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Classiques Garnier

Avant-propos

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AVANT-PROPOS

On entend par manichéisme lopposition idéologique entre le Bien, soit originellement lhomme tel que créé par Dieu, et le Mal, soit lhomme tel que façonné par lHistoire. Le manichéisme a longtemps été un système de représentation incontournable car exemplaire de la fiction de jeunesse, notamment de fantasy, et avant elle des contes de fées, de la tradition et, plus loin encore, des mythes, que Ricœur qualifiait de « premier(s) niveau(x) de discours » sur le mal. Tel était encore le cas de la France de 1914-1918, où Charles Moreau-Vauthier et Guy Arnoux mettaient en scène, à des fins de propagande patriotique, lennemi allemand en « boche sanguinaire » transformé en Grand Méchant Loup. Cette métaphore fut dailleurs reprise pour désigner Hitler pendant la Seconde Guerre Mondiale en Europe et outre-atlantique dans les dessins-animés de Walt Disney et de Tex Avery, chez qui le loup restait fidèle à son image archaïque de vecteur de peur et de férocité, de figure diabolique, de parangon dinfâmie et de difformité, physique, morale, totale. Autant de connotations négatives, d« inquiétante étrangeté » que lanimal récupère depuis seulement une petite dizaine dannées dans les arts graphiques, de Lydie Arickx à Adolfo Serra en passant par Yann Legendre et Joanna Concejo, et ce après avoir été pendant des décennies tourné en dérision et réduit à létat de pantin grotesque, victime des grands-mères quand il ne létait pas des Petits Chaperons Rouges eux-mêmes.

Il faut cependant avouer que les Petits Chaperons daujourdhui ne sont plus ceux dhier. Jeunes femmes modernes en devenir, ils ne se laissent plus dicter leur conduite et prennent leur destin en main sans plus attendre passivement la venue dun quelconque Prince charmant ou bûcheron de passage. Les loups franchement comiques dauteurs jeunesse à succès tels que Mario Ramos, Philippe Corentin et Geoffroy de Pennart sont caractéristiques de cette inversion, carnavalesque dirait Bakhtine, des rôles initialement impartis aux acteurs des contes traditionnels. Un 12choix décriture que font également José Luis García Sánchez, Boris Moissard et Philippe Dumas, en usant de la subversion pour jalonner leurs récits dune réflexion écologique sur lactuelle condamnation des espèces sauvages, sur lautel de notre mode de vi(ll)e capitaliste. Des « contes » au « monde à lenvers », il ny a ici quun pas.

Pour se convaincre de cette tendance, il suffit de regarder nos écrans de cinéma ou de télévision : Disney force notre empathie en nous racontant la tragique histoire de la Sorcière Maléfique ; Blanche-Neige, Hansel et Gretel délaissent leur costume de victimes et endossent celui de (super) guerriers. Les productions modernes et contemporaines dédiées à la jeunesse mettent à mal autant lexemplarité du Méchant que la sacralisation de lenfant, en jetant le trouble sur leur caractérisation autrefois canonique et univoque. Incontestablement, ils ne sont plus ceux que lon croyait. Enfants assassins chez John Lindqvist et Jean-Claude Mourlevat, qui nhésite pas à faire coexister les monstres cauchemardesques de lenfance comme logre avec des figures dadultes tortionnaires, que lon retrouve également chez Patrick Ness. Enfants anxiogènes et toxiques dans Monstres & Cie, parents coupables dabandon chez Valérie Dayre et dans la série TV Once Upon a Time, infanticides chez Auguste Mouliéras, homophobes chez Brigitte Smadja et Marie-Aude Murail, camarades de classe discriminants chez Mikaël Olivier et xénophobes chez Jean-Paul Nozière, mage vaudou manipulateur dans La Princesse et la Grenouille de Disney, les visages du tyran polymorphe qui sommeille en chacun de nous et que Freud a libéré évoluent avec le temps et les bouleversements opérés dans notre société, dont les cadres de vie nont plus rien de sécurisants et nourrissent parfois les pires psychoses.

Le Méchant a quitté les sphères mythologiques, les désastres historiques ont provoqué sa chute. Il sest humanisé, perdant au passage ce qui faisait toute sa différence, sa monstruosité. Pour reprendre les termes prononcés par Hannah Arendt sur Eichmann, nous risquons désormais de faire face au mal dans toute son ignoble banalité, sitôt que lhomme cesse de penser par lui-même et naccède plus au sens, par « paresse, lâcheté ou facilité ». Cest dans cette perspective que nombre dauteurs le regardent en face et sy confrontent de façon radicale, scandaleuse, exploitant la fibre même du genre romanesque : ils nous en dévoilent les racines psychologiques et font leur le credo de Diderot, de Pascal et de Saint-Augustin en en offrant un portrait à mi-chemin 13entre lhomme et la bête. Tel est le double cas décole de Rowling avec le Professeur Rogue et avec Voldemort, qui contrairement au premier ne connaîtra aucune rédemption. Rédemption à laquelle accède Mrs. Coulter dÀ la Croisée des mondes de Philip Pullman, qui offre avec sa fanatique religieuse et néanmoins beauté fatale une étonnante marâtre dun nouveau genre.

