Points d'arrivée
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Motivation littéraire. Du formalisme russe au constructivisme
- Pages : 223 à 232
- Collection : Théorie de la littérature, n° 27
Points d’arrivée
À condition de passer outre sa soumission fréquente à d’autres notions qui décident de son application et de son appréciation (notamment « psychologique », « réaliste » ou « vraisemblable »), la notion de la motivation se présente comme un outil neutre pour explorer tout récit littéraire à toute époque, fait démontré avec brio par les formalistes, Flaker, Sternberg et Schmid. Inspirée par ces travaux, la présente étude a tenté d’être programmatique dans son ambition de redéfinir la notion de la motivation dans une perspective plutôt descriptive que normative. Nous avons ainsi substitué une terminologie de base narratologique aux notions russes pour désigner les « niveaux » de la motivation, dont les rapports permettent d’analyser la motivation littéraire en détail. Ces derniers se superposent au lieu de s’exclure.
Afin de rendre compte du principe conceptuel de base de la motivation a été conservée la distinction des modes, qui transcende les niveaux. Il en résulte une terminologie plus fine de la motivation qui n’entre pas en opposition théorique avec la terminologie binaire traditionnelle. Seulement, s’il est tout à fait possible d’aborder l’analyse de la motivation par deux modes ou deux niveaux seuls, il nous semble que cela invite à une certaine confusion à cause de la polysémie notionnelle inhérente aux termes binaires proposés par la recherche antérieure. La distinction des modes et des niveaux a permis de clarifier les nuances de l’emploi de la motivation, qu’on peut résumer comme suit.
La motivation téléodiégétique se définit comme l’intention (auctoriale), l’effet (textuel) ou le résultat (lectorial) des autres motivations, ou bien ce qui conditionne la mise en récit de celles-ci. Elle se conçoit toujours à partir du récit, sans y être souvent explicitée (même si cela peut arriver, comme dans la moralité d’une fable). Le mode mimétique de la motivation téléodiégétique inclut toute variante de réalisme, à condition de voir l’impression réaliste comme le but de la composition (et non comme le moyen pour ancrer le récit dans le réel). Tout récit didactique semble 224aussi relever de ce mode mimétique. Le mode artistique couvre tout effet traduisible en termes métalittéraires : ostranenie, surprise, suspense, retardement, dénouement, faux indice, etc.
La motivation diégétique, présente ou absente, désigne les motivations concrètes dans le récit. Le mode mimétique de la motivation diégétique établit un rapport causal entre un motivant et un motivé dans la fabula, d’après le réel ou un réel investi dans le récit. C’est la seule motivation qui est entièrement médiatisée par l’histoire, selon les modalités de la causalité, la plausibilité ou la possibilité référentielles. Présente ou absente (mais dans ce cas parfois implicite), elle peut sembler plus ou moins plausible ou invraisemblable. Le mode artistique établit une relation de corrélation entre un motivant au niveau du sjužet et un motivé dans la fabula. Son emploi se fait d’après l’idée d’une adéquation entre les éléments narratifs. Il montre des caractéristiques semblables au mode mimétique quant à son acceptabilité.
La motivation endodiégétique, inspirée par la troisième variante de la motivirovka (compositionnelle) de Tomachevski, décrit l’organicité et la cohérence du récit. Le mode mimétique construit et se comprend par la causalité de l’histoire et la disponibilité des éléments dans l’histoire. Le personnage peut par exemple être « conforme à lui-même » ou utiliser à la fin le revolver mentionné au début. Le mode artistique crée un réseau de corrélations dans le monde diégétique en se concrétisant par des motifs ou en se détectant par la mise en scène propre à la composition. L’emploi réitéré de l’ironie peut par exemple créer une logique discursive plutôt que référentielle. C’est comme une couche supplémentaire de motivation qui se retrouve avant tout dans les variantes idéologique, générique et sémiotique.
