Tomachevski Motivation, organicité et vraisemblance
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Motivation littéraire. Du formalisme russe au constructivisme
- Pages : 175 à 222
- Collection : Théorie de la littérature, n° 27
Tomachevski
Motivation, organicité et vraisemblance
Tomachevski
Théorie de la littérature de Tomachevski, publié en 1925, est un ouvrage de vulgarisation, censé faire office de manuel littéraire. Dans une lettre adressée à Chklovski, l’auteur déclare que « ce livre ne s’adressait ni aux formalistes ni à nos élèves, car notre devoir est de poser des problèmes, et pas de disposer des faits dans des cases toutes prêtes1 ». De ce fait, il est difficile de juger à quel degré on doit considérer les principes présentés comme illustratifs de ses propres conceptions théoriques. Quoi qu’il en soit, son chapitre « Thématique », qui fait partie de cet ouvrage, s’est montré capital pour la théorisation de la motivation et pour la narratologie plus généralement, dans le structuralisme français d’abord et plus tard chez les théoriciens du récit2. Nous allons partir de sa définition générale de la motivation littéraire, dont le rôle est, selon lui, de lier les motifs du récit entre eux. Afin de bien comprendre cette définition, on se rappellera que les « motifs » désignent pour Tomachevski (2001, p. 273) « les plus petites particules du matériau thématique », et non le motif d’agir du personnage ou un topos littéraire :
Le système de motifs qui constituent la thématique d’une œuvre doit présenter une unité esthétique. Si les motifs ou le complexe des motifs ne sont pas 176suffisamment coordonnés dans l’œuvre, si le lecteur reste insatisfait du lien entre ce complexe et l’œuvre entière, on dit que ce complexe ne s’intègre pas à l’œuvre. Si toutes les parties de l’œuvre sont mal coordonnées, l’œuvre se dissout.
C’est pourquoi l’introduction de tout motif particulier ou de chaque ensemble de motifs doit être justifiée (motivée). Le système de procédés qui justifie l’introduction de motifs particuliers et de leurs ensembles s’appelle motivation. (ibid., p. 286)
En quelques lignes, Tomachevski énonce « système » (deux fois), « coordonnés » (deux fois), « unité », « lien » et « s’intègre ». De ce fait, il se rapproche de Tynianov, qui insistait sur la compatibilité de la motivation avec les autres éléments du texte et avec le texte comme système3. Il marque du même coup un déplacement méthodologique significatif par rapport à Chklovski. Certes, ce dernier note lui aussi que la motivation contribue à former une certaine cohérence du récit, mais il considère ce fait dans une autre perspective, caractéristique de la phase initiale des formalistes. Pour Chklovski, la cohérence est « atomique », isolée, toujours liée (et vue par rapport) à la réalisation d’un procédé artistique. Elle est aussi dépourvue de valeur. Même si un schéma motivant se répète dans le récit (comme le rôle central de Don Quichotte pour nouer les épisodes isolés), la cohérence qui en est la conséquence ne représente pas un critère essentiel pour apprécier la composition « bien faite ». Tout au plus, la présence réitérée de la motivation signale la fabrication du récit. Chez Tomachevski, la cohérence est essentielle pour créer l’impression du vraisemblable (« doit présenter », « doit être justifiée »). L’emploi de la motivation concerne tous les éléments diégétiques (« l’introduction de tout motif particulier ou de chaque ensemble de motifs doit être justifiée »). Elle construit donc l’organicité du récit, principe central chez Tomachevski, comme le souligne Escola (2009). Dans les mots de Sternberg (2012, p. 376-382), le foyer de la motivation passe de l’idée de couverture (prétexte) chez Chklovski à celle de la cohérence (textuelle) chez Tomachevski.
Comme nous l’avons déjà mentionné en passant, Tomachevski esquisse une tripartition de la motivation : compositionnelle, réaliste et artistique4. 177Cette catégorisation apparaît souvent dans les ouvrages de référence, avec un degré variable d’exactitude, pour illustrer la définition de la motivation chez les formalistes, envisagés comme un collectif5. La motivation compositionnelle a déjà fait l’objet d’une explication dans notre section méthodologique du premier chapitre, puisqu’elle est à l’origine de notre motivation endodiégétique. Si les deux autres variantes rappellent les deux modes de la motivirovka développés par Chklovski, il subsiste néanmoins quelques différences à souligner.
La motivation réaliste concerne la justesse et la probabilité du motif par rapport au réel, d’après le jugement du public. Elle se concrétise en motifs qui insistent sur la véracité du récit : tel manuscrit, qui forme l’essentiel du récit, a été trouvé ; telle mention d’une personne ou d’un évènement historique rehausse l’impression que l’histoire se déroule ou aurait pu se dérouler dans la société réelle, etc. Quant à l’épithète « réaliste », précisons deux choses. Premièrement, la différence entre Chklovski et Tomachevski ne réside pas dans la nomination. Il est vrai que Tomachevski (1928, p. 146) emploie en effet le terme de realisticheskaya au lieu de bytovoe, mais c’est sans doute parce que la notion figure dans un ouvrage de vulgarisation : la notion de Chklovski aurait certainement demandé plus d’explications6. Deuxièmement, l’appellation « réaliste » est de nature relative chez Tomachevski (2001, p. 291), comme on le voit dans sa question posée : « Pourquoi peut-on appliquer le qualificatif de réaliste à chaque école (et en même temps à aucune d’entre elles) ? » La réponse en est que ce jugement change durant l’Histoire. Le terme « réaliste » dénote donc une motivation qu’un certain public, à une certaine époque, ayant une certaine attente, trouve vraisemblable et non un certain type de vraisemblance ou de discours narratif qui seraient à trouver uniquement chez des auteurs dits « réalistes ».
La modification théorique s’appréhende par cette façon relative de concevoir la motivation « commune ». Chklovski utilisait la réponse du lecteur implicite comme élément et outil de ses analyses ; chez Tomachevski, qui semble reprendre les pensées de Tynianov, le lecteur réel entre dans la théorisation comme pôle dominant de la communication littéraire. 178Le raisonnement conduit inévitablement à la question de la réception de l’œuvre et à la perspective historique. Dans cette évolution littéraire, l’opinion du public décide du degré de la vraisemblance du texte, qui est la propriété essentielle de la réussite de l’écrivain : « Sachant bien le caractère inventé de l’œuvre, le lecteur exige cependant une certaine correspondance avec la réalité et il voit la valeur de l’œuvre dans cette correspondance » (ibid., p. 289)7.
La motivation acquiert sa propre valeur dans la création artistique, au lieu d’être reléguée au rôle de simple camouflage des procédés artistiques. Chez Chklovski, l’ancrage du réel est plus ou moins une formalité, un simple renvoi, un prétexte sans valeur propre et surtout un emploi à noter sans le problématiser. Chez Tomachevski, la motivation réaliste doit impérativement assurer l’exigence fondamentale de la vraisemblance. Autrement dit, ce qui était une dimension (au mieux) secondaire chez Chklovski devient chez Tomachevski un idiome (ibid.) : « Nous réclamons à chaque œuvre une illusion élémentaire : l’œuvre serait-elle très conventionnelle et artificielle que nous devrions percevoir l’action comme vraisemblable. »
Certes, pour Tomachevski, l’introduction des motifs doit aussi servir à justifier l’emploi des procédés littéraires, ce qui correspond à la motivation artistique (Tomachevski utilise le même terme que Chklovski, chudožestvennaja). L’ostranenie (qu’il prend comme exemple de motivation artistique) et d’autres procédés gardent leur place dans la création littéraire. Mais, au lieu d’avoir comme but principal de déformer l’image du réel (ou de la littérature) afin de créer de la littérarité, l’auteur doit, selon Tomachevski (ibid., p. 290), trouver un équilibre entre l’introduction des procédés artistiques et l’acceptation du public : « puisque les lois de composition du sujet n’ont rien de commun avec la probabilité, chaque introduction de motifs est un compromis entre cette probabilité objective et la tradition littéraire » (comme on le voit par cette citation, l’attente du public concerne l’image du réel tout autant que l’image de la fiction). L’emploi d’un procédé, tout novateur qu’il soit, ne doit nuire ni 179à l’effet de vraisemblance ni à la cohérence du récit. Par conséquent, il se crée un conflit de composition qui n’est pas présent chez Chklovski, pour qui la vraisemblance n’est pas une valeur à considérer pour juger la qualité du texte littéraire.
De cette manière, la motivation réaliste acquiert aussi un statut plus indépendant : elle n’est plus aussi clairement dépendante de la finalité artistique. En effet, par la présentation séparée des différentes variantes de la motivation chez Tomachevski, on peut avoir l’impression que certaines motivations diégétiques seraient seulement réalistes ou non. Il n’est qu’un pas à franchir pour étudier la fidélité au réel de la motivation uniquement par rapport au cadre de référence mimétique plutôt que d’envisager son rôle comme prétexte dans une perspective téléodiégétique. La question est de savoir dans quelle mesure le texte présente un monde réel par l’emploi d’une motivation conséquente, ce qui crée un pont avec les écrits de Jakobson tout aussi bien qu’avec les théories du monde possible8.
En résumé, la réorientation présentée par Tomachevski dans son ouvrage de vulgarisation entraîne plusieurs conséquences importantes pour la théorisation de la motivation. La dominante Chklovski, qui se centrait sur le procédé artistique justifié par l’explication dans l’histoire racontée, est désormais remplacée par la dominante Tomachevski, qui accentue le rôle essentiel joué par la motivation pour assurer l’organicité du récit, à la fois locale et globale, ainsi que pour créer l’impression du vraisemblable, d’après l’opinion du public. Cette façon d’aborder la motivation marque un changement plus substantiel qu’il ne paraît à première vue, car elle implique une répartition considérable du poids donné aux différents aspects de la motivation9. Cette redirection théorique établit la base de la réflexion postformaliste sur la vraisemblance et la naturalisation du récit, où le matériau est à considérer en premier lieu par rapport aux cadres de référence mimétique et idéologique, et bien moins par rapport à l’introduction des procédés littéraires.
180(D’)après Tomachevski
Tomachevski a été suivi implicitement par Genette (1968), dans son essai séminal sur la vraisemblance et la motivation (« L’équation de Genette »), et explicitement par Culler (2002), dans son étude stimulante sur la vraisemblablisation du récit (« La naturalisation de Culler »). À la suite de ces études, la narratologie plus récente a investi la motivation référentielle, et surtout psychologique, dans les domaines de l’analyse du récit, du scriptible et du cognitif (« L’actualisation constructiviste »).
L’équation de Genette
Du fait que l’essai de Genette est si éclectique, il a déjà figuré dans nos remarques sur la gratuité de la motivation comme prétexte (Chklovski) et la réponse du public face à l’œuvre littéraire d’après son cadre de référence idéologique (Tynianov). S’il fallait attribuer une dominante à son essai, ce serait toutefois celle de Tomachevski, en raison de l’association de la motivation avec l’idée de la vraisemblance à produire auprès du public. Sans mettre en cause les nombreuses remarques pertinentes de Genette sur les textes analysés, il nous faudra considérer la validité de sa tentative de systématiser les rapports qui existeraient selon lui entre l’emploi de la motivation comme stratégie narrative et la réaction du public. Selon l’équation finale de l’essai, la vraisemblance serait le résultat du « profit » de la motivation dans la composition, comparée au « coût » de son emploi (cela reprend parfaitement le raisonnement de Tomachevski sur la motivation réaliste et artistique, comme nous venons de le voir).
Pour arriver à ce résultat, Genette (1968, p. 8-9) esquisse l’existence de trois récits types : le récit vraisemblable est un texte « dont les actions répondent, comme autant d’applications ou de cas particuliers, à un corps de maximes reçues comme vraies par le public auquel il s’adresse […] », alors que le récit arbitraire se trouve « à l’autre bout de la chaîne, c’est-à-dire à l’extrême opposé » ; le récit motivé se définit quant à lui comme suit :
[…] trop éloigné des poncifs du vraisemblable pour se reposer sur le consensus de l’opinion vulgaire, mais en même temps trop attaché à l’assentiment de 181cette opinion pour lui imposer sans commentaire des actions dont la raison risquerait alors de lui échapper.
L’emploi du terme récit par Genette nous conduit vers le problème principal de sa systématisation de la motivation. Pour commencer, le terme est pris dans plusieurs sens (fait non explicité dans l’essai). Le terme désigne l’histoire, étant donné que Genette définit les trois récits types d’après leur correspondance avec l’image du réel chez le public : le récit vraisemblable confirme cette image, le récit arbitraire la contredit, le récit motivé se trouve entre les deux. Pour les deux premières variantes (récit vraisemblable et récit arbitraire), le terme de récit correspond à une composition sans diégésis (dans le sens de Platon). La motivation y est par définition absente (mais peut être implicite). C’est que Genette considère la motivation comme une sorte d’ajout discursif, adjectif à prendre dans le sens du discours de Benveniste (1966), du commentaire de Weinrich (1973) ou encore du fameux telling, à opposer au showing. Dans le syntagme « récit motivé », le terme récit doit correspondre plus généralement au texte narratif ou bien à tout passage du texte qui relate une action.
S’il est légitime d’employer une notion dans plusieurs sens, il convient d’éviter d’établir des rapports figés entre eux, surtout s’ils répondent à des critères hétérogènes. Ce problème, uniquement noté par Sternberg (2012, p. 400-405), qui procède à une critique sévère de la construction théorique de Genette, se présente comme une distribution trop générale de suppositions. Les définitions des récits types présupposent en fait la parfaite harmonisation entre (1) la manifestation concrète du texte, (2) l’intention de l’auteur et (3) l’appréciation du public, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans toutes les œuvres générales et ce qui se défend également mal au niveau théorique10. Prenons l’exemple du récit motivé. Si le récit contient des motivations, celles-ci sont par définition explicites et appartiennent par définition au discours, selon la construction structuraliste de Genette. Dans ce cas, l’auteur a par définition senti le besoin de persuader le public à accepter un contenu qui se présentait par définition comme susceptible de susciter des réactions négatives. En déconstruisant quelque peu son propre modèle, Genette cherche même 182à démontrer, avec emphase, que le récit motivé chez Balzac (du point de vue de la manifestation textuelle) est en fait un récit arbitraire (du point de vue de l’analyse de Genette).
