le travail avant-gardiste viendrait nourrir le projet culturel quelle a mis en œuvre, en faisant découvrir à son public de nouveaux 343auteurs au moment où elle quelle cherche à se renouveler. Cest en prenant en compte le rôle de catalyseur de la BBC, et du rôle important quelle a joué et quelle joue encore dans la diffusion dissémination des textes de Beckett sur ses ondes, que louvrage définit la perspective doù partent les études et vers laquelle elles tendent. Louvrage collectif sintéresse aussi bien à la production quà la réception de ces textes, ce qui explique quil sappuie non seulement sur les archives « WAC » de la BBC mais aussi sur la critique littéraire de lépoque, celle qui paraît dans la presse consacrée aux diffusions dœuvres avant-gardistes pour la radio, à linstar de The Listener, le magazine de la BBC, ou bien celle plus généraliste. Louvrage ne sorganise pas en fonction de la nature du corpus analysé (les textes écrits pour la radio dune part, et ceux adaptés pour le médium dautre part) mais privilégie dans un premier temps une approche socio-culturelle puis, dans un second temps, une approche plus formelle. En effet, la première moitié des contributions sintéresse à la relation complexe quentretenait Beckett avec les membres de la BBC ainsi quaux enjeux liés à la production et à la réception des textes. La deuxième moitié, elle, se concentre sur la performativité de ces textes, entre lécrit et loral, sans distinction de genre.

Les six premiers articles mettent en avant un découpage chronologique qui va du milieu des années Cinquante jusquau milieu des années Soixante-dix. Matthew Feldman établit la liste des œuvres non écrites pour le médium radiophonique, mais diffusées sur les ondes de la BBC, entre 1956 et 1964. Cette liste est importante car, outre quelle est exhaustive, elle incorpore les avant-propos qui furent présentés avant chaque diffusion dun texte de Beckett. Ces indications, à la fois informatives et interprétatives, mettent autant laccent sur la dimension existentialiste des textes – de la situation profondément humaine quils dépeignent et à laquelle Beckett est personnellement associé (p. 218, 232) – quelles font apparaître une critique génétique essentielle, à lœuvre dans lensemble de louvrage. Létude de Stefano Rosignoli se pose en tant que telle, puisquelle sintéresse au droit moral de lauteur, lié à la paternité et à lintégrité de lœuvre, et au copyright, soit le droit dexploitation dune œuvre. Rosignoli fait un bref parallèle entre lévolution de la loi française et de la loi britannique concernant les droits dauteur. Il note, par exemple, que le droit moral fut introduit en Grande-Bretagne lannée de la diffusion à la radio de All That 344Fall en 1956, soulignant ainsi la connaissance et lexercice européen du droit dauteur par Beckett. À cet égard, Rosignoli dresse également un historique complet des copyrights acquis par la BBC auprès des agents de Beckett qui, sauf exception, ne soccupait pas directement de telles affaires quil jugeait étrangères au travail de création. À travers cet historique, Rosignoli ne sintéresse pas aux gains financiers de Beckett à la suite de lacquisition des copyrights par la BBC, mais aux difficultés de cette dernière en tant que service public dans la mission culturelle quelle sétait assignée, en choisissant de diffuser des œuvres avant-gardistes et inédites comme celles de Beckett.

Les recherches respectives de Dirk van Hulle et Erik Tonning portent sur une plus courte période entre 1955 et 1959. Tous deux explorent les contraintes institutionnelles qua pu représenter la BBC pour lœuvre radiophonique et non radiophonique de Beckett durant ces quatre années. Alors que Tonning problématise la réception des textes de Beckett pour la radio en rendant compte dune tension entre les aspirations modernistes de la radio BBC, qui se trouve alors confrontée à la tendance blasphématoire décrivains comme T. S Eliot, et le respect des valeurs chrétiennes de ses auditeurs ; Van Hulle sintéresse, lui, à la production de ces mêmes textes en mettant en avant ce quil nomme « the poetics of ignorance » (p. 44). Pour Van Hulle, Beckett mettrait en pratique une sorte de négativité, caractéristique de la conscience scindée des narrateurs de la prose. Ainsi, Beckett aurait résisté aux contraintes artistiques de la radio BBC en se détachant de la production en studio des pièces, une fois que celles-ci étaient écrites, et donc après avoir eu loccasion dexplorer les possibilités créatives de son écriture alors destinée à un nouveau médium. Doù cette « parenthèse » (p. 56) avec Krapps Last Tape que Beckett écrit en pensant à un autre dispositif sonore, le magnétophone, juste après All That Fall, sa toute première pièce pour la radio.

Comme Van Hulle, Tonning revient sur le rôle catalyseur de la radio BBC mais également sur son refus de diffuser En attendant Godot, alors perçue comme étant moins drôle en anglais quen français, pour ne pas dire « phoney » (p. 46). En réalité, ce refus révèle la position de la radio BBC, partagée entre le besoin de renouveler son programme culturel et celui délargir son audience tout en continuant à satisfaire le noyau dur qui la constitue, très croyant et exigeant dun point de vue intellectuel. 345Daprès Tonning, All That Fall représente une sorte de compromis. Avec cette pièce Beckett répond au double critère de la radio BBC : elle participe à son projet culturel, en étant non seulement inédite et drôle, mais aussi en privilégiant une thématique religieuse. Elle répond ainsi aux conventions de la comédie et fait écho au succès populaire du programme comique ITMA, mis en place par la radio BBC quelques années plus tôt. Si dans cette pièce, Beckett met également en avant les valeurs chrétiennes que linstitution radiophonique entretient auprès de son public, il suggère cependant leur remise en question. En réalité, la radio BBC veille à ne pas choquer un public plutôt conservateur qui pourrait voir dans le traitement de la thématique religieuse de la pièce une forme de blasphème. Pour ce faire, linstitution insiste dans son avant-propos sur la dimension existentialiste de la pièce, conditionnant ainsi lécoute de ses auditeurs et celle des futurs textes de Beckett diffusés sur ses ondes.

Tout en portant son attention sur la fin des années Cinquante, comme le font Van Hulle et Tonning, Pim Verhulst sintéresse au début des années Soixante ainsi quau milieu des années Soixante-dix. Le découpage périodique de larticle permet ainsi dorganiser de manière chronologique la diffusion des textes de Beckett écrits pour la radio, en même temps quil révèle les acteurs déterminants qui, tels que Donald McWhinnie, Barbara Bray et Martin Esslin, ont rendu possible pendant près de vingt ans la collaboration entre lécrivain et la radio BBC. Cette collaboration savère toutefois être pesante pour Beckett, contraint de créer par amitié et par loyauté – « readiness to oblige » (p. 82) – ce qui nest pas sans rappeler “lobligation dexprimer” que lécrivain évoque dans ses essais sur la peinture à la fin des années Quarante ou bien, plus tôt encore, à la toute fin des années Vingt, lorsque James Joyce lui demande décrire un essai, « Dante… Bruno. Vico.. Joyce », sur ce qui sintitulera une décennie plus tard Finnegans Wake.

Létude de Catherine Laws met également en lumière la collaboration de Beckett avec la radio BBC pour All That Fall. De telle sorte quelle établit un lien entre processus poïétique et processus esthésique chez Beckett. Laws explique de manière convaincante les effets sonores de la pièce, notamment du « bruitage » (p. 108) au tout début, en les comparant aux nouvelles techniques électroacoustiques employées à lépoque en Europe, plus précisément en Allemagne et en France, à travers 346le genre de la “musique concrète”. Doù, selon elle, létrangeté sonore de la pièce. Même si Beckett désapprouve lidée de bruitage amenée par McWhinnie, alors responsable du département théâtre de la radio BBC, Laws nous rappelle que lécrivain se tient au fait des techniques sonores employées à la radio, notamment par la lecture du manifeste esthétique du théoricien Rudolph Arnheim. Cependant, ce qui explique, daprès elle, le détachement de Beckett lors de la production de All That Fall en studio, nest pas tant lié à son désaccord avec McWhinnie quà son expérience personnelle en tant quauditeur : Beckett na jamais pu écouter ses pièces radiophoniques dans de bonnes conditions sonores, étant donné la pauvreté de la réception – « distortion and fading and encroachment » (p. 113) selon ses propres termes. Pour Laws, cela ne marque pas le désintérêt de Beckett pour lesthétique sonore de la radio, compte tenu de son détachement lors de la production en studio des pièces, mais démontre au contraire son ouverture desprit puisquil confie à dautres la réalisation sonore de ce dont il na connaissance que théoriquement. Lanalyse de Laws fait ainsi écho à celle de Van Hulle qui décèle chez Beckett une poétique de lignorance. En choisissant danalyser The Old Tune, létude suivante menée par John Pilling entre en résonnance avec celle de Laws. Dans cette adaptation de La Manivelle de Robert Pinget, des voix et des « rythmes irlandais » (p. 170) résonnent comme dans All That Fall. Une étrangeté sonore est également palpable lors de son écoute. Celle-ci provient dune dissonance entre le fond sonore de la pièce qui crée un environnement familier et la mention de lieux inventés. Comme pour Laws, Pilling explique lattitude détachée de Beckett à légard de sa création – « studied indifference » (p. 176) – par la confiance que celui-ci place dans les compétences techniques de léquipe chargée de la réalisation sonore. Les deux études mettent également en avant la notion de performance, celle des interprètes plus particulièrement. Pour Laws et Pilling, cette notion savère en réalité plus importante que les moyens techniques mis en œuvre pour chacune des deux pièces.

Les notions de performance et de performativité sont centrales à la deuxième moitié des articles qui composent louvrage. Cependant et à la différence de Laws et Pilling, ces notions concernent moins les interprètes que le texte. De telle sorte quune diffusion sur le médium radiophonique paraît être redondante. À cet égard, Elsa Barhogel montre 347comment la voix dans How It Is, outre la qualité phonique et rythmique du texte, constitue une sorte dappareil littéraire performatif. Pour ce texte présenté à la radio comme étant un texte hybride, un poème en prose, Barhogel suggère que ni la diffusion du texte à la radio ni sa lecture sur scène ne sont adéquates, sauf peut-être sa lecture silencieuse, et il emprunte alors le concept de « radio subjective » (p. 202) à Jean-Jacques Bloch pour étayer son propos. Par ce concept, Bloch explique que lauditeur a limpression dentendre le protagoniste sécouter parler. Le microphone dans lequel linterprète parle, représenterait ainsi loreille du protagoniste. Barhogel invoque également le concept de « radio abstraite » (p. 197) développé par les penseurs et les écrivains européens tels que Marinetti et Paliztsche. Pour ces derniers, la radio débarrasse le texte du poids des mots et de la syntaxe de manière à faire entendre sa sonorité. Ce que Beckett imiterait dans How It Is. En fait, pour Barhogel, la performativité du texte tient moins à sa qualité poétique et sonore quà sa méta-textualité. Dès lors, le dispositif radiophonique ne ferait que redoubler ou annuler leffet performatif du texte. Beckett privilégierait ainsi linteraction entre le texte et le lecteur en recréant la situation découte de la radio. Paul Stewart tire la même conclusion que Barhogel à propos de Lessness. Celui-ci sintéresse dabord à la manière dont le texte est présenté et promu à la radio et dans la presse. Comme pour How It Is, Stewart note un changement de genre : Lesnness nest pas défini comme étant un texte en prose mais un poème. Celui-ci est également mis en rapport avec les autres œuvres de Beckett afin détablir une continuité thématique. Ce cadre interprétatif est également repris par la presse et la critique littéraire, qui servent elles aussi à préparer lécoute des futurs auditeurs. Stewart nous apprend que ladaptation de Lessness à la radio est une idée de Beckett qui, malgré le découpage du texte auquel il a procédé, nest pas satisfait du résultat. Lexplication de Stewart rejoint alors celle de Barhogel : si Beckett désapprouve la performance du texte à la radio, cest parce que le dispositif procède au découpage du texte à la place du lecteur, conduisant à une sorte dimpasse beckettienne caractéristique du “double empêchement” de lartiste. Car sans ce découpage préalable le texte naurait pu être transposé, qui plus est par son propre auteur.

Melissa Chia sintéresse, elle, au texte pour la radio Words and Music. Comme Barhogel et Stewart, elle remarque le changement générique 348imposé au texte lors de sa représentation à la radio. Il ne sagit pas dune pièce mais dun poème qui, à linstar de Lessness, sinscrit dans la continuité thématique des autres œuvres de lécrivain, celle de la condition humaine. Dans son article, Chia montre comment Beckett concilie à la fois poésie et musique dans Words and Music. Pour ce faire, elle substitue à la notion de performance celle de montage. En effet, pour Chia, et comme latteste le programme musical de la radio BBC, Words and Music semble avoir été lélément moteur dans la création dun programme davant-garde du même nom, où poésie et musique se mélangent. Dans ce programme, la musique ne sert pas de fond sonore à la poésie qui se trouve récitée, et donc à sa performance, mais joue à part égale avec elle grâce au procédé du montage. Chia utilise alors le concept de « montage simultané » de Arnheim (p. 234), et de manière sous-jacente, celui de « montage dialectique » du théoricien et réalisateur soviétique Sergeï Eisenstein. Au prisme de ces deux concepts, le montage permettrait à Beckett dévoquer une image.

Steven Matthews conclut son article non pas en évoquant limage, mais le processus à lorigine de sa représentation, soit limagination. Matthews affirme que la radio représente le locus même de limagination pour Beckett. Selon lui, elle résulte de linteraction entre le texte et lauditeur en même temps quelle révèlerait un moment de « co-créativité » (p. 254) entre lauteur et le lecteur. Comme Tonning, Matthews revient sur les aspirations culturelles et spirituelles de la radio BBC. Il souligne notamment le rôle important qua joué Esslin, le successeur de McWhinnie à la tête du département de théâtre de la radio BBC, dans la promotion des derniers textes courts en prose de Beckett. Esslin insiste notamment sur leur appartenance au reste du corpus beckettien, en même temps quil leur fait subir une sorte de « transformation générique » (p. 251, 253, 260). Esslin évoque ainsi dans les avant-propos aux textes, un « proto-récit » (p. 253) et parfois même une « intrigue » (p. 252, 253, 256). Par la formalisation de ces textes abstraits et expérimentaux, Esslin cherche à répondre aux attentes des auditeurs tout en les préparant à une écoute de textes difficiles. Si létude de Mathews parvient ici à synthétiser ce qui fonde celle de Barhogel, Stewart et Chia, lissue de sa réflexion quant aux problèmes liés à la performativité des textes et à leur adaptation radiophonique, demeure plus nuancée. En effet, à la différence de Barhogel et Stewart plus particulièrement, il ny a pour Matthews ni de bonne ni 349de mauvaise adaptation de ces textes. Il semble au contraire que la radio et sa capacité à reproduire les sons, aient servi de révélateur à la voix de ces textes même si ces derniers ne lui étaient pas destinés.

Louvrage se clôt avec larticle de Natalie Leeder qui questionne, à son tour, la tension inhérente entre le texte et sa performance chez Beckett. Pour ce faire, elle se sert du concept de « dialectique négative » (p. 272) que Theodor Adorno détermine dans Towards a Theory of Musical Reproduction. Le concept caractérise lécart inhérent qui sépare une partition musicale de sa performance. Le théoricien explique que la reproduction musicale dune partition est imparfaite dans la mesure où celle-ci nécessite dêtre interprétée. Lexpression musicale se réalise alors simultanément à travers la partition et sa performance. Cest parce quil en est ainsi quune « liberté esthétique » (p. 272) sengage. Selon Leeder, Beckett thématise cette tension en dramatisant la relation entre compositeur et auditeurs dans ses pièces pour la radio, telles que Words and Music, Cascando, Rough for Radio I et II. Dans ces pièces, le compositeur commande à ses auditeurs la manipulation et le contrôle du son lorsque celui-ci ne le fait pas lui-même. Cest en ce sens que ces pièces présenteraient une structure musicale semblable à la notation musicale sur une partition. Néanmoins, cest avec Cascando que Beckett parviendrait à la liberté esthétique que théorise Adorno. En effet, le texte radiophonique réussirait à raréfier le matériel sonore qui le constitue jusquà sen affranchir pour aller vers cet ultime silence tant désiré par les narrateurs de la prose. En réalité, il sagit pour Leeder détablir un principe, ce quelle appelle une « éthique » (p. 284) en reprenant le terme dAdorno, commun aux pièces radiophoniques de Beckett. Cependant, ce principe ne concerne pas simplement la reproduction matérielle du son mais pose des questions dordre esthétique, liées au contrôle du son, et épistémologique, au regard de lécart irréductible qui sépare le signe graphique de sa réalisation sonore, mais également du son lui-même, lorsque celui-ci rend impossible toute notation.

Malgré des redondances liées à lusage des mêmes sources secondaires (les archives « WAC » de la BBC) et parfois du même corpus, chaque chapitre parvient à présenter un point de vue original et nuancé. Louvrage rend ainsi compte dune tension, à lorigine de laquelle la ligne qui sépare les œuvres écrites et non écrites pour la radio BBC tend à seffacer. En fait, louvrage met fin à une idée préconçue tenace à propos de Beckett, avec qui il serait 350difficile de travailler. Comme le prouve sa collaboration avec la radio BBC pendant près de vingt ans, Beckett était loin dêtre un « sauvage » sinon un « homme des plus charmants » (p. 49). Les contributions sappuient sur des concepts esthétiques clés empruntant aux théories du son et de la musique dArnheim, Adorno, Pierre Schaeffer et Pierre Henri, mais également à la théorie de lécoute de Brecht ainsi quà quelques concepts développés auparavant par Zilliacus dans son ouvrage séminal sur le travail de Beckett pour la radio et la télévision. Elles explorent également le contexte historique, culturel et critique des années Cinquante, Soixante et Soixante-dix. De telle sorte que louvrage collectif tend à sinscrire dans le champ des cultural studies, puisquil cherche à saisir les pratiques et les expressions culturelles dune époque dont McWhinnie, Esslin et Bray sont les figures de proue par le rôle déterminant quils ont joué dans la diffusion des textes radiophoniques et non radiophoniques de Beckett sur les ondes de la radio BBC auprès du public anglophone.

Julie Bénard

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Samuel Beckett Today/Aujourdhui, vol. 28, issue 2 : “Clinique et poétique du vieillir dans le théâtre de Beckett / Clinics and Poetics: Becketts Theatre and Aging”. Joëlle Chambon, Matthijs Engelberts et Suzanne Lafont (dir.). Amsterdam/New York, Brill | Rodopi, janvier 2016. xiii + 153-403 p.

Samuel Beckett déclara avoir le sentiment dêtre “né vieux13”, paradoxe exprimant une expérience subjective dont ce numéro se propose 351détudier lexpression dans la création. Les directeurs de ce volume notent que ce quils nomment (de façon un peu maniérée) le “vieillir” beckettien, représente un état qui soppose au « monde comme il va », comme « une perte de maîtrise, une forme dinadaptation, un épuisement généralisé » (p. 154). De manière salutaire, Beckett va « à rebours de cette occultation » (p. 155) qui règne dans notre société obnubilée par le “jeunisme”.

Les directeurs soulignent que les articles « ne sont pas tous au même degré des textes de recherche littéraire » (p. 155) : certains sont écrits par des praticiens dans le domaine de la santé ou dans les arts du spectacle. Cette approche offre loccasion de mesurer limportance humaine de la création beckettienne.

En revanche, le choix de limiter le thème de la vieillesse au théâtre laisse perplexe, au regard de la richesse du traitement que lon trouve dans Molloy14, alors que lexemple de Winnie, si souvent cité, touche le thème de manière plus oblique. On reconnaîtra toutefois que la question du théâtre et de la mise en scène permet dexaminer la mise à lépreuve de lœuvre dans le concret.

Dans la première partie, traitant de la « poétique du vieillir », Rush Rehm observe que la vieillesse appartient à la démarche de soustraction, en harmonie avec lobservation formulée par Beckett, qui voyait dans la vieillesse une chance pour dire quelque chose de plus près de ce que nous sommes réellement.

Désireuse de dépasser un point de vue purement littéraire ou philosophique, Joëlle Chambon propose de ne pas considérer les personnages comme des fantômes privés de désir, de pensée et daction, mais comme témoignant dune « capacité dans lincapacité » (p. 173) : une dimension humaine que celui qui jouit de toutes ses facultés risque de perdre de vue.

Suzanne Lafont voit dans lenfance et la vieillesse un « couple matriciel » (p. 181). La vieillesse étant « la condition ontologique de lhomme dans le monde et dans le langage », Beckett sintéresse « au dégradé, à ce qui devient moindre sans disparaître » (p. 182). Le personnage de Winnie se montre capable de « sabandonner aux caprices de sa mémoire et aux désires qui la motivent » (p. 185), révélant la vieillesse « comme un processus de singularisation ».

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Se sentant mal à laise avec la conception chronologique de la vieillesse, Régis Salado insiste que lâge chez Beckett relève plutôt de lindétermination. Chez Krapp, passé et présent se confondent, annulant toute évolution au profit dune circulation indéfinie, une idée qui nous paraît difficile à soutenir, en labsence dun prolongement conceptuel.

Poursuivant ces remarques, Elizabeth Barry note que la vieillesse détache lindividu de la temporalité humaine. Les modèles téléologiques sen trouvent écartés, tout comme la narration linéaire, en sorte doffrir laccès à un état dataraxie : un calme où la mort est hors de portée ou déjà passée, létat de celui qui est en train décrire.

Dans la deuxième partie, intitulée « À lécoute du vieillir », Pascale Sardin observe que la vieillesse apporte un surinvestissement du passé et du soi. Ainsi, dans lécoute du Souvenant dans Cette fois, il sagit dêtre tendu vers un accès à soi : une condition de crise qui plonge le spectateur dans une écoute passive.

Jean-Michel Vives opère un renversement fructueux où lart éclaire la psychanalyse : lanalyste doit rendre compte de la manière dont sa rencontre avec lœuvre infléchit sa manière de penser. Dans lacte lacanien de linvocation, le sujet se libère de la voix envahissante de lAutre pour conquérir sa propre voix. Chez Beckett cependant, linstance de lAutre est manquante. Or « la voix hallucinée faisant retour depuis un lieu Autre serait une façon de faire exister de lAutre, là où il menace de disparaître » (p. 241). Dès lors : « La voix propre, hallucinée comme Autre, serait la dernière barrière dressée face à la déréliction. »

Rajaa Stitou évoque létrangeté fondatrice du sujet, qui a trait à lalangue de Lacan. Le passage par lautre langue permet de mettre à distance cette étrangeté fondamentale. Pour Winnie, devant lexpérience du déclin, lutilisation de la langue permet de dire son émerveillement dêtre là, et de « faire face au néant » (p. 248). Faisant un lien avec limmigré vieillissant, Stitou met en garde contre le piège du culturalisme, qui fait taire lexpérience singulière de chacun : « Cest dans la relance de ce rapport à lintime et de cette dimension tragique de lhumain [] que peut émerger une source de richesse susceptible de redonner le goût de vivre et de trouver/créer. » (p. 251).

Dans la partie intitulée « Temporalités », Pascal Nouvel note que Winnie « blasphème lépistémologie » (p. 258) lorsquelle déclare que la gravitation a changé. En effet, le sujet crée une tache sur la perfection 353des lois naturelles. Alors que lextension grandissante des lois de la nature rend la révolte difficile, les lois de lhumain demeurent multiples. La capacité « négative » (p. 264) de lart met en valeur ce qui nest pas conforme aux lois.

Recourant aux trois “temps logiques” de Lacan, Jean-Louis Pujol met en valeur le “temps de voir” qui simpose au sujet comme réel, alors que le “temps pour comprendre” désigne celui de la répétition. Il voit dans Winnie l« agonie primitive, la dépendance absolue, la perte de la capacité dêtre seul » (p. 270). La répétition représente alors la recherche – vouée à léchec – pour rester dans le domaine du même.

Gabriele Sofia défend laptitude des neurosciences à traiter des complexités. Cette conception prend Beckett à contresens, puisque la complexité envisagée résulte de « lintégration de sous-unités fonctionnelles » (p. 275). Ainsi, alors que Beckett vise la valeur opérante de la “faiblesse”, Sofia voit lhumain soumis à des diktats pavloviens, où les fonctions sont corrélées à leur réussite. Les neurosciences paraissent peu utiles dans son étude dEn attendant Godot. Enfin, la biomécanique de Vsevolod Emilievitch Meyerhold lui permet de discerner lutilisation du versant négatif de chaque action positive.

Sous la rubrique « Vieillir du corps en jeu », Gérard Lieber traite de la manière dont Madeleine Renaud réinventait continuellement le rôle de Winnie jusquà un âge très avancé. Dans cette évolution, se développe un surcroît de simplicité où gagnent la mélancolie et « une sorte dabandon » (p. 294). À son tour, Cécile Schenck interroge la place donnée au corps vieillissant sur la scène aujourdhui. Elle souligne la force et lénergie qui contrastent avec la « paralysie morbide qui affecte les corps beckettiens » (p. 307).

Dans une partie consacrée aux « Témoignages », Patrick Fox note, à partir dOh les beaux jours, que la vieillesse offre une perception plus aiguë des gestes du quotidien et du passé perdu. Ensuite, Serge Ouaknine livre une réflexion éminemment stimulante, soulignant comment chez Beckett, la « perte du passé se confond avec lurgence évanescente du présent » (p. 322). La massification qui marque la médecine moderne efface la continuité que permettait, autrefois, la présence régulière du médecin de famille. Il observe que Beckett nous parle de « ce vibrato inconstant du fait de vivre » (p. 326).

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Dominique Dupuy réfléchit autour de la mise en scène dActes sans paroles I, qui représente un homme « en avant de la parole » (p. 334). Il sagit de faire de la vieillesse partie de sa danse, comme un atout toujours nouveau.

La dernière partie de ce volume ouvre sur une contestation, par Justin Neville Kaushall, des théories esthétiques dAdorno, qui ignorent limagination au profit de la rationalité. Kaushall considère que limagination permet une approche sensible à lobjectivité, sans écarter lesprit critique.

Sappuyant sur des lettres publiées, Bernd-Peter Lange réexamine la partie déchecs dans Murphy, auquel Beckett avait initialement accordé une grande importance. À lorigine, le jeu constituait une mise en abyme du roman, signalant les vains efforts de Murphy pour pénétrer lesprit de M. Endon. Ultérieurement cependant, Beckett voulut minimiser limportance de ce passage, marquant sa distance à légard des conventions littéraires.

Partant des liens entre Beckett et Joyce, en passant par Dante, autour de la figure dUlysse, Thomas Thoelen note que pour Joyce, “léchec” devait être délibérément incorporé dans lœuvre de création, pour en garantir la réussite esthétique. Beckett, en revanche, travaille avec le caractère insoluble du paradoxe, en dehors de toute aspiration à une synthèse.

Enfin, Matthew Trammell observe, dans Molloy, des instants où le monde naturel envahit le sujet, conduisant à la dissolution du moi. Ces états, où sefface la frontière entre le moi et lobjet, ne peuvent être recherchés, mais sont subis par lintrusion. Chez Molloy, létat dune dispersion totale paraît préférable à « une existence douloureuse », à « linterminable misère, marquée par lhabitude » (p. 394).

Ce volume présente une certaine hétérogénéité dans la qualité de ses études et une incertitude quant à la manière daborder le thème de la vieillesse. En effet, celui-ci laissait poindre le risque de restreindre les interrogations aux dimensions chronologiques et sociologiques. Cependant, louverture méthodologique, notamment vers des questions cliniques, offre des perspectives très enrichissantes.

Llewellyn Brown

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Samuel Beckett and Trauma. Mariko Hori Tanaka, Yoshiki Tajiri et Michiko Tsushima (dir.). Manchester UP, 2018. xiv + 198 p.

Les directeurs de ce recueil – avec Robert Eaglestone – tracent le « retour au “souvenir” » survenu dans les études littéraires des années Quatre-vingts (p. 2), puis le « tournant historiciste » des années Quatre-vingt-dix et Deux mille (p. 3). Ces “tournants” résultaient du sentiment que lanalyse textuelle poststructuraliste sétait révélée trop distante du monde réel, et incapable daborder des questions politiques ou éthiques. Le terme trauma est souvent repris ici suivant les analyses de Cathy Caruth, comme ce qui séprouve seulement après coup, chez celui qui en est la victime, et est nécessairement déterminé par son contexte social et culturel. Cependant, les auteurs ont raison de souligner la manière dont la création permet de dépasser la dimension individuelle, pour en révéler la « force et la vérité » du témoignage (p. 4).

La première partie traite des symptômes traumatiques chez les personnages et chez les acteurs. Julie Campbell part de lidée que ce ne sont pas des faits objectifs qui déterminent si une expérience est traumatique, mais lexpérience subjective. Elle traite les souvenirs beckettiens de la plongée dans leau, et dont on trouve lécho dans plusieurs œuvres ; souvenirs associés à la crainte de décevoir le père, et de porter atteinte à cet idéal. Beckett y réussit ainsi à communiquer son expérience intérieure. Elle montre comment le son de la mer était mêlé aux pertes éprouvées par Beckett, notamment celle de ses parents.

Nicholas Johnson étudie le travail de lacteur, abordant longuement les traditions existantes : notamment la distinction entre, dun côté, la forme « présentationnelle » (p. 50), visant à présenter un modèle formel et, de lautre, le naturalisme de Stanislavski, qui donna lieu à des excès dans la recherche dune reproduction des émotions dangereuses. Johnson fait état de la méthode « psychophysiologique » (p. 57), selon laquelle les émotions deviennent lisibles pour le spectateur, sans être nécessairement éprouvées par lacteur. Alors, chez Beckett, lacteur 356aborde son rôle comme la nécessité daccomplir une certaine tâche. La mise en œuvre du vide permet de se détacher de lactivisme techniciste. Ce vide – parfois ressenti comme une menace – nest pas nécessairement traumatique. La réflexion développée par Johnson est assurément très éclairante, mais on voit que la notion de trauma chez Beckett y brille par son absence : la notion du vide ouvre un domaine propre à lart beckettien, qui dépasse la conception restrictive de trauma.

La deuxième partie du livre aborde le corps traumatisé et la subjectivité. David Houston Jones étudie le visage beckettien à partir dAgamben, pour qui le visage est « communicabilité pure », « toujours suspendue au bord dun abîme » (p. 72). Il ne sagit pas nécessairement du visage anatomique, mais correspond au langage et à la nomination, où lart « peut donner un visage même à un objet inanimé » (p. 73). Limage du visage qui se dissout est liée à la vision beckettienne dun art qui arrache lexpression de lindicible, et que Houston Jones relie à ladmiration de Beckett pour Rembrandt, et au modernisme dans le roman.

Suivant les élaborations de Dider Anzieu, et sa notion du “moi-peau”, Michiko Tsushima propose lidée que lécriture de Watt, serait « une tentative de recouvrer la peau psychique en tissant une “peau de mots” » (p. 94). Anzieu considère que le sujet se représente comme un moi à partir de son expérience de la surface du corps, et une relation mère/enfant mutuellement inclusive. Le personnage éponyme cherche ainsi à trouver un état de paix, où il est entouré dune « enveloppe sonore » (p. 102). Tsushima voit la rencontre avec Mr Knott comme une expérience traumatisante révélant lincompréhensible et linconnaissable. Watt lui-même devient alors une force déstabilisante, produisant le désordre dans le langage. Le “rien” qui touche Watt, révèle une “seconde” peau capable de porter la marque du traumatisme constituant le support de toute figuration.