La motivation exodiégétique, formée à partir de la motivacija, quelque peu oubliée dans le discours théorique, désigne les cadres de référence externes au récit. Le récit peut combiner plusieurs cadres pour former son propre système motivant. Le mode mimétique (y inclus le fonctionnement codé du réel comme des scripts ou le nécessaire) de la motivation exodiégétique renvoie au cadre réel, ou à un réel. Le mode artistique est varié : « idéologique » (dans le sens de vision du réel : croyances, opinions politiques, idées sur la fatalité, stéréotypes, divers systèmes de valeurs, etc.), « générique » (et plus généralement littéraire), « sémiotique » et « auctoriale ».
225Parmi ces variantes, la motivation auctoriale n’introduit pas de motivant dans le monde diégétique. Elle intervient par dehors (par exemple par un commentaire) ou régit le monde possible par des moyens formels d’écriture (comme la motivation pseudo-objective). Enfin, notre motivation exodiégétique récupère des variantes déjà identifiées par la recherche antérieure. Chacune d’entre elles entraîne ses propres implications, ce dont il faut faire abstraction dans le tableau 15, qui recense les notions les plus fréquentes pour cerner le cadre auquel se réfère le monde diégétique.
Variantes |
Terminologie alternative |
causale |
bytovoe (Chklovski), réaliste (Tomachevski, Martínez), byt/skrepa (Tynianov), psychologique (Tomachevski, Propp, Flaker, approche cognitive), hasard (Flaker, Nøjgaard), physiologique-biologique (Nøjgaard), inconsciente, irrationnel, sociale, sociopsychologique (Flaker, Nøjgaard, Doležel), suprapersonnel (Nøjgaard, Doležel), réel, vraisemblance (Culler), mimétique (Sternberg), existentialiste (Yacobi), énoncif (Hamon), kausale (Schmid) |
idéologique |
symbolique (Flaker), implicite (Genette), culturelle (Culler), métaphysique (Nøjgaard), finale (Martínez), idéologique (Pyrhönen) |
générique |
esthétique (Tomachevski), « implicite » (Propp, Flaker), mythologique, fantastique (Flaker), générique (Culler, Yacobi) |
sémiotique |
linguistique (Saussure), phonétique (Jakobson, Hamon), sémiotique (Hamon) |
auctoriale |
mise à nu (Chklovski), pseudo-objective (Spitzer), par convention (Culler), ironie et parodie (Culler), génétique, non fiable (Yacobi) |
Tableau 15 – Cadres exodiégétiques.
Les limites entre ces différents cadres sont loin d’être étanches. Telle motivation au fond sémiotique (pluie pour signaler la tristesse, clair de lune pour signaler l’amour, etc.), qui fonctionne par logique métaphorique, peut se transformer en motivation générique et devenir un élément obligé de la mise en récit. La motivation générique peut se former en rapport étroit avec la motivation idéologique : divers préjugés et précompréhensions culturelles, historiques, politiques admettent 226une certaine distribution de rôles et de scénarios dans tel genre. Par le cours de l’Histoire (ou selon l’appréciation du lecteur individuel), telle motivation peut changer de place et de fonction. Les observations sur le rôle et la nature de la Providence illustrent cette problématique : est-ce en premier lieu un motivant mimétique (régissant le monde réel d’après une conviction absolue), idéologique (vision du réel selon la croyance en un pouvoir supérieur) ou générique (part essentielle du roman d’aventures) ?
En saluant cette complexité, on pourrait, très sommairement, identifier les aspects dominants qui sous-tendent les combinaisons des modes et des niveaux de la motivation, comme dans le tableau 16. Ce tableau est à voir uniquement comme un point de départ pour mener des réflexions nuancées sur tel texte littéraire et sur la littérature fictive en général. Il ne doit en aucune façon conduire à des schématisations théoriques ou méthodologiques ; bien au contraire, l’intérêt serait plutôt de confronter ce tableau à l’étude concrète de tel texte (ce qui pourrait justifier une modification de ce tableau).
mimétique |
artistique |
|
diégétique |
causalité |
corrélation |
exodiégétique |
référentialité |
fictionnalité |
endodiégétique |
métonymie |
mise en scène |
téléodiégétique |
réalisme didactisme |
muthos effet de lecture |
Tableau 16 – Niveaux et modes de la motivation.