Le raisonnement des trois récits types présente alors un exemple canonique de ce que Sternberg (2012) appelle package deals, des « forfaits » par lesquels le chercheur « offre » une construction toute faite où des éléments du discours narratif s’associent par définition à tel procédé formel, à telle fonction ou à tel effet de lecture. Aussi les critiques ont-ils montré que ce système est à nuancer, même pour ce qui est de l’écriture de Balzac, qui est pourtant l’auteur modèle de Genette. Tout en soutenant la thèse de Genette, Bordas (1997) élucide la présence chez Balzac d’une certaine polyphonie réfléchie, plus indécise et sans foyer stable, qui complète l’image de l’auteur énonciateur autoritaire, monologique, d’apparence objective. Dans sa belle étude de la « médiation narratoriale » (proche de notre « motivation auctoriale »), Couleau (2020) s’oppose avec raison au principe de voir les intrusions balzaciennes comme de simples prétextes pour sauver arbitrairement la vraisemblance. Selon elle, l’enjeu est bien plus complexe :
Le rapport du particulier au général, de l’action aux principes qui la sous-tendent, n’est pas un simple trompe-l’œil à l’usage du lecteur, mais une invitation à rapporter l’enchaînement des actions à un cadre plus large dans lequel elles font sens : celui de l’étude des mœurs. (Couleau, 2020)
En d’autres termes, le récit balzacien ne tend pas nécessairement vers une vraisemblablisation autoritaire d’un réel transparent. Il implique toute une réflexion sur le fond des références utilisées et les valeurs communiquées par le biais du cadre mimétique. Enfin, rappelons le danger d’entreprendre une lecture anachronique de Balzac, esthétiquement parlant, qui consisterait à évaluer son écriture d’après les principes mis en avant par ses successeurs, notamment par Flaubert et Zola, prônant l’impassibilité et l’absence de l’auteur. Tout en étant novateur par son entreprise romanesque, l’auteur du Père Goriot suit naturellement, du moins en partie, la tradition romanesque du xviiie siècle, dans laquelle les considérations sur la vraisemblance, la mimésis et la narration sont loin de répondre aux préceptes réalistes ou naturalistes.
Dans une perspective plus générale, Booth (1983, p. 169-209) évoque un bon nombre de récits où le narrateur intervient sous forme de 183commentaire direct ou indirect pour assurer d’autres fonctions que de faire passer une action non conforme à l’attente du public : informer, préciser, résumer, souligner, instaurer une ambiance, commenter le récit et ainsi de suite. En d’autres mots, il n’est pas nécessaire de voir les intrusions de Balzac comme des tentatives de modifier la position idéologique du public afin qu’elle se rapproche de la vision du réel illustrée par le récit (qui risquerait, par définition, de ne pas être acceptée par le public, d’après la construction théorique de Genette). Il peut tout aussi bien s’agir de renseignements plus ou moins neutres, ce qui serait d’ailleurs la tendance de la littérature réaliste du xixe siècle, selon Chatman (1978)11. Comme le montre Booth (1983), les commentaires peuvent également renforcer l’opinion déjà existante chez le public, sans chercher à le persuader ou le faire changer d’opinion12. À l’inverse, il est difficile de voir comment on pourrait restreindre la motivation littéraire à ne concerner que le discours seul, même en employant cette notion de manière bien généreuse. On se rappelle, par exemple, que le fait d’inclure simplement des motifs, et donc de les montrer au lecteur ou au public, était à l’origine de la motivation compositionnelle de Tomachevski. Pour Chklovski (1990), l’auberge dans Don Quichotte joue un rôle motivant évident : c’est un endroit naturel pour faire rencontrer des personnages de toutes sortes et insérer divers récits encadrés13.
Pour ce qui est du jugement du public, le modèle de Genette se complique encore. Pour commencer, il reste seulement opérationnel si l’on compte avec un public collectif, univoque, qui partage les mêmes valeurs et qui juge l’œuvre en bons structuralistes : le récit est soit 184vraisemblable soit arbitraire. L’opposition binaire ne laisse aucune place à une échelle continue d’attentes et de réponses. Mais la difficulté principale est que le récit motivé occupe une position instable dans la construction de Genette : si l’on l’envisage d’après la réception du public, il se range définitivement comme soit vraisemblable soit arbitraire (à moins que l’équation n’aboutisse à un « profit » et un « coût » égaux) ; si l’on le considère comme le résultat de la création de l’auteur, il désigne un état temporaire qui se trouve entre le vraisemblable et l’arbitraire (l’auteur estime que le contenu risque de ne pas être accepté par le public, d’où l’insertion de motivations). Le récit motivé peut donc logiquement être ou devenir un récit vraisemblable ou un récit arbitraire. De surcroît, le récit vraisemblable peut être motivé (si l’équation est « positive ») ou immotivé (mais vraisemblable grâce à la motivation implicite). C’est pourquoi il semble plus logique de compter avec quatre récits types, où un premier critère de distinction concerne le contenu du récit (vraisemblable ou non) jugé par le public et le deuxième la forme manifeste du récit (motivé ou non)14.
On peut encore se demander comment mesurer le résultat de l’équation, compte tenu de tous les paramètres que Genette (1968, p. 6) énumère pour cerner la vraisemblance :
Ainsi les bienséances internes se confondent-elles avec la conformité, ou convenance, ou propriété de mœurs exigée par Aristote, et qui est évidemment un élément de la vraisemblance […]. En fait, vraisemblance et bienséance se rejoignent sous un même critère, à savoir, « tout ce qui est conforme à l’opinion du public ». Cette « opinion », réelle ou supposée, c’est assez précisément ce que l’on nommerait aujourd’hui une idéologie, c’est-à-dire un corps de maximes et de préjugés qui constitue tout à la fois une vision du monde et un système de valeurs.
Genette esquisse ici une véritable parataxe conceptuelle : les bienséances internes, c’est pratiquement la même chose que la conformité aux mœurs, qui fait partie de la vraisemblance et correspond à l’opinion du public, c’est-à-dire à l’idéologie, qui est un corps de maximes à rapprocher d’une vision du monde et d’un système de valeurs. Cet essai, très synthétique, montre jusqu’à quel point on doit problématiser la réception du public, mais conduit en même temps à une assimilation de notions importantes. 185S’il est vrai qu’on ne saurait parler du vraisemblable sans tenir compte de tous ces paramètres mentionnés, il n’en est pas moins vrai qu’il ne faudra pas les confondre, car ils sont loin d’être synonymes15.
Enfin Genette illustre ses récits types par des variantes de la fameuse phrase : « La marquise sortit à cinq heures » (attribuée à Valéry par Breton dans son Manifeste du surréalisme). Comme l’a remarqué Sternberg (2012), la dimension téléodiégétique y semble absente : c’est la plausibilité de l’action en tant que telle qui est mise en relief16. Pour Sternberg, le point central chez Genette est, au fond, de décider si les motifs d’agir du personnage sont acceptables ou non, suivant l’image du réel chez le public. Autrement dit, le public doit avant tout se demander si Balzac a raison de prétendre qu’« All is true » au début du Père Goriot, et non tant évaluer le degré de l’adéquation mimétique d’un élément narratif par rapport à sa « valeur » dans une perspective de finalité narrative.
On pourrait objecter à Sternberg que la « fonction » dans l’équation de Genette renvoie au principe téléologique de la composition. Toutefois, est-ce vraiment en premier lieu l’estimation de la valeur de la motivation diégétique par rapport à l’effet de composition qu’elle est censée justifier qui décide de l’effet de la vraisemblance ? Pour commencer, peser la valeur de la motivation par rapport à sa finalité esthétique présuppose que le lecteur connaisse la fin de l’histoire. Certes, le lecteur peut dénoncer le procédé s’il sent que c’est un artifice qui va conduire à un certain effet dans l’histoire, mais il doit néanmoins attendre sa réalisation (ou non) dans le récit. En revanche, la seule configuration du récit provoque certainement l’inacceptation du lecteur dans bien des cas. Par exemple, si Fogg et Passepartout changeaient de rôles et de personnalités (incohérence endodiégétique) au milieu du Tour du monde en quatre-vingts jours, ou si Verne présentait des Scandinaves dans les villes passées (anomalie exodiégétique), il est à parier que le lecteur réagirait devant ces faits étonnants sans nécessairement réfléchir sur leur fonction narrative éventuelle ni mesurer le « coût » de ces aspects narratifs par rapport à la « valeur » de leur utilité à l’intrigue.
186S’impose enfin une réflexion sur la forme de la motivation, qui joue certainement un rôle important dans l’appréhension des procédés de l’auteur : l’ordre motivé-motivant présente la motivation d’une autre façon que l’ordre motivant-motivé. Par exemple, une version alternative de Madame Bovary, où l’on apprenait subitement qu’Emma a commencé de revoir Léon, suivi par un certain nombre de motivants rétrospectifs (« En fait, ils s’étaient rencontrés au théâtre de Rouen, par l’intermédiaire de Charles, qui y avait amené Emma, malgré sa résistance initiale – d’ailleurs Charles avait reçu une somme d’argent inopiné –, d’après la suggestion de Homais, qui avait discuté avec Bournisien… »), provoquerait certainement une autre impression de lecture que la version originale. Pourtant, les éléments de la motivation sont les mêmes. Si le « coût » de la motivation augmente, cela est ici dû à la discursivité seule.
Dans son bilan critique, Sternberg (2012, p. 405) qualifie les idées de Genette sur la motivation comme « étranges » (odd). Sans utiliser ce qualificatif, nous dirions que ses remarques sur les récits analysés sont plus pertinentes que sa tentative structuraliste de « disposer des faits dans des cases toutes prêtes », pour emprunter la formule de Tomachevski. La vraisemblance (nous préférons en fait parler de l’acceptation du lecteur) se résume mal en additionnant des notions plus ou moins apparentées : le degré de vraisemblance, selon tel lecteur, est aussi le résultat de la relation, bien complexe, qu’entretient la motivation diégétique avec les cadres exodiégétiques (et non seulement avec l’idéologie du public) et l’effet téléologique, auxquels il faut ajouter les paramètres de la morphologie de la motivation et la structure du récit.
Par association à Genette, on doit aussi mentionner le fameux effet de réel de Barthes (1968), qui a pour seule fonction de signaler le réel à travers un élément autrement inutile au récit. Ce serait sans doute le procédé le plus radical de la motivation réaliste de Tomachevski, mais qu’on ne doit pourtant pas confondre avec celle-ci, comme le semble faire Culler (2002)17. Comme il est dépourvu de fonction indicielle (dans la configuration du récit) ou de fonction narrative (pour l’action de l’histoire), l’effet de réel est à classer comme une motivation diégétique 187uniquement si l’on conçoit la motivation téléodiégétique comme mimétique (et c’est ce que semble indiquer le terme de Barthes). Si l’ancrage du réel ne se présente pas comme l’objectif primaire du récit, il faudrait plutôt parler d’intégration que de motivation (voir la section suivante).
Pour faire le pont avec Culler (2002), il faut aussi revenir, encore une fois, sur les caractéristiques du discours réaliste de Hamon (1982). Les traits no 2, 3, 4 (en partie) et 8 montrent des parentés avec la motivation réaliste de Tomachevski : le rôle important de la motivation psychologique pour la cohérence narrative, l’apport de l’Histoire contemporaine au récit (comme la mention de personnes réelles, de lieux ou d’évènements), l’emploi de noms à connotation sociale. Si ces variantes dépassent le simple renvoi au réel pour occuper une fonction dans la mise en intrigue, elles prennent complètement part à la stratégie motivante du récit dans une perspective artistique. Cette problématique est à poursuivre à travers la notion de la « naturalisation » chez Culler, qui montre des parentés avec la « lisibilité » chez Hamon, tout en se rapprochant des idées développées par Genette.
La naturalisation de Culler
Comme Genette, Culler (2002) veut cerner le phénomène de la vraisemblance en tant que tel. L’affiliation entre les deux grands théoriciens est d’autant plus patente que ce dernier considère l’essai de Genette comme peut-être la meilleure étude des rapports qui existent entre la vraisemblance et le modèle culturel d’un public (ibid., p. 169). Cependant, Culler se focalise davantage sur la façon dont la motivation littéraire crée un récit « compréhensible » (intelligible). Au centre ne se trouve plus le jugement idéologique du public, mais les mécanismes de lecture qui rendent possible, d’après la terminologie de Culler, l’opération de naturaliser le texte fictif pour lui donner un sens.
Pour comprendre ce besoin de « naturalisation », il est nécessaire de rappeler la tradition structuraliste et poststructuraliste dans laquelle s’inscrit Culler (2002) dans son ouvrage Structuralist poetics. Cet ouvrage éminent, publié en 1975, se base sur une thèse fortement inspirée de Barthes et de Derrida, commencée à la fin des années 1960. Conformément à l’esprit intellectuel de cette époque, la langue y est conçue comme un système artificiel qui ne saura jamais donner une image parfaite de la 188réalité. Cette coupure entre le langage et le réel est encore élargie par la fiction qui éloigne le texte de la réalité d’un cran supplémentaire pour donner une image différée d’un objet déjà insaisissable en soi. C’est dans ce contexte que Culler pose son axiome fondamental : la littérature est un objet difficile d’accès, un objet qui est, par essence, étrange18. Il revient au lecteur d’arrêter le jeu de différance par des stratégies de naturalisation afin d’attribuer un sens au récit. Le texte se voit ainsi conférer le statut d’objet accessible et possible à investir dans une vision du monde19.
Cette prise de position est particulière, mais se prête bien à certains phénomènes littéraires, à commencer par le cas d’ostranenie, que le lecteur doit en effet « naturaliser » ou du moins rendre moins étrange. L’idée de la naturalisation semble en outre pertinente pour rendre compte de la lecture d’histoires « impossibles », où le monde fictif expose d’autres lois que le monde réel (Alber, 2009), d’histoires inhabituelles, non naturelles (Richardson, 2016), ou encore pour analyser le rôle du narrateur non fiable (Booth, 1961). Birnbaum (1985, p. 150) présente aussi la variante intéressante où le lecteur doit s’accoutumer à une réalité non encore factuelle et difficilement concevable, mais qui doit pourtant arriver, comme la mort. Ces cas mis à part, il semble raisonnable d’adapter le point de vue de Nøjgaard (1996, p. 194-197), pour qui le lecteur accepte normalement la logique de la fiction, à l’exception de l’intervention de certains facteurs externes. Selon le chercheur danois, le fait d’accepter un contrat fictif selon lequel le roman va présenter un discours cohérent au lecteur serait même une condition de lecture20.