Anna Sigg aborde la pièce radiophonique Cendres, assimilant les manifestations de la voix à lobjet a lacanien. Les “acouphènes” dont souffre Henry paraissent comme une « contre-voix » (p. 118) qui hurle en retour contre les souvenirs, afin de les réorienter et les modifier. Comme les autres voix, le son de fond némane pas dune vraie mer mais dune voix intérieure : toutes les voix appartiennent à Henry. Sigg interprète la voix dAda comme exhortant à accepter le trauma et à en reconnaître la vérité. Elle ne voit pas, cependant, le côté normatif de ses injonctions. En parlant, Henry recherche une complétude qui lui est refusée. Le son 357offre une forme de médiation pour créer une distance, pour représenter le trauma et le transcender. Certaines remarques ici sont fondées ; mais attribuer le trauma à une noyade subie par Henry paraît réducteur, et les cris de protestation venant dAda y sont rapportés, sans y discerner la dimension sexuelle, présente dans leur équivoque.

La troisième partie traite des contextes historiques. Yoshiki Tajiri associe Beckett et Virginia Woolf, dans un effort pour établir une jonction entre le quotidien et le traumatisme. Dans Mrs Dalloway, Tajiri souligne comment lattention aux objets du quotidien est informée par langoisse de la mort. Dans Oh les beaux jours, ensuite, il note que Winnie nest pas traumatisée, mais que cest la subjectivité derrière la pièce qui lest. Ce traumatisme réside dans le fait même de naître. Si le motif put effectivement intéresser Beckett, à partir de ses lectures de Rank, lassertion paraît un raccourci, à défaut de conceptualisation. Le traumatisme historique est identifié, à la suite dAdorno, à la Shoah, qui cause lexpérience de labsurdité dêtre encore en vie. Les personnages beckettiens sont moins à la recherche du quotidien quemprisonnés en lui, aspirant à le dépasser.

Conor Carville situe les poèmes recueillis dans Les Os dÉcho en lien avec la gestion biopolitique qui prenait de lampleur à lépoque, au nom de la nation. La qualification de certaines images comme décrivant une « sexualité non normative » (p. 159 sqq.) paraît réductrice, faute de problématisation. Carville suggère que lincapacité à atteindre une sexualité normée inspirerait le désir de retourner dans le « caul » (p. 160). Lévocation de « spoilt love » (p. 160) – associé à la « nautch girl » de « Sanies I » – reflèterait le réel dont est entaché le regard maternel, prolongeant le traumatisme de la naissance et la sexuation. « Serena II » conclut de manière similaire au précédent poème, avec léchec de lautorité de lhomme déglise, remplacé par un phallus maternel imaginaire. Le retour à la mère apparaît comme une fin mise au traumatisme. Carville suggère, sans lexpliciter, que le caractère dévorant de la mère « tigre » serait la cause de la problématique sexuelle : un refuge devant une jouissance effrayante parce que non maîtrisable.

Mariko Hori Tanaka étudie le traumatisme de laprès-guerre15, discernant la sensibilité de Beckett à langoisse qui régnait à lépoque. Notant labsence de référents explicites aux catastrophes historiques, 358elle relève une série dimages qui y présente dintéressantes similitudes. Elle situe dans le même contexte historique lexpression dune fin sans fin. Dans cette approche, Hori Tanaka nous montre Beckett aux prises avec un réel de son époque, où le monde paraissait hors contrôle. Dans ce dénombrement déchos et de similitudes, on sen la nécessité de problématiser et de définir : léquivoque, et labstraction beckettiennes, échappent à toute optique utilitaire.

Les études réunies dans ce livre sont de qualité, et apportent de nombreux éclairages pertinents. Cependant, on pourrait souhaiter que le domaine conceptuel soit défini avec davantage de rigueur. En effet, la notion de “trauma” appartient ici au champ des cultural studies, et en manifeste les faiblesses. Les sujets abordés dans ce cadre – genre, gay, queer, handicapés – sont en nombre potentiellement illimité, reflétant tout simplement la multiplication des objets de consommation produits par notre société capitaliste. Ils témoignent tous dune manière darticuler – ou dasservir – le littéraire à une catégorie sociétale, annexant lart à celle-ci, dans un objectif utilitaire et idéologique. En procédant ainsi, on rejette à larrière-plan toute problématique relevant de lart seul : celui-ci ne peut se rencontrer que sur ses propres termes.

Le caractère artificiel de cette approche se ressent ici dans la gêne quéprouve nombre dauteurs à insérer lécriture beckettienne dans un moule pré-institué. Sigg reconnaît que dans les pièces de Beckett, « les catégories de mémoire, de soi et du passé, sur lesquelles le mécanisme du trauma est fondé, sont devenues inconnaissables » (p. 116). Il est vrai quavec léclairage de la qualité réelle du trauma, lœuvre de Beckett est traitée comme ne se limitant pas à la simple question des « stratégies textuelles expérimentales et modernistes » (p. 4-5). Lœuvre peut se lire, dun côté, comme témoignant de labsence dhistoire, de souvenir ou de subjectivité et, de lautre, comme traitant de situations historiques et concrètes. Beckett réussit à rendre sa création “abstraite”, tout en laissant la richesse de multiples résonances concrètes. Si les liens entre Beckett et les traumatismes de lhistoire sont sans doute réels, ils demeurent malaisés à définir. Dès lors, aligner une série de ressemblances (Hori Tanaka) et de suppositions (Tsushima) paraît délicat et peu convaincant.

Établir une définition eût été une tache cruciale à entreprendre : préciser en quoi il y a du sujet jusque dans labsence apparente dun individu traumatisé mis en scène ; déterminer le traumatique et la 359difficulté de désigner une expérience traumatisante spécifique. À défaut dune définition conceptuelle, le thème semble sélargir à celui du mal ou du négatif, qui, certes, eussent offert des pistes parfaitement valables ; mais tant que le trauma nest pas défini, on peut difficilement saisir en quoi il consiste, et la raison conduisant à cette extension.

Soyons plus précis. On eût pu partir de la conception freudienne du trauma, comme institué par la répétition dun événement “réel”, cest-à-dire, inconnaissable en tant que tel16. Ce qui est identifié comme un événement traumatisant napparaît ainsi que comme un écran, comme une fiction : un fantasme qui apporte une représentation unifiée à ce quil est impossible de connaître ou de retrouver. Pour aller plus loin, si le sujet ne témoigne pas de lexistence d“un” événement traumatisant – servant de point de fixation ou didentification –, il reste le fait que chacun souffre dun « troumatisme17 » – comme le formule Lacan – par le langage : par limpossibilité de suturer la béance qui insiste dans lexistence. Dès lors, il nexiste pas de différence de fond entre un individu “normal” et un autre qui serait traumatisé : plutôt quune différence de nature, ou de degré. Il en va ainsi pour la folie, qui concerne chacun, mais dont certains ont une expérience ou une perception plus aiguë. Le traumatisme est un dérèglement qui tient de la jouissance « ne convient pas18 », témoignant ainsi dun dysfonctionnement de structure. Conor Carville cite Santner qui, avec raison, voit le traumatisme comme constitutif du sujet. En effet, à cet endroit loge la singularité absolue du sujet : la part qui nentre pas dans les schémas sociologiques, fussent-ils individualisés, pour identifier le traumatisé. Si le trauma est généralisé, il est aussi inaliénable : non pas seulement le résultat dun événement négatif – au regard dun état réputé “normal” – mais comme ce que chacun possède en propre comme sa singularité inaliénable. Il est le socle de la création.

Llewellyn Brown

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Staging Beckett in Great Britain. Trish McTighe et David Tucker (dir.), préface de James Knowlson, introduction David Tucker. London, Bloomsbury, « Methuen Drama », 2016. 258 + xxvii p.

Cet ouvrage rassemble douze contributions de spécialistes anglophones (britanniques et irlandais pour la plupart, mais aussi américain, nigérian ou croate) darts du spectacle, de pratique théâtrale et détudes beckettiennes. Avec son pendant pour lIrlande intitulé Staging Beckett in Ireland and Nothern Ireland (également dirigé par Trish McTighe et David Tucker19), il forme un diptyque qui balaie presque soixante années de mises en scène des pièces de Beckett en langue anglaise outre-Manche depuis la première représentation de Waiting for Godot dans le West End londonien en 1955. Ces volumes résultent dun projet de recherches mené sous la houlette de lUniversité de Reading, en collaboration avec lUniversité de Chester, et en partenariat avec le Victoria and Albert Museum de Londres qui détient un fonds important darchives dédié aux arts du spectacle20.

Le projet, qui sest étalé sur trois années, a été financé par le Arts and Humanities Research Council du Royaume-Uni. Le titre complet en était : « Staging Beckett : The Impact of Productions of Samuel Becketts Drama on Theatre Practice and Cultures in the United Kindgom and Ireland (1955-2010) » (“Représenter Beckett : impact des mises en scène du théâtre de Samuel Beckett sur les pratiques et les cultures théâtrales au Royaume-Uni et en Irlande [1955-2010]”). Un numéro spécial de la revue Samuel Beckett Today/aujourdhui, intitulé Staging Beckett at the Margins, codirigé par by Anna McMullan et David Pattie, ainsi quun numéro spécial de la Contemporary Theatre Review, intitulé “Staging Beckett and Contemporary Theatre and Performance Cultures”, dirigé par Anna McMullan and Graham Saunders (no 28/1) complètent ce panorama ; et si louvrage en lui-même peut paraître assez court au regard 361de limportance de Beckett dramaturge au Royaume-Uni depuis 1955, il faut lenvisager comme faisant partie dun ensemble plus vaste de recherches et de ressources. Le projet a ainsi donné lieu à la création dune base de données de représentations des pièces de lauteur irlandais au Royaume-Uni et en Irlande, intitulée « Staging Beckett ». Ouverte à tous, elle est accessible depuis le site de luniversité de Reading et couvre la période 1955-201521.

Préfacé par James Knowlson, le volume est divisé en deux parties. La première sintéresse davantage aux origines, notamment aux premiers metteurs en scène qui très tôt lièrent leur nom à celui de Beckett, comme Peter Hall (voir larticle de Sos Eltis), et aux premières scènes qui ont accueilli ses pièces (comme celles du Royal Court Theatre et des Riverside Studios de Londres, évoquées dans les chapitres signés respectivement par S. E. Gontarski et Matthew McFrederick). La seconde partie se penche sur une histoire plus récente : celle des mises en scène particulières ou dédiées à un public spécifique (on pense, entre autres, au chapitre rédigé par Kene Igweonu et consacré à la première représentation de Waiting for Godot jouée par des acteurs noirs). Néanmoins cette division semble parfois un peu forcée : par exemple, on peut se demander pourquoi le chapitre de Mark Taylor-Batty sur lhistoire des mises en scène de Beckett à Leeds, dans le nord de lAngleterre, et celui de Ksenija Horvat, qui porte sur lhistoire des représentations de Beckett en Écosse, ne se trouvent pas dans la même partie. De la même façon, larticle de David Tucker portant sur linfluence que Beckett a eue sur Harold Pinter, bien que documenté avec rigueur et intéressant, semble un peu esseulé dans lensemble du recueil. Ce défaut nenlève toutefois rien à la qualité des chapitres pris individuellement.

Les objectifs fixés à lorigine par les initiateurs du projet sont partiellement remplis, en ce que nombre des contributeurs explorent lhistorique encore mal connu des représentations de lautre côté de la Manche depuis 1955, se posant les questions récurrentes de savoir où, quand et comment on a joué Beckett. Beaucoup sinterrogent également sur les réactions de la presse et du public, et analysent pour ce faire les archives du Victoria and Albert Museum ou des théâtres nationaux ou régionaux, jusqualors peu exploitées. Dautres questions, souligne David Tucker dans son 362introduction, semblent plus difficiles à résoudre : dans quelle mesure peut-on parler dune évolution de lesthétique des mises en scène de Beckett au Royaume-Uni au cours des six décennies passées, quand la plupart des chapitres se concentrent sur des cas particuliers ? Se dessine cependant, à la lecture des différents chapitres, une série de tensions dans la façon de monter les pièces : tension entre mises en scène plus réalistes ou naturalistes ou, au contraire, plus abstraites tendant à gommer le comique, tension entre mises en scènes destinées aux régions ou à Londres, tension entre spectacles montés dans des théâtres subventionnés ou bien commerciaux.

Sans surprise, certaines questions attendues sont abordées, comme les négociations de Beckett dans les années Cinquante et Soixante avec le Lord Chamberlain, le censeur officiel des représentations théâtrales dont le devoir de censure ne fut supprimé quen 1968. Aujourdhui, ce pouvoir de contrôle est détenu par le Beckett Estate qui garde un œil sur les représentations au Royaume-Uni, interdisant les mises en scène qui prennent des libertés, non plus avec la morale, mais avec le texte beckettien lui-même (voir larticle de Derval Tubridy qui revient sur le Footfalls monté par Deborah Warner en 1994 au Garrick Theatre de Londres). Il est aussi question des variantes textuelles introduites par Beckett lors de ses nombreuses collaborations aux mises en scène de ses pièces, quil ne considérait comme écrites ou définitives quune fois quil les avait vues jouées, et de ses amitiés avec des personnalités aussi diverses que George Devine ou Rick Cluchey. Plus novateurs sont peut-être les articles qui prennent en compte les apports récents des recherches en histoire culturelle et en études de média (voir larticle de David Pattie où il est question de la “pré-médiation” de Godot dans le champ culturel britannique des années Cinquante), ou ceux qui, portant sur le rapport des arts du spectacle avec le politique au sens large, étudient lart de lacteur ou de la mise en scène dans le contexte des politiques culturelles gouvernementales locales, régionales ou nationales outre-Manche au cours des dernières décennies.

Notons enfin que cette recherche sur les mises en scène de Beckett se poursuit des deux côtés de la Manche à linitiative de Dominic Glynn (Institute of Modern Languages Research, Université de Londres) et de Jean-Michel Gouvard (Université Bordeaux Montaigne) qui ont co-organisé quatre journées détude sur le sujet au cours de lannée 201722. La question 363posée était la suivante : dans quelle mesure les modalités de représentation des pièces de Samuel Beckett, en France et au Royaume-Uni, ont-elles contribué à dessiner dans ces deux pays un visage différent de lauteur ? Réponse bientôt dans la publication des contributions à ces journées qui se sont déroulées dans les deux langues de création du dramaturge.

Pascale Sardin

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Staging Beckett in Ireland and Northern Ireland. Trish McTighe, David Tucker (dir.). London, Bloomsbury, « Methuen Drama », 2016. 256 + xxii p.

Ce livre est le résultat dun projet collectif de recherche mené conjointement par les universités britanniques de Reading et de Chester et le musée national dart Victoria et Albert (Londres) et financé par le Arts and Humanities Research Council. Il fait pendant à Staging Beckett in Great Britain23, également dirigé par Trishe McTighe et David Tuker, et publié simultanément dans le cadre du même projet de recherche intitulé « Staging Beckett : The Impact of Productions of Samuel Becketts Drama on Theatre Practice and Cultures in the UK and Ireland ». Lobjectif du projet était détablir une histoire des mises en scène des pièces de Samuel Beckett au Royaume-Uni et en Irlande, et de constituer une base de données regroupant lensemble des mises en scène professionnelles des œuvres de Beckett depuis 1955.

Cet ouvrage est le premier consacré à lhistoire des mises en scène des textes de Beckett en Irlande et en Irlande du Nord. En insistant sur le cadre géographiquement et culturellement marqué des mises en scène 364et de leur réception, le titre de louvrage rejette demblée le topos du “non-lieu” si fréquemment associé à lœuvre de Beckett, et réfute toute approche universaliste de celle-ci. Il pose ainsi la question du rapport de Beckett à son pays natal – ou, à linverse, celle de ce pays natal à lœuvre beckettienne. La relation de Beckett à lIrlande était complexe, on le sait. Lhistoire et la culture irlandaises nen exercèrent pas moins pour autant une influence non négligeable sur son écriture dramatique. Et, réciproquement, le théâtre beckettien marqua durablement les arts de la scène en Irlande et en Irlande du nord.

Ce volume comprend une préface signée par Christopher Murray, une introduction de la main de Trish McTighe, douze chapitres, une bibliographie et un index. Il se structure en trois parties : la première esquisse les contours de lhistoire des mises en scène ; la deuxième met laccent sur le contexte culturel ; la troisième et dernière partie sintéresse à la façon dont les changements de medium ou les expériences de mises en scène in situ, hors des lieux habituels de représentation, ouvrent des perspectives épistémologiques intéressantes et jettent un éclairage nouveau sur lœuvre de Beckett.

Loriginalité de ce livre tient au choix quont fait Trish McTighe et David Tucker de réunir dans un même ouvrage les approches duniversitaires spécialistes de théâtre irlandais (David Clare, Anna McMullan, Paul Murphy, Siobhán OGorman, Anthony Roche, Brian Singleton, Fearghal Whelan) et celles de praticiens de théâtre (lacteur, Barry McGovern, la metteur en scène et directrice artistique de Company SJ, Sarah Jane Scaife). Certains contributeurs allient même les deux spécialités (David Grant et Nicholas Johnson).

Louvrage aborde lhistoire des mises en scène des œuvres de Beckett comme celle dévénements théâtraux. La multiplicité des prismes permet la prise en compte quasi exhaustive des points de vue de ceux qui participent à ces événements. David Grant, par exemple, nous livre son expérience, non pas de metteur en scène, mais de spectateur (de Waiting for Godot au Lyric Theatre de Belfast en 1975). Lœuvre de Beckett est également abordée par le biais de la scénographie (McMullan), de la formation des acteurs (OGorman), du genre (Johnson), du choix de laccent des acteurs (McTighe), de la langue dont létrangeté est rendue magnifiquement par les traductions des textes en irlandais (Whelan).

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Louvrage pose de façon insistante la question des choix esthétiques, topographiques, sociaux, politiques (au sens large) quinvitent à faire lœuvre en représentation. Limportance de la spatialité est soulignée à plusieurs reprises (McMullan, Singleton, Scaife). Celle de lincarnation, de la voix, de laccent également. Cest peut-être là, dans la musicalité de la langue, de langlais dublinois dont saccommodent si bien les textes de Beckett que réside en définitive lessence intangible de lirlandité de lœuvre. Irlandité dont David Clare sattache à montrer le caractère fondamental, même si lœuvre met constamment en tension le local et le global.

Staging Beckett in Ireland and Northern Ireland est une intervention importante dans le champ des études sur le théâtre irlandais des xxe et xxie siècles et dans celui des études beckettiennes dont il souligne la vitalité. Les indications scéniques contraignantes de Beckett ont pu laisser craindre que son théâtre ne se transforme en théâtre-musée. La “festivalisation” de lœuvre (Gate Theatre, Dublin ; Enniskillen), le casting de “stars” visant à attirer un public que la réputation dune œuvre intellectuelle et difficile faisait fuir ont fait poindre le spectre de la marchandisation de celle-ci. Le renouveau quinsuffle le travail de compagnies telles Compagny SJ, Pan Pan, Gare Saint Lazare Ireland, Mouth on Fire auquel louvrage dirigé par McTighe et Tucker consacre de très belles pages (Scaife, McMullan, Singleton, Johnson, Clare) prouve que lœuvre na rien perdu de son pouvoir subversif et contestataire.

Hélène Lecossois

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Protin, Matthieu. De la page au plateau : Beckett auteur-metteur en scène de son premier théâtre. Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2015. 291 p.

Dans cet ouvrage, écrit dans un style élégant, Matthieu Protin montre que la mise en scène, loin dêtre une activité parallèle pour Samuel Beckett, participe pleinement du processus de création. Étroitement associées, écriture et pratique scénique exercent lune sur lautre leur influence, il ny a pas autonomie de lune par rapport à lautre, ce quindique le trait dunion inscrit dans le titre de louvrage : « Beckett auteur-metteur en scène » qui signale « moins une continuité quun écart » (p. 20). Soulignons laspect novateur du travail : la genèse de la pratique scénique de Samuel Beckett na été que peu étudiée car, au regard des critiques, Beckett est “un praticien né”, assertion dont Matthieu Protin conteste le bien-fondé parce quelle repose sur une confusion entre didascalies et mise en scène, entre la vision mentale de lauteur au stade de lécriture et sa réalisation scénique. Louvrage naît donc du désir de recontextualiser cette pratique grâce à une enquête sociologique, historique, génétique.

Matthieu Protin étudie pour ce faire, dans leur double version, française et anglaise, quatre pièces écrites au début de la carrière théâtrale de Beckett, avant quil ne mette en scène lui-même ses œuvres : En attendant Godot, Fin de partie, La Dernière Bande, Oh les beaux jours. Les principaux matériaux sur lesquels il sappuie sont les manuscrits et les tapuscrits, les différentes éditions, les Carnets de mise en scène, la correspondance et notamment les nombreuses lettres avec Alan Schneider dont il donne la traduction tout en les citant en langue originale, les archives du Schiller-Theater.

Dans la première partie du travail, il sinterroge sur les raisons qui ont amené Beckett à mettre en scène lui-même ses pièces, lui qui, à ses débuts, na pas grande connaissance du plateau. Lœuvre est dabord représentée par des metteurs en scène respectueux du texte. Blin, qui crée En attendant Godot au Babylone dirigé par Jean-Marie Serreau (les 367deux artistes sont des héritiers du Cartel), George Devine qui met en scène Samuel Beckett à Londres, Alan Schneider aux États-Unis, tous affirment une primauté du texte, ce qui nest pas la position dominante dans les années cinquante, où le metteur en scène est roi. Lauteur de cet ouvrage constate une évolution nette dans les didascalies : si celles de Eleutheria et de En attendant Godot ne témoignent daucun souci de localisation, en revanche celles de Fin de partie indiquent une mise en espace qui ne renvoie plus à lécriture. Il ny a donc au début pour Beckett aucune autonomie de la scène alors que, dès Fin de partie, grâce à son travail sur le plateau avec Blin, puis avec des metteurs en scène comme McWhinnie, Deryk Mendel, etc., tout aussi respectueux du texte, lespace scénique devient un espace à construire, et non plus simplement à décrire comme cest le cas dans les didascalies écrites dans la solitude du cabinet de travail. La collaboration avec Schneider seffectuant essentiellement par lettres amène Beckett à envisager, dès le stade de lécriture, les exigences concrètes de la représentation, les questions que lui pose Schneider lui faisant prendre conscience de la spécificité du travail de mise en scène. De plus en plus, dans les conseils quil lui adresse, il prend en compte la dimension scénique, se souciant moins de la fidélité au texte. Par ailleurs, désireux de mettre à distance les enjeux herméneutiques de ses pièces, il refuse de répondre aux multiples interrogations des premiers metteurs en scène et des comédiens qui ne savent comment appréhender ses pièces dans lesquelles le sens se dérobe et qui se veulent néanmoins fidèles au texte. Sinscrivant à contre-courant de la conception moderne de la mise en scène qui privilégie une interprétation, il veut créer une neutralité qui offre aux spectateurs « des pistes successives et contradictoires qui à la fois enclenchent linterprétation et la posent comme irrésoluble » (p. 236), ce qui nest pas textocentrisme de sa part, mais désir de laisser ouverte linterprétation. Comme il refuse de valider une interprétation, quelle quelle soit, passer à la scène est une façon pour lui de répondre aux questions des praticiens. Qui plus est, la mise en scène lui apparaît très vite comme une continuation du travail de création. Il a besoin de lexpérience des répétitions et de la confrontation avec le public avant détablir une édition définitive. Ici sopère donc un renversement de perspective. Ce nest plus la scène qui doit rendre compte fidèlement du texte, mais le texte qui doit évoluer en fonction de lexpérience du plateau.

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Dans la deuxième partie Matthieu Protin examine comment sopère le travail de Beckett sur le plateau. Limportance quil donne à louverture des interprétations modèle sa pratique scénique. Ce “travail du neutre” dans sa conception de la mise en scène vise au même but que celui de lépanorthose quil pratique constamment dans ses textes. Dans sa direction dacteurs, Beckett insiste sur les postures et sur le travail vocal, faisant du comédien un technicien plus quun interprète, ceci afin de soustraire le texte aux commentaires quil suscite. Aussi aime-t-il les comédiens de cabarets pour qui la technique prime sur le sens. Lauteur de cet ouvrage analyse tout particulièrement avec précision trois mises en scène de Beckett, celle de La Dernière Bande au Schiller dans laquelle Beckett fait disparaître au lever de rideau tous les objets qui sont sur la table, celle de Fin de partie de 1980 dans laquelle il reconfigure lespace : celle dOh les beaux jours avec Billy Whitelaw où le maquillage nest pas du tout le même dun acte à lautre. Il constate chaque fois que Beckett ne respecte pas ses propres didascalies. Alors que ce dernier est farouchement opposé aux propositions daccompagnement musical qui lui sont faites, lui-même recourt à la musique dans sa mise en scène dEn attendant Godot puisque, outre la chanson du chien et la berceuse qui figurent dans le texte, il introduit une valse pour marquer la réconciliation des deux protagonistes, une marche funèbre lors de leur déambulation qui suit le cauchemar dEstragon. Les images que crée Beckett – dont la pratique est proche du montage – témoignent davantage, selon Matthieu Protin, de linfluence du cinéma que de la peinture. Elles ne procèdent pas de lexécution des didascalies et ne sont pas non plus réductibles aux notes préparatoires des Carnets. « Au cœur de ces images, se traduit finalement lécart entre lartiste scénique quest devenu Beckett et lauteur quil était à ses débuts. » (p. 212). Cest donc toute la méditation de Beckett sur ce que nécessite le passage à la scène, toutes les solutions quil trouve sur le plateau, que nous dévoile cet ouvrage.

Marie-Claude Hubert

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Beckett in Popular Culture: Essays on a Postmodern Icon. P. J. Murphy et Nick Pawliuk (dir.). Jefferson (North Carolina), McFarland, 2016. 209 p.

Ce volume collectif, édité par P. J. Murphy et Nick Pawliuk, sinterroge sur la perception de Samuel Beckett dans la culture populaire ; sa genèse se situe en droite ligne des perspectives dores et déjà présentées par P. J. Murphy dans ses précédents travaux. Bien plus précisément, cest dans son dernier ouvrage, Becketts Dedalus, que nous pouvons trouver lidée dun détournement peu commun dans les études beckettiennes. En effet, si P.J. Murphy y avait présenté une analyse de lécriture beckettienne comme une adaptation du travail de Joyce, lécriture de Beckett est ici appréhendée comme source à partir de laquelle un certain travail dadaptation va pouvoir être engagé. Ainsi, aux côtés de la monstration de la productivité encore prégnante de lœuvre de Beckett dans de nombreux champs culturels contemporains, lun des points cruciaux de ce bref ouvrage structuré en quinze chapitres se trouve dans une tentative déloignement de la figure de Beckett telle quelle est légitimée dans la recherche beckettienne. Cet effort critique saccompagne ainsi de laccueil dans ses pages dau moins trois chercheurs non spécialisés dans la recherche beckettienne, ni même dans la recherche littéraire, élargissant ainsi les domaines dappréhension de linfluence de Beckett.

Le premier chapitre de louvrage, rédigé par P. J. Murphy lui-même, permet lhomogénéisation du volume autour dun bref aperçu théorique et critique, centré sur certains des “grands chevaux de bataille” du chercheur, à savoir la représentation de la figure de Samuel Beckett comme “saint” condamné à la reconnaissance, la sclérose dune critique focalisée sur une esthétique du « nothing to express » (Dsj, 139) « rien à exprimer » (TD, 15), ainsi que la préconisation dun détachement de la parole critique de Beckett envers sa propre œuvre. Cette ouverture de volume est également le lieu pour P. J. Murphy de cartographier les différents modes dadaptation de lœuvre de Beckett, ainsi que de son ethos. Trois types dapproche de lœuvre beckettienne sont dès lors définis, 370qui pourront par la suite éclairer les champs appréhendés : des imitations de discours académiques dominants, avec la possibilité toujours latente dun détournement de certains stéréotypes ou idéologies, la mise à mal parodique ou subversive dapproches sérieuses ou qualifiées de “haute” culture et, pour finir – matière la plus intéressante selon P. J. Murphy – des réécritures de textes sources de Beckett qui permettent de déceler une réelle intertextualité avec lœuvre beckettienne, mais également de saisir lapparition dœuvres originales.

La deuxième contribution présente dans ce collectif se trouve être, pour sa part, le seul chapitre à avoir déjà été publié. En effet, les éditeurs du volume ont trouvé bon, à juste titre, de présenter à nouveau au lectorat qui ne laurait pas déjà lu, lexcellent « Fail better ! Samuel Becketts Secrets of Business and Branding Success » de Stephen Brown. De fait, au-delà dune simple exemplification des différentes manières dintégrer lœuvre de Beckett à une nouvelle création, Stephen Brown se propose dexpliquer les caractéristiques esthétiques de lécriture et de lethos beckettien compatibles et directement applicables dans léconomie du divertissement, définie comme « creativity-driven, hyper-competitive, mutli-mediated » (“alimentée par la créativité, hyper-compétitive, aux médiations multiples” ; p. 21). Cette analyse se fonde essentiellement sur la reprise de la figure de Beckett dans la publicité dApple, dont le slogan « Think different », loin de nêtre que lordre et limaginaire de notre époque, permet également de penser différemment lauteur irlandais. Cest ainsi que les critères de lesthétique beckettienne de brièveté, de contingence, dambiguïté, de mémoire, de narrativité, d“authorité”, et de celticité, sont mis en rapport avec leur pendant publicitaire. Beckett, bien entendu moins créateur de cette réadaptation que victime de son intransigeance, devient, par cette analyse, lun des parangons de la récupération des formes de vie, qui ont géré la définition et laffinage (« define and refine », comme le dit justement P.J. Murphy) de lidentité des personnalités artistiques légitimées par leurs pairs, dans le milieu du travail et du marketing contemporain, au sein duquel chaque employé est sommé et soumis au diktat dune créativité popularisée.

À la suite de ces deux entrées en matière, dont le côté théorique et, avant tout, critique, insuffle une valeur certaine à louvrage, les chapitres qui leur succèdent semparent plus précisément de lanalyse productive de Beckett dans des champs du domaine culturel aussi éloignés que 371le polar, la science fiction, les séries télévisuelles, lindustrie cinématographique, le roman graphique, la musique irlandaise, lapposition du prénom Beckett à la naissance dun bébé, la mode masculine, les réseaux sociaux, et le sport.

Aussi éparpillés que ces domaines puissent paraître, une certaine ligne interprétative peut cependant être tirée, ligne que P. J. Murphy dans son chapitre conclusif « Beckett as Pop Culture Icon » se permet de résumer. En effet, si tout au long des différentes analyses, se construisent différentes vues de Samuel Beckett, empruntant tantôt à sa narration et à son esthétique, pour les recréations artistiques, tantôt à son éthique dintégrité et délitisme, pour les champs culturels qui touchent plus principalement à la représentation de soi (les quatre derniers chapitres précités), une dynamique de réappropriation semble investir tous les domaines traités. Tous les consommateurs de Beckett que sont les créateurs dont il est fait mention au cours de cet ouvrage sont également des reconstructeurs : « [] the consumer reinvents and revitalizes the consumed [] » (“le consommateur digère et redonne une nouvelle vie à ce quil a consommé” ; p. 170). Cette remarque prend ainsi une place de première importance dans lanalyse globale de louvrage puisquelle permet de comprendre une grande part de la mouvance de la figure beckettienne dans la culture populaire. Que ce soit à travers lexemple du tatouage « Try again. Fail again. Fail better. » (WH, 81) « Essayer encre. Rater encore. Rater mieux. » (CP, 8) du tennisman Stanislas Wawrinka, ou de lutilisation de photographies de Samuel Beckett comme identifiant davatars sur les réseaux sociaux, la parole de lauteur irlandais se trouve toujours être adaptée aux différents contextes qui voient son apparition.

