Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Lettre clandestine n° 30
2022. Émilie Du Châtelet et la littérature philosophique clandestine - Auteurs : Giocanti (Sylvia), Sandrier (Alain)
- Pages : 247 à 264
- Revue : La Lettre clandestine
André Pessel, Les Versions du sujet, Étude de quelques arguments sceptiques au xviie siècle, Paris, Klincksieck, 2020, 191 p.
Le scepticisme moderne depuis Montaigne n’aurait-il pas pour unité la remise en cause de la centralité, stabilité et unicité d’un sujet humain dans la constitution de la connaissance et la justification des pratiques ? Son discours n’aurait-il pas pour vocation de se diffracter pour faire entendre les voix de différents locuteurs, à partir d’une place mo uvante inapte à procurer une vue d’ensemble propre à une perspective ?
Telle est la thèse qu’André Pessel s’emploie à démontrer en regroupant dans une ultime publication cinq articles publiés entre 1999 et 2008 (qui convoquent Montaigne, Jean-Pierre Camus, La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, et Charron). Ils sont précédés d’une étude sur une lettre de Descartes – figure du point fixe subjectif propre au cogito– adressée en 1641 à un interlocuteur caché sous le pseudonyme d’Hyperaspistes. Ce dernier confronte l’auteur des Méditations métaphysiques à son alter ego théorique qu’incarne le scepticisme, tel qu’A. Pessel en élargit le sens – ce qui lui permet d’intégrer à son ouvrage des auteurs a priori considérés comme peu sceptiques tels G. Naudé – à partir de traits communs propres à la conception sceptique de la subjectivité : pluralité, mobilité, intersubjectivité (au sens du « partage des positions subjectives », p. 49), opacité (p. 146), dépendance à l’égard d’une altérité fondatrice dont l’autorité met toujours en question l’identité (p. 72), la pleine conscience de soi – l’inconscient désignant ce qui s’exerce en nous « à notre insu », d’une manière imperceptible (p 126) – ainsi que la capacité du sujet à embrasser d’un regard panoptique tous les objets (p. 143).
A. Pessel fait précéder ses six études d’une introduction dense, d’une grande puissance de suggestion, et contenant plusieurs sous-thèses déclinées dans les différents chapitres. Ainsi, il y est affirmé que les sceptiques conçoivent le sujet – dont le naturel est de surgir à lui-même tel une spontanéité qui ne se contrôle pas elle-même – sans place fixe attitrée, construit par l’histoire (p. 46-47), et acquérant peu à peu, faute d’« être », telle ou telle fonction (p. 120). Il en résulte que l’efficacité 248éthique du sujet repose sur la prise en compte du circonstanciel (p. 64) et la qualité de l’exercice de son jugement, sur le modus plutôt que le dictum, c’est-à-dire sur une interrogation concernant la manière dont chacun prétend « loger la vérité » en soi (p. 71), selon l’expression de Montaigne.
Par ce retour réflexif effectué sur les déplacements subjectifs qu’homogénéisent et stabilisent de manière locale les différentes cultures, les sceptiques sont ainsi caractérisés non par leur relativisme, mais par leur pratique d’un comparatisme anthropologique qui résiste à l’idée d’universel et à l’immédiateté de la donation d’un ordre naturel (p. 128). Le sujet ainsi conçu, lorsqu’il est mis en présence d’une chose, n’a pas affaire à une essence ou forme essentielle de la chose, mais à son nom, c’est-à-dire à un signe ou une « marque » (selon le vocabulaire de Charron, p. 174 et p. 179) qui lui demeure extérieur et n’en dévoile qu’une de ses qualités, dont la valeur est fonctionnelle (par exemple l’utilité sociale), et non aléthique. Ceci n’est pas sans conséquence en matière de religion, dans la mesure où si les marques en sont seulement humaines, elles renvoient à l’histoire des hommes, à l’Église comme institution établie dans l’espace public, et non à une théologie de la conscience et du salut (p. 181).