Cela veut dire que, dans la grande majorité des cas, le lecteur n’assiste pas à la création ou la naturalisation progressives d’un monde étrange. Il assume dès le départ, et même avant d’avoir ouvert le livre, que l’auteur va lui présenter un monde fonctionnel auquel il doit se référer. Cela 189rappelle le principe de l’« écart minimal » (minimal departure) développé par Ryan (1991, p. 48-60) : en lisant un texte fictif, le lecteur suppose que l’histoire se déroule dans un monde (possible) où règnent les lois du monde réel, à moins que le récit n’indique ouvertement le contraire. Dans cette perspective, le principe constructif qui doit guider l’auteur est moins de préparer la naturalisation du texte par le lecteur que de ne pas dénaturaliser le texte. C’est par ailleurs une pensée centrale dans l’esthétique française au moins à partir du classicisme21.
En tout cas, pour Culler, le texte reste un objet par définition opaque. Il présente quatre mécanismes pour le rendre compréhensible : avec la récupération, le lecteur restaure le texte dans sa totalité, considéré comme une unité signifiante et compréhensible ; la naturalisation rend naturels les aspects étranges du mode discursif ; par la motivation, le texte justifie la présence et le rôle des « unités » (items) du récit, terme qui semble l’équivalent des « motifs » de Tomachevski, car la motivation montre qu’ils ne sont ni arbitraires ni incohérents, mais finalement saisissables si l’on considère leur fonction narrative ; la vraisemblablisation insiste sur les modèles culturels du lecteur. Même si ces quatre termes se centrent sur des aspects différents, ils servent tous à rendre le texte intelligible. Ce processus passe par l’assimilation du texte à d’autres « textes » (la notion du « texte » est prise dans son sens le plus général, incluant toute autre construction sémiotique et même la réalité considérée comme un texte). Étant donné la parenté entre les quatre termes évoqués, Culler choisit de les rassembler sous la notion parapluie de la naturalisation, qui à son tour n’est qu’un autre mot pour vraisemblablisation (la parenté avec Genette est patente ; lui aussi assimilait un grand nombre de phénomènes et de nuances sous le terme de vraisemblance). Cette naturalisation compte cinq niveaux : le réel, la vraisemblance culturelle, le modèle générique, le naturel par convention et la parodie/l’ironie22. Ils reposent tous sur des conventions qui permettent de rendre le texte littéraire moins étrange :
1901. Le réel couvre les données objectives du réel, par exemple le fait que des êtres humains possèdent un corps physique (à comparer avec le « dictionnaire de base » d’Eco, 1985 et l’« effet de réel » de Barthes, 1968).
2. La vraisemblance culturelle désigne l’utilisation de stéréotypes adoptés par la société ; ceux-ci renforcent la lisibilité du texte en fournissant par exemple des maximes pour des actions individuelles (proche de la motivation implicite chez Genette).
3. Le modèle générique concerne l’idiolecte d’un auteur, la nature d’un groupe d’œuvres ou les contraintes d’un genre (comme dans notre motivation générique).
4. Le naturel par convention rassemble les cas où l’auteur revendique le fait qu’il présente une œuvre non conforme à la vraisemblance. Il peut admettre le côté extraordinaire de ce qu’il va raconter tout en insistant que de telles choses arrivent dans la réalité et qu’il raconte quand même la vérité. Ou bien, il peut se montrer conscient de suivre les conventions trop artificielles d’un genre en introduisant des commentaires qui désarment des approbations critiques concernant la platitude de l’œuvre ou sa conformité exagérée au code générique.
5. La parodie et l’ironie sont des positions d’énonciation par lesquelles l’auteur disqualifie un certain discours ou une certaine image du réel pour en suggérer une autre vision plus adéquate, ou bien pour remplacer la représentation fausse du réel par une vision correcte (analyse très proche de l’analyse de l’évolution littéraire par l’intermédiaire de la parodie chez Tynianov).
Pour Culler (2002, p. 186), ces cinq niveaux seraient des variantes de la motivation « chez les formalistes » (comme c’est souvent le cas dans les écrits structuralistes, le terme équivaut aux idées de Tomachevski sur la motivation23), d’après l’analogie listée dans le tableau 13 (comme complément se trouvent ajoutées nos variantes de la motivation).
191
Culler |
Tomachevski |
Färnlöf |
Le réel |
réaliste |
mimétique |
La vraisemblance culturelle |
réaliste, compositionnelle, esthétique |
idéologique |
Le modèle générique |
compositionnelle, esthétique |
générique |
Le naturel par convention |
esthétique |
[pas d’équivalence précise]24 |
L’ironie et la parodie |
esthétique |
Tableau 13 – Naturalisation et motivation.
Or, peut-on accepter cette analogie entre naturalisation et motivation (même en acceptant que cette dernière se réduise à la version de Tomachevski) ? Si Bal (2017) répond par l’affirmative, la réponse n’est peut-être pas si simple25. Le point principal de divergence, qui rend douteuse la confirmation de cette analogie, concerne l’appréhension du texte en tant qu’artefact. Tout comme les autres formalistes, Tomachevski conçoit au fond le texte comme une composition consciente de la part de l’auteur (perspective de la création), même s’il accorde de l’importance au texte comme système (perspective structurelle) et à la réponse du public (perspective de la réception). Culler est au mieux ambivalent sur cette question centrale. Il n’est pas clair si c’est l’auteur qui produit un monde possible, reconnu et confirmé par le lecteur, s’il y a cocréation, ou si c’est finalement le lecteur qui crée ce monde26. Bien qu’il ne précise jamais ce qui relèverait de la part éventuelle de l’auteur et du lecteur dans le processus de la naturalisation, il semble concevoir le lecteur comme le pôle dominant dans 192sa construction théorique27. Certes, les niveaux 4 et 5 présupposent l’auteur comme pôle nécessaire de l’analyse textuelle, mais l’accent est, dans ces cas aussi, mis sur la stratégie employée par le lecteur afin de doter le texte d’un sens (c’est la définition que donne Culler de la fonction motivante28). Le problème est que les stratégies auctoriales (motivation) ne suivent pas toujours la même logique que les stratégies lectoriales (naturalisation).
D’un côté, si le texte est un objet si étrange, comment se fait-il que l’auteur ait pourtant appliqué une motivation d’après l’idée de justifier l’introduction de chaque motif, qui est bien la définition de la motivation chez Tomachevski ? Si l’on établit une équivalence entre la motivation chez Tomachevski et la naturalisation, comme le fait Culler, il devrait s’ensuivre que le texte est un objet déjà naturalisé par l’auteur, et non un objet opaque que le lecteur doit naturaliser en ayant un recours constant à des stratégies diverses. Ce dernier devrait tout au plus opérer une simple actualisation des structures mises en œuvre par l’auteur, coopération textuelle qui ne répond d’aucune façon à l’appropriation épineuse à laquelle revient constamment Culler. Dans les termes d’Eco (1985, p. 84-108 et p. 67), les « niveaux de coopération textuelle » devraient être transparents du fait que l’auteur « veut faire gagner, et non pas perdre, l’adversaire ».
De l’autre côté, il semble fort difficile de classifier les procédés motivants qui rendent plus difficiles la lecture comme des stratégies de naturalisation. Par exemple, comment l’introduction d’une fausse piste dans le roman policier rend-elle le texte plus décodable ? Ou, pour revenir à l’ostranenie, comment l’idée de rendre l’objet plus étrange, plus opaque, plus difficile à percevoir et à comprendre, et même apte à faire renouveler la conception automatisée du réel et du récit, pourrait-elle être la même chose qu’un procédé de naturalisation ? C’est le contraire 193d’une naturalisation auctoriale, mais le parfait exemple d’une naturalisation lectoriale.
D’autres aspects, plus précis, prêtent aussi à discussion. Le « naturel par convention », où l’auteur intervient explicitement pour justifier la présence, la configuration ou la fonction de certains éléments textuels, se rapproche de la mise à nu, que les formalistes opposaient à la motivation. Culler (2002, p. 175) argumente ici, faute de mieux, que ce type de naturalisation serait d’une nature « supérieure » aux catégories du réel et de la vraisemblance culturelle. C’est-à-dire que, même si l’auteur rappelle au lecteur qu’il est en train de fabriquer un récit fictif, où il arrive certaines choses qui peuvent sembler bizarres et d’autres qui peuvent paraître trop schématiques, cela conduirait le lecteur à dépasser les niveaux plus « simples » de naturalisation. Suivant une telle logique, ne pourrait-on pas dire que tout élément textuel conduit forcément à la naturalisation, quelle que soit sa nature ou sa fonction dans le récit ?
Pour ce qui est de l’ironie, il est vrai, comme le montre Booth (1983, p. 304-309), qu’elle peut aboutir à des réponses plus assurées du lecteur grâce à la connivence avec l’auteur implicite, surtout dans sa forme classique. Toute analyse textuelle proscrit l’idée de voir autre chose qu’une dénonciation de la guerre à travers les antiphrases dans la phrase célèbre « rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées » de Voltaire. Mais on peut aussi mettre l’opacité du récit sur le compte d’une ironie plus indécidable, comme le fait également Booth (ibid., p. 316-323). C’est le cas, en général, de l’ironie « moderne », dont le point de départ pourrait être la narration de Flaubert (ou celle de Mérimée, d’après nos suggestions, p. 167).
Toutefois, c’est la première catégorie, celle du « réel », qui pose le problème majeur d’assimilation entre naturalisation et motivation (et qui illustre aussi la différence entre intégration et motivation). Si l’on voyait dans « le réel » l’équivalence de la motivation réaliste, cela impliquerait que toute mention référentielle dans le monde diégétique correspondrait à une stratégie auctoriale. L’auberge dans Don Quichotte ne serait pas seulement un lieu qui inciterait les voyageurs à raconter leurs histoires, afin d’introduire dans le roman différentes visions et aspects du réel (c’est l’analyse de Chklovski, 1990). Il ne suffirait pas non plus d’observer que l’auberge est un motif justifié par le contexte sociohistorique et qu’elle valide la présence de voyageurs occasionnels, dont l’envie de 194raconter des histoires engage à son tour l’introduction d’encore d’autres motifs, ce qui est cohérent avec la dimension picaresque de l’œuvre (ce serait une analyse dans le style de Tomachevski). Il faudrait aller encore plus loin : le seul fait de mentionner un lieu et des individus qui existent (ou pourraient exister) et d’affirmer que ces individus ont la faculté de parler et d’écouter, ainsi que de faire voir qu’ils entrent par la porte au lieu de passer à travers les murs et qu’ils restent assis autour de la table au lieu de s’envoler, relèverait de la motivation réaliste.
Sternberg (2012, p. 405-411) a donc raison de noter que Culler parle tout autant de l’intégration de différents types d’éléments narratifs dans le récit fictif que de la motivation de l’intrigue. L’intégration concerne en premier lieu la faculté du lecteur d’accepter et de comprendre la présence seule d’un élément narratif dans le monde diégétique, donc de l’intégrer dans un ensemble cohérent quant à l’extension possible donnée par ce monde diégétique, d’après les modalités de celui-ci en tant que monde possible29. La naturalisation s’approche ainsi de la lisibilité, déjà commentée dans le chapitre sur Jakobson et le texte réaliste. Hamon (1974) a tôt discerné le réel, l’idéologie et le genre comme les catégories majeures pour produire un texte lisible. Cette notion de lisibilité ne se confond pas chez Hamon, car la motivation n’est qu’un des moyens de composition qui permette de créer cet effet de lecture. Les mécanismes d’écriture et de lecture identifiés par Yacobi (1981), qui invitent le lecteur à intégrer des incongruités éventuelles du discours pour en former une totalité cohérente, rappellent aussi les niveaux de naturalisation de Culler. Ils sont génétiques (concernant la production pratique du texte), existentiels (se rapportant au monde référentiel), génériques (faisant partie d’un modèle textuel) et fonctionnels (soumis à l’effet artistique)30. Selon Yacobi (1987), la confiance dans le narrateur tend aussi à réduire ou à éliminer l’« écart » de médiation que le récit peut créer à travers une narration focalisée31.
195En considérant la mise en intrigue dans laquelle la matière intégrée devient matériau compositionnel, au lieu de rester seulement référentielle, et en s’interrogeant sur les rapports fonctionnels et téléologiques que le matériau entretient avec d’autres éléments du récit et le récit dans son ensemble, on passe de l’intégration à la motivation32. C’est ce qu’avaient déjà suggéré les formalistes russes en distinguant la motivirovka (élément fondamental du sjužet) de la motivacija (élément fondamental de la fabula). On pourrait dire que l’intégration désigne l’extension des champs exodiégétique et endodiégétique du récit, mais qu’il faut compter avec un niveau téléodiégétique pour parler de la motivation. C’est seulement si la motivation téléodiégétique est d’ordre mimétique, c’est-à-dire si le but principal de la composition est de démontrer comment est constitué le réel et comment fonctionne ce réel en tant que tel, que la motivation diégétique mimétique pourrait presque se confondre avec l’intégration d’éléments mimétiques. C’est ce que semble suggérer la motivation réaliste de Tomachevski, l’effet de réel de Barthes et le réel de Culler. Or, si l’on adopte un tel point de vue, on se retrouve dans l’impasse déjà réfuté dans le chapitre sur Chklovski : tout devient motivation (ou intégration). Comment résoudre ce problème méthodologique ? Suggérons deux points à considérer :
1. Dans la plupart des cas, il est, tout compte fait, assez aisé de faire la distinction entre intégration (à la campagne se trouvent des auberges ; une auberge peut donc bien figurer dans le récit, des gens peuvent s’y rencontrer et pourquoi pas échanger quelques mots entre eux) et motivation (l’auberge sert à justifier l’emploi de récits imbriqués dans la mise en intrigue), puisque cette dernière notion implique toujours une perspective téléologique.
2. Dans les cas limites, il appartient au chercheur de justifier sa prise de position, c’est-à-dire d’expliquer pourquoi et comment tel élément doit être considéré en premier lieu comme un exemple d’intégration ou de motivation. Cela nous rappelle que l’étude littéraire est une activité herméneutique et non une science exacte.