Or, cette réappropriation est bel et bien le projet prôné par P. J. Murphy dans sa remise en cause de la recherche beckettienne, bouclant ainsi, dans son acte conclusif, la boucle ouverte par sa critique introductive : « I hasten to add that my counter-critique has nothing to do with other Beckett scholars adopting my own lines of thought but everything to do with encouraging others to engage in their own reassessments of the party line about Becketts “negativity” and “artistic impotence”. » (« Je me dépêche dajouter que ma contre-critique na rien à voir avec dautres chercheurs qui adoptent sur Beckett mes propres vues ; au contraire, ma critique les encourage à fonder par eux-mêmes une réévaluation 372des valeurs de négativité et d’‘impuissance artistique dans lœuvre de Beckett » ; p. 172). Cest dailleurs peut-être à cette fin quont été intégrés au volume deux chapitres en rupture : un poème dAlexander M. Forbes, « Two Quinks for Sam », comme exemple de recréation de lœuvre beckettienne, ainsi quun « Addenda » élargissant les références à Beckett et à son travail utilisées dans les précédents chapitres par de nouvelles mentions, comme pour inciter le défrichage et déchiffrage dun nouvel interprète.

Bernard-Olivier Posse

sigles et éditions cités

Co

Company, Ill Seen Ill Said, Worstward Ho, Stirrings Still. London, Faber & Faber, 2009.

CP

Cap au pire, Édith Fournier trad. Paris, Minuit, 1991.

Dsj

Disjecta. London, John Calder, 1983.

TD

Trois dialogues. Samuel Beckett et Édith Fournier trad. Paris, Minuit, 2012.

WH

Worstward Ho in Co.

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Paraskeva, Anthony. Beckett and Cinema. Bloomsbury, « Historicizing Modernism », 2017. 195 + vi p.

Ce livre aborde un pan de lœuvre au moyen duquel Beckett creuse certains enjeux de sa création. Le titre générique Beckett and Cinema promet donc douvrir des pistes stimulantes. Conformément à lobjectif 373de la collection « Historicizing Modernism », il sagit de situer lœuvre audio-visuelle dans son contexte historique : celui de la création “moderniste24” du xxe siècle. À ce titre, lauteur relève deux périodes modernistes dans le cinéma : 1919-1929 et 1958-1975. En effet, lère du muet se singularisait par sa préoccupation avec les qualités formelles du cinéma, préoccupation qui se perdit lors de lavènement du cinéma industriel, qui représentait un retour à lesthétique du xixe siècle. Cette recherche fut reprise par la Nouvelle Vague, dont les productions se caractérisaient par la non-linéarité, la répétition, la discontinuité ; et par limportance accordée au trauma et aux fantasmes. Ainsi, en écrivant à Eisenstein en 1936, Beckett affirmait son intérêt pour le cinéma moderniste et expérimental25, tournant le dos au courant réaliste du cinéma de son époque.

Le premier chapitre de ce livre se centre sur le rôle de Buster Keaton dans Film, à une époque où ses comédies muettes connurent un regain dintérêt. Cependant, Beckett prive lacteur des ressources principales de son expressivité comique, en sorte quil se trouve “exilé” de sa persona, de son propre corps et, surtout, de son célèbre visage : Keaton est scindé, fuyant la caméra qui, autrefois, fut son gagne-pain. Paraskeva fait lhypothèse que Beckett se serait inspiré des relations entre cinéma et théâtre élaborées dans LAnnée dernière à Marienbad, de Robbe-Grillet, conformément à la tendance des créations des années Soixante à mêler les deux genres. La technique impersonnelle du cinéma, réunie à linspiration puisée dans le théâtre de Yeats, produit ses effets dans le rôle du projecteur-inquisiteur de Comédie. Cest ainsi que le caractère mécanisé remplace la théâtralité marquant les premières pièces de théâtre de Beckett.

Dans le deuxième chapitre, Paraskeva aborde la désynchronisation de limage et du son, technique employée dès 1927 dans The Passion of Joan of Arc de Carl Dreyer, où les intertitres traduisaient seulement une partie des paroles indiquées par le mouvement des lèvres. Eisenstein et Poudovkine recherchaient précisément cette non-coïncidence. Dans le cinéma traditionnel, en revanche, la coïncidence son/image marquait un retour vers lesthétique du xixe siècle. Cette dissociation est caractéristique de lœuvre de Beckett pour lécran et pour la scène. Par contraste avec le film de Dreyer, Eh Joe rend la voix audible, sans en 374révéler la source ; et contrairement au cinéma traditionnel, la voix off est féminine. Paraskeva fait un rapprochement tout à fait éclairant avec la fin de Psychose, de Hitchcock, où lon entend la voix maternelle qui habite le personnage, dont les lèvres restent immobiles.

Dans le troisième chapitre, lauteur observe quaprès Film et Comédie, le style de Beckett en tant que metteur en scène est influencé par son travail pour lécran, élaborant une dramaturgie qui vise à éliminer la contingence et les manifestations de vie. De la sorte, lévénement théâtral paraît nêtre quune réitération mécanique observée au sein dun cadrage rigoureusement délimité : la représentation se présente comme un artefact préenregistré, excluant limprévisible.

Ce chapitre aborde aussi la question d« auteurisme » : la manière dont Beckett rejoint la conception, élaborée par les cinéastes de la nouvelle vague et Les Cahiers du cinéma, du film comme témoignant de la vision singulière dun auteur. Cette approche inclut lutilisation dune répétition formalisée, et la suppression de la psychologie, démarches sinscrivant dans le sillage de la “biomécanique” de Meyerhold qui, après avoir inspiré Eisenstein, fut redécouverte dans les années Soixante-dix. Dans cette perspective, le mouvement supplante la subjectivité : lacteur réagit de façon machinale à des stimuli, plutôt quà ses perceptions mentales et états émotionnels. Mettant en parallèle Beckett et Duras, Paraskeva note comment les deux font coexister le passé et le présent, à la fois séparément et simultanément, indépendamment de tout cadre temporel organisateur.

Enfin, le quatrième chapitre réunit les questions du gros plan et du “gender”. Jean Epstein considérait la “photogénie” comme se réalisant grâce au gros plan ; perception prolongée par la notion du “pro-filmique”, élaborée par Christophe Wall-Romana, pour désigner la part qui excède la diégèse et renforce leffet émotionnel. Tel serait la présence dune vedette reconnue, comme le visage de Garbo, qui mettait les spectateurs de son époque en extase. Paraskeva voit un rappel de cette esthétique dans laspiration beckettienne à contempler un visage féminin. Le “pro-filmique” concerne aussi les relations complexes entre acteur et directeur, et Paraskeva interprète le rôle de H, dans …que nuages… comme étant celui dun metteur en scène tyrannique qui, à linstar de Beckett, fait répéter lactrice, lobligeant à mimer mots et gestes. En ce qui concerne les questions du gender, Paraskeva considère que Beckett renverse le rôle 375du regard prédateur masculin caractéristique du cinéma institutionnalisé, parce que dans ses pièces, ce sont les femmes qui donnent les ordres. Par contraste, Beckett montre les figures masculines dautorité comme étant oppresseurs, déshumanisées et déshumanisantes.

Létude de Paraskeva mobilise des connaissances amples concernant les créateurs du modernisme. Elle offre un précieux panorama permettant de situer lœuvre beckettienne, et dapprécier les autres œuvres avec lesquelles elle entre en dialogue. Avec justesse, Paraskeva rappelle lobservation de Jonathan Bignell selon laquelle lœuvre de Beckett résiste à tout effort pour lassimiler aux contextes déterminés par lhistoire et la télévision. Il a raison aussi de souligner la nécessité de définir et de décrire ce contexte, afin de mieux apprécier la singularité de la création beckettienne. Toutefois, cest bien cette originalité et cette spécificité que lauteur renonce à mettre en lumière.

En effet, lapproche adoptée par Paraskeva consiste à dessiner des rapprochements entre lœuvre de Beckett et dautres œuvres qui purent linspirer en lui offrant des modèles ou en lui ouvrant des champs dexploration. Cependant, même si ces comparaisons ont leur intérêt, la recherche de similitudes a tendance à gommer loriginalité de Beckett. Ainsi, les parallèles établis entre Duras et Beckett ne donnent pas lieu à une réflexion sur ce qui rend leur démarche respective différente.

Au fond, et comme souvent dans des études publiées dans le monde anglophone, il manque cruellement une armature théorique susceptible doffrir une base pour linterprétation de lœuvre. Si Beckett et dautres créateurs modernistes ont employé des techniques similaires – comme les formes géométriques, ou leffacement du corps et de lémotion –, nous ne savons pas quel sens de tels choix peuvent revêtir. Aucune question nest posée quant aux raisons ayant conduit les modernistes à adopter ces méthodes. Une seule allusion – restée vague – est faite dans lintroduction, où lauteur suggère que les créateurs auraient cherché à traduire une « subjectivité turbulente » (p. 26). Nous napprenons donc pas ce qui, dans ces modes de création, put attirer Beckett. Quand linfluence de Kleist est évoquée – lidée que les marionnettes connaîtraient un état dinnocence –, on ne sait pas quelle signification cette esthétique revêtirait dans lœuvre de Beckett. Ou encore, Paraskeva nomme les divers créateurs (Arthur Symons sur Maeterlinck, Edward Gordon Craig) qui sintéressèrent à labsence dinitiative caractérisant le corps 376dépersonnalisé mis en scène, mais ce qui préside à cette énumération est lamalgame : le différent est ramené à du même ; la question de la technique lemporte sur celle du sens.

Ce qui remplace la réflexion théorique est lengouement pour les “cultural studies” – sous la forme des “star studies” et “gender studies” –, dont lun des effets est dalimenter des digressions, comme celle où Paraskeva accorde une grande importance au caractère « pro-filmique » (p. 149) de la relation entre le metteur en scène (Beckett) et son acteur. Quant aux références aux “gender studies”, elles réduisent la perception de lœuvre aux histoires triviales des rôles masculin/féminin imposés par la société, et à des enjeux de pouvoir. Selon cette perspective idéologique, on juge que le regard masculin exerce nécessairement un pouvoir abusif sur le sujet féminin, qui se voit réduit à létat dobjet. Paraskeva estime que loriginalité de Beckett réside dans son choix de renverser « le regard prédateur masculin du cinéma institutionnel », marqué par ses « structures patriarcales de perception et de comportement » (p. 166), en mettant en scène une voix féminine qui « scrute ou dirige froidement un sujet masculin passif ». Non seulement cette évaluation est-elle creuse et superficielle – se réduisant au petit jeu de “ôte-toi de là, que je my mette”, entre les sexes – mais surtout, on ignore quel sens ce choix peut représenter pour notre auteur. Or les instances oppressantes chez Beckett doivent être considérées non comme un commentaire social et idéologique, mais comme relevant des fonctions du langage et la manière dont celles-ci touchent aux enjeux existentiels dun sujet.

Dans …que nuages…, H agit comme un “directeur” ou “metteur en scène” à légard de la femme, en dictant le texte que celle-ci énonce sans voix. Paraskeva y voit une « allégorie » (p. 159) de la manière dont Beckett faisait répéter son texte à Billie Whitelaw, et le regard du metteur en scène qui réifie ses gestes, marquant sa « contrainte au sein de structures codées de performativité genrée » (p. 165). Quant à Catastrophe, Paraskeva considère cette pièce comme « une autocritique des méthodes dictatoriales de Beckett lui-même et de lintense formalisme quil demandait de ses acteurs » (p. 166). Lœuvre de création se réduit ainsi à une historiette, où Beckett se retourne contre Beckett. Il nous semble quil serait plus approprié et plus fructueux dinterroger la dimension subjective de ces dispositifs, pour étudier, par exemple, la manière dont Beckett traite avec le surmoi. En faisant répéter une actrice, 377nous ne sommes pas en présence dune personne qui en tyrannise une autre, mais de deux artistes qui saffrontent volontairement à une même dimension du langage au sein dune œuvre de création unique. Adopter loptique des “cultural studies” peut, certes, donner le sentiment exaltant de sélever contre les injustices, de dénoncer loppression, mais on sy limite essentiellement aux questions dadaptation sociale – confortant donc le système – plutôt que de traiter les enjeux de la création : ceux-ci témoignent de la singularité du créateur qui, par définition, déjoue tout système.

Ainsi, alors que Paraskeva affirme que cest en considérant les divers contextes de la création beckettienne que lon peut développer un sens du caractère esthétique particulier de la résistance de Beckett à son contexte, le choix fait dans son étude consiste à explorer la seule question du contexte et, conceptuellement, à confirmer cette orientation en privilégiant la perspective des “cultural studies”. Ce champ dinvestigation en ce qui concerne le cinéma de Beckett, laissé en friche par Paraskeva, reste donc à étudier de manière approfondie.

Llewellyn Brown

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Lloyd, David. Becketts Thing: Painting and Theatre. Edinburgh UP, 2016. 253 + xiv p.

On sait que Beckett nourrissait un intérêt intense et durable pour la peinture, et quil avait noué des liens très étroits avec certains artistes, tels Jack B. Yeats, rencontré en 1930, les frères van Velde, surtout Bram, et Avigdor Arikha, rencontré en 1956. Nous savons aussi que son théâtre révèle limportance extrême quil accordait à la composition 378visuelle, qui était loin dêtre un élément secondaire dans ces créations dont toutes les composantes étaient intimement liées. Cette étude de David Lloyd nous offre un accès particulièrement pénétrant aux enjeux de cette association éminemment fertile.

Lloyd relève la manière dont les peintures auxquelles Beckett sattachait ménagent un espace pour quapparaisse la “chose” qui résiste à la représentation et qui perdure, là où lhumanité elle-même rejoint le statut de la chose. Ce qui réunissait la création de Beckett et celle de ces peintres – qui se situaient en marge du canon international – était leur rapport à la forme représentée, dans son apparition et sa disparition, entre figuration et abstraction. Ainsi, en accordant une importance fondamentale au décor dans ses pièces de théâtre, Beckett disloque et démantèle la figure humaine et ses attributs, en sorte que lhumain sappréhende comme une chose parmi dautres. En effet, Lloyd déclare que son théâtre « pense la chose » (p. 19). Dans cette démarche, Beckett ne se contentait pas de sinspirer de la peinture : il « déconstruisait » (p. 4) ses sources dinspiration, pour en redistribuer les éléments. Il pénétrait sous la peinture achevée pour saisir la manière de travailler dont elle est leffet, pour en tirer ce qui serait susceptible de se transformer dans un autre médium.

Le premier chapitre explore les relations entre MacGreevy, Jack B. Yeats et Beckett. Alors que MacGreevy voyait dans Yeats lexpression de lesprit national, Beckett discernait en lui limpossibilité de toute communication. En effet, la peinture de Yeats empêche le spectateur dadopter un point de vue unique : lœil demeure sans repos, étant constamment obligé dosciller entre distance et proximité, entre technique et image, figure et médium, au détriment dun regard totalisant. Yeats montre la mise en acte de léchec de la représentation : léchec de récupérer ou dabandonner lobjet, dans un acte de « suspension » (p. 65) qui signe le refus de lidée de possession, et témoignant dun détachement à légard des idées du nationalisme.

Faisant écho à la peinture de Yeats, En attendant Godot et Fin de partie nous poussent à chercher une interprétation qui se trouve aussitôt déjouée, vouée à léchec. Grâce à une scission entre forme et fond, la parfaite unité formelle des pièces opère comme un cadre contenant le matériel en désintégration, faisant sentir une tension vitale face à la menace de dissolution.

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Consacré à Bram van Velde, le deuxième chapitre souligne le fait que Beckett renonce à lidée dun sujet qui posséderait lobjet, dans les domaines politique et esthétique : cest sur cette question quil critique certains peintres comme Tal Coat. En effet, comme le nationalisme, lexpression suppose lexistence préalable du sujet qui sexprime.

Or chez Bram van Velde, Beckett découvre des peintures qui empêchent le spectateur de jouir dun point de vue fixe. Il semble que les ruines ou les restes dun visage regardent depuis le tableau. Ainsi, van Velde suspend leffort de la peinture occidentale pour saisir lobjet : lessence même de ce dernier consiste à déjouer toute représentation. Si lon pourrait voir une certaine proximité entre Beckett et Heidegger, pour qui lobjet est résistance à linstrumentation, lécrivain naccepterait pas léloge que le philosophe fait de la proximité. La peinture de van Velde, oscillant entre apparition et disparition, annihile le sujet souverain.

Lloyd observe un changement dans la scène beckettienne dès La Dernière bande, où le personnage reste tributaire des objets au lieu que ceux-ci prolongent son existence dans le monde : Krapp est déplacé par les objets. Ensuite, le théâtre beckettien se voit disloqué en ses éléments distincts : regard, figure et voix. Cet effet est perceptible dans Film, qui abolit le schéma idéaliste de la perception de soi, mettant en évidence la matérialité du regard et des choses multiples à travers lesquelles le sujet voit son existence répartie, et qui traduit son aliénation constitutive.

Le troisième chapitre examine les convergences entre les démarches respectives dAvigdor Arikha et de Beckett26. Initialement, le peintre israélien voyait labstraction à la fois comme un idéal, et un moyen grâce auquel la peinture pourrait ségaler la musique, mais il finit par peindre daprès observation à la suite de sa visite décisive dune exposition sur le Caravage en 1965. Cette nouvelle démarche supposait la recherche pour désapprendre, en sorte que ce nest pas lobjet contemplé qui se situe au cœur de la peinture, mais le regard même du peintre, avant quil ne prenne conscience de soi. Comme le Caravage, Arikha évacue la dimension narrative de la peinture, sintéressant plutôt à ce qui est sur le point de se produire, ou à ce qui vient tout juste davoir lieu. Son 380attention se dirige vers des espaces intermédiaires, vers ce que nous avons tendance à ignorer au profit du spectaculaire. Dès lors, le tableau nest pas représentation mais lindice dune part quil ne contient pas.

Comme le Caravage et Arikha, Beckett abandonna la préoccupation avec listoria, et des fonctions symboliques, préférant chercher à produire des effets musicaux. Au lieu de considérer lespace scénique comme destiné à se remplir dactions et de gestes, ses pièces ultérieures forment comme des images figées, où Beckett saisit la jonction entre lhumain et la chose, le moment même de lapparition de lhumain ou de la chose. Il produit des moments dune suspension corrélée au surgissement du « non-soi » (Dsj, p. 152).

Dans sa conclusion, Lloyd observe que la dimension politique de la création beckettienne concerne sa qualité existentielle, grâce à laquelle lhomme se situe sur le même plan que les choses. Alors, dans Catastrophe, le Metteur en scène traverse le quatrième mur, empêchant le spectateur de sidentifier à un point de vue totalisant, tandis que Protagoniste regarde à partir du lieu de la chose qui ne saurait être récupérée. Beckett travaille ainsi à une « dissolution intérieure du sujet » (p. 231). Ses pièces démantèlent le théâtre et lhomme, faisant apparaître le lieu dune humanité en ruines.

Cette étude extrêmement riche et fine est étoffée de nombreuses illustrations. Elle offre des analyses pénétrantes, et une ample matière de réflexion.

Llewellyn Brown

Sigle et édition utilisés

Dsj

Disjecta. London, John Calder, 1983.

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Restrepo Restrepo, Esteban. (Anti)chambres : les architectures fragiles dans lœuvre de Samuel Beckett. Paris, Les Presses du réel, 2014. 206 pages.

Si un écrivain méritait une étude entièrement consacrée à la notion despace dans son œuvre, cest bien Samuel Beckett. Et particulièrement dans son œuvre romanesque, qui est la matrice de son théâtre. Nous commencerons par souligner la pertinence de létude que Esteban Restrepo Restrepo, spécialiste darchitecture, consacre à ce que lon pourrait nommer linquiétude de lespace dans lécriture de Beckett. Écriture de lespace, espace de lécriture, cest bien dans ce jeu de miroirs permanent que sinscrit la recherche expérimentale du grand dramaturge. Jeu de miroirs mais aussi zone de tensions, que Restrepo Restrepo restitue tout au long de son enquête, étudiant la déconstruction de lespace dans les œuvres principalement romanesques de Beckett, avec une multitude de références à LInnommable, texte magistral qui semble avoir beaucoup marqué le critique. Il part du postulat selon lequel les personnages beckettiens sont à la recherche dune chambre – on ne peut sempêcher de penser à la célèbre pensée de Blaise Pascal : « [] tout le malheur des hommes vient dune seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre27. » Ce philosophe, Esteban Restrepo Restrepo, dont lérudition est tout à fait appréciable, le citera parmi dautres voix, telles que celles de Derrida, de Lévinas, de Deleuze, de Merleau-Ponty.

Ce faisant, Esteban Restrepo Restrepo nous propose une traversée, en diagonale, ou en zigzags, à travers une typologie de chambres, comme autant de variantes permettant de décliner les différents modes de cette inquiétude, de cette mise en tension de lespace multiple, hétérotopique (au sens où lentend Michel Foucault). Sa démonstration, parfois circulaire, comme aspirée dans un mimétisme tout beckettien, sélabore en tissant des jeux danalogies entre la démarche de Beckett et celle de John Cage ou dYves Klein et, documents iconographiques à lappui, avec 382le travail de plasticiens et artistes des années Soixante-dix à nos jours, avec la référence constante à des architectes contemporains importants.

À lécoute du processus du travail de Beckett, Esteban Restrepo Restrepo souligne des valeurs négatives telles que celles de linaudible, de linvisible, de lindicible, de linnommable, de linimaginable, de linforme, de linarticulé, de linexplicable, de limmatériel, comme autant de facettes dune même logique négative au travail dans lœuvre, qui se manifeste par des opérations, des modalités de présence/absence, que le critique décrit en empruntant le lexique de larchitecture : amoindrissement, soustraction, désaccumulation, désaffectation, désattribution, indétermination, délocalisation, éloignement, effacement, déterritorialisation, comme autant de manières de décliner ce quil nomme une forme d« insoumission envers le réel » (p. 177).

Selon Restrepo Restrepo, si larchitecture a pour objectif dédifier, de construire un abri qui garantisse les humains contre la pression des forces extérieures, cest la chambre qui illustre le mieux la tentative de contrôle de ces forces. Or, les héros des romans de Beckett habitent les chambres (des autres) sans les habiter, à la recherche frénétique dune chambre à soi pour se couper du monde : sauf que cette chambre ne sera pas tout à fait à soi, et que le projet sera souvent dhabiter linhabitable. La chambre de Malone, la chambre de Molloy, la chambre de Monsieur Knott dans Watt, la chambre du narrateur-locataire de Premier amour sinscrivent dans ce type de quête.

Les chambres beckettiennes ne sont jamais des univers clos, mais des lieux instables, des espaces en perpétuel nomadisme, suspendus entre le dedans et le dehors : à limage des personnages, ils sont la proie de linsaisissable. Aux personnages qui sont des « être(s) translucide(s) » (p. 57) répond une logique de « déménagement continu28 » particulièrement observable dans Murphy, Watt, Molloy, Premier amour, Le Dépeupleur. Cest pourquoi, tout comme Beckett souligne sans cesse laporie de la nomination, Esteban Restrepo Restrepo utilise des titres hésitant entre la chambre et lantichambre : “(anti)chambre”, pour évoquer des espaces paradoxaux qui, à limage des dessins dEscher ou des stratégies fictionnelles de Borgès (jardin, bibliothèque ou sphère), sont des espaces qui dérangent notre imagination et lacte dimaginer lui-même.

383

Esteban Restrepo Restrepo, soulignant le point de vue de surplomb de Beckett, qui fait de ses romans des métaromans (nous ajouterions : de son théâtre un métathéâtre, et de son langage un métalangage) insiste sur la dimension de métaespace de larchitecture dans son œuvre, allant jusquà affirmer que le corps, le langage et lespace sont, dans un tel univers, des entités hystérisées, au sens où Deleuze entend lhystérie comme un excès de présence à soi et au monde. Ainsi il parle, au sujet des personnages beckettiens, de « malaises métaphysiques » (p. 11), de « pathologie de la visibilité » (p. 79), qui mêlent extériorité et intériorité dans des dispositifs qui sont des « dispositifs de souffrance » (p. 81), « des architectures sadiques » (p. 81).

« La fiction architecturale commence chez Beckett par la rupture avec la réalité de la part des personnages » (p. 61), écrit Esteban Restrepo Restrepo, dont le mérite est daffirmer les liens indissolubles qui unissent le voir et le dire, et que Mal vu mal dit développe sur un mode négatif (Claude Simon disait quil ne faut pas confondre le monde écrit et le monde réel). Dans lunivers de Beckett, il y a une relation étroite entre labyrinthe et narration.

De notre point de vue, les plus belles pages de ce livre portent dune part sur lanalyse de la couleur beckettienne par excellence (le gris), dautre part sur la topique du centre (liée à lusage de loxymore, de lapproximation, de la perte de la fonction référentielle).

Lauteur développe un passage sur la couleur grise, emblématique de lunivers de Beckett, et selon lui proche de la notion du “neutre” chez Blanchot : nous aurions aimé y trouver des références aux réalisations de lexposition Beckett qui a eu lieu à Beaubourg en 2007, ainsi quaux belles pages que Kandinsky consacre à cette non-couleur dans Du Spirituel dans lart. Ce que Malone nomme « incandescence grisâtre » (MM, 76) est la figure de loxymore, dont la transposition sur le plan auditif est le bourdonnement continu entendu par Molloy, par Malone mais aussi par la femme de Pas moi.

Nous avons particulièrement apprécié la partie « (anti) chambre orbitale », qui décrit le centre comme une “zone de danger” (perspective présente notamment dans Quad), qui à la fois attire et rejette les personnages, « pris par une force simultanément centripète et centrifuge. » (p. 112). Et Restrepo Restrepo de conclure que la « mise en orbite des personnages (est) une manière dêtre au monde en état derrance circulaire permanente » (p. 112).

En revanche, sur le plan de lherméneutique, nous aimerions nuancer certaines affirmations dEsteban Restrepo Restrepo. Ainsi, il décrit les héros 384de Beckett comme des créatures se dirigeant vers le néant, quil assimile, un peu rapidement, à leur propre mort : nest-ce pas une interprétation restrictive, de même que lassimilation du vide au néant ? En effet, si la catastrophe didentité est au cœur de lunivers de Beckett, cest bien de “mort apparente” quil est question plus que de mort biologique : une figure de la réversibilité entre la mort et la vie, entre lorigine (la naissance) et la fin. Dans tous les cas, il sagit, pour les personnages beckettiens, de saffronter aux limites du possible, de se confronter au non-espace, au non-temps, au non-humain, à ce qui ne peut ni se dire ni se circonscrire, et qui se confond avec les origines du langage.

Si le rapprochement avec le texte Khôra de Derrida, notamment à propos de « La Falaise », est très éclairant, il nous semble que lœuvre de Beckett sinscrit dans le courant esthétique et philosophique de la voie négative, et cest pourquoi, aux valeurs négatives précédemment citées, nous ajouterions celle de dépossession : une dépossession qui affecte le personnage, le langage, lespace, et rejoint une « topologie de la perception29 » comme le signale Michel de Certeau à propos des théories de Nicolas de Cues. Nous ne pouvons en effet faire léconomie des influences majeures qui ont nourri la pensée de Beckett, à savoir la lecture dHéraclite, de Giordano Bruno, de Giambattista Vico, qui se livrent respectivement à un procès de la représentation, un procès de la visibilité, un procès du langage. Ainsi, si lentre-voir, ainsi que la montré Esteban Restrepo Restrepo, peut se lire comme une alternative à la visibilité, il faut souligner également dans cette œuvre (notamment celle pour le théâtre) limportance du hors-scène, à envisager des points de vue topique, esthétique et philosophique.

Lydie Parisse

sigle et édition utilisés

MM

Malone meurt. Paris, Minuit, 1995.

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Van Hulle, Dirk. The Making of Samuel Becketts “Krapps Last Tape” / “La Dernière bande”. Beckett Digital Manuscript Project, vol. 3. Bloomsbury / University Press Antwerp, 2015. 272 p.

Krapps Last Tape est écrit par Beckett au début de 1958 et traduit en 1959. Lauteur avait surtout en tête la voix de Pat Magee dans le cadre des émissions de BBC3, mais depuis les années Cinquante, beaucoup de grands acteurs ont constamment enrichi le rôle. Pour la version anglophone jai particulièrement aimé les réalisations de John Hurt et de Robert Wilson, alors que dans le domaine français Pierre Chabert fut incontestablement le maître.

Le “héros”, Krapp, se fourvoie principalement dans le temps (il entre dans une machine à la Wells). Il a lhabitude de senregistrer à chaque anniversaire et de se réécouter également à cette occasion. Dans la situation représentée (« Un soir, tard, dici quelque temps. » [DB, 7]), Krapp a 69 ans, et il écoute et commente la bande datant de ses 39 ans (sur laquelle il revient encore sur sa situation à 29 ans). Ensuite, il commence un nouvel enregistrement pour revenir pourtant à lécoute. Les souvenirs provoquent par intermittence la nostalgie, lattendrissement, le désabusement et des propos cyniques.

Cette vadrouille le pousse à se cramponner à ses fétiches, sa montre, ses bouteilles et avant tout ses bandes. Il samalgame avec ces bandes et en caresse le vocabulaire. Ainsi il se transforme de sujet en objet du désir et parallèlement en “abject”, en crap. La dimension humaine semble sévanouir. Cest pourtant un événement comme le geste ultime du personnage principal de Catastrophe qui se produit. Krapp relève ce reste dhumanité quest la parole affective, et cest peut-être ce qui nous sauve avec lui.

Deux publications récentes permettent, chacune de sa façon, de mieux saisir le texte, de mieux apprécier le jeu, de savourer ses ambivalences. Il sagit dabord du très complet livre traitant de la genèse de la pièce, de la main de Dirk Van Hulle. Lexergue tiré de LInnommable / The Unnamable accentue laspect “abject” tout en ironisant : « [] cest comme de la 386merde, voilà, de la merde, le voilà enfin, le mot juste []. » (I, 131) « [] its like shit, there we have it at last, there it is at last, the right word []. » (U, 359).

Il est précisé que le livre fait partie du « Beckett Digital Manuscript Project », études génétiques sappuyant sur la digitalisation et larchivage des documents30. Mais cette publication fait beaucoup plus en confrontant les données génétiques et les propositions de la critique beckettienne, tantôt pour confirmer telle suggestion, ailleurs afin de rectifier des orientations. Une première partie fait linventaire minutieux des documents disponibles : Autograph Manuscripts, Typescripts, Pre-Book Publications et Editions (dans les deux langues) pour se clore par une section Acting Copies and Broadcasting Scripts et une autre Annotated Copies and Production Notes.

La deuxième partie présente la genèse de Krapps Last Tape où lon trouve successivement le cadre du contexte, les différentes versions et un parcours “scène par scène”. La partie trois procède de la même façon pour La Dernière bande en tant que traduction, principalement de la main de lauteur (après une première version de Pierre Leyris jugée fort insuffisante par Beckett).

Toutefois cet ensemble strictement organisé est précédé dune introduction substantielle qui se présente sous le titre « Cognitive Krapp ». Ce titre paraît viser juste en proposant de chercher à connaître Krapp à travers lévolution de sa pensée, de ses réflexions, de ses sentiments et ceci en valorisant le dynamisme du Temps. Pour lessentiel, cest la grande dichotomie entre noir et blanc, ombre et lumière, feu et cendres, qui constitue le fond de cette évolution. Lhypothèse de travail se formule alors comme suit : « [] que la succession de versions textuelles peut éclairer les dynamiques du modèle des ébauches successives qui caractérise lesprit fictionnel évoqué dans cette pièce. » (p. 38). La répartition sur les domaines français et anglais est inégale ; il existe quatre manuscrits en anglais et aucun en français par exemple.

