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Classiques Garnier

Introduction à la troisième partie

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Introduction
à la troisième partie

Je ne changerais pas mon malheur,

le sais-tu bien, contre ta servitude.

Je crois quil vaut mieux être asservi à la roche

que messager fidèle du père Zeus.

Voilà comme on doit outrager les outrageurs.

Eschyle, Prométhée enchaîné1.

À la fin de la partie précédente, nous en sommes arrivés à la conclusion que Schumpeter ne parvient pas à expliquer scientifiquement lapparition de la nouveauté. Autrement dit, sa division de la science économique entre une statique et une dynamique permet certes de rendre compte dun certain nombre dénigmes propres au capitalisme : intérêt, crédit, capital, profit, cycles, crises, tout en conservant un schéma explicatif de léconomie en général avec lappareil statique. Il est en mesure, par la suite, dintégrer à ce modèle une dimension institutionnelle et culturelle pour produire une théorie générale du capitalisme. Il nen demeure pas moins que Schumpeter est impuissant à expliquer lémergence du nouveau à laide dune théorie économique : pourquoi les entrepreneurs apparaissent-ils ? Pourquoi les innovations ont-elles lieu ? Quest-ce qui explique que, soudainement, dans tel secteur, à tel moment, un individu décide dinnover, de porter une nouveauté ? Comment rendre compte du passage de la statique à la dynamique. En un mot, Schumpeter ne parvient pas à expliquer lorigine et lapparition du nouveau. Fernand Braudel a raison de voir dans lentrepreneur un « deus ex machina » (Braudel, [1977] 2008, p. 67) : ce dernier est postulé par Schumpeter et non démontré, il 310semble une « manne tombée du ciel » pour reprendre un terme familier aux modèles de croissance néo-classiques (Hahn et Matthews, 1964). Une fois lentrepreneur posé, Schumpeter parvient à donner une grille de lecture complète et monumentale des innovations : leur localisation, leur diffusion, leurs effets sur la structure mais nullement leur origine ! Comme Richard Day le précise, « Schumpeter taught us much of what we need to know about the nature of entrepreneurs but he did not explain why they intruded themselves on the circular flow » (Day, 1984, p. 73).

La théorie générale du capitalisme déploie une aporie : labsence dexplication et de surcroît, dexplication économique de lapparition des innovations et des entrepreneurs. Ce manquement a permis à certains commentateurs dy voir une source dincohérence (Graça Moura, 2002) ou de contradiction (Heilbroner, [1953] 2001) dans lœuvre de Schumpeter, nous aurons loccasion de les discuter plus amplement au cours de cette partie. Moins une incohérence, la philosophie économique permet davancer lidée que ce manquement relève plutôt du non-dit. Notre objectif au cours de cette troisième partie est précisément de dévoiler les implicites philosophiques qui infusent la théorie générale du capitalisme afin, en dernier ressort, déclairer la conception schumpétérienne du capitalisme. Si Schumpeter nexplique pas économiquement lapparition des innovations, cest que leur modalité dapparition répond à une conception du monde qui échappe largement à lanalyse économique et qui est adossée à un édifice philosophique sous-jacent.

Nous avançons lidée que la partie haute du capitalisme schumpétérienne, à savoir la dynamique, est caractérisée par une philosophie de la vie dinspiration nietzschéenne et permet de rendre compte de lapparition de la nouveauté et du processus de création dans la sphère économique (chapitre 5) ; tandis que la partie basse – la statique – est caractérisée par une philosophie de ladaptation dinspiration darwiniste, permettant de rendre compte de la concurrence subie par les agents statiques, de limpératif dadaptation aux nouvelles conditions imposées par lentrepreneur et son innovation auxquelles ils sont soumis (chapitre 6).

Notre démarche de philosophe-économiste consiste bien à partir de la théorie générale du capitalisme telle que nous lavons reconstruite dans la deuxième partie pour y déceler des substrats et ainsi « remonter » vers Nietzsche et Darwin. Il est donc primordial de discuter la réception de 311ces deux auteurs majeurs dans la période durant laquelle Schumpeter se forme intellectuellement.

La mise au jour des substrats nietzschéens et darwinistes permet dans un dernier chapitre (chapitre 7) de revenir à la problématique qui traverse lœuvre de Schumpeter et que nous avons formulé en introduction. En effet, la montée en généralité permet à Schumpeter de déployer une théorie de la nouveauté qui nest pas restreinte à la sphère économique dans le cadre du capitalisme, mais dont la portée et la validité se veut plus générale. Schumpeter propose une grille de lecture capable de rendre compte de la nouveauté sous toutes ces formes et dans toutes les sphères de la vie sociale : art, science, morale, technique, et dont linnovation nest que lapplication particulière à la sphère économique. Dévoiler le noyau philosophique de la théorie générale du capitalisme permet ainsi de mieux comprendre la portée de la problématique philosophique : expliquer la dynamique de la nouveauté en général.

1 (Eschyle, 1967, p. 227)