196L’actualisation constructiviste
L’appellation « postclassique », utilisée jusqu’ici pour désigner la narratologie qui succède à la dominante structuraliste, date de 1997 (Herman). Elle désignait alors diverses tendances visibles dans le champ de la théorie littéraire depuis une vingtaine d’années : Cohn (1978) avait jeté les bases de l’approche cognitive, puisant entre autres dans Hamburger ([1957] 1993, p. 134-194) ; Brooks (1984) avait identifié, à partir de la psychanalyse comme modèle cognitif et psychologique, le désir comme le moteur omnipotent de la lecture et de la progression de l’histoire ; Pavel (1986, p. 4-6) avait dénoncé le « mythocentrisme » de l’approche narratologique classique, c’est-à-dire la concentration exclusive sur le texte narratif. Cette division entre narratologie « classique » et « postclassique » est pratique, mais elle est également contestée. D’une part, la rupture n’est pas absolue : toute approche postclassique se base naturellement sur les acquis des structuralistes pour analyser le discours littéraire. D’autre part, la narratologie postclassique englobe un grand nombre d’approches et de différences qui risquent de s’effacer si l’on insiste sur le fait qu’ils s’inscrivent avant tout contre une certaine tradition théorique, ce que l’épithète pourrait suggérer (la dénomination nous dit plutôt ce que la narratologie postclassique n’est pas, et non ce qu’elle est, pour l’exprimer en termes simples). C’est pourquoi Passalacqua et Pianzola (2016), en reprenant l’essentiel des pensées de Sternberg (2010), proposent de remplacer la paire classique/postclassique par l’opposition objectiviste et constructiviste. Ces termes désignent des tendances plus ou moins dominantes des approches respectives plutôt que deux étapes séparées de l’évolution de la théorie littéraire.
En termes généraux, la narratologie constructiviste conçoit les objectifs de la narratologie objectiviste comme des moyens pour développer d’autres types de réflexions, volontiers dirigées vers d’autres disciplines (comme la philosophie, la sociologie ou la psychologie) ou susceptibles d’intégrer d’autres disciplines dans la narratologie (en développant par exemple une narratologie féministe ou postcoloniale). Autre différence essentielle, et liée au premier point : l’approche objectiviste se centre sur la structure du texte en tant qu’objet stable, alors que l’approche constructiviste exclut l’idée d’un texte pur. Par conséquent, selon cette dernière approche, on ne saurait décrire isolément une structure auctoriale 197ou textuelle. Il faut accorder au lecteur le rôle d’actualiser les éléments narratifs et l’intrigue « latente » ou « virtuelle ».
Ce principe n’est pas loin des pensées de Tynianov sur l’appréhension changeante de la fonction du procédé littéraire33. Pourtant, les chercheurs constructivistes citent, presque invariablement, la définition et la tripartition de la motivation par Tomachevski. De façon illustrative, dans l’anthologie de Horváth et Mellmann (2016), où l’on répond au défi d’aborder la motivation littéraire dans une perspective cognitive, seul apparaît Tomachevski (Haferland, 2016 et Luther, 2016), alors qu’aucun autre formaliste n’est mentionné. Fludernik suit explicitement Culler en esquissant des schémas auxquels a recours le lecteur pour « narrativiser » (au lieu de « naturaliser ») le texte, c’est-à-dire pour le comprendre et le rendre intelligible d’après son statut de récit fictionnel34. De plus, Genette se présente comme la source principale de Culler, qui se base à la fois sur Tomachevski et Genette. D’où la ligne théorique Tomachevski – Genette – Culler (ce qui n’empêche pas de deviner une forte influence de la part de Tynianov exercée sur Tomachevski).
Dans la tradition constructiviste, on passe de l’auteur et du texte au lecteur. Précédé en partie par Todorov (1971b, p. 55-65), Sternberg (1992) s’est fait l’avocat le plus éminent de l’étude des effets de surprise, curiosité et suspense qui dirigent et engagent le lecteur, et sur la nécessité de mettre ces éléments en relief pour analyser le récit et même pour définir la fiction en tant que telle. Baroni (2007) reprend ces trois effets ou aspects narratifs dans ses réflexions sur la « tension narrative », en accordant plus d’importance au schéma narratif et surtout au rôle du lecteur. Selon la perspective de Baroni (2008, p. 8), l’intrigue ne se laisse ni comprendre ni décrire sans l’investissement du pôle récepteur : « La tension narrative est donc ce qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à prévoir et à attendre un dénouement […]. »
198La question n’y est pas tant de savoir, comme les formalistes le voulaient, « comment le texte a été fait », mais ce que le lecteur doit faire du texte, une fois qu’il est servi tout prêt au lecteur pour être actualisé. La tension narrative relève du degré du savoir du lecteur par rapport à la progression du récit, puisque l’information acquise durant la lecture entraîne le lecteur à poser une « diagnose » (de ce qui a été) et un « pronostic » (de ce qui va arriver par la suite)35. Il s’ensuit que le lecteur motive le récit dans une plus grande mesure. Ces propos s’inscrivent dans la tradition de la sémiotique de lecture. Déjà pour Eco (1985, p. 7), l’objectif était d’expliquer « le phénomène de la narrativité exprimée verbalement en tant qu’interprétée par un lecteur coopérant ». En d’autres mots, le récit présente une sorte d’état de narrativité virtuelle qui sera actualisée par l’acte de lecture36.
Dès lors, la narratologie constructiviste considère la description structurale du récit comme incapable de rendre compte de la dynamique de l’action, puisqu’elle fait du récit une suite de stades figés, accomplis, finis. En tant qu’objet approprié par le lecteur dans un processus, la composition littéraire produit forcément un texte partiellement scriptible, incertain, indéterminé, dans lequel le lecteur doit s’immerger37. Le propre de la narrativité, selon Baroni (2008, p. 6), est sa « mise en scène de l’indétermination du monde et/ou du devenir ». De même, pour Dannenberg (2008, p. 13), l’intrigue repose sur le non résolu, sur la potentialité complexe de la suite du texte qui va confirmer ou non les prévisions du lecteur. Selon sa terminologie, le lecteur entre dans la fiction pour actualiser les « principes de l’intrigue » (plotting principles) investis dans le récit. Ces principes ressemblent fort à la caractérisation générale de la motivation par Tomachevski et de la naturalisation de Culler : ce sont des stratégies textuelles qui établissent des connexions 199rationnelles entre les personnages et leurs actions, ce qui invite le lecteur à construire un récit compréhensible et à actualiser un monde diégétique cohérent38.
Dans ce contexte, précisons que Sternberg, en tant que représentant principal de l’école de Tel-Aviv, compte dans une plus grande mesure avec le pôle de l’auteur (implicite). Il occupe par là une position (fructueuse, selon nous) qui n’est pas sans rappeler celle de Bakhtine (1978a, p. 71), qui protestait contre l’approche « matérialiste » de ses compatriotes formalistes : « Ainsi la forme est-elle l’expression de la relation active et axiologique d’un auteur-créateur et d’un contemplateur (cocréateur de la forme) au contenu39 ». L’école de Tel-Aviv insiste aussi sur la nécessité d’éviter les approches normatives, binaires ou universalistes, en raison de l’impossibilité d’assigner des fonctions ou des significations déterminées pour tel procédé. Confrontée à ces package deals, l’école de Tel-Aviv promeut le « principe de Protée », symbolisant la variation et la non corrélation programmatrice entre tel procédé et tel contenu. Cette approche est parfaitement compatible avec l’étude de la motivation littéraire telle que nous l’avons esquissée, c’est-à-dire selon l’idée d’une approche versatile et pluridimensionnelle. La tâche consiste à voir comment l’auteur prépare des effets de lecture par diverses stratégies motivantes qui invitent le lecteur à s’engager dans la progression temporelle de l’intrigue40.
Ceci se distingue de la version cognitive de l’approche constructiviste, qui domine les études actuelles en narratologie. Elle accorde une importance bien limitée à la création artistique du texte pour s’interroger davantage sur l’état (déjà) fictionnel du récit et sur l’expérience (cognitive et émotionnelle) du lecteur face à l’histoire en train de s’actualiser par la lecture. Dans la perspective de la motivation littéraire, on réduit 200l’importance de la motivation téléodiégétique dans la création du récit par l’auteur (parce que la fin, le sens, l’objectif du récit sont finalement et surtout appréhendés comme le résultat de l’acte de lecture) pour analyser avant tout son acceptabilité dans une perspective référentielle41.
Cette référentialité du monde diégétique occupe désormais l’attention des narratologues, sans que cela constitue une rupture complète avec l’approche objectiviste. Déjà Tomachevski (2001, p. 289) avait identifié l’exigence d’une vraisemblance, même chez le lecteur averti : « Sachant bien le caractère inventé de l’œuvre, le lecteur exige cependant une certaine correspondance avec la réalité […]. Même les lecteurs au fait des lois de composition artistique ne peuvent se libérer psychologiquement de cette illusion. » Il est intéressant de noter que Jouve (2019, p. 70), fidèle à une tradition plus objectiviste (sémiotique, « classique »), reprend cette dynamique entre fiction et identification identifiée par Tomachevski en donnant la priorité au premier aspect : « Tout en nous immergeant dans l’histoire selon des modalités comparables à celles qui régulent notre rapport au monde réel, nous ne pouvons oublier que le monde fictionnel n’est pas le monde réel […]. »
Le chercheur constructiviste, surtout dans sa version cognitiviste, choisirait plutôt la formulation de Tomachevski : le processus de lecture présuppose un contrat fictif par lequel le lecteur accepte que les personnages, quoique non réels, détiennent des propriétés identiques ou semblables aux êtres humains42. Le risque, admettons-le, est de faire de l’analyse littéraire le lieu d’un commentaire psychologisant du texte, à partir de l’impression individuelle du lecteur et de sa faculté de comprendre et de s’identifier avec le personnage, compte tenu de ses propres opinions et expériences43. Il convient alors d’être conscient de la relativité de toute 201analyse d’apparence « naturelle » (Fludernik, 1996), tout en admettant le bien-fondé de l’argument des cognitivistes : si le récit présente une suite d’actions qui impliquent d’une façon ou d’une autre la présence décisive de la cognition humaine, il est naturel que le lecteur aborde le récit en appliquant les schémas cognitifs de la vie réelle44.
La narratologie moderne réintroduit donc la psychologie du personnage. C’est dans ce sens que Adam et Revaz (1996, p. 17) parlent de « l’effacement de la motivation » chez Faulkner et Dos Passos, chez qui « les actions des personnages sont décrites comme de purs événements […]. » Par cet « effacement », ils ne désignent pas un manque d’élaboration du sjužet par rapport aux procédés poétiques, mais l’absence d’explication des motifs d’agir des personnages. Pour l’approche cognitive, il est également impératif de comprendre les motifs et les intentions du personnage. Et, comme la motivation dénote avant tout cet aspect de la composition, cette notion acquiert une importance certaine : sans motivation (dans le sens d’intention, identifiable à partir d’un schéma cognitif), aucun récit45.
Réapparaît donc cette psychologie du personnage que refusaient déjà les formalistes et que la narratologie structuraliste disqualifiait en le voyant comme fonction, actant ou « être de papier » (mais aussi nuancé en considérant son statut sémiotique complexe, comme chez Hamon, 1997a)46. En dépit de son refus de réduire le personnage à une simple fonction ou à un simple signe dans une structure, l’approche cognitiviste peut pourtant conduire à une simplification du statut littéraire du personnage si elle opère le choix méthodologique inverse, à savoir celui 202de mettre en avant uniquement la fonction mimétique du personnage, en négligeant ses fonctions thématique (les valeurs associées au personnage) et synthétique (le rôle du personnage dans l’intrigue), d’après la terminologie de Phelan (1989). Effectivement, en lisant certaines analyses, on a l’impression que c’est le personnage qui pose ses choix, s’étant libéré de son statut fictif pour se présenter comme une personne quasi indépendante de la création littéraire.
Cependant, il serait incorrect et inutile de pousser trop loin l’opposition entre les approches objectiviste et constructiviste. Les narratologues constructivistes reconnaissent l’importance des trois modalités de Phelan. Ils admettent aussi qu’en dernier lieu, c’est l’auteur qui crée les motivations, les intentions ou les objectifs du personnage47. Rappelons aussi que le motif d’agir du personnage détient un rôle central dans toutes les approches abordées dans le présent ouvrage. C’est ce qu’avait déjà démontré Chklovski, à sa manière (en insistant sur la fabrication du récit), pensée reprise par Tomachevski quant à la fonctionnalité du héros. Parmi les autres chercheurs, Flaker (1964a, p. 159) notait qu’il fallait se centrer sur la motivation des personnages, puisque c’est cela qui fait progresser l’intrigue ; on connaît aussi toute l’importance de l’intention du personnage sous forme de Destinateur chez Greimas (1966).
En principe, les prises de position de la narratologie constructiviste s’opposent à l’approche objectiviste ; en pratique, les différences entre les deux approches ne sont pas toujours tant catégoriques. Par exemple, les narratologues modernes citent volontiers Bremond (1973), dont le modèle détaillé de l’action du personnage, qui accorde beaucoup de place à ses (prétendus) choix, réalisés ou non, se marie parfaitement à la théorisation de la narrativité et du récit comme processus. Les études de Hamon offrent un autre exemple. Entreprises, certes, dans la tradition structuraliste et sémiotique, elles sont loin de reprendre les schémas binaires ou schématiques d’un Greimas ou d’un Propp. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les remarques finales de Texte et idéologie. Pour cerner la nature du discours réaliste/lisible, Hamon (1984, p. 219-227) y emploie entre autres les vocables suivants : « carrefour de normes », « polyphonie », 203« ironie », « ère de soupçon », « indécidable », « ironie », « dialogisme », « plurivoque », « variations », « système flottant ». Même en se centrant sur cet objet d’étude d’apparence stable (référentiel, organisé, surdéterminé, explicite, etc.), les études plus traditionnelles reconnaissent donc, elles aussi, la nature ouverte du texte, et même du texte lisible48.
Il est aussi important de voir que, si l’écart tend à se creuser entre les approches structuralistes et les approches actuelles, c’est en partie parce qu’on est passé de l’étude du récit comme produit vers la narrativité comme expérience. Ce changement méthodologique est décisif. Considéré comme un acte de communication, le récit s’appuie forcément sur une combinaison du lisible et du scriptible. Même si l’auteur prépare son récit et multiplie les allusions prédictives, même si la compétence littéraire du lecteur le rend apte à reconnaître des scénarios ou des schémas narratifs, les prévisions du lecteur restent nécessairement provisoires. Dès lors, il faut compter avec une certaine hésitation ou indécision, d’une dimension plus forte du scriptible. Hamon (1998, p. 129) avait déjà exemplifié ceci en montrant comment le choix du nom de Félicité crée une double attente chez le lecteur :
Ici une expectative est posée comme horizon d’attente au personnage : le personnage s’évalue-t-il « correctement » ? Le nom est-il motivé ou déceptif ? Une alternance chance-malchance n’est-elle pas prévisible ? Quelle sera la « dominante » du personnage ?, la chance ou la malchance ?