Tout au long des différentes versions, on se rend compte de lalternance entre un certain impact des sentiments dune part, et une attitude de déréliction de lautre. Ainsi sopposent les souvenirs de la mère, de la nuit épiphanique, de la rencontre dans la barque dun côté et les plaintes et les sarcasmes sur la situation actuelle de lautre côté. Et cest parce 387que Krapp est un personnage capricieux, en partie imprévisible, que les antagonismes radicaux comme les principes du manichéisme ne suffisent pas à déterminer la condition fondamentale du personnage et ses mobiles. Les changements et les ajouts ou encore les biffures dans les différents documents témoignent de ces divergences.

Les indications relatives à la relation entre la continuité et les ruptures, les silences, les hésitations, formules dépanorthose et daposiopèse, souvent adaptées lors des mises en scène, sont symptomatiques de cette lutte avec le temps et avec les avatars de lindividu. Ainsi le va-et-vient de la bande qui se déroule et se rebobine perce des trous dans le voile de la langue enregistrée (p. 167). La sixième version en anglais notamment montre un surplus de “gaps”.

Deux influences majeures se profilent à larrière-plan de ce journal parlé atypique : saint Augustin et Montaigne, alors que le développement du thème du feu rappelle fortement Dante et Pétrarque, aboutissant à la notion finale du feu dans la pièce qui persiste dans toute son ambiguïté.

Létude du texte qui avance scène par scène à partir de la page 182 est particulièrement riche. On voit, par exemple, comment les listes dressées par Beckett sur les oppositions entre obscurité et lumière se nuancent en cours de route. Comment de plus en plus la réalité de la scène et la présence physique du protagoniste se manifestent et créent une symbiose entre contenu de la pièce et forme théâtrale. Comment compte toujours davantage la matérialité de la langue et les silences qui la ponctuent avec les exemples significatifs de « bobine » (DB, 11-12) / bibine et de « viduité » (19). Ainsi se dégage qu« un personnage complexe dans un texte met en acte des modèles conflictuels de lesprit » (p. 208), ce que souligne en anglais la rime wind : : mind. Ceci fonctionne au niveau des souvenirs enregistrés, et trouve son écho lors de lenregistrement représenté : Krapp sy peint en auteur désillusionné, mais il ne résiste pas à lappel dEffi (du roman Effi Briest de Fontane). On entend la provocation dans la bouche de Beckett : « Je ne suis pas un intellectuel. Je ne suis que sensibilité31. »

La Dernière bande est un texte qui fait le tour de toutes sortes dattachements, de liens et de liaisons, de nœuds et de dénouements. La bobine de Freud (fort-da) simpose, mais surtout lidée de Unwiederbringlich (ce qui ne pourra pas être ressuscité) provenant de Fontane (p. 224, 226).

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Dans la version française, certains éléments scatologiques ou scabreux se profilent plus particulièrement : constipation et masturbation se tiennent en équilibre, si on ose dire. Bandaison et débandade ponctuent le rythme. Mais dautre part les indications de Beckett pour la mise en scène témoignent dun “intent of undoing32”, la volonté de rendre le spectacle plus sobre, plus poignant, plus “choquant”.

Dans la conclusion de son étude richement illustrée par des fac-similés et qui tisse un vaste réseau de références et de variantes, Van Hulle sadresse, pour terminer, à Bergson et écrit en guise de vue synthétique :

[] pour paraphraser Bergson, le “déroulement” de la “durée” de Krapp ressemble dun côté “lunité dun mouvement qui progresse” (un Je à des étapes successives), et “une multiplicité détats qui sétend” (une succession dindividus). Le contenu de La Dernière bande ajoute ainsi une signification particulière à la forme textuelle de sa genèse, et inversement. Les ébauches et versions textuelles successives constituent diverses étapes de la durée de cette pièce. Afin de “dérouler” la durée de lœuvre, ce livre a analysé “lélaboration” [making of] cette pièce, dans lespoir dinformer de nouvelles mises en scène et lectures, à partir de lidée que comprendre comment quelque chose fut créé peut contribuer à comprendre comment il fonctionne. (p. 253)

Cette gageure est pleinement réussie.

Sjef Houppermans

sigles et abréviations utilisés

DB

La Dernière bande suivi de Cendres. Paris, Minuit, 2007.

I

LInnommable. Paris, Minuit, 1992.

U

The Unnamable, in TN.

TN

Three Novels. New York, Grove Press, 1965.

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Sack, Daniel. Samuel Becketts Krapps Last Tape. Routledge, « Fourth Wall Series », 2016. 74 p.

« The Fourth Wall » est une collection de Routledge dans laquelle sont publiées des études concentrées sur des pièces de théâtre clefs. Le volume de 2016 consacré à Krapps Last Tape est de la main de Daniel Sack qui enseigne à lUniversité de Massachusetts Amherst. Le livre plaît principalement pour deux raisons, à savoir sa structure claire et bien conçue ainsi que lengagement personnel de lauteur. Successivement les chapitres sappellent : « What happens », « Who happens », « How it happens », « When it happens » et « Where it happens ». Sack cherche dabord à situer la pièce dans la vie et lœuvre de Beckett, tout en montrant lenchevêtrement de ces deux dimensions. Cest le texte le plus personnel de Beckett, et ceci non seulement à cause des trois événements essentiels qui en constituent la ligne centrale – décès de la mère, épiphanie sur la côte (reflet de celle vécue dans la chambre de sa mère), rencontre amoureuse sur leau (imprégnée du souvenir dEthna MacCarthy gravement malade au moment de lécriture) –, mais encore par la concrétisation sur scène de la condition humaine et de sa relation au temps telle que Beckett la ressent.

La pièce est profondément réaliste en faisant de lespace théâtral un endroit allégorique. Les moyens de la scène (les dispositions de la lumière, les reflets entre coulisses et salle, le “sacrifice” technique de la voix entre autres) permettent de donner un relief particulièrement poignant aux virtualités ainsi quaux impasses dune existence. Cette attention à la matérialité se prolonge dans les exemples dune langue concrète et variée qui combine soliloque, ouverture sur la communication et “fancy” – liberté de limagination. Les deux voix en écho, les silences et les pauses, ponctués par un bruitage de fond (la bande en mouvements et les déclics de lappareil ; la voix et le souffle ; les cris et les raclements ; les pieds qui se traînent ; les papiers qui se froissent – le tout réglé avec précision par Beckett, surtout là où il participe à la mise en scène) créent un milieu où le théâtre exhibe toute sa vérité de présence/absence. 390Krapp préfigure déjà les figures fantomatiques des dernières pièces. Cest dailleurs un autre mérite de cette étude que de mettre régulièrement en parallèle différentes pièces de lauteur afin de tracer les lignes dune évolution multiforme. Tout au long de sa vie Beckett explore le domaine que Krapp illustre exemplairement : « I am working with impotence []33. » (“Je travaille avec limpuissance”). Là où Van Hulle aboutit à Bergson34, Sack a recours à Proust et à létude de Beckett sur cet auteur. Cette ouverture se révèle très fructueuse, car elle permet notamment de montrer comment dans la figure de Krapp, se poursuit lexploration proustienne de lunivers de la mémoire avec ses pôles principaux que sont la mémoire volontaire et les souvenirs involontaires. Si la mémoire volontaire ponctue notamment la matérialité du temps dévastateur, laffect sensoriel dirige par exemple ce mouvement de la barque qui fait dire : « Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et dun côté à lautre. » (DB, 32). Pareillement se succèdent dans la Recherche (Le Temps retrouvé) les propos de Charlus, par exemple, et les révélations dans le salon des Guermantes.

Pour ce qui regarde lengagement de Daniel Sack, la ressemblance quil sent avec Krapp, ses réflexions à ce sujet nous permettent dentrevoir notre propre place dans le dispositif. Entre refus et adhésion, identification et katharsis, Krapp nous accompagne : « Lécriture de ce livre est assurément devenu pour moi un processus étonnement troublant, quand je découvre des versions de moi-même dans les descriptions de Krapp que je continue à réviser. Qui peut dire où se loge la volonté dans cette relation ? » (p. 15).

Létude se conclut par le portrait de quelques grands acteurs qui ont joué le rôle et qui diversement témoignent également de leur identification spécifique avec Krapp. Particulièrement touchante se dégage la position de Harold Pinter, dont les pièces sont si proches de Beckett (et qui a écrit le plus beau scénario proustien imaginable). La critique a remarqué la force extraordinaire du regard (« gaze ») de Pinter dans ses ultimes performances, « un regard dans le vide, ou dans leur être même » (p. 66).

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Je ne peux que tomber daccord avec Daniel Sack sur lextraordinaire fascination exercée par Krapp. Quand jai essayé dinterpréter le rôle lors du colloque de Cerisy sur Beckett35, jétais certes un peu jeune (54 ans), mais jai pu sentir intensément glisser et se coaguler le temps sous les combles du château (à laube dune nouvelle époque de ma vie). Des problèmes techniques avaient nécessité dailleurs de remplacer le magnétophone à bandes par un appareil à cassettes. Le hasard arrangeant les choses, cet échange suggérait de prononcer “ca-ca-cassettes” lors de leur manipulation. Même dans le cas que Beckett ne serait pas trop daccord, reste que les résonances touchent un même substrat.

Pour rendre compte de cette intensité que peut prendre pour nous la proximité de Beckett par ses textes, lapproche fictive permet entre autres den tracer le parcours et les étapes. Deux livres qui ont été publiés ces dernières années me paraissent fort illustratifs de cette voie. Dabord jai beaucoup apprécié A Country Road A Tree de Jo Baker36. Il existe une version en italien, LIrlandese (titre qui “trahit”, dans un sens, le cheminement entre lœuvre et la personne), mais selon moi, le texte na pas encore été traduit en français à ce jour. Jo Baker est surtout connu pour un autre livre : Longbourn, un “supplément” à Pride and Prejudice de Jane Austen, parlant surtout des domestiques, de la pauvreté, de la guerre et des inégalités sociales, le versant “oublié” de lunivers de lépoque.

Le livre sur Beckett débute en 1939, et se compose dune série de scènes précises qui se déroulent tout au long des années suivantes. De son départ de Paris jusquau printemps de 1946, nous suivons le jeune auteur irlandais qui brave les dangers liés à son engagement pour la Résistance. Toutefois, un court prologue nous montre ladolescent de 1919 qui fait lexpérience de la chute (du haut dun arbre). Tous ceux qui tombent et Compagnie prendront la relève37.

Cest aussi la direction que lauteur choisit pour son approche de Beckett : un parallélisme subtil entre le sort de certains personnages (et tout dabord ceux dEn Attendant Godot) et les difficultés que traverse Sam, loin de Suzanne, sa bienaimée. À Paris, en route, à Roussillon, à Saint-Lô et de retour à Paris. Les dates sont connues et certaines 392occupations également (par la correspondance par exemple). Tout en suivant rigoureusement ces traces dauthenticité, Baker y ajoute un remplissage probable en ligne avec la future écriture, et il lenrichit de dialogues qui donnent une sensation de vécu et de senti. Les expériences de cette vie inhabituelle, la souffrance, les problématiques relations avec les autres, avec Suzanne aussi, forment cet homme qui veut écrire autre chose que ce quil a fait jusque-là. Il sagit de premières nécessités, pour le corps, pour lesprit et pour la conscience. Ces efforts et ces choix se retrouvent dans les livres des années Cinquante.

Dun monde lautre : la première partie sintitule « The End », et la dernière se propose comme « Beginning ». Dune certaine manière, ce nouveau début se profile dès lété 1945, quand il revient en Irlande auprès de sa mère ; cest là quil vit ces moments décisifs que Krapp “romancera” en les déplaçant à Dun Laoghaire :

Quant cela arrive, cela na rien de grandiose, rien de sublime. Il ny a pas de tempête, pas de vagues déchaînées, pas dembruns ; ce nest pas un ciel déchiré par lorage au-dessus de lui mais le calme plafond de la maison de sa mère. Il ny a pas de “pathetic fallacy” ici. Cela peut être le moment où tout change pour lui, mais il le monde nest aucunement obligé dy prêter attention, ou de faire quelque chose de spécial pour marqué loccasion. (p. 290)

La version de Krapp à la fois dramatise lévénement, et permet de le regarder dune certaine distance. Lexpérience vécue dans la chambre de la mère est une succession de lumière et de nuit, sans grands effets, mais « cest le moment où tout change, le moment où limmense et chaotique babillage et la puanteur de tout, tout ce brou-ha-ha aimé de Shem, sévanouit, et ses yeux sont fixés sur lobscurité et ses oreilles sur le silence. Sur cette figure austère, encadrée sur le seuil, inconnaissable et la sienne. [] Il peut trouver son propre chemin maintenant, dans lobscurité. Il na pas besoin de la lumière » (p. 292). Le vrai début, de retour à Paris, cest la reprise de lécriture.

Sjef Houppermans

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Clément, Bruno. Beckett. Presses universitaires de Vincennes, « Libre cours », 2018. 189 p.

Embrassant lensemble de lœuvre par inspections précises et visites ciblées, Bruno Clément38 réussit à développer une véritable vision, sastreignant à cerner la poétique beckettienne. Tout dabord, il faut prendre la pleine mesure de ce fait que lécriture de Beckett est fondamentalement bilingue. Et ensuite (pour continuer de façon rénovatrice dans la voie tracée par Pascale Casanova)39 : non, Beckett nest pas le marchand dabsurde quon a voulu profiler, mais lartisan dun projet formel sans équivalent dans la littérature du xxe siècle (même si elle prend son départ dune certaine manière dans la cuisine de Joyce). Et cette entreprise de déconstruction et de réassemblage qui sapparente à la musique (pensons au dernier Beethoven) et à la peinture (celle des van Velde par exemple) na pas comme but de théoriser ou de philosopher : elle pose les questions de fond à lart et à son rôle dans lère moderne en empruntant les voies de la création, de la fiction, de limagination.

Cest plus précisément cette dernière notion dont Bruno Clément montre la double présence, active et passive, là où ce dernier aspect, tout en conservant une allure paradoxale, ouvre sur une position esthétique originale. Ouvre – ou se referme, car cest le crâne (avec toutes ses connotations) qui devient le lieu du spectacle, alors que loreille se tend pour percevoir la voix / les voix qui y parle(nt). Psittacisme et parole vraie, par concomitance, y font entendre un chant provenant autant de la sirène séductrice que de la muse dinspiration. Beckett fouille exemplairement ce domaine de limaginaire et de limagination dont Clément a montré à de multiples occasions quaucun discours, quelque scientifique quil se prétende, ne saurait sy soustraire. Le dernier écrit 394de Beckett, « what is the word », affirme/demande sans doute dans son inextricable duplicité que toutes nos questions, dès le début et jusquen fin de partie, se rattrapent par la queue.

Si lauteur de cette belle étude jette des lumières dune étonnante clarté sur la plus grande partie des réalisations beckettiennes, certains textes bénéficient dune attention toute particulière, ainsi Mal vu mal dit où « la folle du logis » (MV, 21) prend toute sa lunaire expansion, ou encore, en station terminus aussi évidemment, Fin de partie, pièce dans laquelle sous la stagnation des positions des protagonistes se développe le fil rouge de trois histoires qui constituent autant détapes dune poétique révolutionnaire (le récit de laccident des parents ; lhistoire du tailleur ; le roman de Hamm) ; Fin de Partie où la rigueur des formules du jeu déchecs rejoint limaginaire de Totem et tabou, où la musique et la peinture complètent une vision englobante et disséminante à la fois de lart “posthumain40”.

La Dernière bande prend sa place dans cette même perspective : un théâtre « inventant des dispositifs subtils et inédits » (p. 136), afin détaler la complexité des voix, des souvenirs, de limagination. Éros et Thanatos se chevauchent encore une fois (sic dixit Pozzo) ; dans lanalyse de Clément, on lit alors au sujet de Krapp :

[] la bande désigne à la fois le procédé technique du magnétophone, qui permet dentendre le personnage de Krapp à des périodes diverses de sa vie, et lérection à laquelle lépisode amoureux recherché dans les archives sonores a sans doute donné lieu ; le titre de la pièce allie donc comme les deux précédents [En attendant Godot et Fin de partie] les thèmes du temps et du drame []. (p. 120)

In the beginning was the pun”, ou encore lhistoire sur les bandes du vieux pillard. Non, La Dernière bande nest pas un exposé pseudo-philosophique sur les modalités de la mémoire, cest un “work in progress” qui exhibe les filatures extraordinaires et les culs-de-sac spectaculaires de limagination.

Comme Bruno Clément le pose dans sa conclusion :

Si Beckett na cessé de sinterroger sur la nature des images, il la toujours fait sous la forme dœuvres de fiction, cest là son originalité imprenable. 395Il est impossible de dire que Beckett ne se soucie pas de théorie, mais il est impossible aussi den faire un théoricien. Seule une œuvre de fiction est habilitée à parler de la fiction – seule de même une œuvre dimagination peut émettre des propositions sur la nature de limagination. Telle serait peut-être la leçon à retenir de cette œuvre, pourtant si peu encline à en donner. (p. 179)

Et si Bruno Clément réussit si bien à nous entraîner sur ce chemin, cest quil nous prend par la main, par souci denseigner, par besoin de préciser, mais surtout en guise de compagnie.

Sjef Houppermans

sigle et édition cités

MV

Mal vu mal dit. Paris, Minuit, 1990.

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Bruzzo, François. Samuel Beckett : landes, rives et rivages en 19 glanures… au nom de la beauté. Paris, LHarmattan, « Lœuvre et la psyché », 2016. 208 p.

Dédié aux vagabonds, louvrage se présente sous la forme dun vagabondage sur les routes, dans les livres, fait part des deux rencontres fondamentales que furent pour lauteur celles dun vieil homme dans les Abbruzes et de lœuvre de Samuel Beckett dont la lecture de Molloy occupa ses journées à cette période au même titre que les récits de voyage de son compagnon. Celui-ci ayant orné la pièce principale de sa demeure dun herbier qui contenait ses “glanures”, François Bruzzo eut lidée de 396limiter et de disposer dans son livre ses propres “glanures” issues de ses lectures de lœuvre beckettienne : « [] jai disposé mon propre tablier de glanures en prélevant dans les écrits de Samuel Beckett des phrases ou de brèves réflexions à partir desquelles raconter les paysages, les rivages quils font entrevoir, les landes dans lesquelles jai été longtemps retenu et dont elles sont les glanures. » (p. 12).

Dix-neuf “glanures”, donc, dont chacune arbore en exergue une citation extraite de lœuvre beckettienne. Le texte souvre sur cet envol, « En voilà pour la lumière []. » (p. 13), et sachève par ce constat « La vie… au nom de la beauté. » (p. 194). La première “glanure”, orchestrant louverture de létude et opérant une ouverture dans lœuvre beckettienne, souligne par contraste la vocation ténébriste de cette œuvre et la fonction emblématique que revêt dès son ouverture le personnage de Belacqua en proie au péché de la paresse. Ainsi, cest à un voyage paresseux qui ne comprend cependant pas de halte que nous convie le vagabond qui parcourt le chemin que trace le texte vers son effacement final. La deuxième “glanure”, la plus conséquente, retrace le cheminement dun homme de ses années détudiant à ses derniers “dramaticules”. Lenfouissement au sein de lobscurité devenue progressivement son alliée essentielle, lexpérience de lempêchement, lobstination à « trouver une forme qui exprime le gâchis » (p. 41), lévacuation du je en substituant à un discours sur soi un discours sur un autre, enfin la dissolution de lespace théâtral afin de lériger en espace mental, telles sont les étapes du périple vers le moins, vers le rien.

Puis, ces diverses étapes fixées, les “glanures” suivantes vont procéder à une série dapprofondissements sur les principales composantes de cette œuvre singulière. En commençant par le jeu avec le je auquel se livre Beckett. Le je authentique, cest-à-dire le je-écrivain, se trouve au centre de la “Trilogie” romanesque. Mais, LInnommable létablit, ce je ne saurait être quune hypothèse de discours pour désigner celui qui écrit. Or, la percée vers lêtre ne pouvant advenir que par le langage, le Je est un trou au centre du langage. Aussi lexistence nadvient-elle que par la parole, car elle seule contient lensemble de lhistoire. Procédant des modèles que furent pour le jeune Beckett, Joyce, Descartes, Proust et surtout Dante, François Bruzzo démontre lintérêt que représente pour lui lacte de lecture « qui inscrit lHistoire dans lœuvre et lœuvre dans lHistoire » (p. 74), car il annonce la nécessité réflexive et autoréférentielle 397de son discours littéraire. De fait, il le souligne, lensemble de son œuvre constitue pour lécrivain une enquête sur ce qui le fait écrire. Revenant à Belacqua, dont la paresse est la manifestation en lui de lablation du désir, son inquiétude de lecteur illustre celle des lecteurs de Beckett qui comme lui se heurtent aux difficultés de la compréhension.

La septième “glanure” nous introduit au centre du système beckettien, là où commencer cest finir, et où cette fin sans fin samorce dès la naissance. François Bruzzo décèle la vitalité du processus dans le patronyme de Belacqua, nom sourcier doù sortiront tous les personnages de Beckett. De même, cest de la réflexion sur la mémoire proustienne, dont témoigne son essai sur lécrivain, que naîtra la constitution de lunivers et des procédés narratifs propres à la “Trilogie” romanesque et aux œuvres théâtrales. Reprenant alors son enquête sur le je, rappelant que Molloy est le premier roman où le narrateur est aussi le personnage principal, il montre que ce récit autoréférentiel et réflexif établit limpossibilité pour Beckett de procéder à tout autoportrait. Mais, en fait, lécrivain le constate, le je relève de la même distanciation que le il, et cela lui permet dexplorer le passage qui conduit du récit romanesque à la scène théâtrale. Le je est fragile, car il est « la simple instance conventionnelle de représentation discursive de celui qui parle » (p. 104). Pourtant Beckett, se situant entre deux langues, deux littératures, deux cultures, ayant exercé la fonction de traducteur, faisant crépiter les mots chez Molloy, se dirige progressivement vers le silence devenu pour son écriture une véritable force dattraction. Selon François Bruzzo, lœuf, la boule sont représentatifs de cette structure close quest pour lui lautoréférentialité à lœuvre dans le langage. Beckett se méfie de la notion de communication, car il est convaincu que ce que le sujet recèle en lui ne peut être exprimé au moyen de mots. Ce constat conduit François Bruzzo à établir une corrélation entre la problématique de la mémoire chez Proust et celle du langage chez Beckett. La mémoire involontaire proustienne permet à lécrivain dinstaurer la présence en un même instant chez un seul personnage de tous les instants de tous ses personnages passés. Aussi, plus lon progresse dans lœuvre, plus les personnages sont fragmentés et fissurés et naspirent quà leur fin qui sera enfin accession à limmobilité.

Alors, comment devons-nous lire une telle œuvre qui sans cesse se dérobe à nous ? De nouveau, Belacqua peut nous servir de modèle, 398car étant à la fois personnage du récit et lecteur du texte quil lit, il constitue un parfait instrument de critique des systèmes dexpression et de communication en œuvre dans le texte littéraire. Le théâtre offre à Beckett la possibilité de sextraire de la dépression où la plongé le roman. Le principe du esse est percipi quil emprunte à Berkeley lui permet de conférer un sens à ce qui en semble dépourvu : labsence de Godot conduit les spectateurs de la pièce à la perception deux-mêmes, le vide de lattente vaine de Vladimir et dEstragon comme le centre aveugle de lespace dramatique de Fin de partie révèlent que le discours dune pièce na pas pour fonction de signifier, mais dêtre. Lon connaît la soudaine inquiétude éprouvée par Hamm dêtre en train de signifier que Clov balaie dun revers de la main. En fait, la parabole du larron sauvé dans En attendant Godot et celle du pantalon dans Fin de partie prouvent que la littéralité est préférable à toute forme de profondeur. Selon Beckett, toute parole est aberrante, car, précise François Bruzzo, on est toujours mal dit comme on est toujours mal vu. En ce cas, ne demeure que la voix, qui occupera une place centrale dans les dernières œuvres de lécrivain. Transposée sur la scène, elle lui permet de procéder à des dédoublements semblables à ceux que lui offraient ses couples parfois dédoublés sous la forme dun couple adjacent comme dans En attendant Godot ou Fin de partie. Krapp et son magnétophone prélude à laudition de voix externes aux personnages présents sur scène ou de voix off sans support sur le plateau. Et, à cette aune, lon peut interpréter les pièces antécédentes comme lexpression dune seule et même voix traversant les divers protagonistes de laction dramatique.

Passant de la voix à limage, lavant-dernière “glanure” rappelle le goût pour la peinture que manifesta Beckett tout au long de sa vie. Il fut tout particulièrement fasciné par le fond noir qui opère la mise en œuvre du tableau. Cette inclination pour lobscurité le renvoya à lintériorité, et grâce à la peinture lui permit de penser linorganique à partir de linhumain. Alors, interroge la dernière “glanure”, après avoir rappelé que toute attente est lattente du spectacle, « quest-ce qui pour nous fera spectacle ? » (p. 193). Et, François Bruzzo de déceler sous linforme, linorganique, linnommable, « [l]a vie… au nom de la beauté » (p. 194).

La grande qualité de cet ouvrage réside dans sa faculté à explorer lensemble des facettes de lœuvre beckettienne au travers de ces 399“glanures” mises en place par François Bruzzo et ce en procédant par sauts et par gambades, tant la parole critique est ici alerte et vibrionnante. Tantôt élargissant la perspective en sintéressant au jeune Beckett, en sollicitant ses sources, tout particulièrement philosophiques, qui ont nourri sa pensée avant quil ne se consacre à lécriture, tantôt la restreignant en se consacrant à lanalyse précise de tels ou tels de ses romans, de ses pièces et de ses “dramaticules”, François Bruzzo avance à son rythme sur le chemin quil sest tracé et qui emprunte les sentiers les plus dérobés dune œuvre foisonnante. Considérant que cette œuvre constitue un tout insécable, il explore les romans, les pièces, les essais, la correspondance et lensemble des métatextes rédigés par lécrivain. Il révèle lintérêt manifesté tout au long de sa vie par Beckett pour les productions musicales, picturales, radiophoniques et cinématographiques, ainsi que lusage quil fit lui-même de ces divers modes dexpression artistique. Au sein des innombrables influences qui ont imprimé leur sceau sur la création beckettienne, il rappelle limportance que revêtirent pour lui les ouvrages de Dante, de Proust et de Descartes, mais aussi les œuvres picturales de Bram Van Velde, les compositions musicales de son cousin et lunivers propre au cinéma muet. Parvenu au terme de notre lecture, nous possédons ainsi la sensation davoir emprunté nombre de voies qui mènent vers la création beckettienne. La pertinence du propos, la rigueur des démonstrations, la richesse des analyses permettent de ce fait à louvrage de constituer en soi une “glanure” de premier ordre sur « les planches fixées aux murs » (p. 11) des bibliothèques qui accueillent les ouvrages critiques traitant de lœuvre de lauteur irlandais.

Michel Bertrand

400

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Ernst, Gilles. Anglicans et Catholiques chez Samuel Beckett : essai sur une “contre-ecclésiologie”. Paris, Champion, « Littérature de notre siècle », 2016. 240 p.

Voici un livre qui aurait pu (et dû ?) être écrit par un historien des religions. Il est très documenté. Pour qui veut tout connaître de ce qui relève de lhistoire religieuse en Irlande et des interactions très complexes qui régissent, au fil du temps, toutes les Églises qui la constituent, ce livre est parfait.

Le lecteur, sil est un passionné dHistoire Religieuse, nignorera plus rien du monde des Anglicans, Protestants, Luthériens, Baptistes, Méthodistes, Catholiques…. Dans le cas contraire où il serait plutôt un amoureux de la littérature, il lui faudra faire montre a minima dune grande concentration car la densité des informations religieuses et historiques font de la partie du livre qui est consacré à ce monde une étude de spécialiste pour spécialistes. Quant à Beckett lui-même, lauteur ne commence à en faire un tant soit peu mention quaprès soixante pages, ce qui est regrettable.

À la fin de son introduction, cet auteur avait pris bien soin de rappeler que son projet était de limiter sa réflexion au « système des deux Églises » et de névoquer le rapport de Beckett à Dieu que de manière très lointaine et lorsquil y avait nécessité car « cela demeure une des grandes énigmes de la pensée de Beckett » (p. 13). Notre auteur a très vite détricoté cette vertueuse intention.

On rencontre hélas de trop innombrables lourdeurs de style qui témoignent au mieux dune relecture approximative. On trouve également des erreurs relatives à des notes de bas de page. À cela sajoute la multiplicité des parenthèses qui parasitent la lecture, des intertitres parfois peu clairs (« Fin, chez Beckett, de lÉglise dIrlande »), pour ne rien dire du sous-titre même du livre que rien dans le fil de la lecture ne vient éclairer.

Lauteur, lorsquil évoque les rapports entretenus par Beckett avec le christianisme et la religion dune manière générale, limite trop souvent 401ses références à ses œuvres de jeunesse, en particulier Dream of Fair to middling Women ou More Pricks than Kicks, des œuvres qui, aux yeux mêmes de Beckett, étaient loin de représenter sa pensée profonde. Certes, dans ces textes, le jeune Beckett se livre avec la plus grande férocité à ce qui relève de la satire religieuse, une satire que lon retrouvera dans dautres textes plus connus, mais lauteur feint dignorer une quelconque évolution dans la pensée religieuse complexe de Beckett. Il y a, par exemple, une analyse toute littérale des blasphèmes de Beckett alors quil est évident que ces blasphèmes, outre leur dimension farcesque et rabelaisienne trop vite évacuée par lauteur, témoignent de la profonde angoisse religieuse du créateur de Molloy. Notre auteur aurait dû sen tenir à son projet initial. Il donne trop souvent limpression de tergiverser quant à lorientation directrice quil veut donner à son livre. Il compose par exemple un long aparté sur la conception de la mort chez Beckett (p. 157-164) ou sur laugustinisme de celui-ci (p. 165-189) dans une partie consacrée à léglise dIrlande.

À vouloir trop dire, on ne dit finalement plus grand chose, et on se livre parfois à des a priori comme celui daffirmer que le Christ est la « cible privilégiée » de Beckett en se gardant bien de le démontrer, à des attendus qui ne froisseront personne en disant que Beckett na plus la foi (p. 69 et p. 194) et quil est bien lécrivain athée que lon attend quil soit, ou à des jugements à l,te-pièce comme celui qui clôt le chapitre huit et concerne la négation absolue par Beckett de la vérité de lEvangile. On passe beaucoup trop vite (p. 100) sur des moments importants de cette œuvre, comme celui de la « Maison Madeleine de la Miséricorde Mentale » dans Murphy, on place exactement sur le même plan (p. 93) deux figures de prêtres diamétralement opposées, celle du Père Ambroise dans Molloy et celle du Jésuite de Dream. On finit même par proférer des contre-vérités théologiques lorsque, par exemple, lauteur, avec une erreur de terminologie, affirme (p. 78) que dans le « dogme » chrétien, cest Dieu qui est responsable de toute souffrance humaine.

Voilà donc un livre difficile à lire dont la problématique est mal définie et qui, de ce fait, dun point de vue scientifique, manque trop souvent de la rigueur nécessaire. Il eût mieux valu que lauteur fît un choix clair et privilégiât létude des rapports du Beckett jeune avec les églises et les religions en se limitant à la période où il vécut en 402Irlande, ou éventuellement élargir cette période à la mort de sa mère, May Beckett. Lensemble eût été ainsi plus circonscrit et doté de plus de cohérence.

Rémy Bertaux dOrgeville

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Morin, Emilie. Becketts Political Imagination. Cambridge UP, 2017. xii + 266 p.