Quelle que soit la typologie ou la terminologie préférée, l’essentiel est d’accepter la complexité de la motivation, puisque c’est elle qui justifie son emploi comme outil d’analyse littéraire. Qu’on accorde de l’importance au contenu, comme le veulent la plupart des écoles théoriques, ou qu’on le rejette, ou presque, en tant que pur prétexte, comme le fait parfois Chklovski, les formes artistiques forment et déforment bien une certaine matière, sans laquelle elle ne saurait exister. À cet égard, Charles (2018, p. 441) affirme qu’il est « parfaitement stérile de prétendre viser la forme hors de considérations sémantiques. » Le récit est toujours mimétique, dans la mesure où il affiche une représentation d’actions ou d’expériences 227humaines, transposable à l’expérience et à la compréhension humaines, d’une manière ou d’une autre. En même temps, si l’on n’accorde pas à la motivation littéraire le statut d’élément narratif dans un récit qui véhicule un sens par le biais de l’histoire racontée, on oublie que telle intention psychologique ou telle action humaine d’un personnage fait partie d’une construction qui appelle une interprétation par le seul fait d’être une création artistique propre à se référer à un réel tout en formant, en tant qu’objet construit et artificiel, un monde possible et génératrice de significations connotatives. Qui plus est, nier la fabrication de l’art comme artefact risque de faire voir l’histoire comme un pur reflet du réel.
L’étude de la motivation conduit ainsi inévitablement vers une approche plurielle et ouverte. Dans la lignée du « principe de Protée » de l’école de Tel-Aviv, on doit éviter l’établissement de tout package deal, c’est-à-dire l’impasse théorique qui consiste à stipuler des relations catégoriques et figées entre tel procédé motivant, telle discursivité, telle thématique, tel genre ou tel effet de lecture. Le même élément motivant peut justifier l’emploi de différents procédés, appartenir au discours ou au récit, motiver un élément narratif avant coup ou après coup, apparaître une fois ou de façon réitérée, motiver un ou plusieurs motivés, être de portée variée, briser l’illusion réaliste ou la renforcer, etc. La disposition même du présent ouvrage illustre que l’étude de la motivation est une question de perspective théorique et méthodologique. En suivant le poids que le chercheur attribue à tel mode, à tel niveau ou à tels rapports qui s’installent entre les modes, les niveaux et la thématique du récit, nous avons tracé quelques dominantes qui forment ensemble le champ théorique de la motivation.
Pour Chklovski, la motivation diégétique est un prétexte dépendant du procédé poétique. Elle puise dans un répertoire exodiégétique réel ou fictif, mais qui ne constitue de toute façon qu’une matière secondaire dans le récit. La cohérence interne du récit, ou son organicité endodiégétique, n’a guère de valeur propre dans sa construction théorique. Les motivations atomiques du récit sont avant tout à envisager dans leur rôle téléodiégétique d’introduire des procédés littéraires qui distinguent l’art comme production verbale. Genette reprend ce raisonnement pour souligner la gratuité de la narration balzacienne ; Hamon développe et met en pratique une méthodologie plus complète dans ses études sur le descriptif et la poétique réaliste/naturaliste.
