Introduction à la troisième partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Problématique de Schumpeter. De la nouveauté à la théorie générale du capitalisme
- Pages : 309 à 311
- Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 51
- Série : 1, n° 29
Introduction
à la troisième partie
Je ne changerais pas mon malheur,
le sais-tu bien, contre ta servitude.
Je crois qu’il vaut mieux être asservi à la roche
que messager fidèle du père Zeus.
Voilà comme on doit outrager les outrageurs.
Eschyle, Prométhée enchaîné1.
À la fin de la partie précédente, nous en sommes arrivés à la conclusion que Schumpeter ne parvient pas à expliquer scientifiquement l’apparition de la nouveauté. Autrement dit, sa division de la science économique entre une statique et une dynamique permet certes de rendre compte d’un certain nombre d’énigmes propres au capitalisme : intérêt, crédit, capital, profit, cycles, crises, tout en conservant un schéma explicatif de l’économie en général avec l’appareil statique. Il est en mesure, par la suite, d’intégrer à ce modèle une dimension institutionnelle et culturelle pour produire une théorie générale du capitalisme. Il n’en demeure pas moins que Schumpeter est impuissant à expliquer l’émergence du nouveau à l’aide d’une théorie économique : pourquoi les entrepreneurs apparaissent-ils ? Pourquoi les innovations ont-elles lieu ? Qu’est-ce qui explique que, soudainement, dans tel secteur, à tel moment, un individu décide d’innover, de porter une nouveauté ? Comment rendre compte du passage de la statique à la dynamique. En un mot, Schumpeter ne parvient pas à expliquer l’origine et l’apparition du nouveau. Fernand Braudel a raison de voir dans l’entrepreneur un « deus ex machina » (Braudel, [1977] 2008, p. 67) : ce dernier est postulé par Schumpeter et non démontré, il 310semble une « manne tombée du ciel » pour reprendre un terme familier aux modèles de croissance néo-classiques (Hahn et Matthews, 1964). Une fois l’entrepreneur posé, Schumpeter parvient à donner une grille de lecture complète et monumentale des innovations : leur localisation, leur diffusion, leurs effets sur la structure mais nullement leur origine ! Comme Richard Day le précise, « Schumpeter taught us much of what we need to know about the nature of entrepreneurs but he did not explain why they intruded themselves on the circular flow » (Day, 1984, p. 73).
La théorie générale du capitalisme déploie une aporie : l’absence d’explication et de surcroît, d’explication économique de l’apparition des innovations et des entrepreneurs. Ce manquement a permis à certains commentateurs d’y voir une source d’incohérence (Graça Moura, 2002) ou de contradiction (Heilbroner, [1953] 2001) dans l’œuvre de Schumpeter, nous aurons l’occasion de les discuter plus amplement au cours de cette partie. Moins une incohérence, la philosophie économique permet d’avancer l’idée que ce manquement relève plutôt du non-dit. Notre objectif au cours de cette troisième partie est précisément de dévoiler les implicites philosophiques qui infusent la théorie générale du capitalisme afin, en dernier ressort, d’éclairer la conception schumpétérienne du capitalisme. Si Schumpeter n’explique pas économiquement l’apparition des innovations, c’est que leur modalité d’apparition répond à une conception du monde qui échappe largement à l’analyse économique et qui est adossée à un édifice philosophique sous-jacent.
Nous avançons l’idée que la partie haute du capitalisme schumpétérienne, à savoir la dynamique, est caractérisée par une philosophie de la vie d’inspiration nietzschéenne et permet de rendre compte de l’apparition de la nouveauté et du processus de création dans la sphère économique (chapitre 5) ; tandis que la partie basse – la statique – est caractérisée par une philosophie de l’adaptation d’inspiration darwiniste, permettant de rendre compte de la concurrence subie par les agents statiques, de l’impératif d’adaptation aux nouvelles conditions imposées par l’entrepreneur et son innovation auxquelles ils sont soumis (chapitre 6).
Notre démarche de philosophe-économiste consiste bien à partir de la théorie générale du capitalisme telle que nous l’avons reconstruite dans la deuxième partie pour y déceler des substrats et ainsi « remonter » vers Nietzsche et Darwin. Il est donc primordial de discuter la réception de 311ces deux auteurs majeurs dans la période durant laquelle Schumpeter se forme intellectuellement.
La mise au jour des substrats nietzschéens et darwinistes permet dans un dernier chapitre (chapitre 7) de revenir à la problématique qui traverse l’œuvre de Schumpeter et que nous avons formulé en introduction. En effet, la montée en généralité permet à Schumpeter de déployer une théorie de la nouveauté qui n’est pas restreinte à la sphère économique dans le cadre du capitalisme, mais dont la portée et la validité se veut plus générale. Schumpeter propose une grille de lecture capable de rendre compte de la nouveauté sous toutes ces formes et dans toutes les sphères de la vie sociale : art, science, morale, technique, et dont l’innovation n’est que l’application particulière à la sphère économique. Dévoiler le noyau philosophique de la théorie générale du capitalisme permet ainsi de mieux comprendre la portée de la problématique philosophique : expliquer la dynamique de la nouveauté en général.
1 (Eschyle, 1967, p. 227)
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-13771-9
- EAN : 9782406137719
- ISSN : 2261-0979
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13771-9.p.0309
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/10/2022
- Langue : Français