Beckett représente une figure atypique dans le domaine politique, à une époque marquée par ses bouleversements (la guerre et la Shoah), et ses mouvements militants (après-guerre, et des années Soixante et Soixante-dix). Beckett fut souvent associé en grande partie avec un détachement à légard de ces dimensions, à lexception de Catastrophe, une pièce ouvertement reliée aux enjeux du monde contemporain. Dans une démarche historicisante, ce livre situe les préoccupations politiques de Beckett dans le contexte de son époque : celui des mouvements collectifs et des personnes dans lentourage de lauteur. Ainsi, le premier chapitre, intitulé « Faux départs », aborde la jeunesse de Beckett, et un ensemble de relations touchant à la politique. Si Beckett paraissait sagacer de son propre milieu social, on note les diverses amitiés de Beckett, avec leurs tendances politiques souvent divergentes : par exemple, à lENS, Pelorson et Beaufret représentaient tendances opposées. Beckett simprégnait de politique par sa curiosité à légard de lURSS, au sujet de laquelle il lisait beaucoup pendant les années Trente et, bien plus tard dans sa vie. Cet intérêt était lié à son projet dy étudier le cinéma, et se situait dans un contexte en Irlande où les communistes étaient surveillés. Cette époque était aussi 403celle du voyage en Allemagne, où Beckett scrutait de près le fonctionnement du système politique des Nazis, et voyait Goebbels comme “lélève” des techniques soviétiques. Beckett assista aux conséquences de lantisémitisme dans lexpérience de son oncle juif, “Boss” Sinclair, qui dut fuir lAllemagne avec sa famille en 1933, et subir les attaques antisémites de Gogarty. Lon vit aussi la montée des idées fascisantes en Irlande, chez les Blueshirts. Dans ce contexte, dans « Recent Irish Poetry », Beckett critiquait – sous un pseudonyme – les associations poétiques de Yeats, qui en devint furieux.

Cette période fut celle où Beckett sessaya à des écrits traitant ouvertement des questions politiques, dans une ébauche (dont il reste seulement des fragments) intitulée « Trueborn Jackeen », où il essayait de traiter des problèmes de lagriculture irlandaise et de léconomie, ou encore « Censorship at the Saorstat ». Cependant, ces tentatives dune écriture politique ne furent pas probantes. Beckett recherchait une forme pour rendre labsence de commentaire et le simple constat parlants. Enfin, il sentait quil avait violé les codes politiques en Irlande, et sen trouvait isolé, doù son hésitation à traduire Sade. En allant en France, il cherchait une autre identité politique.

Le deuxième chapitre traite de la politique internationale en lien avec les travaux de traduction entrepris par Beckett, dans lanthologie Negro, de Nancy Cunard – sa première expérience de ce style – et Anthology of Mexican Poetry, sous la direction dOctavio Paz. Morin entreprend des analyses détaillées des traductions de Beckett, notant que celui-ci réalisait souvent une réécriture, surtout quand une question ou situation politique éveillait son intérêt. Il accentuait le ton des textes dorigine, soulignant notamment les souffrances causées par la colonisation. Selon Morin, ce travail prépara le chemin pour des engagements ultérieurs, par exemple contre lapartheid. Concernant lanthologie dirigée par Paz, Morin note que Beckett ne se sentait pas à laise avec lidéologie de lUNESCO, et que ses traductions allaient à lencontre de lorientation anhistorique du recueil.

Morin souligne aussi que le travail de Beckett auprès de Nancy Cunard contribua à construire ses liens avec les surréalistes, quil fréquentait depuis les années Vingt à Trente. Ces contacts furent importants après la Libération, époque à laquelle il était connu davantage comme traducteur des surréalistes que comme écrivain.

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Le troisième chapitre traite de la guerre – avec lengagement de Beckett dans la Résistance – et de la Shoah. Beckett sengagea dans la Résistance comme dautres étrangers, et Morin note quen quittant le confort de lIrlande, il était poussé par un idéal de service sur le front militaire. Il sengagea au moment où larrestation de Juifs sintensifiait, mais pour des raisons avant tout personnelles, non pour se conformer à un principe politique dordre général. On sait que Beckett travailla dans le réseau SMH Gloria, et Morin fait lhypothèse que la Croix de Guerre que lon lui décerna récompensait aussi un travail réalisé au Lutetia, en tant que traducteur, au moment des rapatriements.

En revanche, la neutralité de la République dIrlande, durant la guerre, provoqua lindignation de Beckett. En effet, en mai 1945, « de Valera nappela pas à la solidarité mais à lintrospection, une économie autonome et à une réduction dimportations » (p. 164). Dans « Capital of the Ruins », Beckett fait entendre que son pays sattend à un « retour sur son investissement » dans laide humanitaire (p. 164).

Loin que Beckett ait cherché à verser dans une littérature de témoignage, Morin affirme que ses textes de cette période présentent lhistoire comme incompréhensible, et lacte de témoigner comme impossible. Le recours aux structures de lenquête criminelle y sert à démontrer le caractère inadéquat des formes narratives face à la rationalisation de la persécution et génocide. Ces textes – Mercier et Camier, « Suite », Eleutheria, Molloy, Malone meurt – révèlent cependant une utilisation récurrente de termes issus de lOccupation et de la Résistance.

Le dernier chapitre aborde la Guerre dAlgérie et lemploi, par la France, de la torture pour réprimer les groupes indépendantistes. Si de nombreux intellectuels sengagèrent pour dénoncer lutilisation de la torture, dans le cas de Beckett son amitié avec Jérôme Lindon fut cruciale : celui-ci publia de nombreux textes (notamment dans la collection « Documents », dirigée par Vidal-Naquet), et Beckett aida la maison dédition à survivre en donnant de largent. Tout en suivant le conflit de très près, et étant proche des militants, Beckett ne signa pas la pétition des 121 en raison de sa nationalité étrangère. Beckett connaissait bien aussi la prison de la Santé, et communiquait avec les prisonniers par signes. Des allusions à la torture existent dans un nombre de pièces de théâtre, mais elles sont généralement indirectes, contrairement aux 405textes abandonnés. Beckett préférait des œuvres qui jouaient avec les conventions de lallégorie politique.

Ce livre richement documenté offre une pléthore de données sur les liens de Beckett avec les questions et les événements de son temps et, comme beaucoup lont noté, il apporte un regard réellement neuf sur un domaine inexploré jusquà présent.

Lintroduction soulève certaines questions que lon peut se poser au fil du livre, notamment les liens entre la politique et lœuvre. Morin confirme en effet le caractère problématique de ces rapports qui, au fond, ont servi à consolider lidée dun Beckett qui serait détaché de ces questions. Si lœuvre recèle de très nombreuses traces dévénements et de langage politiques, Morin observe que Beckett imagine, à nouveaux frais, lhistoire politique de manière originale, jouant avec lanachronisme.

La manière dont Beckett réagissait aux événements navait pas le caractère rationnel ou clairement balisé que lon peut observer chez dautres. Certes, il était plus ou moins “de gauche”, mais il était plutôt un “intellectuel spécifique” (Foucault) : ses engagements contenus au sein de ses milieux professionnels, déterminés par ses affinités artistiques et intellectuelles. On note une constante : il était soucieux des liens entre artiste et État, et prit action quand une menace se manifestait. Ses amitiés nétaient pas nécessairement marquées par une conformité idéologique : il était ami avec Pélorson et Beaufret, et aussi avec Ezra Pound. De même, il fit une donation à lANC au moment de son recours à la lutte armée. Se penchant sur la politique raciale aux États-Unis, il sintéressait au mouvement des droits civiques, et aux Panthères Noires. Précisons que ce dernier groupe, composé de criminels – trafiquants, qui terrorisaient la communauté noire de la Bay Area –, haïssait Martin Luther King, quils affublaient du sobriquet « De Lawd » (“Ze Seigneur”).

Les appréciations de Morin sont souvent nuancées : elle souligne, par exemple, que la Résistance était composée dune grande variété de convictions politiques. Parfois, elle cède à certaines facilités ou stéréotypes – supposés de bon ton –, telle lexigence pour un artiste engagé de respecter une parité hommes/femmes. Cependant, cest dans le traitement de la Guerre dAlgérie quelle verse dans la caricature, réduisant le conflit à une opposition binaire entre le bourreau français et le combattant pour la liberté. Elle parle pudiquement de la volonté du FLN douvrir un « second front » (p. 206), et de fonder « un contre-État » 406à Paris (p. 205). Il est vrai quelle décèle la volonté de la part des militants français dexorciser le souvenir de Vichy et de la Collaboration – voyant dans la torture une reprise des méthodes nazies –, mais elle ne donne pas toute limportance quil conviendrait à ce qui, dans sa vision partiale, sapparentait à une forme dhystérie. En effet, si tout le monde parlait de la torture, les tortionnaires étaient rares41. En réalité, les deux situations navaient strictement rien en commun. Ainsi, Morin na pas un mot pour le soutien offert par les militants à des bandes terroristes – FLN et MNA – qui assassinaient des civils français, que ceux-ci fussent de métropole ou natifs dAlgérie ; mais aussi qui torturaient, extorquaient, mutilaient leurs propres compatriotes (en Algérie et en métropole). Cela avant de massacrer encore après les accords de “paix”, et de réaliser lépuration ethnique du pays des “Blancs” (dont les pieds-noirs nés sur le territoire) et des Juifs. Dans ce contexte, on peut sétonner quelle qualifie d« illustres » (p. 210) les prisonniers de la Santé. Elle ne dit mot du fait que ces “indépendantistes” – incités au djihad42 par les Allemands depuis 1914 – cherchaient à prendre le pouvoir sur un territoire qui était déjà colonisé depuis des siècles par les Arabes puis les Ottomans, qui navait jamais été une nation autonome. On ne sétonnera donc plus que Morin ne donne aucun éclairage au sujet de Jacques Vergès, proche de Pol Pot et avocat de criminels notoires comme Klaus Barbie et Georges Ibrahim Abdallah.

Ainsi, ce livre ouvre de nouvelles perspectives concernant lhistoricisation de lœuvre de Beckett. Celui-ci agissait non de manière idéologique ou systématique, mais avec sincérité, et de manière ponctuelle. On sait quil se défendait dêtre un penseur ou un intellectuel et, à Gabriel dAubarède, il déclara : « Je ne suis que sensibilité. Jai conçu Molloy et la suite, le jour où jai pris conscience de ma bêtise. Alors, je me suis mis à écrire les choses que je sens43. » Cest cette fidélité que lon trouve dans ses amitiés et dans ses engagements. Sur le plan littéraire, les questions restent ouvertes concernant la manière dont il reprenait des motifs historiques et politiques qui le tenaillaient, et quil devait nécessairement remodeler ou transformer, pour en faire le matériel de 407sa création. Cest bien à cette jointure entre lenjeu intime et le collectif que Beckett fait œuvre, et que son écriture ne cesse de nous interroger.

Llewellyn Brown

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Durantaye, Leland de la. Becketts Art of Mismaking. Harvard University Press, 2016.

Leland de la Durantaye propose une analyse de lart déchouer. Il parcourt ainsi un riche éventail de critiques et déléments biographiques de Beckett ayant, principalement, recours à sa correspondance. Il débute son étude par les écrits de jeunesse de Beckett, examinant comment lécrivain accommode le désordre, la confusion. Le rejet du réalisme, la question du narrateur – dans Molloy, par exemple, le personnage-narrateur provoque linconfort par lintroduction de linstabilité tissée par des affirmations assertives et lintrusion du doute – et les histoires interrompues qui narrivent pas à une fin, témoignent de la labilité recherchée par lécrivain.

À partir du rôle prépondérant que joue le noir dans les textes de Beckett, (Murphy, par exemple, trouve refuge dans le “noir” de sa pensée), lauteur fait un rapprochement avec Arthur Schopenhauer. Pour le philosophe, la vie nest pas accidentellement douloureuse : elle lest par essence, la source de la souffrance étant également la source de la vie individuelle dans la volonté. Lart serait alors le seul moyen par lequel la volonté individuelle cesserait et, grâce à cette forme, nous pourrions échapper de la roue dIxion. Toutefois, ce qui intéresse Beckett nest pas laspect métaphysique de la philosophie de Schopenhauer, mais le problème à résoudre : celle de lindividualité/la volonté, source de la souffrance universelle.

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Au troisième chapitre, lauteur aborde limportance de la peinture et son influence dans les textes de Beckett, évoquant, par exemple, Caspar David Friedrich en lien avec En attendant Godot. Une autre présence, moins reliée à Beckett selon Durantaye mais toutefois considérable, sont les tableaux de paysages. Nonobstant, un élément de lévolution artistique de Beckett se manifeste dans lélimination graduelle des scènes décrites selon des normes réaliste, comme celles de Dublin, Cork ou Londres (Murphy) pour aboutir à une absence, comme dans Malone meurt.

Lauteur examine le passage de Beckett par trois langues : lallemand, langlais et le français, et sa recherche dune langue adéquate pour traiter le chaos. La brève rencontre de Beckett avec Axel Kaun, en 1936, à Berlin fut, selon Durantaye, dune extrême importance pour articuler son « sens du non-sens » (« sense of senselessness », p. 66). La présence de la langue allemande est révélée par lutilisation de certains vocables et par certains lieux, surtout dans Dream of Fair to middling Women et More Pricks than Kicks. Ladmiration de Beckett pour lusage de la langue italienne par Dante, et de langlais par Joyce, conduit lauteur à évaluer leur importance dans les textes de Beckett. Alors que Joyce croyait aux mots, à leur vie et à un certain animisme, pour Beckett, le langage na pas de vie en soi. Pour obtenir un langage incapable dembrasser la vie, de communiquer lexpérience, rien de mieux quune rupture en allant jusquau logos du langage, dénommé par lauteur de logoclasme. Puis, labandon de langlais représente le renoncement à une mémoire, trop enracinée, des poètes que Beckett connaissait très bien. Ce processus atteint son comble avec ladoption de la langue française : celle-ci représente alors une sorte de “faiblesse”, non seulement, par le fait de ne pas être la langue maternelle de Beckett, mais par son ascétisme, qui lui permettait un certain appauvrissement esthétique.

Durantaye aborde la question de la mimésis, puisque Beckett retire au lecteur les indications concrètes, pour aboutir au « Où maintenant ? » de lincipit de LInnommable. Lécrivain a toujours réagi contre la tendance à imposer des lectures symboliques à son œuvre. Cependant, la nature de son écriture, et le peu de commentaire quil en fit, a incité plusieurs auteurs à essayer, par tous les moyens, dy voir/lire des symboles ou des allégories (le nom Youdi pour “God”, par exemple, dans Molloy). Les meilleurs théoriciens se sont efforcés, les uns après les autres, à trouver une forme critique apte à “accommoder le désordre”. Au dernier chapitre, 409lauteur approche la question de “lœuvre” de Beckett. Il propose de parler de “série” et, non pas d“œuvre”, à légard de ses textes. Lécrivain lui-même utilise ce vocable dans sa correspondance pour parler de ses textes, tels que Watt et Murphy.

Beckett semble à laise dans léchec : il en parle plusieurs fois dans sa correspondance, comme à Alan Schneider, lors de la première dEn attendant Godot aux États-Unis. Mais que veut dire échec ? sinterroge lauteur dans sa conclusion. Il parcourt linfluence indéniable de Démocrite et de Geulincx, puis Beckett qui affirme, à légard de Hölderlin, que son succès a commencé quand il a échoué, quand il conçoit léchec. Lesthétique de Beckett a été reçu, dans ses débuts, dune manière troublante par le fait dêtre innovatrice et a conduit les critiques à la recherche dune perspective, négative ou positive, de léchec (qui sopposait à laffirmation du succès, de lunité de la structure ou encore de la progression). En fait, son esthétique pessimiste sopposait à « lanimisme » que Beckett reconnaissait chez Joyce et Goethe, mais lart nest pas pour lécrivain au dehors du monde, ce qui donnerai de la dignité à ce monde même ; lart nest pas meilleur ou pire que le monde, il est juste du monde.

Lauteur parcourt plusieurs théoriciens comme Lukács, Iser, Kenner ou Cavell, mais il sarrête plus longuement sur Adorno, notamment à légard de la question sur la condition humaine. Beckett a beaucoup influencé le travail du philosophe et, selon lauteur, Adorno a été le philosophe qui a le mieux compris Beckett. La question pertinente concerne si les textes de Beckett mettent laccent sur une époque précise de lhistoire, ou sils sont transhistoriques. Selon Adorno, Beckett dénoncerait une époque précise donnant lallure de déracinement historique. Lécrivain aurait écrit sur une des périodes les plus sombres de lhistoire et de lhumanité, sans toutefois, le mentionner ; et, selon le philosophe, ce fut la seule manière acceptable de le faire.

Létude sachève par une phrase de Adorno qui signale que dans les pièces de Beckett, les rideaux se soulèvent comme pour révéler un arbre de Noël. Une image étrange, comme le note Durantaye, mais lart, même dans sa forme la plus désespérée, peut offrir une promesse de bonheur.

Natália Laranjinha

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The New Cambridge Companion to Samuel Beckett. Van Hulle, Dirk (dir.). Cambridge UP, 2015. 228 p44.

Le recueil est divisé en trois parties : « Canon », « Poétique » et « Topiques » (thèmes divers incluant histoire et philosophie). Le fil conducteur de cette sélection darticles très variés est inscrit dès lIntroduction intitulée « Continuum ». Il sagit de montrer non seulement la continuité entre le premier recueil publié par Cambridge University Press dirigé par John Pilling (1994) et le second qui nous intéresse, mais également celle entre les périodes de créativité de lauteur. Cest ainsi que les trois parties de ce volume tentent de consolider, dans une plus large perspective, ces différentes périodes souvent étudiées séparément : une première composée douvrages hétéroclites en anglais, une deuxième marquée par le “tournant” français, et empreinte dun penchant existentialiste, influencée également par le Nouveau roman ; et une troisième, plus tardive et expérimentale, explorant des media nouveaux (télévision et cinéma). La justification de ce nouveau recueil est annoncée dès la première page de lIntroduction par son directeur, Dirk Van Hulle, en citant ce que Stanley E. Gontarski appelle le “canon gris” comportant une matière nouvelle à sapproprier (correspondance, notes de lauteur inédites, journaux, textes critiques, auto-traductions et ouvrages abandonnés).

On signale dentrée du jeu que la critique beckettienne a connu depuis un certain temps une scission entre deux camps identifiés respectivement aux intérêts historicisants et théoriques. Ce volume cherche à dépasser cette division en mettant en avant linterpénétration entre les deux partis pris. Peu à peu la période dinspiration “théorique” (Kristeva, Derrida, Cixous, Foucault, Lacan) a cédé effectivement le pas à une analyse de certaines particularités de lœuvre. On prend désormais davantage en compte lhéritage irlandais de lauteur et le contexte créé 411par la Deuxième Guerre mondiale pour mieux ancrer lœuvre dans la réalité vécue et ressentie par lécrivain.

John Pilling exploite les carnet dits “de Murphy” afin déclairer les premiers écrits de lauteur. Angela Moorjani revient sur les commentaires évolutifs concernant la “Trilogie” (Molloy, Malone meurt et LInnommable). Mark Nixon reprend les prémisses de lanalyse des poèmes de Beckett développés pour la première fois dans le livre fondateur de Lawrence Harvey (1970) avec lequel Beckett a largement collaboré. Les distinctions si souvent utilisées comme point de départ entre modernisme et postmoderne sont rappelées, mais Shane Weller apporte une interprétation consistant à clarifier ces thèmes et à en chercher une nouvelle synthèse. Anthony Uhlmann réexamine le réseau complexe de citations qui parsèment lœuvre et sintéresse aux tensions entre lautorité des écrivains classiques (Dante, Shakespeare, Racine) et laspect expérimental des textes beckettiens.

Lemploi du langage de Beckett est scruté par Sam Slote, et notamment à partir de lexpérience du bilinguisme de lécrivain. Les deux langues – anglais et français – sont exploitées comme un terrain de jeu pour articuler lun des thèmes principaux de lœuvre : linadéquation du langage à sapproprier la réalité, condamnant tous les écrits à une impasse, à une aporie. Stanley E. Gontarski réexamine lusage de létiquette d“avant-garde” dans le domaine théâtral, en incorporant des aspects “performatifs” des différentes pièces, sinspirant à la fois des carnets de théâtre de lauteur (Theatrical Notebooks) – appelés également “notes de régie” – ainsi que des mises en scènes pas toujours “orthodoxes” mais qualifiées d“innovantes”.

Lintérêt de Beckett pour la philosophie et en même temps celui des philosophes pour ses écrits la troisième partie (Peter Fifield, Jean-Michel Rabaté). Seán Kennedy déclare, en dépit du célèbre édicte dAdorno considérant comme barbare tout tentative de poésie “après Auschwitz”, que cest cependant juste à cette conjoncture historique que sengage – et se nourrit – la puissance créatrice de Beckett. Dans ce dernier article du volume, Kennedy annonce une “nouvelle phase” de critique beckettienne en réintroduisant un examen historique des circonstances qui ont vu naître lœuvre, non pas pour tourner le dos au parti pris théorique qui avait si longtemps dominé les commentaires, mais afin de mieux lintégrer dans cette nouvelle approche, mettant en valeur certains faits “particuliers” que lon a eu tendance à escamoter.

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Ce recueil vise avec succès à mettre le doigt sur laspect mouvant de la critique beckettienne et de son horizon présumé être sans fin. En cela, il tire un parallèle entre le domaine des commentaires et le mouvement de lœuvre en général, mouvement exprimé avec concision et lucidité par les mots de conclusion de LInnommable : « il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. »

Edward Bizub

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Gontarski, Stanley E. Beckett Matters: Essays on Becketts Late Modernism. Edinburg UP, 2017. 278 p.

Lart de dire deux choses à la fois, cest très beckettien. Le titre pourrait se traduire par “La Matière de Beckett”, comme on dirait “La Matière de Bretagne. En revanche, Beckett Matters est difficilement traduisible par “Beckett importe”. Le même jeu de mots est filé dans les titres des trois rubriques dont louvrage est composé, et consacrées respectivement à la théorie, aux textes et à la performance (la mise en scène). Il sagit de la réédition et du remaniement darticles déjà publiés ailleurs. Dès lintroduction, Stanley Gontarski reconnaît sa dette envers Jacques Derrida, en évoquant la signature de lauteur inscrite dans ce qui reste lorsque la thématique est épuisée. Ce préambule passe rapidement en revue lévolution des écrits de Beckett contenant des transformations et réinventions incessantes sur un fond permanent hésitant entre deux pôles : le dehors et le dedans, lancrage dans le temps et lintemporalité, lici et lailleurs. Dans le premier chapitre, la voix beckettienne est abordée : source, aspect métaphorique, présence. Les multiples voix des personnages constituent-elles la présence-à-soi de lauteur lui-même ? 413Lanalyse de la première période est le prélude à la présentation de lépoque qui constitue la visée du recueil : le “modernisme tardif” de lécrivain.

Le troisième chapitre examine l“espace fermé” des romans, et met en avant le thème du voyage qui parcourt les ouvrages en prose. Gontarski reconnaît la tension créée par le “cachet” commercial associé à un auteur prétendument “anti-bourgeois”, situation inévitable à cause des arguments de vente des maisons dédition faisant tout pour promouvoir lartiste. Ce thème est généralisé au Chapitre 5, où il est question de lart comme objet de consommation. Le septième chapitre est consacré aux “mésaventures” de lœuvre dues aux disputes innombrables entre, dune part, lauteur et, dautre part, les éditeurs de ses ouvrages et les metteurs en scène de ses pièces. On peut suivre, au fil de cette étude, les corrections et les amendements que Beckett lui-même a fait subir à ses textes. Voici un exemple anecdotique tiré dun texte théâtral en trois langues. En mettant en scène Pas dans sa version anglaise (Footfalls), il augmentera, sans expliquer la raison de ce remaniement soudain – et cela de la part dun dramaturge qui prête attention à chaque détail de sa conception créatrice –, le nombre de pas de May qui ponctue laction scénique, lesquels donnent le titre à la pièce… de sept à neuf.

Dans la troisième partie, cest le théâtre qui prend le dessus, et Gontarski se permet de critiquer létroitesse desprit démontrée parfois par Beckett dans son approche des interprétations de ses ouvrages dramatiques. Ce dernier se montrait souvent intransigeant face à tous ceux qui voulaient altérer – ne serait-ce quun détail – qui nétait pas strictement conforme à son texte et à son autorité. Lui seul pouvait changer, transformer les jeux scéniques, les mots mêmes, à lépreuve des répétitions avec les comédiens. Mais cest une liberté quil interdisait aux autres. En dautres termes, Gontarski critique implicitement cette attitude de Beckett qui empêchait certains esprits créateurs dévoluer dans leur pratique dramaturgique. Qui plus est, il na pas peur de critiquer la même intransigeance des héritiers de lécrivain (The Beckett Estate) qui imposent leurs propres critères dorthodoxie empêchant parfois la propagation plus libre de lœuvre.

Edward Bizub

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Boulter, Jonathan. Posthuman Space in Samuel Becketts Short Prose. Edinburgh UP, « Other Becketts », 2019. viii + 222 p.

Pour Jonathan Boulter, la notion du “posthumain” représente une critique du sujet métaphysique, transparent à soi, et caractérise la fiction de Beckett de Textes pour rien jusquà Cap au pire. Lauteur prend son départ dans la philosophie de Martin Heidegger, qui considère le sujet comme défini par les limites et les paramètres de lespace quil habite et quil perçoit. Cette conception est liée à celle de l“écologie”, qui situe le sujet dans linterconnexion réunissant les composantes du monde dans un tout. Cet espace se produit par le biais du mouvement : par une extériorité plutôt que par une intériorité. Par contraste, le sujet beckettien est expulsé de tout séjour qui eût pu lhumaniser ; il demeure toutefois hanté par les éléments qui définissent lhumain : lespace, la choséité, les autres. Il existe entre le monde humain et le monde animal, sans appartenir complètement à lun ou à lautre.

Si, pour Heidegger, le “déloignement” entraîne un mouvement directionnel dans lespace, afin détablir une relation de proximité, le sujet beckettien de Textes pour rien ne réussit pas à se retrouver dans le monde, et pourtant, il insiste dans lespace. Au lieu dêtre en mouvement, cest un sujet immobilisé, vivant dans comme lanimal au sein dun monde circonscrit. Il est ainsi “pauvre en monde”, ne pouvant distinguer entre présent et passé, entre le ici et le là-bas.

Le troisième chapitre décrit, dans « Imagination morte imaginez », lacte de hanter un lieu qui incarne le résidu archivé et ineffaçable du processus dun impossible deuil. Celui-ci continue (« imaginez ») alors même que limagination est « morte ». Lespace spectral apparaît comme une prothèse de lintériorité. Alors le sujet posthumain retourne sans cesse comme un spectre dans lespace abandonné dune imagination agonisant. Dans Le Dépeupleur, il sagit de lespace où la perte est la seule réalité, sans quon puisse en comprendre léconomie : la perte du monde comme tel. Dans « Sans », le refuge « se révèle [] dans son démantèlement, dans sa décontraction. » (p. 117) ; mouvement et 415immobilité coexistent dans une simultanéité critique. « Ping » révèle la vie comme étant seulement une trace delle-même dans un espace qui efface la possibilité de frontières, et donc de toute notion de spatialité : la subjectivité y est impossible.

Pour étudier les Foirades, Boulter emprunte à Blanchot lexpression « subjectivité sans sujet » : supposant, en quelque sorte, un « déloignement sans sujet » (p. 130). Il sagit dune « subjectivité sans mémoire, sans histoire, mais localisée à lintérieur dun espace de ruines [] qui, à son tour, constitue un affect du sujet-comme-ruine » (p. 130). Ces textes de Beckett représentent lexpérience dêtre « jeté », mais en sautant létape du traumatisme qui, lui, suppose la subjectivité. Le sujet dans ces textes travaille à ne pas se “déloigner” et à ne pas laisser la directionnalité le pousser en avant. Le Je « sest parfaitement façonné comme lobjet perdu : perdu pour tous, y compris lui-même » (p. 143), dans un état mélancolique où la fin nadvient pas : le sujet récapitule ce qui fut, incapable datteindre limmobilité totale.

La dernière “Trilogie” nous conduit de lespace du souvenir à celui du deuil « spectralisé » (p. 155), qui se trouve au-delà des catégories de lêtre, de lespace et de lieu. Le récit montre léchec à construire un monde, amenant la fin où lécrivain sefface, dans une « posthumanité discursive » (p. 166) : le narrateur atteint à une solitude au-delà de la solitude essentielle de lécriture. Alors que dans Textes pour rien, le sujet oscillait entre différents lieux, dans Mal vu mal dit, il ny a plus de devenir : la femme persiste au-delà de la trace. Cap au pire représente lallégorie ultime de limpossibilité dun monde. Boulter lit ce texte à la lumière de LÉcriture du désastre, de Blanchot. Lécriture “archive” les traces du désastre, étant toujours déjà un “mal-dire” de lévénement. Procédant par annulations et effacements la narration rejette corps et lieu. Si le langage est sans source, sans lieu, il subsiste un minimum de choses, de monde, dans un espace sans bornes. Boulter suggère que le vrai “désastre” pour Beckett est que le langage ne peut dépasser linsistance de limage du sujet, une image qui porte avec elle un monde, quelque minimale soit-elle.

Si les analyses de Boulter paraissent fondées dans lensemble, on peut éprouver une certaine gêne devant sa démarche. Ce qui apparaît demblée est lobstacle posé par les termes écologie et post-humain, qui relèvent du jargon politique à la mode et, en tant que tel, ne peuvent que semer 416la confusion que lauteur doit se hâter de dissiper. En effet, lécologie sentend, en dehors du domaine universitaire, comme une idéologie politique techniciste, servant à adapter les comportements au bénéfice de nouvelles filières de production et de consommation. De même, le post-humain peut sassocier à labsorption de lhumain par les produits de la technologie. On en reste perplexe, se demandant pourquoi Boulter na pas utiliser, un terme (qui néviterait pas léquivoque) post-humaniste, notamment dans la mesure où Jacques Lacan présente la condition de déchet – labsence dimage narcissique et didentification – comme la mesure même de lhumain. Dautres, comme Jean-Claude Milner, ont pu élaborer à partir de cette perception45.

Alors que ce chemin a déjà été balisé, lappui pris sur la philosophie de Heidegger paraît trop lourd et artificiel pour traiter la finesse de la création beckettienne. On le voit, par exemple, quand Boulter qualifie le sujet, dans Compagnie, comme « worldless » (p. 161). En effet, la référence au Dasein heideggérien paraît foncièrement redondante. Comme Lacan la relevé, lontologie relève de la présence incertaine du prédicat46 qui, chez Beckett, demeure toujours problématique, doù lêtre qui apparaît seulement comme un voile, dans une logique dapparition et de disparition.

Au lieu de prendre le signifié comme véridique – comme garantissant lexistence dun “monde” –, il eût fallu partir demblée de « la logique abyssale dune narration émergeant de la performance de son propre fondement » (p. 185). Or pour examiner Textes pour rien, par exemple, Boulter fait le contraire : il met de côté le sujet qui écrit, qui se constitue par son dire et qui, ainsi, engendre une existence changeante, éphémère. Boulter fait comme si Beckett était philosophe, non écrivain. En revanche, les références à Blanchot sont bien plus éclairantes.

Enfin, le lecteur francophone peut trouver maladroit le style : non seulement des répétitions (notamment de certaines citations) mais linsistance – très anglo-saxonne – sur le je de lauteur : en anglais, il manque la pratique du je de “modestie” qui, en français, permet daccommoder la présence du lecteur.

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Si tout livre portant sur les dernières fictions peut apporter un éclairage à notre étude, celui-ci indiquera sans doute certaines pistes de utiles. Cependant, pour amorcer une réflexion sérieuse, il serait préférable de partir de la subtilité de lécriture beckettienne qui, en tant que telle, précède de loin le théoricien47.

