Foreword
- Publication type: Journal article
- Journal: La Revue des lettres modernes
2020 – 10. Les « nouveaux » villains. Figures du mal dans la fiction de jeunesse - Author: Dufayet (Nathalie)
- Pages: 11 to 14
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: Écritures jeunesse, n° 3
AVANT-PROPOS
On entend par manichéisme l’opposition idéologique entre le Bien, soit originellement l’homme tel que créé par Dieu, et le Mal, soit l’homme tel que façonné par l’Histoire. Le manichéisme a longtemps été un système de représentation incontournable car exemplaire de la fiction de jeunesse, notamment de fantasy, et avant elle des contes de fées, de la tradition et, plus loin encore, des mythes, que Ricœur qualifiait de « premier(s) niveau(x) de discours » sur le mal. Tel était encore le cas de la France de 1914-1918, où Charles Moreau-Vauthier et Guy Arnoux mettaient en scène, à des fins de propagande patriotique, l’ennemi allemand en « boche sanguinaire » transformé en Grand Méchant Loup. Cette métaphore fut d’ailleurs reprise pour désigner Hitler pendant la Seconde Guerre Mondiale en Europe et outre-atlantique dans les dessins-animés de Walt Disney et de Tex Avery, chez qui le loup restait fidèle à son image archaïque de vecteur de peur et de férocité, de figure diabolique, de parangon d’infâmie et de difformité, physique, morale, totale. Autant de connotations négatives, d’« inquiétante étrangeté » que l’animal récupère depuis seulement une petite dizaine d’années dans les arts graphiques, de Lydie Arickx à Adolfo Serra en passant par Yann Legendre et Joanna Concejo, et ce après avoir été pendant des décennies tourné en dérision et réduit à l’état de pantin grotesque, victime des grands-mères quand il ne l’était pas des Petits Chaperons Rouges eux-mêmes.
Il faut cependant avouer que les Petits Chaperons d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’hier. Jeunes femmes modernes en devenir, ils ne se laissent plus dicter leur conduite et prennent leur destin en main sans plus attendre passivement la venue d’un quelconque Prince charmant ou bûcheron de passage. Les loups franchement comiques d’auteurs jeunesse à succès tels que Mario Ramos, Philippe Corentin et Geoffroy de Pennart sont caractéristiques de cette inversion, carnavalesque dirait Bakhtine, des rôles initialement impartis aux acteurs des contes traditionnels. Un 12choix d’écriture que font également José Luis García Sánchez, Boris Moissard et Philippe Dumas, en usant de la subversion pour jalonner leurs récits d’une réflexion écologique sur l’actuelle condamnation des espèces sauvages, sur l’autel de notre mode de vi(ll)e capitaliste. Des « contes » au « monde à l’envers », il n’y a ici qu’un pas.
Pour se convaincre de cette tendance, il suffit de regarder nos écrans de cinéma ou de télévision : Disney force notre empathie en nous racontant la tragique histoire de la Sorcière Maléfique ; Blanche-Neige, Hansel et Gretel délaissent leur costume de victimes et endossent celui de (super) guerriers. Les productions modernes et contemporaines dédiées à la jeunesse mettent à mal autant l’exemplarité du Méchant que la sacralisation de l’enfant, en jetant le trouble sur leur caractérisation autrefois canonique et univoque. Incontestablement, ils ne sont plus ceux que l’on croyait. Enfants assassins chez John Lindqvist et Jean-Claude Mourlevat, qui n’hésite pas à faire coexister les monstres cauchemardesques de l’enfance comme l’ogre avec des figures d’adultes tortionnaires, que l’on retrouve également chez Patrick Ness. Enfants anxiogènes et toxiques dans Monstres & Cie, parents coupables d’abandon chez Valérie Dayre et dans la série TV Once Upon a Time, infanticides chez Auguste Mouliéras, homophobes chez Brigitte Smadja et Marie-Aude Murail, camarades de classe discriminants chez Mikaël Olivier et xénophobes chez Jean-Paul Nozière, mage vaudou manipulateur dans La Princesse et la Grenouille de Disney, les visages du tyran polymorphe qui sommeille en chacun de nous et que Freud a libéré évoluent avec le temps et les bouleversements opérés dans notre société, dont les cadres de vie n’ont plus rien de sécurisants et nourrissent parfois les pires psychoses.
Le Méchant a quitté les sphères mythologiques, les désastres historiques ont provoqué sa chute. Il s’est humanisé, perdant au passage ce qui faisait toute sa différence, sa monstruosité. Pour reprendre les termes prononcés par Hannah Arendt sur Eichmann, nous risquons désormais de faire face au mal dans toute son ignoble banalité, sitôt que l’homme cesse de penser par lui-même et n’accède plus au sens, par « paresse, lâcheté ou facilité ». C’est dans cette perspective que nombre d’auteurs le regardent en face et s’y confrontent de façon radicale, scandaleuse, exploitant la fibre même du genre romanesque : ils nous en dévoilent les racines psychologiques et font leur le credo de Diderot, de Pascal et de Saint-Augustin en en offrant un portrait à mi-chemin 13entre l’homme et la bête. Tel est le double cas d’école de Rowling avec le Professeur Rogue et avec Voldemort, qui contrairement au premier ne connaîtra aucune rédemption. Rédemption à laquelle accède Mrs. Coulter d’À la Croisée des mondes de Philip Pullman, qui offre avec sa fanatique religieuse et néanmoins beauté fatale une étonnante marâtre d’un nouveau genre.