Convergeant alors de manière évidente avec le scepticisme, le libertinage au xviie est ainsi défini comme une « attitude théorique où l’érudition et l’histoire instituent des règles de comparaison entre les systèmes », c’est-à-dire au fond comme une méthode qui, au lieu de poser des invariants comme sujet de la pensée, permet de penser « des variations réglées » (p. 13). En ce qu’il propose un tableau unifié de variations visant l’universalité, le libertinage inaugure en quelque sorte unstructuralisme fondé sur la méthode sceptique. Au lieu de renvoyer à l’opérativité de la conscience d’un sujet, ilexprime des relations à partir de signes opératoires : il n’y a pas à attribuer les pensées à un sujet pour qu’elles fassent sens, car la subjectivité n’est plus un principe mais un « effet de médiations », le résultat d’opérations, de savoirs ou de prétendus savoirs.
Cet axe anthropologique sceptique, indissociable de la détermination du sujet et de ses connaissances par des médiations, permet ainsi de tracer une ligne allant de Montaigne à Spinoza. Certes, pour Spinoza, on ne peut assimiler l’effet de vérité à un effet de sens, comme c’est le 249cas dans le scepticisme de Montaigne (p. 76) ou dans l’épistémologie de G. Naudé (p. 146). Toutefois, il faut reconnaître avec A. Pessel, qui conclut son ouvrage sur ce point (p. 190), que les trois partagent une analyse de la passivité du sujet. Ainsi, pour Spinoza, ce sont les savoirs qui pensent – les idées étant des propositions, des objets de pensée ayant une réalité conceptuelle autosuffisante – et qui, loin d’exclure le corps, procèdent de la relation au corps, ainsi que de l’affirmation de la réalité de l’imaginaire, de l’apparence (p. 136) et, ajouterait G. Naudé, de l’irrationnel comme produit dérivé de l’exercice de la raison (p. 144-145).
Toutefois, si le libertinage acquiert une consistance si irritante pour les théologiens et les dévots, ce n’est pas tant par la réactualisation d’un argumentaire sceptique – qui, considéré à partir du pyrrhonisme, d’ailleurs, pourrait demeurer tributaire de la logique aristotélicienne de la prédication qui fait l’objet de la réfutation – mais par une mise en œuvre d’une « logique des rapports » qui connaît un essor particulier au xviie siècle en mathématiques et dans les sciences de la nature. Dans ce nouveau contexte, les libertins, de manière plus systématique que chez Montaigne, tendent à naturaliser le surnaturel (le miraculeux, le démoniaque) et de manière générale à amplifier ce qui relève du naturel et de la rhétorique dans l’explication des phénomènes sociaux (et par conséquent aussi religieux), selon une évolution qui conduit peu à peu de la morale à l’étude des mœurs, et même à la constitution d’une science des mœurs (p. 133).
Ce passage est décisif, en ce qu’il atteste de la réversibilité du prescriptif et du normatif (p. 26), présente dès l’exposé du mode dix par Sextus Empiricus, où les lois font l’objet de description, et les coutumes sont apparentées à des normes. Ainsi, dans ce sillage, La Mothe Le Vayer est-il conduit à naturaliser les phénomènes moraux, dont les législateurs religieux ne font que rendre raison par des explications fabuleuses, sur le modèle des astronomes, voire des astrologues. Se pencher sur la morale au moyen d’une description des mœurs est lourd de conséquence, dans la mesure où l’évidence de l’opposition du fait et du droit s’en trouve récusée : le droit n’est plus que le produit d’une « assignation de statut » ou « attribution de rôles », ce qui renvoie à l’arbitraire des circonstances, mais aussi à la régularité propre à tout ce qui fait partie de la nature, le tempérament d’un peuple, par exemple, selon Charron, à cet égard inspirateur de Montesquieu (p. 187).
250Ainsi, le scepticisme selon A. Pessel n’est pas surmonté, mais confirmé par cette réorientation libertine des savoirs qui conçoit l’exercice du bon sens (bona mens) comme un art de conjecturer (p. 143), et la constitution des connaissances comme le produit éclectique de ce qui a été engendré par les autres sujets (p. 146).
Il peut toutefois être détourné et réorienté vers la défense de la foi chrétienne, d’une manière qui selon A. Pessel n’atteste pas pour autant la constitution d’un scepticisme chrétien à proprement parler, mais seulement de son instrumentalisation (p. 83 et 104). Tel serait le cas de Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, auteur d’un Essay sceptique (1610) fidèle à l’écriture de Montaigne, au point de reproduire l’idée d’une raison ratiocinante en elle-même (et pas seulement sous l’influence d’autres facultés trompeuses en nous comme c’est le cas chez Pascal, par exemple), manipulatrice de l’opinion, susceptible de renverser la valeur de vérité en fonction de l’interlocuteur (p. 87), ne laissant à l’entendement aucune autonomie (p. 93).