Dans une certaine mesure, la différence entre les approches objectivistes et constructivistes est donc une question de perspective. Il existe alors toute une échelle de positions à identifier dans le tableau établi par Rimmon-Kenan (2002, p. 147-148), qui donne un aperçu pédagogique des différences majeures entre les approches classique/objectiviste et postclassique/constructiviste (résumé et simplifié dans notre tableau 14).
Ce qui nous intéresse, dans le contexte de la motivation et de sa méthodologie, est de savoir où placer les formalistes. La colonne de gauche ne résume pas leur approche, même si l’on se centre, comme le font souvent les critiques, sur leur première phase. Dans leur deuxième 204phase, c’est, avec quelques exceptions, la colonne de droite qui s’impose, surtout en ce qui concerne les principes de Tynianov, quoique son approche semble de nature trop générale pour s’intégrer pleinement au paradigme moderne, étant donné qu’elle cible des rapports entre le texte fini et diverses catégories (genre, époque, procédés, fonctions, etc.) plutôt qu’entre le texte incomplet et son actualisation par le lecteur individuel (toutefois, rappelons que les formalistes accordaient beaucoup d’importance à la création de l’œuvre individuelle et à la façon dont cette œuvre « avait été faite »). Cela ouvre vers une réintégration des pensées de l’école formaliste dans la narratologie moderne, pensée à reprendre dans nos « points d’arrivée », après nos dernières applications, inspirées par la dominante Tomachevski.
Approche structuraliste |
Approche culturelle, historique, postclassique |
centré sur le texte |
centré sur le contexte |
systèmes clos, produits statiques |
processus ouverts et dynamiques |
propriétés du texte |
réponses du lecteur |
analyses « ascendantes » (bottom-up) |
synthèses « descendantes » (top-down) |
pensée binaire |
interprétation holistique et culturelle |
théorie, description formelle, taxonomie |
application, lecture thématique, évaluation idéologique |
absence de morale et de sens |
éthique et sens |
grammaire narrative |
outils analytiques servant à l’interprétation |
paradigmes formalistes et descriptifs |
paradigmes interprétatifs et évaluatifs |
non historique et synchronique |
historique et diachronique |
traits universels des récits |
effets particuliers de récits individuels |
discipline unifiée |
projet interdisciplinaire |
Tableau 14 – Approches narratologiques.
205À la Tomachevski
Les applications dans cette section se centrent sur la cohérence (endodiégétique) du récit et ses rapports avec des paramètres externes (exodiégétiques), comme le contexte sociohistorique et le genre littéraire, sans oublier la motivation psychologique qui est au cœur de la narratologie constructiviste (et surtout cognitive). Dans l’esprit de Tomachevski, nous verrons comment la motivation contribue à la vraisemblablisation et à la cohérence du récit. Les objets d’étude seront l’art de la motivation chez Maupassant (« Le fantastique réaliste ») et la modernisation du conte merveilleux par Nothomb et Ben Jelloun (« Ceci n’est pas un conte »)49.
Le fantastique réaliste (Maupassant)
Le genre fantastique est un sujet d’étude qui convient à la dominante Tomachevski, auteur d’une définition de ce genre (en 1925) qui sera ensuite reformulée par Todorov :
[…] les récits fantastiques offrent la possibilité d’une double interprétation de la fable en vertu des exigences de la motivation réaliste : on peut les comprendre à la fois comme événements réels et comme événements fantastiques. (Tomachevski, 2001, p. 292)
Le fantastique […] ne dure que le temps d’une hésitation : hésitation commune au lecteur et au personnage, qui doivent décider si ce qu’ils perçoivent relève ou non de la “réalité”, telle qu’elle existe pour l’opinion commune. (Todorov, 1970, p. 46)
En fait, on peut remonter jusqu’à Maupassant pour trouver une appréciation semblable du fantastique. La caractérisation du fantastique par l’auteur du Horla annonce en effet le discours théorique sur ce genre : 206« Il a trouvé des effets terribles en demeurant sur la limite du possible, en jetant les âmes dans l’hésitation, dans l’effarement », dit Maupassant (1980b, p. 257) pour décrire l’art poétique de Tourgueniev. Dans les études maupassantiennes, on a surtout insisté sur la position centrale du fantastique, de la folie et du thème du double comme thème (ou prétendue obsession) structurant dans son œuvre50. Au lieu de poursuivre cette tradition critique, légèrement surexploitée, il peut être intéressant, dans l’esprit de Tomachevski, de voir comment l’auteur procède afin d’adapter le genre fantastique à l’exigence de la vraisemblance, d’après le goût du public.
Remarquons d’abord que quelques récits puisent dans le fantastique gothique. Lorsque Maupassant devient célèbre (par la publication de « Boule de suif » en 1880), cette variante fantastique avait déjà été parodiée par Nodier une quarantaine d’années plus tôt, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent. Elle doit donc être exploitée avec précaution par Maupassant, qui produit ses contes lors d’une époque où le débat sur la littérature réaliste et naturaliste bat son plein51. En témoigne ce propos de Maupassant (1980b, p. 257) sur les récits de Poe, de Hoffmann et d’autres :
Quand l’homme croyait sans hésitation, les écrivains fantastiques ne prenaient point de précautions pour dérouler leurs surprenantes histoires. Ils entraient, du premier coup, dans l’impossible et y demeuraient, variant à l’infini les combinaisons invraisemblables […].
Afin de parer à l’accusation de l’invraisemblance, l’auteur marque une distance envers la variante gothique du fantastique par diverses stratégies motivantes, par exemple en dévalorisant le narrateur dans le récit encadrant, comme dans « Le Loup », où le lecteur apprend que le narrateur a l’habitude de relater ses histoires « avec une certaine poésie un peu ronflante, mais pleine d’effet » (I, p. 625), ou en suggérant une réserve envers l’anecdote étrange par l’ironisation des narrataires, comme dans « La Main », où un groupe de femmes montre une attitude trop incrédule envers l’anecdote racontée. De telles dynamiques peuvent 207être classées comme des motivations auctoriales, car elles positionnent indirectement l’auteur (implicite) par rapport au récit encadré, dont le contenu renoue avec le fantastique gothique (pour Culler, 2002, ce serait une question de naturalisation du récit étrange par parodie et ironie).
La plupart des récits fantastiques de Maupassant (ou apparentés à ce genre52) appartiennent à la variante qu’on pourrait appeler « réaliste », s’il nous est permis d’employer cet oxymore apparent53. Les évènements n’y sont pas tant considérés comme relevant d’un autre réel, qui serait en opposition avec le réel connu, mais comme des indicateurs de phénomènes non encore expliqués par la science54. Dans l’attente de voir la science expliquer les lois de ces phénomènes, grâce à la progression constante du savoir positiviste du xixe siècle, ce monde se présente comme un réel « pas encore naturel », plutôt que « surnaturel ». En empruntant la terminologie célèbre de Kuhn (1972) pour cerner la progression de la science, les divers cas inexplicables (ou : « non encore expliqués ») sont des anomalies ontologiques et épistémologiques qui se situent toujours à l’intérieur du paradigme régnant, sans menacer de briser celui-ci par une révolution scientifique. Aussi peut-on suivre Togeby (1954, p. 31), d’après qui Maupassant « se distingue de [Hoffmann] en recherchant constamment une explication naturelle des faits surnaturels ».
Qu’il s’agisse du fantastique gothique ou réaliste, le récit doit présenter un mode mimétique particulier, comme l’avait déjà remarqué Maupassant. Le monde (ou le mode) alternatif doit être tout aussi valable 208que le monde ordinaire, en même temps que d’être incompatible avec celui-ci. La variante gothique résout ce défi en créant un fort déséquilibre entre les deux modes mimétiques, de sorte que l’explication surnaturelle apparaît comme beaucoup plus cohérente et plus plausible que l’explication naturelle. Cela vaut pour « La Vénus d’Ille » et la première partie d’« Inès de las Sierras », de même que pour des contes gothiques comme « La Main » chez Maupassant. Toute la logique du récit converge vers une lecture où le mode surnaturel s’impose comme seule solution possible, malgré son statut impossible, pour ainsi dire.
Dans la variante réaliste du fantastique, l’anecdote surnaturelle (le revenant qui passe à travers les murs, la statue qui tue l’amant, etc.) n’est plus au centre. Le récit se focalise sur l’expérience vécue par l’individu seul face au phénomène impossible à saisir par les moyens de la raison objective. Dans le cas de Maupassant, il s’agit souvent d’une vision d’une apparition incompréhensible ou « impossible ». Ce phénomène extraordinaire doit pourtant s’intégrer à l’image objective du réel. Pour respecter les contraintes du genre fantastique (hésitation entre le réel et le surnaturel, ou le « non encore réel ») et l’impératif de la vraisemblance, Maupassant doit alors relever le défi poétique d’élargir le champ mimétique tout en restant dans le cadre référentiel. Voyons comment il procède55.
Parmi les exemples de motivation réaliste énumérés par Tomachevski, on retrouve tout d’abord la justification narrative, soit sous forme écrite (notes, lettres, journaux intimes) soit sous forme orale (narration du témoin, du médecin traitant le malade, de l’avocat défendant le fou devant la justice, etc.). Pour rappel, c’est ce que Hamon (1982, p. 149) appelle la « concrétisation narrative (alibi) de la performation du discours », en prenant pour exemple Maupassant. L’auteur peut aussi faire annoncer l’aspect insolite de l’anecdote à venir. Dans « Lui ? », le narrateur homodiégétique précise que l’histoire est singulière et qu’il ressent de la réticence à la raconter : « J’ose à peine t’avouer l’étrange et invraisemblable raison qui me pousse à cet acte insensé » (I, p. 870). Procédé semblable dans la première version du « Horla », où le narrateur intradiégétique prévient les narrataires qu’il va relater une « suite de 209découvertes invraisemblables, fantastiques, effrayantes » (II, p. 824). C’est comme une version endodiégétique de l’usage du paratexte. Le narrateur caractérise l’histoire comme inexplicable et raconte ensuite une histoire inexplicable. L’introduction (et, en même temps, la justification) crée une cohérence certaine, puisque les narrataires (et le lecteur) s’attendent forcément à écouter (à lire) une histoire invraisemblable. Dans les mots de Nøjgaard (1996, p. 195) : l’évènement individuel et inexplicable entre dans la catégorie de l’indécidable, ce qui réduit paradoxalement sa gratuité.
Parmi les qualifications du récit encadré se trouve parfois un « indicateur de genre » (Hamon 1977b, p. 277), comme dans la citation tirée du Horla : « invraisemblables, fantastiques, effrayantes ». Comme l’a noté Hamon (ibid., p. 266), le cadre est un « lieu privilégié » pour semer des notations métalittéraires dans le récit, fonctionnant comme des rappels pour signaler la motivation générique. Ce procédé revient dans « La Peur », où deux compagnons de voyage voient une « apparition fantastique » (II, p. 198) par la fenêtre, ce qui les conduit à parler du surnaturel56. Il apparaît aussi dans les descriptions du milieu, comme le sentier à suivre vers la maison isolée dans « L’Auberge » (« tournant sans cesse et revenant, fantastique et merveilleux », II, p. 786) ou l’espace citadin dans « Qui sait ? » (où le personnage se trouve dans une « rue invraisemblable » et une « fantastique ruelle », II, p. 1232).
Le milieu n’est pas nécessairement qualifié par des notions littéraires. D’après une logique métaphorique, il peut tout aussi bien renfermer une motivation sémiotique, qui établit un parallèle entre la description du cadre et l’histoire racontée. Par exemple, dans « La Peur », l’image du paysage suggère l’inconnu et l’impénétrable : « Le train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres. […] C’était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. […] nous allions vers le centre de la France sans rien voir des pays traversés » (II, p. 198). Par association, la description du paysage appelle la narration d’un conte étrange. Même jeu avec la rivière dans « Sur l’eau », décrite comme « la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas » (I, p. 54).
Le paysage fait souvent figure d’espace vide qui n’attend que d’être rempli. Le narrateur dans « Le Loup » explicite cette fonction préparatoire 210du paysage : « […] tout était muet par l’invisible horizon ; et ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d’effrayant et d’étrange » (I, p. 628). Peindre un paysage calme, vide, nivelé, etc., c’est installer une attente narrative : le lecteur est invité à prévoir que le récit ne continuera pas jusqu’à la fin à décrire cette quiétude, mais qu’il contrastera cet état en regard d’un autre. Ce procédé est efficace, puisque le caché paradigmatique (le dessous, l’inconscient, l’invisible, l’indéchiffrable, etc.) n’attend que de sortir à la surface par la suite syntagmatique. La composition obéit ici à une motivation générique, ou plus généralement littéraire : selon la logique du récit canonique, l’histoire doit procéder par la transformation de la situation donnée d’un état en un autre (du bonheur vers le malheur ou le contraire, comme le disait déjà Aristote). C’est un bel exemple de la superposition de différents aspects de la motivation : dans une perspective endodiégétique, la surface calme prépare la suite dramatique. Cet effet de composition (ou de lecture) n’est possible à identifier qu’en ayant recours à la motivation exodiégétique (ici : générique) comme cadre de référence57.
L’image de la surface calme revient sous diverses formes dans les contes fantastiques de Maupassant, comme dans « La Peur » (de 1882), où un paysage de dunes est décrit comme « une tempête silencieuse de vagues immobiles en poussière jaune » (I, p. 602). Les couples antithétiques (désert/vagues, tempête/silencieuse, vagues/immobiles) dénotent une contradiction intrinsèque au paysage qui n’attend qu’à éclater. Le désert est ici rapproché de l’eau, deux motifs qui se retrouvent aussi dans la description de la neige dans « L’Auberge » (II, p. 785) :
Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc éclatant et glacé, l’allumait d’une flamme aveuglante et froide ; aucune vie n’apparaissait dans cet océan des monts ; aucun mouvement dans cette solitude démesurée ; aucun bruit n’en troublait le profond silence.