Llewellyn Brown

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Chattopadhyay, Arka. Beckett, Lacan and the Mathematical Writing of the Real. New York, Bloomsbury, 2018. xii + 209 p.

Ce remarquable livre marque une avancée considérable dans notre compréhension de lœuvre de Beckett, mobilisant une lecture les élaborations théoriques du dernier Lacan. Le terme mathématiques, dans ce contexte, désigne non la réduction de lhumain à une logique qui resterait sans excédent, mais une formalisation qui produit une brèche, afin datteindre sa propre impasse structurelle. Lauteur souligne, dans le premier chapitre, que les mathématiques, dans la création “moderniste”, ne se limitent pas à la notion d“autonomie” à légard de la réalité, mais touchent à une écriture logique incluant « lantinomie, la négation et laporie » (p. 14), en sorte de faire état de la « présence corporelle des mots ».

Dans cette mise en relation de Beckett et Lacan, de la littérature et la psychanalyse, chaque élément de ces paires représente lextérieur – relevant donc dun réel insaisissable – de lautre, ce qui permet de poser un « Lacan littéraire » (p. 3) et un « Beckett lacanien ». Littérature et 418psychanalyse participent ainsi dun dynamisme animé par lamour qui, selon Lacan, marque un changement de discours48 : le point où un discours, achoppant sur une barrière réelle qui inscrit labsence de “rapport sexuel” – cest-à-dire de lien direct de lun avec sa propre altérité –, doit en passer à un autre. Le texte fait venir un savoir quaucun sujet – même le texte – ne sait, en sorte que “lécriture du réel” marque un bord semblable à celui produit par les énoncés qui composent lexplicit de LInnommable : « je ne peux pas continuer », « je vais continuer ».

Le deuxième chapitre étudie la logique des nœuds borroméens49 en lien avec les motifs de solitude et de compagnie dans Comment cest, partant de la continuité indivisible de lUn de Parménide. Lauteur rappelle que chaque voyageur a toujours le même partenaire pour bourreau (Bom) et victime (Pim) dans les couplages. Cependant, le mouvement incessant des voyageurs fait entrave à lagglutinement dans un Un corporel, et permet « la discontinuité au sein même de la continuité » (p. 41). La voix apparaît seulement dans les parties I et III, mais contrairement à la solitude éprouvée dans la première, lUn est à la fois un et multiple dans la troisième. En effet, le narrateur élimine lUn entendu comme entité transcendante promettant une vie « là-haut dans la lumière » (CC, passim), et efface la distinction entre dedans et dehors pour assumer la responsabilité de la voix. La présence de lAutre se marque dans lemploi des majuscules, affectées exclusivement au Je, comme sil subissait les sévices dun bourreau qui nest plus physiquement présent. Ainsi, si le contenu des énoncés dénie toute souffrance et toute présence dun autre, les majuscules révèlent le contraire dans lopposition interne séparant signifiant et lettre : « Les illisibles majuscules inscrivent la forme, ou plus précisément, elles écrivent le corps du signifiant contre son sens. » (p. 45).

Chattopadhyay convoque Pascal, qui démontre la concomitance de laugmentation infinie de la division infinie : deux opérations sachoppant sur le zéro qui, lui, ne se laisse pas diviser. Cest ainsi que lœuvre de Beckett sorganise autour de trous dans le savoir – comme le nom Godot, les exclamations ponctuant Va-et-vient, ou « E supposé zone de danger », 419dans Quad (Q, 14) –, où le réel persiste comme non-dit au sein même du dit, ce lieu étant marqué par ce que Lacan appelle la lettre, sur laquelle bute la signification.

Pour quil y ait couplage, dans la logique borroméenne, le réel doit ex-sister en tant que tiers, permettant la concomitance de la mise en présence et de la radicale solitude. Dans les couples de Comment cest, cette place est occupée par Bom, qui napparaît jamais et qui, en tant que réel, est à la fois cause et effet des couplages manifestes. Bom, comme réel, ouvre ainsi la solitude du sujet à la série infinie des voyageurs. Ensuite, la présence de ce tiers nécessite lexistence dune quatrième partie du roman – « un-en-plus50 » – comme réel non exprimé et qui, tout en étant ce quil y a de plus extérieur, subvertit le Un comme ce quil a de plus intérieur.

Chattopadhyay note que le nœud borroméen manifeste un glissement constant entre lun et le multiple, en sorte que lUn déjoue le principe de la non-contradiction et du tiers exclu. La lecture lacanienne des modalités dAristote lui permet de souligner que le réel de lécriture relève simultanément de ce qui “cesse de sécrire51” (le “possible”) et ce qui – dans la double négation définissant “limpossible”, et qui ne se laisse pas convertir en une affirmation52 –, « ne cesse pas de ne pas sécrire53 ». De cette manière, larrêt tangible de lécriture désigne la continuation de cet impossible, comme Molloy lexprime au sujet de sa vie : « [] elle est finie et elle dure à la fois, mais par quel temps du verbe exprimer cela ? » (Mo, 57). Ce qui sarrête, sur le plan du signifiant, se poursuit sur le plan de la lettre dans la dimension de linfini. Cest ici que Chattopadhyay pose la question du sinthome beckettien : une nomination symbolique qui – notamment à la fin dune analyse – conserve la trace du réel54. Au lieu de voir le sinthome sur le modèle 420de Joyce – jouissant de la lettre et « désabonné à linconscient55 » –, il envisage une radicalisation de linconscient réel comme une écriture qui « ne cesse pas de ne pas sécrire ». Il sagit dun Un réel, poussé au point de la limite dun infini potentiel, et qui ne produit pas un « Un de solitude mais un Un solitaire de compagnie » (p. 67). Sengendre ainsi un « essaim56 » infini dUns qui sont tout seuls, dans une solitude résultant dune coupure entre le savoir subjectif (noté S1) et le savoir sans sujet dans linconscient réel (S2). Ces Uns réitèrent la marque de lUn réel, sans entrer dans une addition.

Le troisième chapitre traite de la “motilité” et linconscient réel dans Compagnie, partant du chiffrage en jeu dans les différentes personnes grammaticales. Dans ce texte, Beckett scinde le sujet entre lentendeur, la voix et le narrateur, la voix étant située en tierce position. Cet endroit est la place du phallus, dont la fonction consister à nouer les deux ensemble, tout en marquant limpossibilité dun lien direct – ou “rapport sexuel” – entre deux. La première personne – « Limpensable ultime. Innommable. Toute dernière personne. Je. » (Cie, 31) – est exclue en tant que réel par le fait même de lénonciation. Il demeure impossible de réunir celui qui parle et celui dont on parle : le créateur ne peut se situer dans un monde à part, mais demeure divisé. Il nexiste pas distinction entre intérieur et extérieur, car linconscient est extime : à la fois au plus intérieur et au plus extérieur, signant labsence dun Autre pouvant servir de garantie ultime.

La série de vignettes de Compagnie présente les autres comme ceux qui éloignent le garçon de son propre désir. Cependant, lAutre réel demeure exclu de cette relation symbolique-imaginaire, sinscrivant dans la clausule du texte où le mot alone, en anglais, réunit all, one et not one, dans un trio qui brise la solitude. LUn réel sentend comme le zéro exclu de tout décompte, et qui ne cesse de revenir comme un-en-plus, permettant ainsi de faire de lUn un multiple réunissant un, tout et rien. Dans la clausule, la créature devient créateur, mais le dernier mot est prononcé à lintérieur de la fable – par le narrateur –, faute dun Autre extérieur susceptible doffrir une relève à lacte de raconter. Le mot Seul sinterprète comme une quatrième instance, qui fonctionne comme sinthome.

421

Chattopadhyay relie la motilité et le comptage, dans Compagnie, qui produisent une écriture où corps et esprit deviennent indistincts. Cette activité porte les nombres vers une augmentation exponentielle, en sorte que plus ils sont grands, plus ils font “compagnie”, apportant une présence matérielle qui tient le vide à distance. Cependant, dès que les nombres dévoilent leur inscription dans une série sans fin, ils provoquent un sentiment dangoisse : ils apparaissent comme une succession de traits unaires – comme lUn réel –, non comme une série de nombres entiers. À ce moment, lécriture beckettienne impose un arrêt – comme dans le mot seul qui fait la clausule, ou le « Vite motus. » (Cie, 31) –, afin déviter de rencontrer ce qui demeure, dans le réel, illimité.

Enfin, si la jouissance – réfractaire à lhoméostasie gouvernant le principe de plaisir – désigne la relation à lêtre du langage, au détriment de sa signification, la lettre marque les zones érogènes, qui trouent lunité imaginaire du corps, révélant sa qualité morcelée. Dans cette condition, la motilité offre la possibilité dinstituer la “compagnie” dans le nouage qui prend forme entre les différentes parties.

Le quatrième chapitre traite de la jouissance de lempirement, dans Cap au pire, texte où la solidité sémantique est ébranlée, laissant les purs supports sonores de lalangue57, avec leurs significations affectives minimales. Lempirement porte sur le détritus du langage, où dire est toujours un mi-dire, dans limpossibilité de totaliser le langage. En effet, lacte de dire porte la part de réel qui nentre jamais dans le symbolique du dit. Cependant, alors que lempirement exemplifie la pulsion de mort, visant à labolition du texte, le ratage de cette visée se réalise dans le “mal-dire”, qui fait écho au « mi-dire58 » de Lacan. Linscription du réel dans le dire apparaît dans les majuscules à la fin de Comment cest, ou dans les tirets de lultime poème de Beckett, « Comment dire ». Lempirement permet de produit un “vrai trou” borroméen : un trou “vérifié” grâce à son désignation par le symbolique. Il sagit dun nœud composé de trois ronds – où le pire ex-siste aux deux autres –, au lieu de la dyade qui se réduit à deux. Cette opération saccomplit quand le 422terminable se greffe sur lincessant, auquel il inscrit une limite interne au langage, au lieu que la soustraction se réduise à une simple négation.

Explorant le scénario numérique du texte, Chattopadhyay montre lexistence dun crâne à lintérieur de lautre, au sein duquel se trouvent aussi les autres ombres. Le crâne figure ainsi comme réel refoulé (un-en-plus) – le zéro originel qui insiste –, se retournant sur lui-même pour révéler lextimité. À la fin, les trois ombres se réduisent à trois trous dépingle, qui sont Un à lintérieur de lUn-trou dépingle. De la sorte, les trois ombres empirées sont enveloppées par le crâne extérieur, qui sinterprète comme un “vrai trou” : un Un qui est en inclusion externe aux trois. Ces trous paraissent comme des formes du trait unaire : marque de la différence absolue par leur répétition même, qui nentre dans aucune addition.

Enfin, la pulsion de mort se manifeste dans la jouissance de la sonorité, dans le glissement constant entre phonème et morphème qui détruit le registre de la signification, et engendre la prolifération des néologismes. Partant de la notion lacanienne selon laquelle le sujet nest pas son corps – il a un corps –, Chattopadhyay explique que le principe vaut pour le langage, et cest cette séparation même qui permet au sujet dempirer les mots.

Le cinquième chapitre traite du « corps mathématisé et le rapport sexuel » (p. 157), en tant que le “rapport sexuel” ne saurait sécrire, marquant la place de limpossible. Cest-à-dire que lon ne peut jamais accéder à lAutre, si ce nest par la médiation dun objet partiel (lobjet a), qui intervient en tant que tiers fantasmatique. Le texte « Assez » donne lexemple dune complétude imaginaire brisée par le morcellement des deux corps. Afin de rendre leur rencontre palpable, les amants sen remettent au comptage, où les nombres offrent un champ de médiation entre eux, fondée sur le zéro comme Un réel. Pour chacun, lautre se compte comme un « un plus a » (p. 174), permettant le partage de ce qui ne peut se partager. La relation de Macmann et de Moll est médiatisée par la dent en forme de Jésus, dans la bouche de Moll (Mo, 150) : cet objet a – marquant le bord du réel du corps – fixe leur jouissance respective. Enfin, dans Comment cest, lacte sexuel est impossible à séparer de lécriture, où linscription des lettres expose le pli intérieur de la chair. La jouissance sexuelle demeure ainsi indissociable de leffet du signifiant. Cependant, quand le signifiant touche à la lettre réelle, le 423rapport sexuel “ne cesse de ne pas sécrire” : linscription bascule dans lincessant du réel.

Cette étude est extrêmement dense, convaincante et innovante. Elle apporte des explications capitales, par exemple, concernant lutilisation des nombres par Beckett, la question du réel et le statut paradoxal de la “fin” beckettienne. Elle parvient remarquablement à réunir et à croiser la pensée lacanienne et la création beckettienne, en sorte quelles séclairent mutuellement.

Nous pouvons regretter, pour la complétude de son analyse, que ce livre fasse limpasse sur lapport de la critique française dans sa lecture borroméenne de Beckett : comme nous avons déjà eu loccasion de le remarquer, la critique anglophone ignore quai-systématiquement les publications en français, ce qui est particulièrement regrettable quand il sagit dun auteur spécifiquement bilingue59.

Dans son étude, Chattopadhyay relève certaines interrogations que nous pourrions peut-être soumettre au débat. Ainsi, y a-t-il lieu dopposer linconscient “structuré comme un langage” à linconscient “réel”60 ? La « [p]assion de lignorance61 » évoquée par Lacan est-elle vraiment différente de celle présentée par Beckett62 ? La notion de “désabonnement à 424linconscient” peut se formuler chez Joyce, comme jouissance de la lettre et identification au sinthome (p. 67), ou bien comme désabonnement à linconscient-langage63, ce qui sharmoniserait parfaitement avec la mise en jeu de ce qui “ne cesse pas de ne pas sécrire”, et qui implique nécessairement la lettre et lalangue.

Ce livre nous invite à relire Beckett et à mettre au travail ses analyses pénétrantes. On note, alors, que la question dune lecture lacanienne se prolonge dun côté dans le discernement des faits de structure et, dun autre côté, dans les formes spécifiques et inédites quils adoptent. Dans ce dernier cas, la géométrie et les mathématiques apparaissent non seulement comme des réalités conceptuelles, mais comme des objets esthétiques propres à Beckett. Autrement dit, sil est possible de relever les mêmes problématiques de labsence de “rapport sexuel” chez dautres créateurs, ce qui ne cesse de faire énigme pour nous, lecteurs, est la forme spécifique quelle revêt chez Beckett. On peut ainsi sinterroger sur limportance accordée aux mathématiques et à labstraction dans son œuvre. On peut se pencher, au regard des représentations des “lieux clos”, par exemple, sur la place du sujet au regard de ces expressions de mortification64. En effet, Chattopadhyay souligne « acte de motilité qui sous-tend lanatomie et consolide le statut géométrique du corps » (p. 47). Cependant, pour définir le statut de la géométrie, Lacan met en évidence le pouvoir exercé par le maître sur lesclave65. Il resterait donc à préciser sa qualité didéal imaginaire – sous-produit, donc, des mathématiques – dont la perfection apparente est destinée à être minée par le réel de lalangue. Ainsi, une lecture borroméenne pourrait se prolonger dans létude des formes sensibles que Beckett développe66 425et qui font létoffe de son écriture. Le livre dArka Chattopadhyay nous fournit une invitation et un excellent point de départ.

Llewellyn Brown

sigles et éditions utilisés

CC

Comment cest. Paris, Minuit, 1992.

Cie

Compagnie. Paris, Minuit, 1995.

MM

Malone meurt. Paris, Minuit, 1995.

Mo

Molloy. Paris, Minuit, 1989.

Q

Quad [] suivi de « LÉpuisé » par Gilles Deleuze. Paris, Minuit, 1992.

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Samuel Beckett Today/Aujourdhui, vol. 29, issue 1 : “Endlessness of Ending: Samuel Beckett and Extensions of the Mind / Samuel Beckett et les extensions de lesprit”. Arka Chattopadhyay, Glenn Stewart, Anthony Uhlmann et Dirk Van Hulle (dir). Amsterdam/New York, Brill | Rodopi, janvier 2017. viii + 226 p.

Ce recueil prend son départ dans ce quArka Chattopadhyay nomme le « tournant cognitiviste » (p. 1) des études beckettiennes, marqué par la psychanalyse, la psychologie et les neurosciences : des domaines disparates regroupés ici pour le propos. On définit “lesprit” comme ce que le cerveau “pense” en termes dextension corporelle et de projection, et ce que la littérature génère grâce à limagination créatrice. “Lesprit étendu” met lintérieur en continuité avec lextérieur, incluant ainsi le 426lien de lécrivain avec son œuvre de création, avec la voix et limage, et avec la caméra dans les œuvres pour la télévision.

Trois articles sont consacrés à Premier amour. Soulignant linterdépendance du corps et lesprit, Rina Kim observe que Beckett simprégna de théories contemporaines, tout comme Richard Burton avait absorbé des connaissances pour traiter sa mélancolie. On trouve donc évoqués des remèdes contre la mélancolie amoureuse dans le récit beckettien. Russell Smith examine la mémoire involontaire proustienne, déclenchée par un événement qui est à la fois arbitraire et nécessaire. Le narrateur découvre limpossibilité dattribuer une source unique à son trouble émotionnel, dont le contexte est intertextuel. Enfin, James Gourley trace certains motifs de ce livre à la lecture dOtto Rank, démarche qui aurait permis à Beckett de porter langoisse subjective (autobiographique) au statut dun défi ontologique.

Daniel Katz note que Comment cest – contrairement à la “Trilogie” – témoigne de la volonté de Beckett de ne plus céder à la facilité de son « élan acquis » (L3, 181) mais de recommencer. Il sagit daboutir à la solitude fondamentale du sujet, sans se renfermer dans la subjectivité monadique. Le tourment apparaît alors en dehors de toute situation hiérarchisée. Le risque de solipsisme est aussi évoqué par Peter Gunn, en lien avec Murphy. Le travail avec le langage implique une dimension détrangeté et dextériorité qui entrave lemploi des mots dans une visée dharmonie. Lénonciation, selon Lacan, situe cette étrangeté à un point déchec, où le sujet na pas dautre choix que de recourir au mot en tant que tel, dans un acte singulier dassertion.

Laura Salisbury étudie Quoi où en lien avec “lexpérience de Milgram” et les travaux de Bion. Beckett montre une situation de réversibilité où les bourreaux sont déjà des victimes tourmentées, élevant lautoritarisme esthétique au niveau dune forme consciente, afin de lassouplir et en provoquer leffondrement.

Yoshiyuki Inoue trouve des analogies – peu adaptées, au fond – entre “linconscient collectif” jungien et la zone centrale du Dépeupleur, où le « petit peuple de chercheurs » (D, 55) représenterait les complexes. La préoccupation avec le calcul mathématique évoquerait le tableau psychique de Bion. Ce dernier psychanalyste est encore convoqué – de manière un peu superficielle – par Jane 427Goodall, en lien avec la situation analytique, pour marquer comment lécriture et la conscience chez Beckett débordent la frontière entre la vie et la mort.

Pour Emily Chester, Watt est représentatif dune irrationalité « obsessive-compulsive » résultant dune application excessivement rigoureuse de la méthode de Descartes, qui ne fonde pas une certitude, mais léloigne de la connaissance et de la vérité.

Selon Asijit Datta, les voix de LInnommable témoignent dune division entre lesprit sans corps et la recherche du non-être. Un « super-mind » (“sur-esprit” ; p. 163), en dehors du texte, continue à parler pour atteindre son noyau au-delà du langage et de lêtre. Si la succession dimages ressemble au flux spectral produit par le cinéma, seul le livre permet de réaliser la dimension dinvisibilité et datemporalité.

Établissant les liens entre Beckett et Kant, Glenn Stewart montre que si les premières œuvres montrent des personnages piégés dans des circonstances irrationnelles, dans les dernières œuvres, ces circonstances se situent à lintérieur. Par lélimination de tout sens objectif, le monde devient le nôtre. La poussière dans Cette fois montre labsence du sens, avant même leffort pour le construire. Pour Michelle Chiang, intérieur et extérieur portent sur le temps quantifiable par contraste avec la durée de Bergson. Celle-ci restant un potentiel incomplètement réalisé, Dan, dans Tous ceux qui tombent, supplémente la perte par le meurtre de lenfant, réifiant le souvenir, alors que Maddy résiste à limpératif de se soumettre à la temporalité sociale.

Deux contributions abordent le thème du volume de manière plus explicite. Dirk Van Hulle interroge la possibilité de reconstruire le processus de création littéraire, dans le lien entre lorganisme et son environnement : stylo, papier, page. Dans Molloy, lopposition entre le personnage éponyme et Moran reproduit celle entre Dostoïevski et Balzac, exemplifiant les personnages complexes et contradictoires, ou ordonnés. Au cours de lécriture, Beckett accentue la décomposition des deux personnages. Enfin, Van Hulle suggère que lécrivain permet au lecteur de vivre par limagination et par lempathie, lexpérience de ses personnages. Pour Mark Byron, Cap au pire est un texte qui simagine dans le processus de sa propre création : lesprit textuel crée les conditions de sa propre possibilité dans lacte même de les énoncer.

428

Paul Sheehan aborde la question de lesprit étendu dans un esprit critique. La théorie voit les outils comme des ressources que nous internalisons, et qui améliorent notre capacité en tant quêtres sociaux. Pour Malone, cependant, il ny a pas d“esprit” à étendre, et lécriture lui permet de se délester de son “soi”, dans un processus qui est à la fois plus et moins quune manière d“étendre” son esprit.

En effet, il nest pas sûr que les neurosciences fassent un apport susceptible de dépasser la création littéraire et la psychanalyse. L“esprit étendu” semblerait nêtre quune très vieille notion affublée doripeaux nouveaux. On peut se demander si esprit nest pas plutôt lâme, ou ce que Lacan appelle “lobjet a”. En effet, Lacan précise que lâme est « ce quon pense à propos du corps – du côté du manche67 ». Cest dire que cette notion procède dune volonté de maîtrise, de leffort pour doter le corps dune unité, action que Lacan appelle “penser avec son âme68”. Alors, « lâme est le manche avec lequel on attrape le corps, lêtre ». Il sagit donc dune perception où lesprit se donne une image de soi. Le psychanalyste German Arce Ross qualifie cet “esprit étendu” de « nouvel Autre de référence69 », et décrit la neuroscience comme « une recherche effrénée de plus devant les ruines psychiques de notre époque ». Il faudra prendre acte de la topologie de Lacan, selon laquelle le discours intérieur est en continuité à celui de lextérieur en tant que discours de lAutre70. Dès lors, la pensée nest plus confinée dans un cerveau : il sinscrit dans le réseau du langage – le ça parle – comme autre.

Llewellyn Brown

429

sigles et éditions utilisés

D

Le Dépeupleur. Paris, Minuit, 1993.

L3

The Letters of Samuel Beckett, t. 3, “1957-1965”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2014.

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Cordingley, Anthony. Samuel Becketts “How It Is”: Philosophy in Translation. Edinburg UP, 2018. 304 p.

Comment cest représente une œuvre au statut hésitant dans le corpus : venant après la “Trilogie” et Textes pour rien, ce “roman” témoigne dune nouvelle démarche de Samuel Beckett. La qualité énigmatique vient au premier plan dans ce texte décrivant un univers où des voyageurs rampent dans lobscurité et dans la boue, se livrant à des sévices sadiques tout en étant obsédés par une “justice” cosmique. Cette étude approfondie réalisée par Anthony Cordingley fait un apport précieux à notre compréhension de ce livre.

Dans son introduction, Cordingley explique que le récit prend la forme dun Je, « seul élu » (CC, 19), qui cherche à savoir sil est solitaire, ou sil est destiné à être réuni enfin avec un autre « là-haut dans la lumière » (33 et passim). Lhistoire est dictée par une « voix ancienne » (9) au Je qui, situé en dessous et entendant mal, prétend seulement la “citer”. Les efforts pour récupérer cette voix sont déjoués par le « poète-dans-le-texte » (p. 3). Cordingley regrette que souvent, les critiques aient réduit le texte à lhistoire de son propre engendrement ex nihilo, ne sattardant pas sur les questions cruciales de mémoire et de répétition, qui touchent à son contenu. Or lomniprésente boue apparaît comme une image de la « voix ancienne » du narrateur, les résidus de son ancien moi dissous dans le chaos, au moyen desquels il fait à nouveau lexpérience de ce quil a oublié.

430

Le premier chapitre aborde la poétique de la traduction, destinée à saper les allusions aux sources identifiables en conformité avec lesthétique du modernisme tardif, qui évite lappui sur une tradition stable. Sinspirant de Dante, Beckett développe une intertextualité polyphonique, où la multitude dallusions – à Dante, à Pascal, et à dautres incompatibles pourtant avec La Commedia – offre une armature insuffisante pour y arrimer une narration. Le Je écoute les voix anciennes de sa mémoire, les recomposant, représentant, en quelque sorte, lacte de ne pas représenter. Venant d“en haut”, la structure téléologique propre à la paideia et au Bildung –– est défaite par la paresse et la résistance associées à lautologie ou examen de soi71. Beckett « se vautre » (p. 37) – de manière mélancolique – dans les textes de Goethe et de Dante pour se ressourcer, aux moments où son avancée dans la composition se devient ardue. La transformation de la vie en œuvre dart nécessite de se défaire de ses anciennes voix, pour les citer dans une nouvelle syntaxe. Le retour aux “archives” permet à lécrivain den venir aux prises avec sa mémoire défaillante et avec son désir de retourner à ces corpus étrangers pour sen défaire à nouveau. La traduction lui offre un outil pour sapproprier, subvertir et transformer ces voix qui risquaient de noyer la sienne.

Le deuxième chapitre traite de lutilisation de la philosophie ancienne, qui prive les allusions de leur capacité daffirmer des significations traditionnelles. Le sens dune référence apparaît plutôt comme sa fonction en tant quobjet dans le souvenir, comme résidu des connaissances acquises antérieurement. Dans Comment cest, le “poète-dans-le-texte” “entend mal”, offrant une parodie de la ratiocination et sabotant la vision de lhistoire de la philosophie orientée, selon la vision de Windelband, par les progrès de la raison. La voix ancienne apparaît comme un moi méconnaissable situé dans le passé, auquel le Je cherche à sunir, afin de lextraire de son bourbier.

Le narrateur/narré éprouve le besoin de doter son univers dune consistance pythagoricienne – conforme à “lâme” du monde –, nourrissant lidée quelle lui apportera la “solution” mathématique à ses questions matérielles et spirituelles. Cependant, le trajet géométrique des voyageurs révèle son fondement irrationnel, exemplifié par le nombre pi. 431Les « pertes despèce » (CC, 73) trahissent cette séparation davec leidos platonicien, qui est imagé par la forme de la ligne droite. Ainsi, jamais son souffle ne sunira au Logos divin : la voix dehors demeure « quaqua » (9) / “caca”, et la répétition entraîne des « pertes partout » (10).

La question de lirrationnel est développée en lien avec les atomistes : Héraclite – pour qui le flux ou le devenir ne produit pas dêtre – et Démocrite, associé à lorigine dans la boue. Ces références composent des couches successives où lon note, par exemple, lallusion à Erebus (HI, 34), traduisant la dispersion des atomes qui exclut la transmigration de lâme après la mort. Le paradoxe des sorites produit une suspension infinie, transformant toute matière en liquéfaction et boue. Cependant, il ny aura jamais de dispersion définitive, parce quon névite pas le retour du feu (de Démocrite) ou les voix pédagogiques qui cherchent à inculquer les signifiants de la tradition. Beckett présente lhistoire de la philosophie comme marquée par des contradictions internes qui subvertissent toute connaissance synthétique, privant les assertions de lautorité de la tradition. Ainsi, après avoir nourri des ambitions joyciennes, il saffronte à lanxiété de vouloir supprimer ces voix qui le hantent.

Le troisième chapitre examine le cosmos physique. Le Je de Comment cest cherche à composer une hypothèse concernant des relations cosmiques, dans lespoir de tomber sur la bonne « formulation » (HI, 129) et retourner “là-haut dans la lumière”. Dans une satire de la capacité de lintellect à transcender lignorance humaine, limmense chaîne des voyageurs sentend comme un grand syllogisme. Cependant, celui-ci échoue à produire une prédication du monde dans la boue. Selon Platon et Aristote, lunivers contenait à la fois linchangeant et le changeant mais, considéré du point de vue des stoïciens, le dos supplicié de Pim est une table rase incorporelle, confinée dans linstant, et incapable de porter la marque du passé. En revanche, du côté des corps, les vapeurs exhalées deviennent incorporelles, étant imbibées ensuite comme un excrément cosmique. La perte incessante du souvenir résulte en la répétition éternelle de lévénement “avec Pim”. Alors que seul “lautre là-haut dans la lumière” jouit dune vue densemble – comme le Zeus des stoïciens – le « faux être » (CC, 108) fait miroiter la perspective de relations différenciées. Pim apparaît comme cause incorporelle du couplage suivant, tandis que les corps résistent aux effets qui sinscrivent 432en eux. Dans ce texte, les attitudes aristotéliciennes et stoïciennes se trouvent mêlées dans un pastiche où, au lieu d“accommoder le chaos”, le Je brasse ce dernier dans une ratiocination déformée.

La comédie de léthique est abordée dans le quatrième chapitre. Platon prônait la contemplation du Bien, afin de percevoir lunité divine. Ainsi, le Je de Comment cest cherche à recouvrer le savoir de la voix ancienne en la citant, pour se réunir avec le transcendant “autre là-haut dans la lumière”. Dans cette aspiration à la théoria – la vision ou la révélation divine –, il résulte une chaîne sadique de maître à disciple qui, au lieu daccommoder le Logos, inscrit lignorance de génération en génération. Le Je est condamné à mal entendre, se libérant de sa voix ancienne pour raconter son histoire au présent. Des allusions à Rembrandt et Elsheimer révèlent la flammèche humaine dans lobscurité, en labsence dun Autre divin. Enfin, le « risus purus » (W, 49) traduit la volonté de transcender son état dans la boue. Beckett efface les sources de ses références afin de sextraire du “sac” des voix anciennes et trouver sa propre originalité

Le mysticisme fait lobjet du cinquième chapitre. Le mouvement de Comment cest part de la “voix ancienne” et de la recherche du Logos, visant la récitation sans volonté propre (apatheia), et le rejet des narrations pédagogiques. La boue inerte traduit soit labsence découte, soit un possible plan dimmanence mystique, où lon senfonce dans une perte de conscience. Cependant, le Noûs aristotélicien ne cesse de revenir, « tout bas72 ». Loin de promouvoir le quiétisme, Beckett conteste lidée que celui-ci puisse traiter le tourment subjectif. Le mysticisme sert à explorer loriginalité artistique et lautonomie de la voix narrative, par opposition avec la voix de lauteur. Cordingley explore limpact de loccasionalisme de Malebranche et de Geulincx, qui suppose la disjonction entre le corps et la conscience qui lobserve. Alors que la voix de la raison nourrit le Je, le sujet reste passif, et si, à la fin du roman, celui-ci intériorise laction de la sadique voix ancienne, ce salut nest quapparente, parce que le Je reprend à son compte les mêmes interrogatoires quil exerçait auparavant sur Pim.

Le sixième chapitre met en évidence limportance de Pascal, qui insistait sur la partie irrationnelle de lhomme – le cœur –, contrairement à Descartes, qui assimilait Dieu au Logos. Cordingley retrace des allusions 433à la guérison de la fistule à lœil de la nièce de Pascal, lœil étant associé aux larmes et à la voix intérieure de Dieu. Part ailleurs, lInnommable – comme Worm – évoque lidée de transpercer lœil pour échapper aux “ancêtres” et accéder à la théoria. Les allusions au récit de la conversion de Pascal se trouvent mêlées à Proust, dans un effort pour exclure la voix ancienne.