Néanmoins, si le Méchant n’est plus le pivot du discours manichéen classique, il reste le plus à même de séduire le jeune lecteur en mêlant le jeu à la fascination et à la terreur, sur l’ancien modèle du sacré magico-religieux, réactualisé sous une forme désacralisée, évidemment. Il est celui qui occupe la plus haute fonction générique, selon le mot de Propp, dans les récits et leur réception, parfois jusqu’à réinventer la relation dialectique avec le héros. Certes, l’enfant et l’adolescent d’aujourd’hui, comme ceux d’hier et d’antan, ont un besoin crucial de jouer à faire semblant et de repères simples pour établir la distinction entre le Bien et le Mal, afin de lutter contre ce dernier. La littérature de jeunesse a su développer sa propre part d’ombre en devenant le moyen à la fois subversif et pédagogique pour le (jeune) lecteur de se confronter à ses conflits intérieurs, à ses contradictions, à ses faiblesses, à ses doutes, à ses égarements personnels sur le chemin de l’éthique, en tête, le désintérêt qu’il peut éprouver à l’égard du bien et la préférence qu’il peut éprouver à l’égard du mal. Cette attirance paradoxale pour le démon provient d’une tendance toute humaine et littéraire. Du Grand Méchant Loup à Lord Voldemort en passant par les mères criminelles des contes, les anti-héros des histoires qui ont bercé notre enfance et celle de nos enfants sont à chaque fois la source d’un attrait que certains qualifieront de malsain, d’autres de naturel et nécessaire, en tous cas toujours jouissif. L’enfant et plus largement l’homme – et l’enfant qui est en lui – sont des amateurs d’histoires, des animaux mythopoétiques. Aussi les aventures d’un malfrat, fondées sur une prise de distance avec la norme, sont-elles une garantie de frisson, de suspense, de dramaturgie, bref, d’action et de narration, donc d’écriture et de fiction. Le Méchant, parce qu’il est un rebelle et précisément un hors-la-loi, est aussi celui auquel nous aimerions nous identifier en secret. Dès lors, il devient la surface de projection des tabous de notre société et de nos désirs inavoués et/ou inavouables, grâce à un phénomène de catharsis qu’Aristote avait déjà mis à nu dès le ive siècle avant notre ère.
14La revanche que semblent prendre les Méchants, nouveaux (?) héros du paysage fictionnel actuel qui leur voue un véritable culte et ce bien au-delà des productions de jeunesse, pose l’éternelle question des frontières, y compris celle censée séparer les genres littéraires, pour mieux la rendre caduque. Depuis Perrault, les auteurs nuancent l’innocence et la bonté attachées à l’enfance pour nous rappeler qu’il ne sert à rien de leur dissimuler la violence qui règne dans le monde extérieur, puisqu’ils seront un jour amenés à l’habiter et à le transformer. Il en va de même pour le monde intérieur de nos chères têtes blondes.
Mais qui sont au juste les nouveaux Méchants des livres et films pour la jeunesse ? Que penser de ces personnages qui mettent à mal, justement, par leur ambiguïté la portée identificatoire des productions destinées à la jeunesse ? Que penser des nouveaux regards qu’ils nous font porter sur la famille et la société, sans plus de ménagement des « âmes sensibles » ni de la doxa ? En somme que nous disent ces « miroirs d’encre » sans complaisance de notre époque actuelle et de notre jeunesse ? De ses rêves de liberté, d’épanouissement personnel et d’autonomie, qui font écho à ceux des auteurs ? Au-delà de la séduction et de l’héroïsation du mal mises en scène, aussi vieilles que le monde que dans l’air du temps, la fiction de jeunesse a-t-elle modifié en profondeur voire s’est-elle affranchie de sa dénonciation du Mal et donc de sa visée morale initiale ? En d’autres termes, les bouleversements sociétaux, géopolitiques et écologiques caractérisant notre monde ont-ils, comme le pensait Vladimir Propp, un impact décisif sur la caractérisation des héros et des anti-héros, tels qu’on les connaissait ou croyait les connaître ? Autant de questions auxquelles cette livraison de la série « Écritures Jeunesse » de La Revue des Lettres Modernes tentera d’apporter des éléments de réponses.
Nathalie Dufayet
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11088-0
- EAN: 9782406110880
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11088-0.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-15-2021
- Periodicity: Monthly
- Language: French