L’image de la surface calme est ici exemplaire : « aucune vie », « aucun mouvement », « aucun bruit ». La description mélange également des éléments opposés ou incompatibles, comme désert/glacé, flamme/froide, 211océan/monts et la neige qui semble se transformer en océan58. Plus tard, le paysage n’est qu’une surface démesurée, sans point stable duquel on pourra partir afin de circonscrire le phénomène extraordinaire qui ne tardera pas à apparaître :
La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses, effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers ; ne faisant plus, entre les sommets immenses, qu’une immense cuve blanche régulière, aveuglante et glacée. (II, p. 788)
Dans « L’Auberge », le vide pourra être rempli d’autant plus facilement par un phénomène exceptionnel que le spectacle prête à confusion (« éclatant », « aveuglante ») aux yeux du personnage vivant l’expérience extraordinaire. Cette prédisposition à voir l’impossible peut également être mise sur le compte du personnage-narrateur : « il me venait des imaginations fantastiques » (I, p. 57), avoue le narrateur de « Sur l’eau ». Dans « La Peur » (1884), le narrateur souligne son état troublé avant l’intrusion de l’inconnu, état qui le dispose parfaitement à vivre un moment fantastique : « […] j’avais l’esprit plein de légendes, d’histoires lues ou racontées sur cette terre des croyances et des superstitions » (II, p. 202). Le procédé revient à plusieurs reprises dans la deuxième version du « Horla » : « À mesure qu’approche le soir, une inquiétude incompréhensible m’envahit, comme si la nuit cachait pour moi une menace terrible » (II, p. 915) ; « […] je le guettais avec tous mes organes surexcités » (II, p. 935).
Ces quelques exemples de composition chez Maupassant sont sans doute suffisants pour montrer la présence de motivations dans ses contes fantastiques. Celles-ci sont clairement liées à des contraintes d’ordre esthétique et elles puisent dans des cadres exodiégétiques différents. Maupassant insère des annonces où le narrateur qualifie le récit de termes métalittéraires, ce qui crée une cohérence entre les niveaux diégétiques (récit encadrant et récit encadré). Cette cohérence mimétique est parfois renforcée par des motivations sémiotiques du paysage qui suggèrent la future narration à venir, qui traitera d’un monde alternatif reflétant le paysage référentiel. La peinture de l’espace contribue à la configuration du récit en une série d’états contrastifs conformément au modèle canonique du récit, donc à la motivation générique. En mode 212mimétique, des motivations psychologiques précisent l’état du témoin du phénomène inexplicable.
En somme, les stratégies motivantes employées par Maupassant confirment la distinction de Todorov (1970, p. 51) entre vraisemblance et fantastique : « Le vraisemblable ne s’oppose donc nullement au fantastique : le premier est une catégorie qui a trait à la cohérence interne, à la soumission du genre, le second se réfère à la perception ambiguë du lecteur et du personnage. » L’analyse illustre comment l’auteur modifie un genre pour l’ajuster à des principes contemporains qui exigent une certaine correspondance « inclusive » par laquelle le monde surnaturel participe en quelque sorte du paradigme scientifique régnant sans pouvoir être pleinement expliqué. L’adaptation concerne à la fois le traitement de la thématique traditionnelle du genre et l’inclusion d’un champ mimétique élargi, de sorte à créer une variante que nous n’avons pas hésité à qualifier, à la suite de Bakhtine (1978c), de fantastique réaliste. Ce type de remodelage discursif pour créer des formes plus vraisemblables et cohérentes imprègne aussi la réécriture des contes de Perrault chez Nothomb et Ben Jelloun, qui sera notre dernier objet d’analyse.
« Ceci n’est pas un conte » (Nothomb et Ben Jelloun)
En 2012, Nothomb fait migrer Barbe bleue vers le roman court. Elle est suivie deux ans plus tard par Ben Jelloun (2014), qui développe de façon considérable une dizaine de contes de Perrault. Les deux ouvrages offrent des exemples saillants de ce que Genette (1982, p. 466-470) appelle transmotivation, c’est-à-dire la modification de la motivation lors de la reprise d’un [hypo]texte. Le procédé contraire, qui consiste à introduire « un motif là où l’hypotexte n’en comportait, ou du moins n’en indiquait aucune [motivation] » (p. 457), est nommé motivation par Genette, selon son idée de voir toute motivation comme un supplément discursif. Or, comme il existe déjà une motivation dans le texte original, sans quoi ce texte ne saurait être démotivé, il semble plus logique d’appeler cette variante surmotivation, phénomène répété à satiété dans les transformations des contes de Perrault par Nothomb et Ben Jelloun.
Barbe bleue de Nothomb met en scène la jeune femme Saturnine Puissant, qui entre comme la neuvième colocataire chez le riche et noble Don Elemirio, dans un bel hôtel particulier à Paris. Elle y jouit d’une existence privilégiée, mais si elle pénètre dans une chambre noire, un 213mécanisme l’enferme et fait chuter la température de sorte qu’elle meurt de froid, ce qui a été la destinée des colocataires précédentes. Don Elemirio prend ensuite une photo de chaque femme morte, représentant chacune le noir, le blanc ou une des sept couleurs du spectre. Saturnine arrive à déchiffrer ce schème et enferme l’hôte dans la chambre noire, avant d’être transformée symboliquement en or (elle représente la couleur jaune).
Nothomb garde donc le schéma événementiel de l’hypotexte : liaison, nouveau lieu, interdiction d’entrée, transgression, sauvetage et « sanction glorifiante » (d’après la terminologie de Greimas, 1966). En revanche, à la surface configurative, le récit subit bien entendu des réaménagements en accord avec le déplacement spatio-temporel : le château devient un hôtel particulier, le mariage se transforme en colocation, les voyages se font dans le RER, etc. Ce qui nous intéresse, c’est que cette intégration d’éléments modernes s’accompagne d’une nouvelle mise en récit qui semble viser à rendre l’histoire plus compatible avec notre époque contemporaine sur bien d’autres plans que le simple cadrage du récit.
Conformément à la réécriture récente des contes classiques, d’après Levorato (2003, p. 6), Barbe bleue attribue un rôle plus actif à la femme. Au lieu de rester opprimée, obéissante, inférieure, passive, etc., elle se sauve par ses propres moyens dans une inversion des sexes (on se souvient que ce sont les frères qui viennent sauver leur sœur chez Perrault). Saturnine gagne ainsi sa place dans la hiérarchie sociale de son propre droit (et non comme fille, sœur, épouse, maîtresse, mère, etc. de quelqu’un d’autre)59. Ayant accompli sa tâche, à la manière d’un héros traditionnel, Saturnine est couronnée par sa transformation en or. Ceci est un exemple particulièrement clair d’une motivation idéologique modifiée : nos temps modernes proscrivent un rôle plus actif et indépendant de la femme.
Pour être cohérente, cette nouvelle dimension du récit doit s’harmoniser avec la motivation psychologique. Jones (2013) a montré comment la femme dans le conte classique est en général faible : elle pleure, supplie, prie, appelle à l’aide, etc. Dans le récit de Nothomb, la jeune héroïne justifie son nom propre (Puissant), dont la motivation sémiotique est d’ailleurs évidente. Elle est spirituelle, intelligente et courageuse, attributs traditionnellement réservés à l’homme dans le conte merveilleux, selon Zipes 214(2007). Chez Perrault, la justification de la transgression de l’ordre (entrer dans la chambre interdite) se réduit au motif classique de la curiosité. Ce sentiment est absent chez Saturnine, pour qui il est « facile d’y résister » (p. 62). Raisonnée, elle maîtrise toujours son comportement, n’étant jamais soumise à l’autre : « Rien ne s’accomplira sans mon consentement » (p. 24), déclare-t-elle. Le portrait de la protagoniste, conforme à une certaine psychologie et idéologie postmodernes, se marie donc souplement à la fin modifiée.
Ce développement de la motivation psychologique semble cependant entrer en conflit avec la trame de l’intrigue. Pourquoi l’héroïne, si forte et si intelligente, reste-t-elle chez Don Elemirio, décrit comme un fou (p. 21) et comme un psychopathe (p. 61), d’autant plus qu’elle se doute qu’il a assassiné les colocataires précédentes ? Nothomb accumule ici les motivations d’une manière qui n’est pas sans rappeler les efforts de Flaubert pour justifier le mariage entre Emma et Charles. Selon une motivation psychosociale, Saturnine ne supporte plus de squatter chez sa copine. Même en réfléchissant au risque de l’assassinat, elle conclut : « De toute façon, disparaître était moins effrayant que retourner à Marne-la-Vallée (p. 11) ! » À cela s’ajoutent la motivation psychologique du défi personnel (« Je veux lui montrer qu’il ne m’impressionne pas », p. 61) et un topos littéraire classique : Saturnine tombe amoureuse de Don Elemirio. Cette dernière motivation est sans doute à voir avant tout comme générique (en tout cas, le récit ne semble guère présenter des motivations endodiégétiques qui justifient cette attraction).
La modification de la motivation concerne autant le portrait du pôle antagonique, Don Elemirio. Chez Perrault, l’on ne saura jamais pourquoi Barbe Bleue tue ses femmes, circonstance conforme au genre du conte, où le méchant est tout simplement méchant, sans qu’on n’en explique forcément la raison, comme l’avait déjà montré Propp (1970)60. Le cadre générique dispense du travail justificatif : le prince doit tomber amoureux de la princesse, il doit confronter l’actant méchant du récit, il doit être récompensé et ainsi de suite. Peu importe la question de savoir pourquoi il tombe amoureux, pourquoi le méchant est méchant, 215etc. Cette motivation générique n’est plus valable pour la réécriture de Nothomb. Le défi poétique est semblable à celui qu’affronte Balzac dans Le Colonel Chabert, où il doit insérer le motif mythique de la catabase dans son récit métonymique. Comme Balzac, l’autrice belge modifie sensiblement le topos littéraire de manière à créer une concordance avec l’histoire racontée. Elle remplace le portrait de l’ogre brutal par celui d’un aristocrate intelligent, transformation qui semble nécessaire pour explorer en profondeur le thème du secret et du besoin de garder pour soi un « espace sacré » (Campbell et al. 1988), concrétisé par la chambre noire à laquelle personne d’autre n’a droit d’accès.
En somme, le récit de Nothomb se présente comme la négation des valeurs classiques tout en étant le résultat de « la fusion de configurations traditionnelles et de références contemporaines » caractéristique du conte merveilleux moderne, d’après Zipes (2007, p. 294). La translation spatio-temporelle vers la société occidentale du début du xxe siècle, en combinaison avec la motivation idéologique, entraîne diverses stratégies de surmotivation, en particulier sur le plan psychologique. Toutes ces stratégies concourent à rendre l’histoire plus compatible avec nos valeurs modernes. Dans une perspective constructiviste, les évènements deviennent plus plausibles à arriver, plus facilement actualisables, et donc plus acceptables aux yeux du lecteur. Le déplacement vers la société contemporaine semble appeler une causalité développée et transposable à cette société afin que le lecteur puisse relater l’histoire directement à ses propres expériences.
La réécriture ingénieuse des contes de Perrault par Ben Jelloun montre des traits semblables à la modernisation effectuée par Nothomb. Lui aussi modifie ses récits de sorte à les rendre plus vraisemblables et plus en accord avec la nouvelle motivation idéologique qui sous-tend les compositions61. Flirtant avec le terme controversé de Saïd (1978), Ben Jelloun (2014, p. 9), l’auteur annonce dans sa préface l’intention d’« orientaliser ces contes », transformation accompagnée par un déplacement temporel vers notre société actuelle. Cette orientalisation et modernisation du cadre entraîne, tout comme chez Nothomb, l’introduction de motifs altérés (minaret au lieu d’église, burka au lieu de chaperon, etc.). 216Ces substitutions ne relèvent pas d’une « couleur locale » exotique ; elles font partie d’une composition qui veut nuancer et problématiser l’image stéréotype de l’orient, et en particulier du monde arabe : « […] il est temps de dire ces pays autrement que sous le signe du drame et de la tragédie, autrement que dans un contexte de fanatisme, de terrorisme et d’amalgame », affirme Ben Jelloun (ibid.). À travers le déplacement du cadre spatio-temporel et culturel vers notre époque moderne, l’enjeu est de critiquer certains avatars stéréotypes pour promouvoir une vision alternative (et plus juste) de la réalité en même temps que de procéder, par moments, à une critique sévère du fanatisme religieux62.
Quant à cette société présentée dans les récits, on pourrait dire, avec le roi dans « La Belle au bois dormant » : « Le monde change, nous ne vivons plus à l’époque des contes de fées » (p. 28). En effet, le déplacement opéré par Ben Jelloun est autant temporel qu’esthétique et idéologique. C’est-à-dire qu’il ne saurait être suffisant de transposer tels quels les contes de Perrault en remplaçant simplement les motifs par des variantes modernes. Tout le projet narratif semble appeler une réécriture profonde afin d’harmoniser les récits non seulement avec le cadre moderne, mais encore et surtout à une lecture moderne. Comme le remarque Ben Jelloun (ibid., p. 11) dans son avant-propos, Perrault pouvait compter sur « le sommeil de la raison ». Nous allons voir que l’auteur a été très attentif aux endroits susceptibles de faire « éveiller » le soupçon chez le lecteur quant à la progression de l’histoire, surtout en ce qui concerne la psychologie des personnages et le remplissage métonymique.
Au lieu de rester au niveau sommaire de l’univers du conte comme sujet dépersonnalisé et élément de l’intrigue, le personnage sort de l’anonymat. Ben Jelloun confère aux personnages des appellations illustratives et leur concède un statut autre que purement fonctionnel et relationnel (roi, prince, princesse, ogre, frère, sœur, belle-mère, etc.)63. Il esquisse aussi une autre motivation psychologique : « Je n’ai jamais admis, enfant, que le Petit Chaperon rouge puisse croire que le loup était sa grand-mère », avoue l’auteur dans une interview avec Koutchoumoff 217(2014). L’auteur exige au récit une crédibilité du sujet agissant d’après une causalité rationnelle ou, si l’on veut, d’après un schéma cognitif commun entre le personnage et le lecteur, pour reprendre une idée du constructivisme en vogue.