Spinoza et Leibniz occupent le septième chapitre. Le premier affirme la possibilité dune connaissance adéquate de la divinité, et sa vision de lunivers comme horlogerie – évoquée dans la Partie III de Comment cest – soppose à la soumission pascalienne à Dieu. Cependant, lidée même de se tourner vers son intériorité est une création de la voix ancienne : il est donc impossible de faire taire cette voix, dont la source reste indéterminée à limage de la monade leibnizienne, qui contient son extérieur. Leibniz développe le calcul infinitésimal pour rendre compte de lirrationnel, en sorte que la perception conduit à une accumulation qui constitue la « gloire » (p. 119). Le Je de Comment cest étant plongé dans lobscurité, il doit se fier au calcul infinitésimal pour avancer dans la boue et atteindre son objet inconnu. Le “poète-dans-le-texte” tire les ficelles de sa fiction, subvertissant les concepts quil transmet à ses créatures. Limage du colibri emblématise alors les “petites perceptions”, témoignant de la cécité critique du narrateur/narré, et apparaissant comme lémissaire dun directeur extérieur.

Dans ce livre passionnant, Cordingley souligne comment les allusions de Beckett demeurent mélangées, formant des couches successives. Prenant soin déviter que lon puisse identifier une référence unique, Beckett neutralisait les signifiants sédimentés, déployant ses références de manière discrète. Ainsi, au lieu quelles affirment leur sens dorigine, elles deviennent la matière première dune nouvelle création.

Cordingley nous invite à appréhender la présence effective et dynamique des allusions au sein de lœuvre, au lieu de se restreindre à une thèse derridienne qui conduirait à la dissipation de son objet73. En effet, Beckett devait en passer par la construction dune fiction intégrant des motifs tirés des traditions humaniste et religieuse dans lacte même décrire.

434

Ce livre offre des analyses extrêmement denses – parfois touffues –, issues dun travail approfondi avec les manuscrits. Cordingley y fait une œuvre salutaire, restituant son épaisseur à cette œuvre majeure de Beckett. Il rend palpable limmense corps de savoir qui nourrit ce livre, et met en relief le dynamisme à lœuvre entre le sujet et ses voix.

Llewellyn Brown

sigles et éditions utilisés

CC

Comment cest. Paris, Minuit, 1992.

HI

How It Is. New York, Grove Press, 1964.

L3

The Letters of Samuel Beckett, t. 3, “1957-1965”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (éds.). Cambridge UP, 2014.

W

Watt. Paris, Minuit, 1998.

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Samuel Beckett Today/Aujourdhui, vol. 28, issue 1 : “Beckett in Conversation, yet again / Rencontres avec Beckett, encore. Angela Moorjani, Danièle de Ruyter, Sjef Houppermans (dir.). Amsterdam/New York, Brill | Rodopi, janvier 2016. viii + 151 p.

Ce numéro de Samuel Beckett Today/Aujourdhui donne à lire des évocations de Samuel Beckett de la part de personnes ayant côtoyé lauteur. Même si les catégories énumérées ne sont pas étanches, on discerne trois groupes de personnes réunis dans ce recueil : des traducteurs, des universitaires et, enfin, des praticiens des media, des 435arts et du théâtre. Cependant, les directeurs de ce volume regrettent le petit nombre de contributions françaises : la plupart des personnes contactées avaient décliné linvitation, tandis que les artistes et gens de théâtre étaient déjà occupés. Cette situation paraît assez paradoxale, comparée à la fréquence des entretiens accordés par des Français au cours des années Quatre-vingts et Quatre-vingt-dix, et aussi compte tenu de la manière dont la recherche française est généralement ignorée par la critique anglophone.

Une qualité de ce recueil est doffrir des témoignages qui communiquent la présence de Beckett. Lœuvre de lécrivain apparaît comme le produit dun sujet dans sa dimension réelle qui, en tant que telle, demeure inépuisable. On apprend ainsi que (comme nous lapprend la psychanalyse dailleurs) celui qui avait appris à traiter avec sa propre négativité – sa “faiblesse” ou sa “bêtise” – était capable découter les autres avec une attention extrême, comme en témoignent Angela Moorjani et John OBrien. On voit que Beckett avait une conscience aiguë de lexistence humaine dans sa qualité déchue, qui représente létiage de lhumain.

Il est amusant que dans les conversations, plus on parlait à Beckett, moins il sentait la nécessitait de prendre la parole lui-même ; puis, en ne parlant jamais de lui-même, il ne faisait… que cela (p. 51). On note, de plus, que Beckett avait réussi à créer un réseau étendu de connaissances à travers le monde et, malgré sa détestation de la célébrité – et son rejet de la « démence universitaire74 » –, il conversait volontiers avec étudiants et universitaires. Quelques remarques apparemment désinvoltes révèlent sa grande liberté. Il qualifiait sa participation à la Résistance « Boy scout stuff. » (“du scoutisme” ; p. 58), alors quil aurait volontiers – « Yes, probably I would. » (“Oui, je laurais sans doute fait”) – tué ceux qui avaient assassiné ses amis.

La présence de Beckett est diffractée à travers ceux qui le côtoyèrent : Barbara Bray parle de son « angelic disposition » (“disposition angélique” ; p. 124), qui le poussait à ne pas se préoccuper de la démarche de certains, quil savait pourtant intéressés. Chacun nous dévoile “son” Beckett : leffet produit sur lui par la rencontre inédite avec la personne et avec sa création. On apprend les difficultés à trouver, dans la traduction dErika et Elmar Tophoven, des équivalents pour les correspondances 436verbales existant dans les premiers et les derniers textes de Beckett ; le cheminement de John Fletcher, cherchant le fil de son étude portant sur la désintégration du personnage.

Les témoignages éclairent lattitude de Beckett à légard de son écriture, rapportant des formulations qui servent de rappels, de mises au point de la part dun auteur peu disert quand il sagissait de commenter sa création. Elles sont rafraîchissantes pour les perspectives quelles dessinent : non-conceptuelles, pragmatiques, et nécessairement moins codées ou hermétiques que leur expression dans lœuvre. Par exemple, pour écrire, Beckett dit quil décide quels éléments il veut, puis il les assemble. Les “symboles” – auxquels lauteur de Watt nous met en garde – concernent lintentionnalité : il sagit de laisser les questions ouvertes, non de les réduire à une signification univoque. Pour comprendre Têtes morts, Beckett recommande den étudier les images. La télévision est qualifiée de « peephole art » (“art du trou de serrure” ; p. 65). Lauteur explique aussi comment il cherchait à travailler avec des situations simplifiées – comme dans une démarche scientifique –, mais insistait aussi sur lancrage de ses personnages dans le concret. Enfin, il précise que la fonction du garçon dans En attendant Godot consistait à permettre aux personnages de continuer à attendre.

La présence incarnée de Beckett, et lhumanité réelle dans son œuvre, font que la réception de cette dernière demeure marquée par un malentendu résultant de la dimension dénonciation : linsistance dune opacité réfractaire aux significations. Linaptitude de Beckett à croire à ces dernières semble avoir rendu lenseignement insupportable pour lui : celui-ci impliquait lobligation de parler de ce quil ne savait pas, sur le plan des connaissances universelles, là où il se trouvait aux prises avec lignorance au cœur de lhumain. Le processus de la création se révèle dans cette articulation du sujet réel à lœuvre : seulement dans les témoignages trouvera-t-on des réflexions sur la difficulté que Beckett éprouvait progressivement à dire. Et lobscurité présente dans tous ses textes acquiert une épaisseur accrue quand on apprend quil saffrontait personnellement à la terreur que lui inspirait la nuit à époque de ses études à Trinity.

Ainsi, à défaut de pouvoir donner le contenu de la présence de Beckett, de ce poids réel de lexistence, ces rappels confirment leur importance. La transmission de telles perceptions se perd inévitablement avec la 437disparition des générations de ceux qui avaient connu lauteur : seule se transmet lœuvre.

Llewellyn Brown

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Samuel Beckett Today/Aujourdhui, vol. 30, issue 2 : “Beckett beyond Words / Beckett au-delà des mots”. Fernanda Negrete, James Martell et Matthijs Engelberts (dir.). Amsterdam/New York, Brill | Rodopi, septembre 2018. xii + 163-371 p.

Ce recueil réunit des études très variées portant sur la manière dont Beckett traite dune dimension située au-delà du nommable ou, pourrait-on dire, sur les modalités dont le texte fait advenir cette part qui, chez lhumain, résulte de lincidence du langage.

Stanley Gontarski témoigne de mises en scène expérimentales réalisées à partir dImpromptu dOhio et de …que nuages…. Dans ce travail, il sagissait dexplorer les possibilités de lœuvre, dans une dynamique où lon rencontre lincertitude, mais aussi une certaine vérité.

David Lloyd confronte Beckett, Celan et Arikha autour du motif du souffle. Celui-ci implique une oscillation intérieur/extérieur, marqué par laliénation (estrangement) à soi-même, laissant un résidu, des « traces épuisées du soi » (p. 183), telles que les détritus qui jonchent la scène dans Souffle. Pour Lloyd, le souffle est « trace de ce qui expire et néanmoins continue encore » (p. 191). Cette préoccupation se retrouve aussi dans létude dArka Chattopadhyay, pour qui labsence de parole marque une ligne très fine entre le corps immobile et la mort. Il note que dans Catastrophe et Rough for Radio I, la qualité matérielle du corps témoigne de la pulsation de vie au sein même de son immobilité.

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La musicalité est abordée par certains auteurs. Lau-delà des mots apparaît dans la multiplicité des voix, que Fernanda Negrete explore en lien avec Sinfonia, de Luciano Berio, œuvre qui exploite des citations textuelles, tirées notamment de The Unnamable. La voix et la pastiche transmettent une « altérité irréductible » (p. 201) au sein dun assemblage de strates. La voix circule parmi différents groupes dinstruments et inclut un côté cosmologique, lensemble se heurtant contre le non-dit et lindicible. La musique revient dans létude de Virginie Podvin, qui observe, dans le premier volume des Letters, la relation conflictuelle que Beckett entretenait avec le langage. Celle-ci le poussait à recourir à lobscurité, aux langues étrangères et à la poésie. La musique aussi, échappant aux limites du langage, lui paraissait permettre une expression directe, reposant sur le souci de composition et recelant une part de silence.

Laura Hensch voit les pauses dans Comment cest comme participant à sa “syntaxe de la faiblesse”. Elles font partie dune interaction entre musique et silence, dans une dynamique de va-et-vient. La valeur des blancs varie dans les trois sections, selon la possibilité quils offrent au lecteur de concevoir une progression. Opérant comme des “trous de serrure”, ils permettent des aperçus vers un au-delà du langage. Josh Powell associe Beckett à Gertrude Stein, qui partageait avec le premier le désir de produire des œuvres où les mots seraient détachés de leur signification. Un regard Gestaltiste porté sur Cette fois permet de voir comment Beckett explore la tension existant entre les trois voix.

David Pattie part de la relation bourreaux/victimes, où les personnages sont, paradoxalement, enfermés dans une relation de faiblesse mutuelle. Au-delà de la réalité fictive se profile un univers dont les opérations invisibles dirigent les actions manifestes. Pattie note que jusquà Comédie, les personnages sont complices de leur enfermement mais, par la suite – assertion sans doute insuffisamment justifiée – le texte devient « intégralement biomécanisé » (p. 237), laissant persister, toutefois, lunivers extratextuel suggéré par les actions.

Sappuyant sur Derrida, Joana Masó explore le motif des mendiants qui, chez Baudelaire, occupent une place réglementée dans la société. Or comme le poète, Beckett est soucieux de ménager une place qui échappe à cette économie codée. Ainsi, dans En attendant Godot, Vladimir et Estragon ne décrivent pas leur pauvreté mais nomment « de petites actions de privation » quils font « à leur pauvreté, au sujet de leur pauvreté » (p. 262).

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Lisant Beckett à la lumière de Blanchot, Christopher Langlois explique que jamais on ne réussira à récupérer la voix des existences condamnées au silence. Il suggère que Beckett passe, dans son œuvre, des voix hantées par un déversement des mots, à des espaces hantés par la dissimulation des voix. Alors, la violence de la figuration empêche de trouver le mot juste et daccéder à lêtre au-delà des mots. Pourtant, une histoire se construit dans le hic et nunc du texte, en sorte que le lecteur ne peut se retenir denvisager un au-delà. Cet “au-delà” revient chez Bruno Clément en lien avec les “sons fondamentaux75” : les “harmoniques” qui ne sont pas un sens caché, mais « le sentiment que quelque chose va sénoncer, est sur le point dêtre formulé mais est retardé » (p. 327).

James Martell étudie, à partir de Derrida, la description du tableau dans Watt, notant quon ne peut poser les associations conceptuelles comme étant premières par rapport à lexpérience même de lécart. La figure de lépanorthose dessine un mouvement entre deux extrémités, reposant sur un point indécidable. Cependant, il demeure impossible de se passer des termes de la métaphysique pour ébranler celle-ci.

Dans la partie hors thème, Hannah Simpson relit Catastrophe comme une expression de la manière dont Beckett réagit à lattribution du Prix Nobel en 1969. Dans cette pièce, il se représente dans la figure de Protagoniste qui, quand il relève sa tête sous le regard du public, exprime son refus de se laisser figer par la consécration.

Enfin, Ayten Tartici montre lutilisation comique du personnage de Belacqua dans Molloy, figure qui contient déjà, chez Dante, des qualités ironiques et comiques.

Les articles réunis dans ce numéro donnent à réfléchir aux multiples façons dont lœuvre beckettienne situe “lau-delà des mots” non dans linadéquation de ces derniers, mais dans une part que le langage lui-même engendre chez lhumain, et qui constitue lobjet même de la création.

Llewellyn Brown

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Hudhomme, Solveig. LÉlaboration du mythe de soi dans lœuvre de Samuel Beckett. Leiden / Boston, Brill | Rodopi, 2015.

Dans ce livre, Solveig Hudhomme se propose de relire les textes de lauteur irlandais à partir du schéma actantiel des contes, tel que le construit Vladimir Propp, et danalyser les processus narratifs qui donnent à lœuvre beckettienne son « tour légendaire » (p. 20). Cette étude revient ainsi sur lidée dun mythe unifiant lœuvre « en une seule et même histoire » (p. 7), et qui se lirait selon une perspective anthropomorphique : les différentes phases de lœuvre dans son ensemble en seraient les différents âges. Lœuvre beckettienne mettrait ainsi en scène une intériorité qui évoluerait au fil des textes comme un individu au fil des années, « le corpus beckettien prenant la forme dun individu pourvu dune temporalité ».

La lecture téléologique que propose ce livre ne souscrit pas cependant à lidée de dépouillement ou dappauvrissement progressif de lécriture (que lœuvre et son auteur revendiquent par ailleurs), mais envisage cette trajectoire cyclique « à laune de la question du mythe » (p. 9). Contrairement à lidée du récit beckettien comme étant toujours “en train de” finir ou de commencer, lauteur sattache à démontrer que le récit tel que Beckett le présente dans son œuvre littéraire préexiste à sa narration, et fonctionne selon des modalités énonciatives spécifiques au mythe. Lue à travers le prisme mythique, lœuvre admet, dès lors, une structure archétypale qui influence tous les constituants du discours. Hudhomme sintéresse à la temporalité interne que construit ce type de narration et, plus particulièrement, à ses bouleversements chronologiques subjectifs. Elle montre quau fil des textes, les marqueurs temporels se dissipent et laissent place à une narration ekphrastique focalisée sur le lieu : lieu qui serait lexpression dun “soi” (et non dun “moi”) dont les contours se dessineraient à la lumière dun “œil” narratif (et non dune voix). Lénonciation devient alors la lumière quun regard porte sur un espace qui serait lexpression dune intériorité extérieure, cest-à-dire, dun soi investi en tant quactant ou personnage archétypale. Cest en ce sens que Solveig Hudhomme parle généralement dune « géométrie du soi » (p. 23, 187, 225, 236) selon la forme cylindrique, 441rotonde ou cubique que prend cette représentation. Lélaboration du mythe de soi – ou du soi – est ainsi celle dune entité mythique protéiforme, tout à la fois pronom (impersonnel), intériorité, utopie, et personnage archétypal.

Au cours des neuf chapitres de cette étude, lauteur analyse les différentes parties ou “constituants” du discours mythique beckettien. Son analyse porte, par conséquent, sur lœuvre entière, mais privilégie le genre narratif qui se prête plus aisément à lanalyse structurale du récit telle quelle est pratiquée ici. Dans son premier chapitre, elle aborde les difficultés terminologiques pour circonscrire la notion générique de “mythe” à celle de répétition. Poursuivant lidée dun récit fondateur, elle identifie des « canevas » narratifs (p. 9, 20, 52, 96, 310) structurés autour de certains motifs itératifs à partir desquels se construit une mémoire interne constitutive de lentreprise de mythification et mystification, deux stratégies que relie opportunément la paronymie. Les mythologies beckettiennes, comme le titre de ce chapitre lindique, reviennent sur quelques “mythèmes” que Hudhomme préfère aux “graphèmes” bien connus des critiques : mystère autour de la date de naissance de lauteur, épisode du hérisson, celui de la réplique blessante de la mère, etc., pour designer ces « unités constitutives » (p. 34) du mythe beckettien.

Dautres motifs narratifs participant de cette architexture mythique sont aussi analysés dans certains récits (Compagnie, Le Dépeupleur, Mercier et Camier, LInnommable, Molloy), et montrent comment lœuvre participe de sa propre mythification en créant ses propres réseaux de signification et ses propres thématiques. Dans une veine similaire, le personnage beckettien réapparait dun texte à lautre et renforce lidée dune lignée mythique qui transcende les frontières textuelles. Pour Hudhomme, cette continuité tutélaire est lun des éléments assurant lunicité de la source énonciative et de sa mémoire scripturale.

Les chapitres suivants explorent les problématiques clefs de cette mythologie beckettienne et de sa singulière « inaptitude au récit » (p. 68). Parce quelle est déjà écrite, la “fable” beckettienne, pour reprendre le terme de Compagnie, se refuse à la mise en intrigue (rien ne se passe), mais dessine les contours dune entité quHudhomme identifie au “soi”. Cette absence de narration est renforcée par certains choix éditoriaux, par des trouvailles génériques et des inventions lexicales. Le désancrage référentiel pousse également le narrateur à recourir au matériau mythique et à « ses formes fondatrices » (p. 89), comme Hudhomme le remarque dans Textes pour rien.

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Dans le troisième chapitre, lauteur montre plus précisément comment le dysfonctionnement de la deixis, lutilisation des participes et « le travail sur les modes » (p. 132) participent dune « entreprise de détemporalisation » (p. 133) qui mythifie et mystifie la situation dénonciation. Au lieu dune subjectivité “présente” et “ici” se trouve toujours un ailleurs spatial et temporel, autrement dit, « un lieu dénonciation qui se trouve hissé au statut du mythe » (p. 108). Comme lauteur lanalyse dans les textes tardifs comme Soubresauts, les formes infinitives éludent le sujet et toute inscription temporelle, pour laisser la place à limage imaginaire, cest-à-dire « les contours dun tableau à investir » (p. 135).

Cest précisément à lœil comme personnage – objet et source de création – que sintéressent les chapitres 4 et 5. Explorant le rôle de la lumière et de lœil dans Film et dans plusieurs œuvres dramatiques, Hudhomme suggère un schéma actantiel dans lequel œil et lumière deviennent les instances dun discours sollicité par limage et le regard.

Le sixième chapitre sattarde sur la question de lintériorité et de laltérité et dun parti pris énonciatif selon lequel tout se passe « dans une tête » (p. 209). Hudhomme identifie ainsi une « scène intérieure » (p. 200) dont la perception requiert un nouveau langage, un nouveau « code » comme Molloy lévoque dans ses interactions avec sa mère (cité p. 201) et le narrateur du Dépeupleur dans ses descriptions « du code des grimpeurs » (cité p. 203). Il semble sagir dun langage de limage (ou de limaginaire) qui serait à même de porter lintrospection narrative (diégétique). À cet égard, Le Dépeupleur, Mal vu mal dit ou, exemple par excellence, LInnommable, sont les œuvres dans lesquelles les constructions mythologiques telles que lœil et la voix exemplifient le double impératif narratif « se voir, se parler » (p. 222).

Les derniers chapitres tentent de capturer cette idée du soi, son expression et ses effets sur lœuvre. Envisagée comme une entité spatiale liminaire, le soi est en ce sens « un lieu témoin » (p. 323) auquel on aurait délégué la responsabilité de voir et de montrer, cest-à-dire simplement, de créer.

Nadia Louar

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Kleinberg-Levin, David. Becketts Words: The Promise of Happiness in a Time of Mourning. London | New Delhi | New York | Sydney, Bloomsbury, 2015. 313 p.

Dans son propos comme dans son architecture, louvrage de David Kleinberg-Levin ne manque pas doriginalité. Délibérément philosophique dans son approche de lœuvre de Beckett, létude est ondoyante et multiplie les éclairages, entrant en dialogue avec Hegel, Kant, Benjamin, Adorno, Derrida, Badiou, entre autres. Cette érudition vise à nous faire pénétrer au « royaume de la théologie politique », afin de montrer en quoi les « mots de Beckett » se rapportent à des questions relatives à la foi et à lespoir (p. 3). Cest en prenant appui sur Adorno que lauteur avance lhypothèse que « même dans les plus sombres des histoires de Beckett » il est possible de percevoir une « promesse minimale de bonheur » (p. 3).

Dans un long prologue, Kleinberg-Levin avance lidée que lœuvre de Beckett porterait les traces d« une promesse utopique ou messianique » (p. 9), tout en reconnaissant que ces « figures allégoriques, métaphores, allusions » peuvent être des plus ambiguës. Le bonheur dont lauteur perçoit la « promesse » est défini par lui « comme un enjeu de justice, la manière la plus humaine dêtre avec les autres : ce que la théorie critique de la société, nourrie des travaux de Hegel et Marx, désigne par le concept de “réconciliation”. Notre rédemption profane : un bonheur justifié – sans le Dieu de nos pères ». Dès ce prologue, lauteur prend ses distances par rapport aux tentations de lire lœuvre de Beckett comme une œuvre radicalement nihiliste. À ce stade, lauteur estime que la « promesse de bonheur » nannule pas la possibilité du nihilisme, que « les mots peuvent toujours exprimer » (p. 11), mais il refuse de voir dans les textes de Beckett une œuvre qui « prônerait le nihilisme » (p. 51) : selon lui, « lultime effet, comme dans « Assez » et Ill Seen Ill Said, est de confirmer, contre le nihilisme, le pouvoir souverain de limagination de lécrivain » (p. 60). Sensible aux « petites épiphanies » textuelles (p. 27), Kleinberg-Levin estime que « Beckett non seulement tente de renouveler 444ou de réinventer les énergies créatives du langage, mais aspire aussi à éclairer notre expérience du monde, que nous habitons avec trop peu dattention et trop peu de soin » (p. 66). Serait à lœuvre dans les textes de Beckett « une dialectique de la négation » fortement attachée à une « promesse de réconciliation, à une promesse de bonheur » (p. 69). Au terme ou presque de ce prologue, Kleinberg-Levin précise son objet : rendre compte de ce que dit Beckett de la « justice divine et profane – la théodicée et son équivalent séculaire – dans le monde moderne » (p. 71).

Selon les termes de lauteur, la principale hypothèse de la première des trois parties de cet ouvrage, intitulée No Theodicy : A Chance of Happiness ?, est que « la négativité de Beckett est profondément dialectique » (p. 87), dans la mesure où le nihilisme sinscrit ici « dans une dialectique qui suscite des espoirs de rédemption » (p. 88). La lecture que lauteur propose veut rendre compte de « leffondrement de toutes les théodicées » (p. 89), mais elle précise ses réticences à légard des lectures « nihilistes », si lon entend par nihilisme une « négation de la vie, une négation de la possibilité de trouver un sens à lexistence et un refus de reconnaître que pour bien des valeurs il vaut la peine de vivre et de lutter » (p. 93). Malgré lambivalence de son rapport au langage, lœuvre de Beckett témoignerait dune « foi dans le langage » (p. 95) et porterait les traces dune « promesse utopique de bonheur » : Kleinberg-Levin attire lattention en particulier sur des images de paradis, damour et de tendresse. Alternant, dans lensemble de son ouvrage, considérations théoriques et microlectures, lauteur se montre attentif aux motifs les plus suggestifs. Ainsi affirme-t-il que « la promesse détoiles que constitue la pluie est une annonce de la promesse du bonheur, une promesse qui apparaît dans la beauté du monde profane en tant quillumination profane, une promesse déjà partiellement tenue par le lyrisme []. » (p. 105). La perspective théologique de Kleinberg-Levin lui permet également de dégager une évolution majeure de lœuvre : « [] litinéraire de Beckett en tant quécrivain le mène de récits de voyages à des récits sans mouvement ou presque : des récits qui représentent un monde sans les fins de la téléologie, le jugement de leschatologie []. » (p. 121). De façon succincte, mais synthétique, Kleinberg-Levin suggère les différentes manières de représenter la fin des théodicées, narrative, mimétique, rhétorique, grammaticale (p. 123). Selon lui, chaque « pause et silence dans le dialogue, chaque cas de parataxe [] 445ouvre potentiellement la possibilité dévénements de hasard, mettant fin métaphoriquement à la téléologie et mettant un terme aux verdicts cruels de la théodicée ». Cependant, sauf dans les dernières œuvres de Beckett, à en croire lauteur, « les revendications de la théologie, sous la forme de la destinée, de la théodicée et de leschatologie, continueront à hanter les vies de ses personnages » (125), ce qui ne saurait surprendre si lœuvre de Beckett ne peut que sinscrire dans un monde façonné par les « histoires judéo-chrétiennes » (p. 126).

Le deuxième mouvement de louvrage, Paradise : Nowhere – But Here, prend pour objets des « images très concrètes » du bonheur (p. 129) : évocation de la lumière, des étoiles, de la nature, en particulier dans la première “Trilogie”. Ces images ne peuvent en toute certitude être perçues comme « lannonce de ce qui vient » (p. 131) : le signe pourrait nêtre quune trace encore persistante. Comme le souligne lauteur, les personnages de Beckett sont sensibles à la fois à la beauté du monde et aux injustices qui le traversent. Il reste que la beauté même fugitive dun ciel se fait lexpression dun désir et dun espoir.

Kleinberg-Levin souligne dans lœuvre de Beckett une « dialectique intime entre lespoir et le désespoir » (p. 151), mais aussi une tension entre un désir, un regret de la théodicée et « un rejet lucide » de celle-ci. Dans cette deuxième partie de son ouvrage, lauteur soppose plus fermement à limage courante dun Beckett nihiliste, insistant sur le maintien dans son œuvre dun profond attachement à une « promesse de réconciliation » (p. 152) : en témoigneraient notamment des figures allégoriques et les moments de lyrisme élégiaque. Selon lui, Beckett aspirerait à représenter le monde à la fois comme il est, et comme il serait une fois rédimé : « [] les personnages de Beckett continuent à espérer, désirer, et attendre []. Des jours heureux pourraient peut-être survenir – mais cette fois sans Dieu []. » (p. 169). Analysant plus longuement Ill Seen Ill Said, il souligne que son narrateur continue à lutter contre « la version chrétienne du bonheur – et à lutter contre de vieux mots » (p. 169).

Le dernier mouvement de louvrage, After Hegel, Becketts How It Is : Approaching Justice with Infinite Slowness, se veut attentif à une « lutte pour la liberté et la justice ici sur terre – une lutte que Beckett considère [] comme une lutte pour ce qui constitue notre humanité » (p. 185). Il porte plus précisément sur la troisième partie de How It Is, dans laquelle 446se manifeste « la justice, la promesse de bonheur ». Cette focalisation de lanalyse sur ce texte nempêche pas lauteur de rappeler que « les pièces et récits de Beckett se font largement les témoins des injustices dans le monde daujourdhui » et quils expriment ou suscitent un certain « désir dun monde éclairé libéré de la cruauté, de la violence, et de la souffrance » (p. 193). Dans How It Is, Kleinberg-Levin perçoit quelque espoir de dépasser la violence : par moments, le narrateur est intensément gagné par des sentiments proches de lamour, de la tendresse, ou du besoin damour (p. 205). Surgissent même « des rêves, des fantasmes dun moment de bonheur partagé » : « [] derrière la violence il existe un profond et passionné désir de justice, de relations sociales qui ne seraient plus déterminées par le pouvoir et la force []. » (p. 206). Dès lors, lauteur laffirme : « Ceci nest pas du nihilisme. » (p. 207) – une empathie, une sensibilité à la souffrance sexpriment sans « sentimentalisme » (p. 209) ni « moralisme ». À cet instant de son argumentation, variés en termes de genres et de périodes sont les textes convoqués où sont plus ou moins brièvement analysées les tensions entre la bonté et la cruauté.

Au seuil du chapitre suivant de cette troisième partie, Redeeming Words, Kleinberg-Levin annonce son intention de se pencher sur une « rhétorique de l“illumination” » (p. 221). Ses premières pages sont consacrées à la « consolation » que semble procurer dans How It Is la remémoration de lenfance. Quel lien avec lespoir ou la promesse dun bonheur ? Lauteur le reconnaît : « [] toutes ces choses relèvent du passé. [] Cependant les mots qui les évoquent les ramènent dans le présent []. » (p. 224). La question de la possibilité du bonheur reste ouverte, pour le narrateur lui-même.

Kleinberg-Levin insiste sur le fait que les « histoires » de Beckett ne cessent de « prendre la mesure de linjustice » (p. 231), de mettre en question la justice du Dieu judéo-chrétien ou la justice humaine. Dans How It Is, comme lauteur lobserve, prévaut « une justice inhumaine, froidement objective, et strictement mathématique » (p. 241). Dans cette accumulation de calculs, le critique perçoit une « forte protestation contre lancienne conception de la justice comme revanche » (p. 243). Surtout, souligne lauteur, How It Is rend sensible, par le biais de son narrateur, la difficulté de « se libérer de la justice tyrannique de la voix divine » (p. 246).

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À en croire Kleinberg-Levin, dans How It Is – dans ce marais où la justice obéit uniquement au pouvoir de la violence, aux lois de la nature –, les personnages « semblent sorienter vers la justice – vers leur propre humanité – en un mouvement dune infinie ou presque infinie lenteur. Mais comme Benjamin, Beckett nous rappellerait que rien pour nous na été promis » (p. 254). Lespoir ici en jeu serait un « espoir qui a abandonné tout espoir, un désir ou une prière qui attend patiemment pour rien, mais vit encore de ce qui peut-être demeure possible » (p. 255).

Louvrage de Kleinberg-Levin souffre parfois, paradoxalement, de son érudition. Si, bien souvent, le passage de la théorie à lanalyse textuelle sopère avec brio, il reste que le nombre imposant de références philosophiques tend à mettre à distance lœuvre de Beckett, envisagée dans sa diversité et son évolution mais de manière souvent fragmentaire : celle-ci, compte tenu de limportance du sujet abordé, aurait par moments mérité une attention plus soutenue sur ses aspects proprement littéraires. Fallait-il à ce point mettre laccent sur la promesse dun bonheur ? Louvrage nous semble plus convaincant quand il suggère quà travers de “petites épiphanies”, un bonheur est, déjà, fugitivement atteint.

Yann Mével

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Rabaté, Jean-Michel. Think, Pig!: Beckett at the Limit of the Human. New York, Fordham University Press, 2016. 248 p.

Louvrage de Jean-Michel Rabaté fédère treize essais dont la vocation commune est daborder lécriture de Beckett comme le lieu dune réflexion sur les limites du concept de lhumain : que distingue lêtre humain dun « porc qui pense » ?

