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Classiques Garnier

Conclusion de la quatrième partie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Peinture sur scène. Dramaturgies plastiques contemporaines
  • Pages : 405 à 407
  • Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 28
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406141815
  • ISBN : 978-2-406-14181-5
  • ISSN : 2275-2978
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14181-5.p.0405
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/11/2022
  • Langue : Français
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Conclusion
de la quatrième partie

Lhypothèse selon laquelle les processus mis en œuvre par les peintres de la catastrophe dans leurs toiles permettaient déclairer la manière dont sordonnent les plateaux de nos metteurs en scène a donc été opérante. Nous avons réussi, pour chacun, à dégager ce que nous avons appelé un diagramme picturo-théâtral : nous avons montré que ce diagramme agit à la manière dun filtre ou dun tamis, du chaos pré-théâtral à la création dun espace-temps idiosyncratique où vont pouvoir évoluer des Figures de théâtre dune nature nouvelle, qui empruntent à la fois à la peinture et à la scène.

La notion de parabole est ce qui permet de comprendre le mieux en quoi consiste le diagramme picturo-théâtral de Romeo Castellucci. Cest la structure de la parabole qui lintéresse en particulier : on sort de lexercice de la comparaison pour travailler larticulation déléments dont les significations symboliques varient en fonction du cadre dans lequel ils sont inclus. Sur les plateaux de Romeo Castellucci, ces éléments sont désormais des éléments plastiques : ce sont des paraboles dimages que construit le metteur en scène italien. Le jeu dans le fonctionnement du symbole que permet la parabole intéresse en particulier Castellucci, qui crée un théâtre où les invariants qui reviennent sur scène ne cessent de changer de signification pour rester au plus près de lexpression dune Idée elle aussi toujours fluctuante, en fonction de celui qui lémet, de celui qui la reçoit, et du contexte de réception. Ces cadres modulables que crée Castellucci permettent aussi dinstaurer des échos entre ses différents spectacles, et les spectateurs qui peu à peu se construisent une banque des images castellucciennes peuvent ainsi faire résonner en eux ces significations multiples des objets, des personnages, des couleurs et des fluides qui voyagent dune création à lautre. Enfin, ce théâtre de paraboles met au monde un corps allégorique, incarnation des Idées 406affectives que Castellucci veut donner à appréhender. La « troisième Image » que le metteur en scène se donne comme but ultime, cette image « ni visible ni sensible » qui naît entre le spectacle et le spectateur, est selon nous cette Idée affective, portée par le corps allégorique que crée Romeo Castellucci : ce corps qui, en traversant les strates dune histoire occidentale de la peinture, arrive des commencements chargé de ces affects quelle na cessé de représenter, et en nous regardant, nous amène à nous interroger sur notre rapport à eux. Cest donc en même temps un corps-icône, venu du fond des âges, qui pose un regard sur les spectateurs.

Le diagramme picturo-théâtral de Jan Fabre semble quant à lui tout entier issu de la peinture flamande. Le chemin est inverse de celui opéré par Romeo Castellucci. Castellucci en effet part dun diagramme littéraire, et ladapte à un mode de création fondé sur la mise en jeu déléments picturaux. Fabre, lui, part dun diagramme uniquement pictural, et ladapte aux enjeux de son théâtre. Il déjoue la profondeur de la scène et lordonnancement perspectif quelle appelle en travaillant sur une double partition, entre haut et bas, et en triptyque. Il travaille aussi le passage dun ordre chorégraphique qui caractérise louverture de ses spectacles à un joyeux chaos qui rappelle ceux créés en particulier par Jérôme Bosch. Ce passage de lordre au chaos est redoublé par un invariant qui vient cette fois-ci plutôt de lécrit, et qui est le récit de lApocalypse. Fabre ne cesse de le mettre en images, de ses variations sur lépisode diluvien au chevalier à lépée de lHistoire des larmes, en passant par les harpes des anges, les mers de cristal ou les mers de sang qui apparaissent sur ses plateaux au fur et à mesure de ses créations. Fabre tord non seulement ses espaces, mais également les corps de ses performeurs, sinscrivant en cela, de son propre aveu, dans « une ligne génétique » flamande qui irait de Van der Weyden à Rubens. Ce diagramme picturo-théâtral a pour objectif, après lépisode du Déluge qui permet un nouveau départ, de créer un monde tout aussi déstructuré que celui que lon découvre chez un Jérôme Bosch, un monde sans cadres et sans limites, où le corps est remis complètement en liberté et où lon peut rencontrer les chimères les plus étranges. Au sein de ce non-ordonnancement peut advenir la Figure fabrienne, « statue de chair et de sang » à la rencontre entre la peinture et la vie réelle. Ce corps suintant achève le paradoxal fantasme fabrien : remettre en liberté les corps de chair comme de peinture, en donnant au corps de chair un 407espace dexpression libre de ses désirs et de ses pulsions, et en rendant le corps de peinture fluide, tout en gardant sur eux labsolu contrôle dun créateur qui se pense en démiurge contemporain.

Vincent Macaigne enfin, dans une démarche caractéristique de notre période contemporaine, conjugue peinture et théâtre dans un diagramme picturo-théâtral post-moderne où, dans un devenir-fluide qui affecte tout le plateau, a lieu une remise à égalité de tous les éléments scéniques : décors, objet et acteurs sont emportés dans un raz-de-marée de matières liquides et de fumée. Cest précisément ce devenir-fluide du plateau, qui finit par affecter les spectacles eux-mêmes – où la question de la diffraction, notamment dans les dernières créations, tient un rôle majeur – qui brouille la position du metteur en scène en même temps que son discours. Ainsi, si nous avons repéré chez lui aussi des invariants qui ont à voir avec la Création du monde, alors quil utilise dans ses spectacles une rhétorique empruntée aux Évangiles, et quil revient de manière obsessionnelle sur des Figures dAnnonciation et de Mère à lenfant, il est toujours à la fin difficile de déterminer si ladvenue dune parole nouvelle est caricaturée, moquée, ou bien au contraire souhaitée. De même, il est difficile de poser une hiérarchie entre les différents discours hurlés par ses comédiens, tant des discours parfois incompatibles sont portés avec la même urgence (ainsi des tirades dHippolyte, dAglaïa et du prince dans Idiot !). Cest finalement ce corps hurlant qui apparaît comme la Figure centrale de ses créations, mise au monde par ce diagramme picturo-théâtral du devenir-fluide : il sagit moins de poser sur le monde un discours articulé que de parler pour être entendu, pour « dire quon a été vivant, quon a existé ici et maintenant, à cette époque-là », pour reprendre les paroles du metteur en scène lui-même. Le corps hurlant prolonge ainsi les déversements et les jets de matières qui organisent lespace du plateau, et qui font trace. Cette Figure du Déversement, véhicule dune parole nouvelle sans contenu spécifique, qui hurle à tout le monde quelle est là, est peut-être une des dernières formes de la Présence sur scène. Après le corps icône de Castellucci qui vient poser sur nous un regard et le corps suintant de Fabre qui redonne vie à des êtres de peinture, ce corps hurlant est lui aussi une image sans ressemblance, qui hante le plateau comme pure présence.