La motivation psychologique concerne même la méchante fée, dont on connaît le rôle thématique canonique (jeter le mauvais sort et prédire une destinée tragique). Représentant le mal, ses actions n’ont normalement pas besoin d’être justifiées : elle est tout simplement méchante par motivation générique. Présente, son motif d’agir est simple, comme dans « La Belle au bois dormant », où elle se sent offensée (elle n’a pas été invitée et une fois sur place, elle ne se voit pas offrir un étui en or comme les autres fées). Dans sa version du conte, Ben Jelloun introduit une explication détaillée des antécédents entre la mauvaise fée et le roi, en litige depuis longtemps (« Tu as eu tort. » « Je t’avais prévenu », « Je t’ai dit », « Tu as aggravé ton cas », « Et tu m’as oubliée », p. 17). Il justifie aussi l’omission, l’action ou l’évènement non réalisé qui aurait pu (et peut-être dû) arriver dans le récit64. Voici pourquoi le roi n’apaise pas le mécontentement de la méchante fée en lui distribuant un étui en or : « De toute façon, je ne peux plus rien faire pour toi. Le joaillier qui a fabriqué ces étuis est mort hier en tombant de cheval » (p. 18). La réaction de la mauvaise fée à cette réplique crée une sorte de boucle logique de motivation : « – Je sais, c’est ma haine qui lui a rendu visite au moment où il se croyait tout-puissant ! »
« La Petite à la burka rouge » obéit au même procédé. Pour justifier le départ du Petit chaperon rouge chez sa grand-mère, Perrault fournit une motivation simple au lecteur : « […] on m’a dit qu’elle était malade » (p. 258). Ceci est à comparer avec la version de Ben Jelloun : « Elle avait attrapé froid, disait-on. Un messager était venu en informer la famille. Mais la mère, qui avait fait une mauvaise chute dans l’escalier, était alors dans l’incapacité de se déplacer » (p. 50). La maladie est précisée en rhume ; la rumeur se transforme en messager individuel (ce qui explique aussi comment on a pu savoir que la grand-mère, qui vit isolée, a pu communiquer sa maladie à la famille) ; la décision d’envoyer la petite à la burka rouge s’explique par l’indisposition de la mère ; cette indisposition s’explique à son tour par une cause précisée (chute dans 218l’escalier). Ben Jelloun adapte ainsi une stratégie métonymique caractéristique du discours réaliste : retracer la causalité de tout évènement d’apparence trop fortuite et en préciser la nature. Flaubert ne procédait pas autrement pour expliquer le déplacement de Charles à la ferme Rouault, où le médecin est appelé après l’accident du père d’Emma (Première partie, chapitre ii).
Cette action est un exemple de ce que Propp (1970, p. 31) appelait fonction : « […] l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue ». Chez Ben Jelloun, maintes fonctions sont surmotivées, c’est-à-dire qu’il ajoute une motivation par rapport au texte original : comment le chat se procure ses bottes, pourquoi Cendrillon ne ramasse pas sa chaussure perdue, pourquoi personne ne s’interroge pas sur la destinée des femmes disparues dans « Barbe-Bleue », etc. Dans « La Belle au bois dormant », l’égarement de la princesse jusqu’à la tour où réside la vieille femme avec son fuseau offre un bel exemple de ce procédé. Comment se fait-il qu’elle continue sa pratique malgré l’interdiction du roi (en plus : sous peine de la vie) ? L’explication de Perrault reste sommaire : « Cette bonne femme n’avait point ouï parler des défenses […] » (p. 248). Cette ignorance d’une interdiction qui se répand dans le royaume entier est étonnante, d’autant plus que la vieille femme vit dans le château même de la princesse. Chez Ben Jelloun, la femme devient une ancienne esclave noire qui s’est retirée du monde, décision qui paraît justifiable au nom d’une certaine psychologie. Elle arrive pourtant à survivre dans l’isolement, circonstance que l’auteur ne manque pas d’expliquer : « C’était certainement par pitié que l’aide de camp du roi l’avait installée là et lui faisait porter tout ce dont elle avait besoin » (p. 20).
D’autres actions entraînent des surmotivations plutôt d’ordre idéologique. Par exemple, dans « Le Petit Poucet » de Perrault, la décision d’abandonner les enfants dans la forêt est entièrement mise sur le compte de la pauvreté des parents, qui n’ont plus les moyens de les nourrir. C’est en premier lieu une motivation sociohistorique. La situation est similaire chez Ben Jelloun, mais il ajoute une dimension morale et culturelle. Le père énonce cette réflexion : « […] je sais que nos parents n’auraient jamais fait ça. L’esprit de nos ancêtres ne nous le pardonnera jamais. » Et la mère d’enchaîner : « Notre Dieu ne nous pardonnera jamais […] » (p. 163). La surmotivation peut ainsi fonctionner comme 219indicateur idéologique tout comme peut le faire la motivation implicite chez Genette.
Parallèlement à ce travail de surmotivation, Ben Jelloun garde des éléments génériques, en particulier par le recours occasionnel à une certaine gratuité compositionnelle. Par exemple, dans « La Belle au bois dormant », l’ogre subit une transformation fondamentale sans justification détaillée : « La simple vue du visage merveilleux de la princesse avait suffi pour annuler en lui toutes les pulsions malveillantes et nocives » (p. 44). On trouve aussi des éléments contradictoires. Dans « Barbe-Bleue », Ben Jelloun explique d’abord que le protagoniste laisse pousser sa barbe puisqu’il ne soucie pas de son apparence : « Et puis il considérait qu’avec son physique d’athlète, avec son air d’homme mûr, avec son argent, il n’avait pas à faire des efforts particuliers pour séduire les femmes » (p. 63). Quelques paragraphes plus loin, l’idée de soigner la barbe répond pourtant à ce même souci d’apparence, qui était auparavant inexistant : « Une fois sa barbe devient longue et très fournie, l’homme devint plus hideux encore […]. Il décida alors de la teindre, espérant atténuer ainsi l’effet produit » (p. 63-64).
L’auteur n’hésite pas non plus à recourir à la mise à nu (ou à la motivation auctoriale, d’après notre terminologie), dans sa forme la plus flagrante. Dans « La Petite à la burka rouge », il est nécessaire que la fille, en tant que porteuse des valeurs positives, gagne le combat contre l’homme barbu (représentant les islamistes). Ici, Ben Jelloun renonce à la motivation diégétique en insérant un paragraphe isolé, mis entre parenthèses et écrit en italiques, où la motivation auctoriale se confond avec la motivation idéologique :
(Le barbu, bien entendu, est plus fort et mieux armé. Normalement, il devrait la coincer et la violer avant de la tuer. Mais il était dit que, pour une fois, l’innocence l’emporterait sur le mal absolu, les femmes sur la brutalité de certains hommes.) (p. 55)
L’imaginaire du conte reste donc bien présent dans la création de Ben Jelloun. En témoigne cet échange de répliques entre la journaliste Koutchoumoff (2014) et l’auteur : « – Et le Bien triomphe à la fin ! – Absolument, je ne vais pas écrire des contes pour que tout le monde pleure ! » Les stratégies motivantes, judicieusement insérées dans la composition, ne font que repousser partiellement le conte, ce qui donne, 220comme chez Nothomb, une sorte de conte réaliste. Il ne s’agit pas de récits parfaitement mimétiques selon notre monde contemporain, mais de réaménagements qui tendent vers une rationalisation métonymique. La transposition du récit, non seulement vers un nouveau cadre spatio-temporel, mais surtout vers un autre contexte esthétique, idéologique et conceptuel, semble appeler une autre motivation, qui doit rendre le récit plus compatible avec la réaction du public65.
Bilan
En faisant le bilan de la dominante Tomachevski, c’est avant tout la motivation comme outil de causalité et de cohérence qui est à souligner. Les cadres exodiégétiques ne sont plus de simples répertoires où puise l’auteur pour justifier l’emploi de procédés poétiques (Chklovski) ; le mimétisme n’est plus la conséquence de la mise en récit réitérée de la motivation diégétique (Jakobson) ; les fonctions motivantes n’ouvrent pas vers toutes sortes de récits (Tynianov). L’organicité du texte devient la valeur suprême de la composition littéraire, qui doit impérativement être acceptée par le public au nom de la vraisemblance. Nous venons de voir des traces d’une telle composition dans la réécriture de Perrault par Nothomb et Ben Jelloun. Quant aux contes fantastiques de Maupassant, on ne doit pas uniquement les voir comme le signe de la hantise de l’auteur, mais également comme le résultat de sa maîtrise du genre, remodelé d’après un certain contexte esthétique.
À la suite de Tomachevski, la fonction vraisemblablisante de la motivation a été abordée de façons diverses. Elle reçoit sa redirection décisive par Genette, qui se centre sur le motif d’agir du personnage, et en particulier sur la cause (et non le résultat) de l’action, à évaluer par le public en comparant ce comportement avec leur répertoire exodiégétique (notamment leur image du réel dans une perspective idéologique). Influencé par Genette, Culler se penche vers les stratégies générales 221employées par le lecteur afin de rendre compréhensible le texte, qui est par définition « étrange ». La narratologie cognitive actuelle reprend la focalisation de Genette sur l’intention du personnage, dans une approche qui réduit la motivation à la psychologie du personnage fictif, considéré surtout comme une personne agissant à l’intérieur du monde diégétique (ou du monde possible).
Proche de Culler, cette narratologie examine surtout comment le lecteur « naturalise » (ou « narrativise ») l’intrigue à partir d’un glissement subtil de l’étude de l’intrigue (comme structure repérable ou comme schéma textuel ou intentionnel) vers l’étude de la narrativité (en tant qu’expérience progressive du lecteur). Dans une sorte d’immersion émotionnelle, complétée par une compréhension analytique de l’histoire (dont les ressorts respectifs restent sans doute à préciser), le lecteur actualise désormais les structures latentes de l’intrigue en identifiant les mobiles psychologiques du personnage. Le mode mimétique passe au premier plan par une lecture où le jeu entre le prévisible/lisible et l’imprévisible/scriptible forme une tension narrative maintenue jusqu’à la fin du récit. Cette approche tend vers la réception du texte et vers des études empiriques de l’expérience du lecteur (qui semblent nécessaires à entreprendre pour légitimer pleinement cette approche). Cette position théorique semble par ailleurs conforme à l’idéologie régnante depuis un demi-siècle, et renforcée dans le siècle actuel, qui refuse l’objectivité et l’autorité pour soutenir l’idée que la vérité réside dans l’appréhension individuelle du réel, conséquence possible d’une mentalité contemporaine selon laquelle tous les « métarécits » (d’après Lyotard, 1979) seraient désormais minés d’un air de soupçon.
Nous arrivons finalement à une position théorique bien loin, et presque inversée, de notre point de départ. Pour Chklovski, la motivation diégétique n’est qu’un prétexte mimétique, sans importance véritable. Pour créer de la littérarité à l’aide de procédés artistiques, l’auteur les insère dans les récits en puisant dans les conventions et le mimétisme communs. Ce sont des éléments subordonnés hiérarchiquement au procédé à réaliser. En passant par Tynianov, Tomachevski formule des pensées qui se retrouvent aujourd’hui accentuées et modifiées par l’approche constructiviste, selon laquelle le texte n’est plus un produit fini où l’on pourrait étudier des fonctions stables. Il revient au lecteur de vivre, et partiellement de créer, l’effet artistique par sa lecture, où comptent 222avant tout l’identification avec le personnage et la compréhension des schèmes de l’intrigue. La référentialité passe au premier plan, car elle est nécessaire pour préparer l’immersion du lecteur dans le processus narratif. À travers son intrigue, le texte littéraire donne à percevoir une illustration du fonctionnement de nos schémas cognitifs plutôt que de nous exposer une œuvre d’art fabriquée. La motivation, en tant qu’élément psychologique, est désormais – et surtout – un élément intégré à un texte scriptible qui doit être narrativisé par le lecteur afin qu’il dégage du récit une image du réel qui puisse faire le pont entre fiction et réalité.
1 Cité par Depretto (2018, p. 110). – Ceci explique peut-être pourquoi Wellek (1991, p. 347) estime que cet ouvrage est « décevant » (disappointing).
2 Exceptée le fait d’occuper une position dominante dans le discours postformaliste sur la motivation, notamment chez Genette (1968) et Culler (2002), Tomachevski a fourni la méthodologie principale à l’analyse structurale de Barthes (1966) et a esquissé une définition du fantastique proche de celle de Todorov (1970). Son nom revient aussi fréquemment dans les études sur l’intrigue (le rôle du héros, la relation entre fabula et sjužet, etc.), jusqu’à nos jours.
3 Tynianov (1978, p. 130) : « Motivation in art is the justification of some single factor vis-à-vis all the others, the agreement of this factor with all the others […]. »
4 Todorov (2001, p. 294) traduit cette troisième variante par motivation « esthétique ». Cependant Tomachevski (1928, p. 150) utilise le même terme que Chklovski, chudožestvennaja. Nous utilisons le terme d’« artistique » au nom de la cohérence terminologique (cf. artistic chez Sternberg et künstleriche chez Schmid).
5 Prince (1987), Fontaine (1993, p. 66) et Estébanez Calderón (2004) présentent les trois variantes ; Turner (1972, p. 72) le fait aussi mais les appelle des « motifs » ; Brooks (1984, p. 14) se limite à la motivation compositionnelle, etc.
6 Pour rappel, voir les nombreuses traductions proposées de cette notion, p. 40.
7 La ressemblance avec l’équation de Genette (1968), que nous commenterons dans la section suivante, est notable. Quelques années après la publication de la Théorie de la littérature par Todorov, Genette décrit lui aussi la vraisemblance comme le résultat d’une valorisation des rapports entre la fonction de la motivation et la correspondance du récit au réel d’après le jugement du public (sans citer Tomachevski).
8 Cf. Sternberg (2012, p. 413) sur Tomachevski et Chklovski : « […] one face is turned to the text as a model of the world, the other to the text (notably including its world) as an artful structure, a goal-directed transaction between author and reader. »
9 Cf. Striedter (1989, p. 66) sur Tomachevski : « The term motivation, which we have encountered in connection with Shklovsky, thus acquired a new meaning and was further differentiated. »
10 Cf. Sternberg (2012, p. 403) : « […] this scalar (1)-(3) typology is logically fallacious. It should go without saying […] that the overtness of a motivation neither entails nor necessarily correlates with its probability, having in principle as little to do with public acceptability as with internal validity. »
11 Cf. Chatman (1978, p. 52) : « The norm was unmotivated verisimilitude. Most events needed no explanation since “everyone” […] would understand straight off how such things could happen or be. But history—the explosive political and social events of the late eighteenth and nineteenth centuries—was to change that basis of common understanding. Especially in France. The most realistic novelists became enigmatic, since history was enigmatic. »
12 Booth (1983, p. 177) : « […] there is a surprising amount of commentary directed to reinforcing values which most reader, one would think, already take for granted. »
13 Certains chercheurs ont pourtant accepté la définition discursive de la motivation proposée par Genette. Cf. Fludernik (2006, p. 27) : « […] the narrator comments or expounds: s/he explains why events occur, ascribes them to political or social circumstances and conditions, indicates what it is that motivates the characters and so on. » Bal (2017, p. 29) : « Motivation is a way of making the relationship between elements explicit. » Définitions semblables chez Prince (1982, p. 140 et p. 156).