On peut alors se demander si l’on ne pourrait pas parcourir, sur cet axe anthropologique, d’autres voies issues de la tradition sceptique, par exemple celle qui relie pessimisme chrétien (propre à l’étude de la condition de l’homme déchu) et le discours athée sur l’homme, conçu après avoir effacé la figure du sujet, comme A. Pessel l’appelle de ses vœux (p. 190), ou selon d’autres déclinaisons (nécessairement plurielles et non substantialistes) de la subjectivité, rendues fécondes par le scepticisme. Le discours de Camus présente en effet l’intérêt de révoquer de manière définitive – ce qui n’est pas le cas chez les libertins, notamment Charron (voir p. 186-187), mais on pourrait dire la même chose de Pierre Bayle – toute tentative d’un retour à l’universalisme par le biais du naturalisme, au profit d’une exploration herméneutique de l’imaginaire subjectif, caractérisé par son artificialisme. Enfin, l’expérience mystiquequ’il décrit aborde le sujet à partir de métaphores qui, comme dans le scepticisme moderne, constituent autant de déplacements qui indiquent son décentrement, sa désappropriation, et sa structure labyrinthique (« ses replis internes »), appréhendée non du dedans, mais à partir de modèles qui lui sont étrangers, et de principes actifs situés dans l’extériorité dont il est lui-même issu (p. 112-115).
Quoi qu’il en soit de ces parcours possibles à venir au sein des études sur le scepticisme, Les versions du sujet d’A. Pessel, en ce qu’elles font 251apparaître ce qu’il nomme une« anthropologie implicite de l’inconscient », nous font prendre la mesure de l’importance du scepticisme au xviie siècle au-delà des voies déjà tracées, notamment par sa capacité à irriguer aussi bien la pensée libertine, la pensée cartésienne et post-cartésienne (Spinoza, Leibniz), que la pensée chrétienne.
Sylvia Giocanti,
Université Paul Valéry
(CRISES) / ENS de Lyon (IHRIM)
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Carole Dornier, La Monarchie éclairée de l’abbé de Saint-Pierre. Une science politique des modernes, Oxford University studies in the Enlightenment, 2020:11, Liverpool, Liverpool University Press, xvii-429 p.
L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) n’est pas tout-à-fait un inconnu de la première moitié du xviiie siècle, mais on n’en retient guère que ce qu’une réputation insistante a légué : un faiseur de réformes moqué par Voltaire comme par Rousseau, et de réformes jamais écoutées, au premier rang desquelles le trop fameux Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713), pourtant discuté et analysé de Leibniz à Kant. Le premier mérite de ce livre, qui n’en manque pas, est d’aller au-delà de cette prévention et de lire pour lui-même tout Saint-Pierre, à la fois dans l’éclatement et la dispersion d’une œuvre abondante et répétitive, mais aussi dans la continuité et l’opiniâtreté d’une réflexion menée sans relâche. Se découvre alors une figure, pas nécessairement séduisante, mais à coup sûr intéressante, originale et marginale, paradoxale à plus d’un titre.