Néanmoins, si le Méchant nest plus le pivot du discours manichéen classique, il reste le plus à même de séduire le jeune lecteur en mêlant le jeu à la fascination et à la terreur, sur lancien modèle du sacré magico-religieux, réactualisé sous une forme désacralisée, évidemment. Il est celui qui occupe la plus haute fonction générique, selon le mot de Propp, dans les récits et leur réception, parfois jusquà réinventer la relation dialectique avec le héros. Certes, lenfant et ladolescent daujourdhui, comme ceux dhier et dantan, ont un besoin crucial de jouer à faire semblant et de repères simples pour établir la distinction entre le Bien et le Mal, afin de lutter contre ce dernier. La littérature de jeunesse a su développer sa propre part dombre en devenant le moyen à la fois subversif et pédagogique pour le (jeune) lecteur de se confronter à ses conflits intérieurs, à ses contradictions, à ses faiblesses, à ses doutes, à ses égarements personnels sur le chemin de léthique, en tête, le désintérêt quil peut éprouver à légard du bien et la préférence quil peut éprouver à légard du mal. Cette attirance paradoxale pour le démon provient dune tendance toute humaine et littéraire. Du Grand Méchant Loup à Lord Voldemort en passant par les mères criminelles des contes, les anti-héros des histoires qui ont bercé notre enfance et celle de nos enfants sont à chaque fois la source dun attrait que certains qualifieront de malsain, dautres de naturel et nécessaire, en tous cas toujours jouissif. Lenfant et plus largement lhomme – et lenfant qui est en lui – sont des amateurs dhistoires, des animaux mythopoétiques. Aussi les aventures dun malfrat, fondées sur une prise de distance avec la norme, sont-elles une garantie de frisson, de suspense, de dramaturgie, bref, daction et de narration, donc décriture et de fiction. Le Méchant, parce quil est un rebelle et précisément un hors-la-loi, est aussi celui auquel nous aimerions nous identifier en secret. Dès lors, il devient la surface de projection des tabous de notre société et de nos désirs inavoués et/ou inavouables, grâce à un phénomène de catharsis quAristote avait déjà mis à nu dès le ive siècle avant notre ère.

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La revanche que semblent prendre les Méchants, nouveaux (?) héros du paysage fictionnel actuel qui leur voue un véritable culte et ce bien au-delà des productions de jeunesse, pose léternelle question des frontières, y compris celle censée séparer les genres littéraires, pour mieux la rendre caduque. Depuis Perrault, les auteurs nuancent linnocence et la bonté attachées à lenfance pour nous rappeler quil ne sert à rien de leur dissimuler la violence qui règne dans le monde extérieur, puisquils seront un jour amenés à lhabiter et à le transformer. Il en va de même pour le monde intérieur de nos chères têtes blondes.

Mais qui sont au juste les nouveaux Méchants des livres et films pour la jeunesse ? Que penser de ces personnages qui mettent à mal, justement, par leur ambiguïté la portée identificatoire des productions destinées à la jeunesse ? Que penser des nouveaux regards quils nous font porter sur la famille et la société, sans plus de ménagement des « âmes sensibles » ni de la doxa ? En somme que nous disent ces « miroirs dencre » sans complaisance de notre époque actuelle et de notre jeunesse ? De ses rêves de liberté, dépanouissement personnel et dautonomie, qui font écho à ceux des auteurs ? Au-delà de la séduction et de lhéroïsation du mal mises en scène, aussi vieilles que le monde que dans lair du temps, la fiction de jeunesse a-t-elle modifié en profondeur voire sest-elle affranchie de sa dénonciation du Mal et donc de sa visée morale initiale ? En dautres termes, les bouleversements sociétaux, géopolitiques et écologiques caractérisant notre monde ont-ils, comme le pensait Vladimir Propp, un impact décisif sur la caractérisation des héros et des anti-héros, tels quon les connaissait ou croyait les connaître ? Autant de questions auxquelles cette livraison de la série « Écritures Jeunesse » de La Revue des Lettres Modernes tentera dapporter des éléments de réponses.

Nathalie Dufayet