14 À condition d’être conscient de la schématisation réductrice et figée qu’impose toute catégorisation. Cf. le tableau 3, p. 46 et le tableau 4, p. 47.
15 Parmi les rares chercheurs qui ont osé nuancer le raisonnement de Genette, mentionnons Peters (1998).
16 Sternberg (2012, p. 404) : « In none of the three marquise examples […] is the least aesthetic purpose either evident or assumed. […] motivation becomes no more than an overt and/or moderately plausible technique for linking and elucidating a sequence of events. »
17 Culler (2002, p. 186) décrit la motivation réaliste comme suit : « […] if in the description of a room there occur items which tell us nothing about a character and play no role in the plot this very absence of meaning enables them to anchor the story in the real by signifying, this is reality. » Cela reprend de près le raisonnement de Barthes sur l’effet de réel.
18 Culler (2002) revient à cette idée avec insistance [nos italiques] : « The strange, the formal, the fictional, must be recuperated or naturalized » (p. 157) ; « the strange or the deviant is brought within a discursive order » (p. 161) ; « As a linguistic object the text is strange and ambiguous » (p. 171) ; « what seemed difficult or strange is made natural » (p. 177) ; « we reduce the strange or incongruous » (p. 184).
19 Culler (2002, p. 157) : « The difference which seemed the source of value becomes a distance to be bridged by the activity of reading and interpretation » ; « naturalizing or restoring literature to a communicative function » (ibid.) ; « giving it a place in the world » (ibid., p. 161) ; « given a meaning » (ibid.).
20 Cf. Booth (1983, p. 73) : « Our sense of the implied author […] includes […] the intuitive apprehension of a completed artistic whole […]. »
21 Elle se retrouve aussi dans le romantisme, comme le montre ce passage de la préface de Delphine par Madame de Staël (2007, p. 36) : « […] il faut conserver dans les événements assez de vraisemblance pour que l’illusion ne soit point détruite. »
22 D’après le texte original (2002, p. 164-186) : the real, cultural vraisemblance (ce dernier mot est écrit en français dans le texte original), models of a genre, the conventionally natural et parody and irony.
23 Sternberg (2012, p. 406) : « Structuralist concern […] actually resumes, not Shklovsky’s original idea and focus, but Tomashevsky’s silent divergence under the same motivational heading. » – Tomachevski reste en fait dominant dans le paysage postformaliste en général, complété par Jakobson pour ce qui est des études sur le réalisme.
24 Ces deux niveaux se rapprochent le plus de notre motivation auctoriale, à condition d’en préciser la nature. Le discours de l’auteur, tout comme l’ironie et la parodie, peuvent renvoyer à différents cadres exodiégétiques : conformité au genre, conformité au réel, autorité de l’auteur, etc. Suivant leur emploi, ils peuvent aussi créer des réseaux endodiégétiques (Cf. l’analyse de Madame Bovary, p. 115-123).
25 Cf. Bal (2017, p. 63) : « Motivation as a strategy is best explained in Culler (1975). This phenomenon is also called “naturalization”. »
26 Cf. Culler (2002, p. 221) : « […] our expectation that the novel will produce a world » ; « […] the reader expects to be able to recognize a world » (ibid., p. 222) ; « […] expectation that readers will, through their contact with the text, be able to recognize a world which it produces or to which it refers » (ibid., p. 225).
27 Prince (1987, p. 66) semble être le seul à avoir noté cette divergence : « Whereas motivation is author-oriented, naturalization is reader- or receiver-oriented. »
28 Culler (2002, p. 164) : « At each level there are ways in which the artifice of forms is motivated or justified by being given a meaning » [nos italiques]. Cf. Fludernik (1996, p. 32) : « Culler reinvites the unfamiliar, the strange and the unbelievable back into the realm of the vraisemblable by showing how readers refuse to allow this intrusion of the Other into their neat picture of the world, preferring to invent additional strategies of defusion and refamiliarization, naturalizing the oddity by means of a recourse to other frames, other explanatory patterns. »
29 Cf. la définition de l’intégration par Sternberg (2012, p. 371) : « […] the large variety of measures […] available to humans for establishing coherence, regardless of functional sense and sense-making. »
30 Yacobi (1987, p. 336) : « Faced with some incongruity, briefly, the reader may integrate it by appeal to any one or any combination of five mechanisms. » Le cinquième mécanisme est le rapport avec le narrateur non fiable, mentionné au début de cette section.
31 Cf. Yacobi (1987, p. 336) : « Reliability (as a hypothesis of perspectival accord between reflector and author) is nothing but a contextual neutralization of the mediation-gap, and unreliability (as a hypothesis of perspectival discord between them) is a contextual realisation of the mediation-gap. »
32 Sternberg (2012, p. 397) : « […] integration still remains of paramount importance […] but only insofar as the integrational drive is convertible or channeled into the issue at the heart of motivation: functional mediacy vs. immediacy. »
33 Cf. Passalacqua et Pianzola (2016, p. 211) : « From a constructivist perspective, it is impossible to univocally identify the properties of what are usually considered to be narrative elements and forms (e.g., events, point of view, or even narrator), insofar they are not forms in themselves but become forms only if associated with functions. »
34 Toutefois, au lieu d’utiliser le terme de naturalisation, Fludernik (1996, p. 34) nomme ce processus « re-cognition ». Un autre cognitiviste, Jannidis (2003, p. 43), insiste, tout comme Culler, sur la faculté de la motivation (ou de la naturalisation) d’établir un sens : « […] motivation can be understood as a meaningful structure which establishes a meaningful connection between a given element of the text, and thus of the narrated world […]. »
35 Baroni (2016, p. 89) : « […] I consider narrative tension to be the uncertain anticipation of a possible resolution in the form either of a prognosis or a diagnosis, both of which are based on cotextual information and intertextual and/or actional scenarios stored in the memory of the reader. »
36 Fludernik (1996, p. 162-163) : « Fictional realism, therefore, is as much a function of interpretation as the construction of plot or the evocation of fictional character » ; Herman (2002, p. 5) : « […] the real target of narrative analysis is the process by which interpreters reconstruct the storyworlds encoded in narratives. »
37 Cf. Herman (2002, p. 16) : « Interpreters of narrative do not merely reconstruct a sequence of events and a set of existents but imaginatively (emotionally, viscerally) inhabit a world […]. »
38 En voici la définition de Dannenberg (2008, p. 36) : « […] a specific textual strategy generally used to forge meaningful connections for the reader between events and characters within the narrative world, thereby creating immersion ».
39 Voir aussi les pensées d’Iser (1978) sur le pôle artistique (le texte créé par l’auteur) et le pôle esthétique (le texte actualisé par le lecteur).
40 Programme poétique succinctement résumé par Segal (2011, p. 297) : « The cornerstone of this approach is the conception of narrative first and foremost as a communicative act, taking account of both the reader, for whom the text is constructed, as well as the (implied) author, who fashions the text in order to achieve his/her communicative goals. This rhetorical orientation goes hand in hand with a functionalist one, aiming at the exploration of the goals or motivations of narrative forms, instead of merely describing and classifying them. »
41 Si cette perspective peut être éclairante, elle risque aussi de faire des études littéraires une science auxiliaire des études cognitives, comme le voudrait Herman (2002, p. 2) : « To my mind, both narrative theory and language theory should instead by viewed as resources for—elements of—the broader endeavor of cognitive science. »
42 Gymnich (2010, p. 509) : « According to structuralist notions of literary characters, attempts to ascribe human attributes and motivations […] have to be discarded as naïve. Yet reading fictional characters as if they were at least similar to human beings is exactly what both “average” readers and many literary critics seem to be doing in the reading process […]. »
43 Cf. Bortolussi et Dixon (2009, p. 115) : « […] it is likely to be difficult to find agreement concerning psychological causes and motivations with narratives of any complexity. […] far from providing an objective analysis of plot structure, the notion of a causal chain is critically dependent on the details of the reader’s representation of the story world and its characters, and in many cases, such representations will vary significantly over readers. »
44 Cf. Herman (2012, p. 226) : « […] ascribing reasons for acting, which take the shape of clusters of propositional and motivational attitudes such as belief and intention, is a core feature of human reasoning about actions, including communicative actions such as storytelling. » Pour Cohn (1978 et 1999), cette interrogation sur la conscience qui dirige les actions du personnage, accès proustien à la conscience de l’autre, constituerait un des traits distinctifs de la fiction.
45 Eder et al. (2010, p. 24) : « This is why motivation tends to be the motor and the centre of a story, transmits its theme and presents a significant influence on emotional reactions. It is important both for narrating characters and for interpreting them. Thus, even a rather formulaic narrative that has traditionally been analysed in terms of characters’ plot functions requires at least one character’s motivation in order to set the action in motion. »
46 Pour rappel, voir les définitions données dans l’introduction, p. 12, note 3.
47 Ryan (2009, p. 62) : « It is of course the author who ultimately plots the plotting of characters […]. » Jannidis (2014, p. 40) : « […] elements of a character or the description of a character are often motivated by their role in thematic, symbolic, aesthetic and other networks. »
48 Cette approche du discours réaliste n’est d’aucune façon unique. Dufour (1998, p. 219), le grand spécialiste du réalisme, affirme : « Par-delà la lisibilité du texte réaliste, sa cohérence sur lesquelles insistent les poéticiens, il faut en dire les ambiguïtés, les failles, les points d’arrêt. »
49 Les textes analysés ont déjà fait l’objet de publications dans C.R.I.N. (« De la motivation du fantastique », 2007, no 48, p. 45-56), Littératures de l’imaginaire (« Stades imaginaires dans Barbe bleue d’Amélie Nothomb », Katarzyna Gadomska et Agnieszka Loska, éd., Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, 2019, p. 115-127) et Position(s) du sujet francophone (« Sujets déplacés et replacés – les contes de Perrault réécrits par Tahar Ben Jelloun », Buata B. Malela et Hans Färnlöf, éd., Paris, CERF, 2021, p. 51-82).
50 Cf. Marcoin (1994, p. 3) : « À terme, tout récit, toute nouvelle, se colore d’étrangeté. Rien qui ne puisse tourner autour du Horla, qui n’y conduise ou qui n’en procède. »
51 Cf. Traill (1996, p. 139) sur Maupassant et ses confrères : « As realists, none of them could go on rehearsing the traditional artistic treatments of the fantastic. »
52 La définition du fantastique (qu’elle soit de Maupassant, Tomachevski ou Todorov), strictement appliquée, ne désignerait qu’une partie assez restreinte des contes fantastiques chez Maupassant, loin de cette trentaine de nouvelles normalement désignées comme tels dans divers recueils. Certains de ces récits présentent par exemple un phénomène physiologique (« Rêves »), une méditation sur le réel (« L’Homme de Mars »), une pathologie (« La Tombe ») ou explorent l’imaginaire poétique (« La Nuit ») sans créer une véritable hésitation sur la nature du réel.
53 Le terme de « fantastique réaliste » a été lancé par Bakhtine (1978c, p. 297) pour qualifier le fantastique folklorique : « […] jamais il ne sort des limites de notre monde réel, matériel, il n’en comble pas les lacunes avec des idéaux de l’au-delà […]. Ce fantastique s’appuie sur les possibilités réelles du développement de l’homme, possibilités non dans le sens du programme d’une action pratique immédiate, mais dans celui des possibilités – besoins de l’homme, dans le sens des exigences éternelles, jamais éludées, de la vraie nature humaine. »
54 Cf. Traill (1996, p. 45), sur le fantastique réaliste et ses auteurs : « The imagination […] discovers and interprets a reality which is neither closed nor reducible to empirical knowledge. »
55 Tous les procédés que nous commenterons ne sont pas propres au fantastique de Maupassant. Certains apparaissent dans des récits « singuliers », d’apparence invraisemblable, comme « Histoire vraie », « Le Voleur » ou « Le Bonheur ».
56 Il existe deux nouvelles avec ce titre. Ceci est la nouvelle de 1884.
57 Tomachevski (2001, p. 288) inclut la catégorie « par contraste » dans sa motivation compositionnelle, mais seulement pour le cas où les contrastes apparaissent dans le cadre d’une scène : le motif d’un chant populaire introduit lors de la mort d’un personnage serait selon lui un exemple de ce procédé.
58 Pour rappel, le topos d’éléments mélangés et de manque de repères était pratiquement « mis à nu » chez Nodier, dans un registre bien plus parodique (p. 170).
59 Cf. Levorato (2003, p. 198) : « […] in traditional versions, female figures are usually categorized through relational identity, while male social actors are […] acknowledged a social function, or identified in terms of their unique identity. »
60 Pour Wandzioch (2017, p. 197), le manque de motivation dans « Barbe Bleue » de Perrault est ainsi « tout à fait conforme à la poétique du conte merveilleux dont les personnages n’ont ni épaisseur psychologique ni dimension sentimentale et doivent se contenter d’un statut social ».
61 Kassab-Charfi (2016) a bien noté cette transformation idéologique, mais sans s’appuyer sur la notion de la motivation.
62 Cf. Pernoud (2016) : « Ben Jelloun n’hésite pas à dénoncer une réalité contemporaine et sordide. »
63 L’auteur semble ici avoir suivi l’axiome énoncé dans « Hakim à la houppe » par l’oncle du roi : « un être qui n’a pas de nom n’existe pas » (p. 145). Pour la signification des noms distribués dans le recueil, voir Charnay (2015).
64 Pour cette question d’omission, le lecteur se reportera à l’étude stimulante de Hühn (2016).
65 La naturalisation de Culler (2002) se défendrait dans ce cas-ci comme l’équivalent de la motivation, c’est-à-dire comme une stratégie de composition (et non comme un mécanisme de lecture).
- Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN : 978-2-406-13105-2
- EAN : 9782406131052
- ISSN : 2261-5717
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13105-2.p.0175
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/08/2022
- Langue : Français