Le paradoxe central tient peut-être à ce qui rapproche Saint-Pierre de la tradition clandestine, sans cependant lui permettre d’y adhérer : une 252liberté de pensée indéniable, qui ne constitue cependant nullement une revendication généralisable, ni une visée de son auteur, tant celui-ci tient fermement à placer sa pensée, littéralement, sous le régime de l’utilité sociale. L’intérêt de la pensée se mesure, chez Saint-Pierre, à la manière dont cette dernière peut servir le bien duplus grand nombre, but ultime de tout régime qui se respecte. Toutes les forces sociales doivent coopérer rationnellement dans le meilleur ordre possible pour atteindre ce but : inutile de préciser que cet ordre sera autoritaire, avec une centralisation forte et une souveraineté indivisible à l’opposé d’un système d’équilibre et de concurrence des pouvoirs, mis en exergue à la même période par Montesquieu. La monarchie absolue a ainsi logiquement sa préférence, et c’est à une réforme rationaliste de la monarchie que toute sa réflexion contribue. Il s’agit, avec l’abbé, bien plus d’une rationalisation forcée et autoritaire de la pensée politique que d’une libération de la réflexion sur tous les sujets : aussi n’imagine-t-il pas de vie intellectuelle qui échappe à l’emprise du pouvoir, que ce dernier, négativement, censure les réflexions trop contestataires ou que, positivement, il mette à son service toutes les institutions culturelles en s’entourant de Conseils nombreux dont le fonctionnement est calqué sur le modèle académique de la libre discussion entre égaux. Ironie de l’histoire, ce thuriféraire de l’esprit académique comptera, avec Furetière, parmi les rares académiciens exclus, en raison de son Discours sur la Polysynodiepublié en 1718. De la même façon, l’abbé de Sainte-Pierre, s’il peut pour son compte adopter une postion déiste, n’entend pas faire la promotion de la critique religieuse, fermement persuadé au contraire de l’utilité sociale de la religion, jusqu’à dissoudre celle-ci dans la société. Ainsi les prêtres n’ont qu’à être orientés exclusivement dans la fonction d’éducation, qu’ils assument naturellement – mais d’une éducation épurée et modernisée – pour que soient écartés les dangers de la dispute religieuse. On ne compte plus les solutions péremptoires comme celles-ci inventées par l’abbé, que d’aucuns pourraient trouver naïves : elles ont pourtant le mérite de rendre compte d’une conception de la mécanique sociale, dont les recettes, par ailleurs, ne sont pas toujours aussi déconnectées des conditions effectives du temps qu’on a pu le penser, car l’abbé, par son ancrage familial dans une noblesse dynamique intéressée par le développement colonial (notamment au Canada), comme par son réseau d’influence et d’information, proche des Orléans, ne fait souvent que systématiser des tentatives effectivement expérimentées.
253Le développement de l’ouvrage suit une trajectoire limpide en neuf chapitres. Une fois fixée l’identité à la fois sociale et intellectuelle de l’abbé (chapitre 1), la déclinaison des thématiques abordées obéit à la logique interne de l’œuvre. Dans une réflexion portée par la mathématisation des réalités sociales – legs cartésien patent – la conception de l’utilité découle d’un calcul des profits et pertes (chapitre 2), qui impose une politique du bonheur social, dont la prospérité économique est le nouveau mot d’ordre (chapitre 3). Cette prospérité pose l’épineuse question de la distribution des richesses que l’abbé se refuse à regarder de manière aussi anomique que Mandeville, dont il ne partage pas la conception du luxe. Sont ensuite successivement abordées sa conception du droit (chapitre 4), celles de la gouvernance (chapitre 5) et de la politique religieuse (chapitre 6) pour mieux définir la « science des mœurs » (chapitre 7) que Saint-Pierre appelle de ses vœux, laquelle s’empare de la question de l’art à travers le prisme très étroit de l’utilitarisme social. Mais c’est par l’organisation du contrôle social (chapitre 8) que se montre le mieux, sans doute, ce mélange d’autoritarisme, voire de conservatisme, et de modernité qui fait la particularité de l’abbé : par exemple, son attention à l’éducation des femmes et du peuple n’allége nullement les hiérarchies traditionnelles qui régissent une société inégalitaire. Tout « moderne » qu’il soit, convaincu du « progrès » des connaissances et de la civilisation, il y a chez lui du technocrate rationaliste conservateur avant l’heure : filiation qui aurait pu être interrogée en conclusion.
Le dernier chapitre s’attarde sur la diffusion et la réception d’une œuvre souvent mal comprise. Il faut dire que les contours de celle-ci sont difficles à fixer : comme le rappelle l’autrice, les dates de composition et de diffusion peuvent être éloignées, et les modalités de diffusion sont variées. L’abbé a finalement tendu à divulguer ou « publiciser » l’écriture des « mémoires »d’expertise à diffusion habituellement restreinte aux autorités, si bien qu’il a adapté ses écrits aux divers contextes qu’ils ont connus. En cela, notamment après son exclusion de l’Académie, il a participé à une écriture de plus en plus clandestine, alors qu’elle visait au départ l’« approbation », au sens institutionnel du terme. À partir de 1730 et jusqu’à sa mort, l’essentiel de ses écrits sera publié aux Pays-Bas, ce qui explique une audience continue en Europe du Nord, jusqu’à un dernier dialogue avec Frédéric II, tout juste couronné. De là, des versions différentes des mêmes textes en fonction des dates 254et des publics visés, ce qui complique singulièrement la saisie de la bibliographie de l’abbé de Saint-Pierre. Néanmoins l’autrice s’emploie à en faciliter l’accès par la publication en ligne des œuvres complètes de l’abbé de Saint-Pierre actuellement en cours, auxquelles cet ouvrage pourrait servir d’introduction générale. On appréciera donc que toute œuvre de Saint-Pierre qui est citée et analysée fasse l’objet, en première mention, en note, d’un bilan bibliographique très précis décrivant la date de composition estimée ainsi que les modalités de diffusion et les remanienements successifs.