228Jakobson poursuit les pensées de Chklovski sur la motivation diégétique comme prétexte, mais en insistant davantage sur le rapport de la motivation avec le cadre exodiégétique mimétique. Cumulable par son emploi conséquent, la motivation endodiégétique crée un récit métonymique, qui aboutit, dans une perspective téléodiégétique, à provoquer l’illusion réaliste chez le lecteur. Cette pensée se retrouve dans la tradition structuraliste (Barthes, Genette, Hamon), et elle a été un peu schématisée par une certaine critique, de sorte à instituer une doxa théorique : la motivation serait réaliste de son essence, et le réalisme vivrait sur la motivation. Faute d’être nuancé, ce postulat peut être sujet à une certaine déconstruction.
Pour Tynianov, la motivation diégétique, orientée vers le réel, est surtout de nature dynamique. Les cadres exodiégétiques fournissent des matières diverses à l’auteur, qui peut construire l’autofonction du récit par rapport à des paramètres externes, toujours susceptibles d’influencer l’évolution littéraire. Par ses réflexions sur la synfonction, et donc sur la motivation comme aspect endodiégétique d’un système textuel, Tynianov est le premier à s’approcher d’une lecture structurelle du récit. Pour discerner l’intention artistique, de nature téléodiégétique, il faut selon lui envisager toutes les relations du récit, seule manière de décider de la nature de la motivation en tant que fait littéraire. Ces pensées se retrouvent dans quasiment toute la critique postformaliste (de l’école structuraliste jusqu’à la théorie des mondes possibles) et trouvent leur meilleure expression chez Schmid et Sternberg. L’héritage de Tynianov, le formaliste un peu oublié, peut se manifester à l’insu du chercheur, comme cela semble être le cas de Flaker, qui polémique contre « les formalistes » tout en appliquant des principes très proches de Tynianov. Plus souvent, cette influence passe par le biais de Tomachevski, qui synthétise les principes de son collègue.
En effet, ce sont les formules de Tomachevski qui semblent avoir attiré l’attention principale des critiques postformalistes, et qui ont conduit aux théorisations les plus importantes. Son insistance sur l’organicité et la vraisemblance, liées à la fonction de la motivation, met en avant l’aspect endodiégétique de la composition, remplie de motivations diégétiques qui forment un système cohérent. Les cadres exodiégétiques peuvent relever du réel ou de la fiction, tant que leur degré persuasif sera validé par le public. Les effets artistiques seront à concilier avec l’appréhension de la vraisemblance chez ce dernier, problématique poursuivie par Genette et 229Culler. En combinaison avec l’idée d’associer la motivation surtout au motif d’agir du personnage, Tomachevski ouvre aussi, toujours en suivant Tynianov, vers l’étude de la coopération du lecteur selon l’approche cognitive et constructiviste. Au terme de cette évolution théorique, la motivation téléodiégétique concerne presque moins l’intention de l’auteur que l’attention du lecteur.
Quant aux approches et aux dominantes esquissées, notre ambition a été de démontrer l’utilité de l’étude de la motivation littéraire pour toute interrogation sur les liens qui existent inévitablement, dans toute œuvre littéraire, entre réel et fiction. Cela étant, les idées de Tynianov sur le fait littéraire et la fonction du procédé nous ont souvent guidé dans nos raisonnements. En effet, sa méthode nous semble la plus prometteuse : considérer la combinaison des facteurs motivants et des effets motivés dans le récit individuel, pour voir quelles relations, proportions et hiérarchies se dessinent, et encore envisager tout ceci par rapport aux séries littéraires et extralittéraires jugées pertinentes. Cela s’harmonise avec le précepte général de la narratologie constructiviste, selon lequel il ne saurait exister une objectivité parfaite du discours.