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Le premier chapitre présente une synthèse des interrogations soulevées par le thème de la pensée dans lœuvre beckettienne, en particulier dans ses dimensions éthique et philosophique, cest-à-dire dans la mesure où Beckett utilise la pensée pour exprimer une critique du « désir régressif » dinstaurer lhumanisme comme philosophie de « lexpérience humaine totale ». Chez Beckett, les représentations du corps et de la pensée ne sont jamais plus “humaines” que dans leur dérèglement ou leur bassesse, et elles constituent ainsi une remise en question perpétuelle de la définition suffisante de lêtre humain comme esprit sain dans un corps sain. Rabaté évoque le paradoxe dune condition qui ne peut se définir que dans la transgression de ses propres limites, paradoxe qui apparaît aussi chez Georges Bataille et Maurice Blanchot. On salue notamment les parallèles établis par Rabaté entre ces questions et lintérêt de Beckett pour lécriture du marquis de Sade : on trouve en effet, dans le monde sadien, une illustration frappante de valeurs fondées sur lexcès absolu érigées au rang de système éthique, système qui emprunte le formalisme du rationalisme des Lumières pour mieux déstabiliser la frontière que ce dernier établit entre raison et déraison, humanité et inhumanité.

Ensuite, Rabaté envisage la liminalité de “lhumain” dans le contexte de la sortie virulente de Beckett contre les détracteurs de Work in Progress/Finnegans Wake de James Joyce, dans lessai « Dante… Bruno. Vico.. Joyce », publié en 1929. Rabaté prend le parti dappliquer à Beckett sa propre métaphore du « carefully folded ham-sandwich76 » (“sandwich au jambon replié avec soin”) utilisée pour tourner en dérision une certaine complaisance intellectuelle selon laquelle lœuvre doit se faire le lieu dune correspondance parfaite entre les deux entités distinctes de la pensée et du langage qui lillustre. Beckett, quant à lui, défend lidée dune contamination mutuelle entre le fond et la forme, position de décatégorisation fondamentale quil appliquera à sa propre poétique tout au long de sa carrière artistique. Rabaté suggère que Beckett lui-même, dans cet essai si dense et débordant dérudition, a produit une sorte de “sandwich” plein à craquer dingrédients variés et éclectiques, dont les « dimensions presque obscènes évoquent limage de lanimal en gestation » (p. 36), repliant ainsi la métaphore initiale sur elle-même.

Rabaté se penche ensuite sur le post-humanisme chez Beckett, concept que ce dernier découvrit certainement par lintermédiaire de Joyce, qui 449voulait sa Molly Bloom à la fois “pré-humaine” et “post-humaine”, à limage de la déesse archétypique qui incarne la Terre. Cette liminalité du personnage signale chez Joyce, comme chez Beckett, une aspiration à « dépasser le mélange de psychologie de base et de naturalisme humaniste obsolète » (p. 39) décrié par Beckett comme anthropomorphisme (voir L1, 223). Ceci souligne lintime relation entre poétique, esthétique et éthique qui apparaît dès les premiers textes de Beckett, chez qui lassociation philosophique et esthétique du divin et de lhumain saccompagne de lintuition que la subjectivité se forme par le biais du langage (anticipant ainsi les théories déconstructionnistes de la seconde moitié du siècle).

Un quatrième chapitre interroge les enjeux éthiques de cette réévaluation de lhumanisme, que Beckett aborde au travers de la question de la compassion envers les souffrances dautrui, y compris des animaux, comme lindique leffroi du Belacqua de « Dante and the Lobster » à voir ébouillanter sans état dâme un homard vivant. Lécriture de Beckett – comme celle du marquis de Sade – illustre la difficulté, voire limpossibilité, denvisager un système éthique où la justice et linjustice, lempathie et la cruauté demeureraient des concepts distincts et polarisés. Cest bien le problème posé par le paradoxe inhérent à la morale chrétienne, où lidée dune divinité miséricordieuse côtoie celle dun Dieu punitif et tortionnaire. Comme lobserva Beckett au cours des années Trente (avant Georges Bataille dans La Littérature et le mal), ce paradoxe infernal se retrouve dans les diverses formes de “sadisme” mises en scène respectivement par Dante, Sade, et Proust. Rabaté note avec raison que la question de la nécessité phénoménologique de la souffrance est une pierre angulaire de léthique beckettienne ; cest pourquoi Arnold Geulincx, occasionnaliste belge du xviie siècle, offre à Beckett une alternative à limpasse morale de la réversibilité de linjustice en justice, en adoptant une position dignorance et dimpuissance absolues, et donc une philosophie qui prend lhumilité comme point de départ et mène ainsi à une éthique de la compassion.

Pour Beckett, lattrait de la pensée de Geulincx sinscrit dans un intérêt plus vaste pour les limites du rationalisme (en particulier kantien et cartésien) comme prémisse dun quelconque système éthique ou dune quelconque méthode épistémologique. Rabaté rappelle que le Descartes de « Whoroscope » et Murphy nest pas le froid logicien du Discours de la méthode, mais un excentrique superstitieux qui juge « détestable » tout 450œuf couvé pendant moins de huit jours et prend son horoscope très au sérieux. En cela, Beckett anticipe la position de Derrida dans sa célèbre querelle avec Foucault au sujet de linterprétation du cogito comme inclusif de la folie. Cest en partie sa lecture atypique de Descartes qui rapproche Beckett du « Ubi nihil vales, ibi nihil velis » (« Là où tu nas aucun pouvoir, garde-toi de vouloir77 ») de Geulincx et lui permet de déduire (en passant par le « Si enim fallor, sum » de saint Augustin) une éthique de lignorance et un impératif moral à partir dune conception obsolète du savoir et de la vérité. Rabaté ne reformule pas cet impératif que lon peut entendre comme suit : Jéchoue mieux, donc je suis (peut-être), mais suggère que le style lapidaire qui fut souvent interprété comme une décision esthétique minimaliste de Beckett est en réalité lexpression dune position éthique. Chez Beckett comme chez Proust, lévénement textuel a lieu en partie en raison dun impératif créatif absolu.

Le chapitre six examine la relation entre esthétique et éthique en se focalisant sur les trois dialogues entre Beckett et Duthuit : comment la notion déchec élevée au rang de poétique peut-elle conduire à une position de liberté artistique ? Cette question renvoie aux débats qui animaient lavant-garde sur la place de labstraction dans le modernisme après la Seconde Guerre. Certains, dont le peintre André Masson, voyaient dans lart abstrait lultime solution au problème central de la représentation posé par les limites formelles qui simposent à lartiste, tandis que Beckett se méfiait de la notion de progrès, trop romantique ou naïve pour guider les artistes à une époque dominée par lincertitude. Il se tenait tout aussi à lécart de lhumanisme engagé dun Sartre ou même dun Breton, pour qui lart avait un devoir de représentation, et leur préférait Bram van Velde, qui « exemplifiait une tentative de peindre limpossibilité de peindre », position qui place léthique avant lesthétique en raison de la situation dimpuissance quelle présuppose.

Le sujet de léthique de la représentation permet à Rabaté dembrayer sur un chapitre retraçant la réception critique de la philosophie kantienne par Beckett, avec un accent particulier sur les notions antagonistes de Sublime et de Bathos dans ses textes et leur utilité pour interpréter les mouvements de son écriture entre léthique et lesthétique. On pourra 451regretter que largument général ne sesquisse pas avant la fin du chapitre, qui propose une lecture convaincante dEleutheria comme mise en scène critique de la notion kantienne controversée de liberté inconditionnelle, dont Victor Krap incarne les limites dans une « farce excrémentielle combinant la torture et le bathos » (p. 106).

Dans le huitième chapitre, adapté dun texte en français publié en 200478, Rabaté entreprend la tâche importante danalyser léthique beckettienne et ses ramifications esthétiques en tenant compte non seulement de sa lecture de Kant mais aussi de son intérêt pour le marquis de Sade. Adorno et Horkheimer avaient déjà, au lendemain de la Shoah, dénoncé la machine idéologique nazie comme héritière de limpératif catégorique kantien, qui prétend déduire une loi morale absolue dun processus logique aussi implacable quinhumain. À travers une analyse de la figure du rat dans Watt, Rabaté démontre avec brio que ce texte illustre la relation entre les limites de la raison kantienne et la possibilité dune cruauté sans limites – relation formaliste qui conduit, par exhaustion, à une négation totale de la compassion, qui se manifeste notamment chez Beckett par une esthétique de la torture et de la transgression.

Le chapitre suivant explore lhypothèse que le rire chez Beckett provient du bathos associé à la naissance. Rabaté évoque les implications éthiques du rire beckettien à la lumière dAdorno et Bataille, ainsi que des occurrences de rire bergsonien (cest-à-dire suscité par la combinaison du mécanique et de lhumain) notamment dans La Dernière bande. Il juge cependant Beckett plus proche dune conception ferenczienne ou même freudienne du rire comme « geste unissant le corps et la psyche » (p. 126).

Le dixième chapitre propose une exégèse des commentaires dAdorno et de Badiou sur lœuvre de Beckett et souligne leurs contrastes : lun y voit une dialectique de la négation par laquelle le refus de positionnement politique est lui-même toujours une forme dengagement (contrairement au nihilisme), tandis que lautre y trouve laffirmation dune éthique positive, dun increvable courage. Rabaté observe que malgré limportance de la notion dévénement dans la pensée de Badiou, celui-ci, au contraire dAdorno, « refuse obstinément de parler de la Shoah comme dun 452événement absolu ou dun état “dexception” qui incarnait le mal au sens le plus radical du terme » (p. 152). Il est conclu avec justesse que, bien que lœuvre de Beckett demeure discrète à ce sujet, sa conception de lévénement est bien plus similaire à celle dAdorno.

Puisque chez Beckett la forme est avant tout une question déthique, limpératif créatif signifie un devoir de chercher non seulement comment “bien dire” mais aussi comment “bien” traduire. On peut considérer son évolution stylistique, avec ses fluctuations entre la logorrhée, la condensation et la soustraction, comme le pendant de cette recherche formaliste. Rabaté décrit les immenses difficultés rencontrées par Beckett pour traduire certains textes (écrits par lui-même ou par dautres), en particulier des aphorismes ou poèmes dont les exigences formelles posent parfois des problèmes insolubles.

Le thème des limites de “lhumain” est ensuite abordé par le biais du rôle de lespace dans lécriture beckettienne, en particulier des villes qui ont compté pour Beckett et se retrouvent dans ses œuvres, qui ancrent des expériences profondément humaines dans une topographie qui souvent ne lest pas – comme dans le cas du village de Saint-Lô, dévasté par les bombes pendant la guerre et hantant de ses ruines les paysages beckettiens.

Le choix de Beckett décrire en français, nous dit Rabaté, nest pas tant le résultat dun mouvement géographique que dune décision incarnant tout un programme littéraire. Beckett déployait déjà un français agile dans lessai-canular « Le Concentrisme » en 1931, mais, suggère Rabaté, cest avec ses premiers poèmes après son installation à Paris en 1937 que Beckett commence à entrevoir les possibilités lyriques de cette langue. Rabaté parcourt le paysage intellectuel dans lequel le style de Beckett a continué à se développer, sarrêtant en particulier sur Barthes, qui voyait lui aussi la « moralité de la forme » comme un enjeu essentiel de lécriture au xxe siècle, et le concept du “degré zéro de lécriture”, une “écriture neutre” que Barthes identifie comme fondamentalement liée à léthique. À travers son acharnement et sa persévérance à chercher une nouvelle langue, lœuvre de Beckett incarne à la fois la souffrance inhérente au devoir de parler et lespoir indéfectible datteindre une “catastrophe” qui précipitera peut-être une fin, un autre silence.

Avec ce volume, la critique beckettienne sest enrichie dune réflexion inédite et ambitieuse sur lambiguïté constitutive de la notion dhumain 453chez Beckett, dont Rabaté décline les implications éthiques, esthétiques et poétiques avec maestria. Il faut noter malgré tout une certaine impression daccumulation ou dhétéroclisme à la lecture, amplifiée dans certains chapitres par un manque dexplicitation de largument général, qui ségare par moments dans les multiples strates de ce quon pourrait décrire comme un (excellent) mille-feuilles au jambon… Quoi quil en soit, Think, Pig ! constitue une démonstration magistrale de limportance de continuer dinterroger une modernité et un humanisme plus que jamais en crise à travers lœuvre de Beckett au xxie siècle.

Elsa Baroghel

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Horchani, Faouzi. La Raison et son double dans le théâtre de degré zéro : Ionesco, Beckett et Adamov. Paris, LHarmattan, « Critiques littéraires », 2014. 306 p.

Tout commence avec un titre à tiroirs, qui situe demblée la réflexion sur ces trois dramaturges au confluent dappareils critiques fournis respectivement par Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double, Roland Barthes dans Le Degré zéro de l'écriture, et par les nombreux systèmes philosophiques et psychanalytiques qui ont voulu théoriser lopposition apparente entre les concepts de raison et déraison. Horchani résume ainsi la portée de son travail : « [] nous montrerons [] la manière dont létrangeté, issue de limagination des dramaturges, est intimement liée à la folie et les modes quemprunte ce théâtre de “limaginaire” pour investiguer et décrypter “lactivité de linconscient”. » (p. 13).

Le corpus choisi se compose de La Parodie et LInvasion dArthur Adamov, de Fin de partie et En attendant Godot de Samuel Beckett, et 454de La Cantatrice chauve et Rhinocéros dEugène Ionesco. La structure de louvrage, qui semble se vouloir dialectique, est annoncée ainsi dans lintroduction : la première partie sintéresse à « lapport déterminant de la raison et de son rôle constitutif dans la création dramatique » (p. 25) ; la seconde au « caractère “psychodramatique” » (p. 26) du théâtre en question et aux « limites de la raison » (p. 53) par le biais dune analyse de la dérision comme « produit de linconscient » (p. 61). Enfin la troisième partie examine la dislocation du langage chez les trois dramaturges et pose la question suivante : « [] la fragmentation est-elle un phénomène structurel ou une manifestation de la folie ? » (p. 26).

Vaste programme, dont on ne pourra que saluer lambition… et déplorer lexécution dès lintroduction. Même le lecteur le plus bienveillant regrettera le manque de précision, délégance et de contextualisation des arguments et de leur exposition ; lexpression est nébuleuse, alambiquée et abondamment constellée de fautes de frappe, derreurs de grammaire et doublis qui entravent inutilement la lecture et trahissent sans doute un encadrement éditorial insuffisant. Les commentaires concernant la fonction de la dérision illustrent tristement cet état de fait : « Au début, la situation de la dérision est ambiguë. Est-ce quelle est un caprice ou un état desprit que tout un chacun se sent circonscrit par ces rayonnements ? » (p. 53). Les formules vagues et les platitudes remplacent les arguments. Comment comprendre, par exemple, laffirmation que « [les trois dramaturges] veulent montrer que la dérision, en tant que procédé décriture, a la capacité de rendre la vie plus vivable et de donner lui une dimension plus élargie et plus profonde. » (p. 55) ? La réflexion portée sur le couple raison/folie nest pas beaucoup plus heureuse et sétaie de généralisations aussi douteuses quobscures, telles que « la raison a ontologiquement triomphé et le théâtre de degré zéro a été dominé par elle à partir de sa métaphysique » (p. 24).

La volonté de placer Beckett, Adamov et Ionesco sous légide générique du « théâtre de degré zéro » semble forcée et superficielle (le nom de Barthes nest dailleurs mentionné quà trois reprises dans lensemble de louvrage), et ce projet a pour effet de lisser – voire dignorer totalement – la spécificité de lécriture de chaque dramaturge. Ceci donne lieu notamment à une glose beckettienne on ne peut plus problématique, par exemple, dans laffirmation répétée que le « théâtre de degré zéro » a une vocation « thérapeutique » (p. 23) et « libératrice » réalisée grâce 455à la catharsis, « essentiellement un état dans lequel lacteur comme le spectateur se sent transporté hors de Soi et du monde sensible. Par les techniques de la représentation [], tout le groupe retrouve son calme comme le malade qui revient à la santé par le traitement médical. On constate donc que la catharsis dIonesco, de Beckett et dAdamov est le moyen thérapeutique le plus efficace dans leur théâtre » (p. 177). Ces remarques sont dautant plus extraordinaires que le théâtre beckettien incarne bien davantage une résistance à la possibilité même de résolution par catharsis, une esthétique du “peut-être”, et une volonté de susciter chez le spectateur le même sentiment dagonie perpétuelle qui afflige les personnages, ainsi que Beckett la confié à Alan Schneider dans une lettre de septembre 1958.

Ce livre souffre aussi dune psychologisation excessive des personnages (et de leurs créateurs !) – bien quHorchani affirme que les trois dramaturges ont été « affectés par lantipsychologisme » – sans pour autant examiner plus avant les implications de ce terme. Adamov, Beckett et Ionesco seraient donc des « dramaturges-thérapeutes » (p. 22) et lon pourrait concevoir personnages et acteurs comme leurs patients, et le théâtre comme la salle danalyse. Le lien longuement établi entre le rêve et la situation scénique, sil se justifie dans une certaine mesure, a pour effet de confondre lanalyse du critique littéraire avec celle du psychanalyste. La notion de dérision est laborieusement associée au domaine de linconscient (soit), mais les fonctions discursives de cet humour ne sont jamais envisagées ; pourtant, chez Beckett, une de ces fonctions est précisément de manifester son scepticisme vis-à-vis du mythe de la thérapie comme “solution” aux tourments de lexpérience humaine79, ne serait-ce que parce que toute foi en la notion même de solution est une impossibilité dans son œuvre.

Pour nuancer ces critiques, il faut toutefois souligner quelques observations bien plus convaincantes, comme celle que « la dérision [] a permis aux dramaturges de railler une dramaturgie de connivence (le théâtre traditionnel) et “son côté prévisible” » (p. 135). On pourra également saluer lattention prêtée à lespace scénique, au corps de lacteur et aux accessoires, même si les exemples inspirés de représentations 456spécifiques pourraient être plus nombreux. La troisième partie contient entre autres des considérations pertinentes sur létrangeté de la langue, dans laquelle « les lieux communs et les clichés ont remplacé le langage expressif » (p. 245).

Dans lensemble, et bien quil laisse deviner une forte sensibilité littéraire et un intérêt profond pour les pièces quil examine, ce travail ne remplit malheureusement pas les critères dun ouvrage de référence. Ce qui ne revient pas à dire que le projet lui-même est sans fondement, mais quil mériterait une définition plus minutieuse et une approche critique mieux adaptée à la complexité de lentreprise.

Elsa Baroghel

1 Paul Éluard, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1968 : André Breton et Paul Éluard, « Note à propos dune collaboration » (Préface à lédition en langue japonaise de LImmaculée conception), (p. 1428).

2 Llewellyn Brown, Beckett, les fictions brèves : voir et dire, Caen, Minard, « Bibliothèque des lettres modernes », 2008.

3 Samuel Beckett cité in Dougald McMillan et Martha Fehsenfeld, Beckett in the Theatre, London, Calder, 1988, p. 163.

4 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1975, p. 80.

5 Suzanne Dow, « Lacan avec Beckett », L. Brown trad. (SB6, 339-362).

6 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1966, p. 493-528 : « Linstance de la lettre dans linconscient ou la raison depuis Freud » (p. 517).

7 Samuel Beckett cité in James Knowlson, Damned to Fame : The Life of Samuel Beckett, London/Berlin/NewYork, Bloomsbury, 1997, p. 177 James Knowlson, Beckett, Oristelle Bonis trad., Arles, Actes Sud, « Babel », 2007, p. 300.

8 Conférence londonienne de Jung en 1935, à laquelle Beckett assista en compagnie de Bion.

9 Franz Kaltenbeck, « La psychanalyse depuis Samuel Beckett », Savoirs et Clinique, Érès, 2005/1 no 6, p. 191-200 (p. 194).

10 Lacan, Écrits, op. cit., p. 237-322 : « Fonction et champ de la parole et du langage dans la psychanalyse » (p. 319).

11 Daniel Katz, Saying I no more : Subjectivity and Consciousness in the Prose of Samuel Beckett, Evanston [Illinois], Northwestern University Press, 1999. p. 86.

12 Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, t. III, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1988, p. 126-128.

13 « I was born old » (Beckett cité in Lawrence Harvey, Samuel Beckett : Poet and Critic, Princeton UP, 1970, p. 119).

14 Comme Elizabeth Barry le note dans ce même ouvrage (p. 207).

15 Voir aussi son article : « Une lecture post-apocalyptique du silence dans Textes pour rien de Samuel Beckett » (SB6, 101-124).

16 Serge André, Que veut une femme ?. Paris, Seuil, « Points ; essais », 1995, p. 67-88 : « Premier mensonge ».

17 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, Les non-dupes errent, leçon du 17 février 1974 (inédit).

18 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1975, p. 57.

19 Voir le compte rendu dans ce même volume, infra p. 363-365.

20 Les collections du musée sont accessibles via le catalogue en ligne de la National Art Library (<http://catalogue.nal.vam.ac.uk/ipac20/ipac.jsp?profile=> [page consultée le 6 août 2020]).

21 Consulter ici : <https://www.reading.ac.uk/staging-beckett/> (page consultée le 6 août 2020).

22 Voir : <https://jmgouvard.wixsite.com/performingbeckett> (page consultée le 6 août 2020).

23 Voir le compte rendu dans ce même volume (supra, p. 360-363).

24 Voir la remarque dAnthony Cordingley concernant ce terme (supra, p. 430).

25 Il cite Matthijs Engelberts (p. 11).

26 On lira aussi avec profit létude de David Lloyd, « Avigdor Arikha illustre Textes pour rien de Samuel Beckett », Textes pour rien dans La Revue des Lettres modernes, Série “Samuel Beckett”, no 6 : “Textes pour rien / Texts for Nothing de Samuel Beckett : le corps de la voix impossible”, 2018, p. 255-267.

27 Blaise Pascal, Pensées t. I, Michel Le Guern (éd.), Paris, Gallimard, « Folio », 1988, no 126 : « Divertissement », p. 118.

28 Expression en hommage au Neutre, que Roland Barthes définit comme lacte de « mettre quelque chose en état de variation continue » (cité p. 58).

29 Michel de Certeau, La Fable mystique : xvie-xviie siècles, vol. 2, Luce Giard (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2013, p. 75.

30 Voir le compte rendu du volume par Dirk Van Hulle et Shane Weller consacré à The Making of Samuel Becketts “LInnommable” /“The Unnamable” (SB6, 470-472).

31 Samuel Beckett in Gabriel dAubarède, « En attendant Beckett », [entretien avec Samuel Beckett], Les Nouvelles littéraires, no 1746 [Paris, Larousse], 16 février 1961, p. 7.

32 “volonté de défaire” : expression inventée par Stanley E. Gontarski dans le titre de son livre The Intent of Undoing in Samuel Becketts Dramatic Texts, Bloomington, Indiana UP, 1985.

33 Samuel Beckett cité par Israel Shenker, « Israel Shenker in “New York Times” » (5 mai 1956), p. 146-149 in Lawrence Graver et Raymond Federman (dir.), Samuel Beckett : The Critical Heritage, London, Routledge, 1979, (p. 148).

34 Voir le compte rendu ci-dessus : Dirk Van Hulle, The Making of Samuel Becketts “Krapps Last Tape” / “La Dernière bande”.

35 En 2005. Voir <http://www.ccic-cerisy.asso.fr/beckettTM06.html> (page consultée le 7 juillet 2019).

36 Jo Baker, A Country Road A Tree, London, Doubleday, 2016.

37 Pour le thème de la chute, voir Sjef Houppermans, Samuel Beckett et compagnie, Amsterdam/New York, Rodopi, 2003.

38 Voir aussi son étude fondamentale : LŒuvre sans qualités : rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil, 1994.

39 Pascale Casanova, Beckett labstracteur : anatomie dune révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997. Son décès, en septembre 2018 à lâge de 59 ans, nous remplit de tristesse.

40 Voir, dans ce même volume, le compte rendu consacré à Jonathan Boulter, Posthuman Space in Samuel Becketts Short Prose (p. 414-417).

41 Jean Sévillia, Les Vérités cachées de la Guerre dAlgérie, Paris, Fayard, 2018.

42 La guerre dAlgérie fut menée en termes de djihad (Roger Vétillard, La Dimension religieuse de la guerre dAlgérie (1954-1962) : prémices et conséquences, ÉditionAtlantiS, 2018).

43 Gabriel dAubarède, « En attendant Beckett », [entretien avec Samuel Beckett], Les Nouvelles littéraires, no 1746 [Paris, Larousse], 16 février 1961, p. 7.

44 Version brochée : ISBN 9781107427815, 19,99 € ; version reliée : ISBN 9781107075191, 52 €.

45 On lira, par exemple, lanalyse de la nouvelle « Le Souci du père de famille » par Kafka (Jean-Claude Milner, La Puissance du détail : phrases célèbres et fragments en philosophie, Paris, Grasset, « Figures », p. 67-82 : « Platon, interprète de Kafka »).

46 Christian Fierens précise que chez Lacan : « Être, signifiant, jouissance sont imprédicables. » (Lecture de “Encore” : cours de 2005 sur le livre XX du “Séminaire” de Lacan, Fernelmont, E.M.E., « Documents du CEPSY ; 2 », 2018, p. 74).

47 Nous faisons allusion ici à ce quaffirment Freud et Lacan au sujet des liens entre littérature et psychanalyse (voir Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2001, p. 191-197 : « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein [p. 192-193]).

48 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1975, p. 20.

49 Motif emprunté aux armoiries de la maison de Borromée (Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2011, p. 91), composé de trois anneaux indissociables, et auxquels Lacan attribue les identités des registres symbolique, imaginaire et réel.

50 Cet élément supplémentaire nentre pas dans une addition, mais réactive le zéro du réel (voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, Dun Autre à lautre, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2006, p. 379).

51 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2005, p. 13.

52 Christian Fierens montre que chacune des formules a besoin des autres, en sorte quil existe une relance incessante de lune à lautre (Christian Fierens, Lecture de “Encore” : cours de 2005 sur le livre XX du “Séminaire” de Lacan, Fernelmont, E.M.E., « Documents du CEPSY ; 2 », 2018).

53 Lacan, Encore, op. cit., p. 55, 87.

54 Lacan affirme quil est « léquivalent du réel » (Lacan, Le Sinthome, op. cit., p. 139). Voir le commentaire de Christian Fierens, Lecture du Sinthome, Toulouse, Érès, 2018, p. 390.

55 Lacan, Le Sinthome, op. cit., p. 167.

56 Lacan, Encore, op. cit., p. 130.

57 Le terme lalangue (faisant écho au mot lallation), repose sur des équivoques qui demeurent sans résolution dans une logique de la signification (Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2001, p. 490).

58 Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, LEnvers de la psychanalyse, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1991, p. 58.

59 Voir nos deux textes : « Note liminaire », p. 9-13 in Yann Mével (dir.), Samuel Beckett et la culture française, Paris, Lettres modernes – Minard, « Carrefour des Lettres modernes », 2019 ; « Quel Lacan pour quel Beckett ? étude de la critique anglophone et française », p. 255-291 in idem. 2019. Signalons, dans notre Série : Bruno Geneste, « Samuel Beckett, l“entre” vivifiant de lalangue et lhiatus sinthomatique » (SB4, 89-188).

60 Certes, Lacan avait initialement affirmé cette distinction (Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1966, p. 830). Cependant, Christian Fierens souligne que pour Lacan, « linconscient ne se pose quà partir de leffet du langage » (Lecture [de :] “Dun discours qui ne serait pas du semblant” : cours “Lire-en-psychanalyse” de 2009-2010 sur le livre XVIII du Séminaire de Lacan [2012], Bruxelles, E. M. E. & Intercommunications, « Lire en psychanalyse », 2013, p. 154). Cest dire que “lautre jouissance” [réelle] nest pas accessible “en soi”, mais est toujours posée comme autre de la jouissance phallique : symbolique et réel sont envers et endroit du même inconscient. Le réel nexiste pas en tant que tel, mais se signale par la lettre, qui marque le point dachoppement sur un impossible ; il est laboutissement dun processus. « [] on ne peut pas tracer nettement la distinction entre un discours qui serait du semblant et un discours qui ne le serait pas, la limite est purement discordantielle. » (Fierens, Lecture “dun discours”, op. cit., p. 176) ; cest-à-dire quelle est marquée par lincertitude entre oui et non, dont le seuil serait le ne dit “explétif”, privé du forclusif.

61 Lacan, Encore, op. cit., p. 110.

62 Selon Fierens, cette passion est le savoir qui bute sur la barre qui désigne limpossible (Fierens, Lecture de Encore, op. cit., p. 145). À ce titre, cest « le travail du savoir », notamment dans le discours de lanalyste, où le savoir situé en place de la vérité, demeure inaccessible (Fierens, Lecture de “Encore”, op. cit., p. 277). Patrick Valas précise que lidée dun “inconscient réel” était une regrettable invention de la part de Jacques-Alain Miller (Patrick Valas, « Une École impossible de la psychanalyse », media électroniques, le 23 aout 2015, revisité le 23 aout 2018).

63 Geneste, « Beckett avec Lacan : lhumus-humain et le plus-humain », colloque « Beckett et le non-humain », Bruxelles, 8 février 2019 (inédit).

64 Cest laspect qui nest pas étudié en lien avec « Imagination morte imaginez » et « All Strange away » (p. 177-181).

65 Jacques Lacan, Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines (1975-11-25, Yale University, Law School Auditorium), paru dans Scilicet no 6/7, 1975, p. 38-41.

66 À ce sujet, nous recommandons lexcellent livre de Guillaume Gesvret, Beckett en échos : rapprochements arts et littérature, Paris, Lettres modernes – Minard, « Bibliothèque des Lettres modernes », 2018.

67 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1975, p. 100.

68 Christian Fierens, Lecture de “Encore” : cours de 2005 sur le livre XX du “Séminaire” de Lacan, Fernelmont, E.M.E., « Documents du CEPSY ; 2 », 2018, p. 266.

69 German Arce-Ross, « Passions en ruines et réveloppement des racines affectives » (<https://www.psychanalysevideoblog.com/category/ecrits/> [page publiée le 3 avril 2019, consultée le 6 août 2020]).

70 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1981, p. 128.

71 Voir Nicolas Doutey (dir. et préface), Notes de Beckett sur Geulincx, Besançon, Les Solitaires intempestifs, « Expériences philosophiques », 2012, p. 51.

72 P. 158. « tout bas » (L3, 357) était un titre que Beckett envisageait en 1960.

73 Ainsi quil le souligne (p. 160). Voir aussi, à ce propos, notre compte rendu du livre de Iain Bailey, Samuel Beckett and the Bible (SB6, 396-403).

74 Beckett cité in Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Paris, P.O.L, 2007, p. 32.

75 Samuel Beckett à Alan Schneider, 19 décembre 1957 (Maurice Harmon [éd.], No Author Better Served : The Correspondance of Samuel Beckett and Alan Schneider, Cambridge [Mass.], Harvard University Press, 1998, p. 24).

76 Samuel Beckett, Disjecta. London, John Calder, 1983, p. 19.

77 Traduction proposée par Sjef Houppermans dans « En bateau », Acta fabula, vol. 14, no 3, « Beckett, de mal en pis », mars-avril 2013 (URL : <http://www.fabula.org/revue/document7776.php> [page consultée le 19 mars 2020]).

78 « Watt/Sade : Beckett ou lhumain à lenvers », LInhumain, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 71-83.

79 Les risques des lectures psychologisantes de lœuvre beckettienne ont été articulés avec brio par Rubin Rabinovitz dans un article de 1989 (« Beckett and Psychology », JOBS, vol. 11/12, p. 65-77).