Ce livre apporte une contribution d’importance à la réévaluation récente de l’abbé de Saint-Pierre dans l’histoire des idées politiques, et dans l’histoire des idées tout court : après les travaux de Simona Gregori et Patrizia Oppici (2010, 2014), Catherine Maire a naguère mis en valeur l’originalité de l’abbé de Saint-Pierre dans l’histoire des conceptions de la religion dans l’État, à côté de Montesquieu Voltaire ou d’Holbach (2019). Et l’autrice a elle-même dirigé avec Claudine Poulouin un recueil sur les divers et foisonnants « projets » de l’abbé de Saint-Pierre (2011). Cette monographie offre une synthèse informée, efficace, sans emphase ni complication, d’une lecture aussi agréable qu’instructive. On peut seulement regretter que le résumé des thèses et des thèmes s’impose parfois au détriment des enjeux interprétatifs que soulève la démarche de l’abbé de Saint-Pierre. Dans son rapport tendu à l’exigence philosophique et rationaliste, tout comme dans sa position inconfortable et précaire d’expert « politique » engagé, l’abbé de Saint-Pierre apparaît comme un maillon important d’une figure en voie de constitution, celle de de conseiller sans le titre de nos modernes hauts administrateurs. On aurait pu donc apprécier, par exemple, que soient peut-être davantage développés les rapprochements avec la science économique à venir, celle des « physiocrates », pour mieux distinguer l’originalité mais aussi la fécondité de l’abbé par rapport aux figures postérieurs de Quesnay ou Turgot, naturellement, mais plus encore de l’abbé Raynal, dont le nom n’est pas cité : l’enjeu était aussi peut-être d’interroger ce discours de « rationalisation » du régime dans ses implications critiques et philosophiques pour interroger le seuil à partir duquel une réforme n’est plus seulement « idéale » mais prend conscience de son nécessaire porte-à-faux idéologique. En somme, de savoir ce qu’un discours d’expertise peut porter d’intrinsèquement contestataire : par quoi l’abbé de Saint-Pierre, 255s’il ne prépare pas nécessairement l’avènement « philosophique » des projets de réforme sociale et politique, souligne cependant déjà les apories et les tensions du « despotisme éclairé ».
Alain Sandrier
Université de Caen Normandie
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Pascal Taranto, Joseph Priestley, matière et esprit au siècle des Lumières, Paris, Honoré Champion, coll. « Libre pensée et littérature clandestine » no 77, 2020, 401 p.
Cette monographie est consacrée à une figure peu étudiée en France, sans doute par son caractère proprement « excentrique » au sein de la représentation habituelle du radicalisme philosophique sur le continent. C’est la première et donc unique synthèse actuellement disponible en langue française sur ce penseur et scientifique, par ailleurs peu accessible également en traduction si ce n’est dans l’édition récente des Recherches sur la matière et l’esprit, d’après la seconde édition de 1782, par Antoine Grandjean chez Honoré Champion en 2018. Cette étude comble ainsi une lacune que l’auteur de ces lignes avait signalée naguère, dans un volume de mélanges en l’honneur d’Antony McKenna (2017), en analysant la lecture par Priestley du matérialisme athée du baron d’Holbach. On peut par conséquent se féliciter de disposer désormais d’une synthèse aussi sûre et stimulante sur Priestley (1733-1804) que celle que l’auteur avait déjà consacrée en 2000 à Antony Collins, avec, dans les deux cas, des enjeux interprétatifs et historiographiques d’ampleur sur lesquels il faudra revenir. P. Taranto, non sans continuité, instruit ainsi, chemin faisant, une enquête au long cours aux bornes des Lumières britanniques : 256de Collins à Priestley, la trajectoire n’est pas nécessairement simple, mais elle est au moins directe, si ce n’est revendiquée, le dernier ayant réédité et préfacé, du premier, A philosophical Inquiry concerning Human Liberty en 1790. Ce sont donc deux héritiers de Locke placés sous le signe de la « liberté de pensée » que, grâce à Pascal Taranto, il nous est donné d’« éprouver » (on entendra ici : mettre à l’épreuve) dans leur originalité et singularité propres, soit que, avec Collins, l’audace de la réflexion et la prudence de l’expression incitent à chercher au-delà du « déisme » affiché l’ambition de la raison laissée à elle-même ; soit que, avec Priestley, presque à l’inverse, il faille contrarier nos catégories d’appréhension, en faisant rimer déterminisme et croyance, matérialisme et religion. On touche là, peut-être, à ce qu’a de plus dépaysant et de plus retors la tradition empiriste.