La motivation s’analyse en effet par une approche flexible qui garde l’idée d’une échelle de nuances et d’une multiplication d’interactions possibles avec le texte et ses paramètres externes. Exemplifions cette prise de position par quelques remarques sur un passage du Tour du monde en quatre-vingts jours (p. 139), où un policier, sans raison apparente, demande à Fogg et à Passepartout de le suivre au poste de police : « Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une surprise quelconque. Cet agent était un représentant de la loi, et, pour tout Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec ses habitudes françaises, voulut raisonner […]. » Saute d’abord aux yeux le cadre exodiégétique, par le renvoi schématique à l’idée de la nationalité, qui fait clairement figure d’hypermotivant. Mais, en plus du cadre exodiégétique, la motivation endodiégétique joue un rôle important. Après tous les passages où Verne a insisté sur le caractère impassible de Fogg et la personnalité bien plus impulsive de Passepartout, leurs réactions ne font que confirmer l’horizon d’attente interne du récit. Et, dans quel degré faut-il faire intervenir la motivation téléodiégétique ? Un premier lecteur y voit un cliché, et voudrait peut-être protester contre cette identification réductrice entre un comportement individuel et l’appartenance nationale ; tel autre y 230trouve la confirmation de son avis sur les deux nations commentées ; un troisième pense que l’allusion n’est pas sans contenir une certaine part de vérité ; un quatrième estime, tout compte fait, que la vision du réel importe peu dans un roman d’aventures ; un cinquième comprend l’explication comme une adaptation du texte aux jeunes lecteurs et estime qu’il faudra évaluer la motivation avant tout par rapport à ce paramètre pragmatique, etc.
Ces remarques, quoique schématiques, devraient mettre tout chercheur en garde contre l’idée d’établir des liens univoques, unidirectionnels, catégoriques, absolus, etc. entre telle motivation, tel passage, tel motif, tel thème, tel procédé et leur effet de lecture éventuel. Cela étant, l’approche relativiste présente également ses limites. Qu’on réfléchisse sur les schémas cognitifs qui guident Fogg et Passepartout, qu’on se centre sur la « surprise » (on ne s’y attendait pas), la « curiosité » (pourquoi doivent-ils aller au poste de police ?) ou la « suspense » (Fogg sera-t-il retardé ?) provoquées, qu’on s’interroge sur les conventions qui rendent possible l’emploi de la motivation ou qu’on considère sa fonction narrative dans une perspective téléologique, le passage cité du Tour du monde en quatre-vingts jours contient de facto un cas de motivation diégétique étant donné que le texte indique des motifs d’agir des personnages qu’on peut mettre en relation avec la mise en intrigue.
Argumenter pour l’importance de la création artistique du récit et l’étude des faits textuels repérables, en suggérant la possibilité d’y voir une certaine stabilité ou certains traits dominants au détriment d’autres, se présente, dans une certaine mesure, comme une entreprise qui doit se frayer un chemin dans notre paysage idéologique actuel, dont fait naturellement partie la théorie littéraire. Heureusement, dans les études herméneutiques, le retour vers le passé ne signifie pas avoir recours à des méthodes périmées que la science moderne aurait falsifiées. En outre, comme nous l’avons suggéré dans notre section sur l’actualisation constructiviste, les différences entre les formalistes et les constructivistes ne sont pas nécessairement si grandes, surtout si l’on considère la deuxième phase de l’école formaliste.
Certes, pour les formalistes, l’auteur artisan reste le foyer de l’analyse littéraire, tandis que, chez les constructivistes, le lecteur a pris le relais comme pôle obligé de la communication littéraire, complétant et actualisant la structure textuelle préparée par l’auteur. Or, tant que l’analyse 231constructive ou cognitive ne se base pas sur des enquêtes empiriques auprès de lecteurs réels, ce pôle récepteur, qu’on peut appeler lecteur implicite ou lecteur modèle (Eco, 1985), n’est pas loin de se présenter comme le reflet de l’auteur implicite. C’est alors sans se contredire que Phelan (2018) plaide pour un retour de la rhétorique classique dans l’approche moderne afin de compléter la réception du message par la « visée de l’auteur » (authorial agency). Celle-ci se détecte selon lui dans les stratégies utilisées afin de persuader le récepteur. Aussi ces deux instances narratives – et méthodologiques – récupèrent-elles toutes les deux le sens ou la signification du texte de manière finalement assez semblable.
