![La Prudence d’après Michel de Montaigne et Baltasar Gracián. Entre le ciel et la terre - [Introduction de la troisième partie]](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/SaoMS01b.png)
[Introduction de la troisième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Prudence d’après Michel de Montaigne et Baltasar Gracián. Entre le ciel et la terre
- Pages : 267 à 268
- Collection : Études montaignistes, n° 71
Autant vertu « impérative » que « droite règle des actions à faire1 », la prudence revêt une portée arbitrale. Sur le terrain contingent de l’action et à travers le flux de chaque instant, elle a pour fonction de trancher et de dicter l’action à réaliser. La validité pratique et morale de cette dernière se mesure à l’aune de sa conformité à cette vertu dont la présence détermine la concrétisation des autres vertus. En raison de cette fonction rectrice et primordiale, la prudence revêt des formes non seulement d’hégémonie mais aussi de normativité. Cependant, des dislocations entre l’utile et le beau, entre l’adresse pratique et la droiture éthique, fissurent cette notion et en déstabilisent l’autorité. Dans le monde chrétien, les expressions « prudence du monde » ou encore « prudence de la chair » témoignent de cette ambivalence ainsi que l’emploi du terme « prudence » pour désigner, sans autre précision, la ruse2. En plus de ces défaillances, profondes ou apparentes, sur le plan de l’honestum (l’honnête), il y a également la question de sa faillibilité pratique. Comme nous l’avons déjà signalé, Thomas d’Aquin reconnaît l’impossibilité pour la raison humaine d’embrasser « l’infinité des singuliers3 » ainsi que le risque toujours présent pour cette vertu rationnelle d’être empêchée par l’oubli ou détruite par les passions4. Les écueils proverbiaux de la passion, de la précipitation, de l’opiniâtreté et de la vanité entravent en effet le plein développement et déploiement de celle-ci5. Nous déjà avons évoqué, par exemple, l’excès de prudence lié à la vieillesse6 chez Montaigne ainsi que l’évocation par Gracián du déclin de la très prudente nation 268anglaise7. À leurs façons, Montaigne et Gracián considèrent aussi bien l’ascendant que les failles du prudentiel. La présente partie en examinera quelques-unes des formes les plus saillantes de faillibilité et d’autorité dans chaque corpus.
1 Thomas d’Aquin, op. cit., IIa IIae, question 47, art. 8, p. 325.
2 Thomas d’Aquin consacre l’article 13 de la question 47, intitulé « La prudence se trouve-t-elle chez les pécheurs ? », à ce problème. Ibid., IIa IIae, p. 329-330.
3 « L’infinité des singuliers ne pouvant être embrassée par la raison humaine, il s’ensuit que “nos providences sont incertaines”, comme dit le livre de la Sagesse (9, 14). Cependant, par l’expérience, l’infinité des singuliers est réduite au nombre fini des cas les plus fréquents, dont la connaissance suffit à la prudence humaine. » Ibid., IIa IIae, question 47, art. 3, p. 321-322.
4 Ibid., IIa IIae, question 47, art. 16.
5 Les quatre entraves principales de la prudence, des « marâtres » (« madrastras ») de cette vertu selon Granada (op. cit., p. 202) et énumérées aussi par Caussin (op. cit., liv. III, p. 521).
6 Dans III, 5, 841-842. Voir la Ire Part. du présent travail.
7 Voir la Ire Part. du présent travail.