Conclusion de la quatrième partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Peinture sur scène. Dramaturgies plastiques contemporaines
- Pages : 405 à 407
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 28
Conclusion
de la quatrième partie
L’hypothèse selon laquelle les processus mis en œuvre par les peintres de la catastrophe dans leurs toiles permettaient d’éclairer la manière dont s’ordonnent les plateaux de nos metteurs en scène a donc été opérante. Nous avons réussi, pour chacun, à dégager ce que nous avons appelé un diagramme picturo-théâtral : nous avons montré que ce diagramme agit à la manière d’un filtre ou d’un tamis, du chaos pré-théâtral à la création d’un espace-temps idiosyncratique où vont pouvoir évoluer des Figures de théâtre d’une nature nouvelle, qui empruntent à la fois à la peinture et à la scène.
La notion de parabole est ce qui permet de comprendre le mieux en quoi consiste le diagramme picturo-théâtral de Romeo Castellucci. C’est la structure de la parabole qui l’intéresse en particulier : on sort de l’exercice de la comparaison pour travailler l’articulation d’éléments dont les significations symboliques varient en fonction du cadre dans lequel ils sont inclus. Sur les plateaux de Romeo Castellucci, ces éléments sont désormais des éléments plastiques : ce sont des paraboles d’images que construit le metteur en scène italien. Le jeu dans le fonctionnement du symbole que permet la parabole intéresse en particulier Castellucci, qui crée un théâtre où les invariants qui reviennent sur scène ne cessent de changer de signification pour rester au plus près de l’expression d’une Idée elle aussi toujours fluctuante, en fonction de celui qui l’émet, de celui qui la reçoit, et du contexte de réception. Ces cadres modulables que crée Castellucci permettent aussi d’instaurer des échos entre ses différents spectacles, et les spectateurs qui peu à peu se construisent une banque des images castellucciennes peuvent ainsi faire résonner en eux ces significations multiples des objets, des personnages, des couleurs et des fluides qui voyagent d’une création à l’autre. Enfin, ce théâtre de paraboles met au monde un corps allégorique, incarnation des Idées 406affectives que Castellucci veut donner à appréhender. La « troisième Image » que le metteur en scène se donne comme but ultime, cette image « ni visible ni sensible » qui naît entre le spectacle et le spectateur, est selon nous cette Idée affective, portée par le corps allégorique que crée Romeo Castellucci : ce corps qui, en traversant les strates d’une histoire occidentale de la peinture, arrive des commencements chargé de ces affects qu’elle n’a cessé de représenter, et en nous regardant, nous amène à nous interroger sur notre rapport à eux. C’est donc en même temps un corps-icône, venu du fond des âges, qui pose un regard sur les spectateurs.
Le diagramme picturo-théâtral de Jan Fabre semble quant à lui tout entier issu de la peinture flamande. Le chemin est inverse de celui opéré par Romeo Castellucci. Castellucci en effet part d’un diagramme littéraire, et l’adapte à un mode de création fondé sur la mise en jeu d’éléments picturaux. Fabre, lui, part d’un diagramme uniquement pictural, et l’adapte aux enjeux de son théâtre. Il déjoue la profondeur de la scène et l’ordonnancement perspectif qu’elle appelle en travaillant sur une double partition, entre haut et bas, et en triptyque. Il travaille aussi le passage d’un ordre chorégraphique qui caractérise l’ouverture de ses spectacles à un joyeux chaos qui rappelle ceux créés en particulier par Jérôme Bosch. Ce passage de l’ordre au chaos est redoublé par un invariant qui vient cette fois-ci plutôt de l’écrit, et qui est le récit de l’Apocalypse. Fabre ne cesse de le mettre en images, de ses variations sur l’épisode diluvien au chevalier à l’épée de l’Histoire des larmes, en passant par les harpes des anges, les mers de cristal ou les mers de sang qui apparaissent sur ses plateaux au fur et à mesure de ses créations. Fabre tord non seulement ses espaces, mais également les corps de ses performeurs, s’inscrivant en cela, de son propre aveu, dans « une ligne génétique » flamande qui irait de Van der Weyden à Rubens. Ce diagramme picturo-théâtral a pour objectif, après l’épisode du Déluge qui permet un nouveau départ, de créer un monde tout aussi déstructuré que celui que l’on découvre chez un Jérôme Bosch, un monde sans cadres et sans limites, où le corps est remis complètement en liberté et où l’on peut rencontrer les chimères les plus étranges. Au sein de ce non-ordonnancement peut advenir la Figure fabrienne, « statue de chair et de sang » à la rencontre entre la peinture et la vie réelle. Ce corps suintant achève le paradoxal fantasme fabrien : remettre en liberté les corps de chair comme de peinture, en donnant au corps de chair un 407espace d’expression libre de ses désirs et de ses pulsions, et en rendant le corps de peinture fluide, tout en gardant sur eux l’absolu contrôle d’un créateur qui se pense en démiurge contemporain.
Vincent Macaigne enfin, dans une démarche caractéristique de notre période contemporaine, conjugue peinture et théâtre dans un diagramme picturo-théâtral post-moderne où, dans un devenir-fluide qui affecte tout le plateau, a lieu une remise à égalité de tous les éléments scéniques : décors, objet et acteurs sont emportés dans un raz-de-marée de matières liquides et de fumée. C’est précisément ce devenir-fluide du plateau, qui finit par affecter les spectacles eux-mêmes – où la question de la diffraction, notamment dans les dernières créations, tient un rôle majeur – qui brouille la position du metteur en scène en même temps que son discours. Ainsi, si nous avons repéré chez lui aussi des invariants qui ont à voir avec la Création du monde, alors qu’il utilise dans ses spectacles une rhétorique empruntée aux Évangiles, et qu’il revient de manière obsessionnelle sur des Figures d’Annonciation et de Mère à l’enfant, il est toujours à la fin difficile de déterminer si l’advenue d’une parole nouvelle est caricaturée, moquée, ou bien au contraire souhaitée. De même, il est difficile de poser une hiérarchie entre les différents discours hurlés par ses comédiens, tant des discours parfois incompatibles sont portés avec la même urgence (ainsi des tirades d’Hippolyte, d’Aglaïa et du prince dans Idiot !). C’est finalement ce corps hurlant qui apparaît comme la Figure centrale de ses créations, mise au monde par ce diagramme picturo-théâtral du devenir-fluide : il s’agit moins de poser sur le monde un discours articulé que de parler pour être entendu, pour « dire qu’on a été vivant, qu’on a existé ici et maintenant, à cette époque-là », pour reprendre les paroles du metteur en scène lui-même. Le corps hurlant prolonge ainsi les déversements et les jets de matières qui organisent l’espace du plateau, et qui font trace. Cette Figure du Déversement, véhicule d’une parole nouvelle sans contenu spécifique, qui hurle à tout le monde qu’elle est là, est peut-être une des dernières formes de la Présence sur scène. Après le corps icône de Castellucci qui vient poser sur nous un regard et le corps suintant de Fabre qui redonne vie à des êtres de peinture, ce corps hurlant est lui aussi une image sans ressemblance, qui hante le plateau comme pure présence.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14181-5
- EAN : 9782406141815
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14181-5.p.0405
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/11/2022
- Langue : Français