Il est ainsi possible de distinguer certaines affinités entre les approches auctoriale et lectoriale, ce qui ouvre vers l’incorporation de l’étude « traditionnelle » de la motivation dans les études « modernes ». De son côté, Sternberg (2012, p. 332) énumère quatre arguments en faveur d’un retour de la motivation dans les études littéraires : elle inclut dans l’analyse du récit les deux pôles pragmatiques du récit, l’auteur et le lecteur ; elle embrasse des éléments référentiels et non référentiels ; elle concerne le texte comme production et le texte comme produit ; elle invite le chercheur à raisonner sur le texte sans lui imposer des normes préalables concernant le contenu que le texte « devrait » inclure ou la perspective qu’il « devrait » adapter. Il ne semble donc pas exister de véritable blocage théorique qui empêcherait d’appliquer la motivation en l’incorporant dans la narratologie actuelle.
À nos yeux, la notion de la motivation se présente comme un outil d’analyse particulièrement puissant et versatile. Elle dirige le lecteur vers le cœur des questions essentielles de tout « fait littéraire » : sa construction, sa configuration, sa vision du monde, sa généricité, sa référentialité, sa fictionnalité, sa réception et sa dynamique à travers l’Histoire. Le problème, il faut l’admettre, n’est pas son application dans les études littéraires, mais la difficulté de délimiter son extension et de justifier son application. C’est ce que souligne Hamon (2020) dans sa question pertinente sur la méthodologie à adopter pour étudier la causalité du récit (il ne parle donc pas explicitement de la notion de la motivation) :
Problème : jusqu’où, dans la chaîne des causalités et des implications, faire remonter la « raison » d’une action passée d’un personnage (par exemple dans la recherche des « raisons » d’un suicide ou d’un crime passionnel), ou son « intérêt » à faire quelque chose dans l’avenir ? Aux contraintes du genre 232littéraire dans lequel il apparaît ? À l’influence du milieu, c’est-à-dire à la mention d’un actant collectif influenceur qui se présentera sur la scène du texte comme une « description », un « paysage », une « atmosphère », donc toujours comme une partie antécédente du même texte ou d’un autre texte diffus (un topos par exemple) ? À un type professionnel, social ou caractériel ?
Quelle perspective choisir ? Quelle piste suivre ? Jusqu’où aller dans l’analyse ? On ne saurait donner d’autres réponses à ces questions que celles fournies par le chercheur, qui doit défendre son approche et tenter d’en démontrer la pertinence. Il revient à chacun de juger dans quelle mesure les pistes, les perspectives et les analyses présentées dans cet ouvrage permettent d’explorer les méandres du texte littéraire à l’aune de la narratologie actuelle. En renouant avec les écrits formalistes ainsi qu’avec d’autres théorisations, nous avons élargi considérablement l’emploi et la portée de la notion de la motivation en comparaison de sa réduction à l’intention cognitive du personnage, considérée dans une perspective référentielle et scriptible. Par ce survol de la théorisation continue de la motivation littéraire, nous avons souhaité rendre hommage aux travaux des formalistes russes en mettant en relief la modification, l’évolution et parfois la reformulation de leurs idées à travers leur dominante respective. De cette manière, nous nous sommes sans doute interrogé autant sur la notion de la motivation que sur son emploi relatif à telle école théorique. Dans un souci de clarté, nous avons tenté de préciser les facettes de la motivation au lieu de reprendre la terminologie binaire. Enfin, par nos applications, nous avons cherché à montrer l’intérêt d’appliquer la motivation littéraire dans l’analyse de la configuration, de la narration et de l’esthétisation historique du récit. Nous terminons alors cette étude dans l’espoir d’avoir restauré la motivation comme notion à appliquer davantage et différemment dans les études littéraires.
- Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN : 978-2-406-13105-2
- EAN : 9782406131052
- ISSN : 2261-5717
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13105-2.p.0223
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/08/2022
- Langue : Français