La trajectoire d’étude, en trois parties, épouse le déploiement même de la pensée de Priestley dans son articulation si particulière en s’appuyant plus spécifiquement sur quelques œuvres phares des années 1770 dans lesquelles le chimiste parfait son « système » inextricablement philosophique et métaphysique, scientifique et théologique. La première partie explore la conception de la matière à l’œuvre chez Priestley, mais ce n’est pas tant pour rendre compte de son expérimentation de la matière, en somme de son activité de chimiste, que pour faire affleurer la métaphysique sous-jacente à sa perception des constituants de la matière, dans un dialogue constant et tendu avec Newton. Priestley se distingue de ce dernier – référence obligée de la science expérimentale moderne – par une approche moins mathématique et plus qualitative des phénomènes naturels, et surtout par une attention aux « forces » insoupçonnées qui agitent la matière et en font, non pas une étendue inerte, mais une substance mystérieuse et inconnaissable en tant que telle, porteuse cependant de propriétés que les découvertes de son temps, telles l’électricité, ne cessent de révéler. C’est sur cette démarche ouverte sur les potentialités de la matière, à la fois avec et au-delà de Newton, que s’achève la première partie, sans occulter l’obstination de Priestley à soutenir la théorie du « phlogistique », qui lui a valu une si piètre réputation dans l’histoire des sciences.
La seconde partie, intitulée « nécessité », aborde plus frontalement les enjeux et les implications du matérialisme de Priestley, lequel, comme la première l’avait déjà énoncé, ne se prononce pas, en bonne logique 257empiriste, sur la qualité de la substance mais s’en tient à l’exploration des phénomènes. Dans ce cadre, la réduction de l’esprit à un simple fonctionnement de la matière organisée, seule hypothèse digne d’une démarche « philosophique » conséquente, libère tout un pan de la réflexion métaphysique classique héritée du dualisme cartésien. Le monisme de Priestley ouvre ainsi un champ d’investigation de la vie de l’esprit, rattaché au corps, surpris dans son interaction avec son environnement. Mais il ouvre aussi une interrogation sur le statut de la régularité des phénomènes, soumis à une loi naturelle, que contrarie le sentiment de liberté en l’homme. Le nécessitarisme auquel se rallie Priestley est peut-être le tour de force « philosophique » le plus intéressant qui soit, et ce qui le distingue de la solution athée ou athéisante d’un Collins : la matière n’est pas abandonnée à une causalité aveugle et même inconnaissable dans ses ressorts profonds (celle qui favorisera également le scepticisme causal de Hume), articulée à l’éternité du monde, mais elle répond en premier et dernier ressort au plan de la Providence. Si bien que Priestley, en bon socinien, parvient à conjuguer l’existence de Dieu, attestée par la Révélation, et le déterminisme intégral, qui l’assimilerait partout ailleurs à l’irreligion radicale des matérialistes athées qui sévissent au même moment sur le continent, et notamment chez le baron d’Holbach, que Priestley a pu côtoyer lors de son séjour parisien en 1774. C’est cette conjonction risquée entre déterminisme potentiellement irréligieux et foi dans la Providence que Kant a critiquée comme incohérente, et qu’il a tenté, pour son compte, tout à la fois de surmonter et d’expliquer par les apories de l’entendement pur.
La troisième et dernière partie permet d’entrer dans cette logique proprement théologique, mais inséparablement philosophique, de la pensée de Priestley, qui n’entend pas que son matérialisme déterministe puisse servir autre chose qu’une conception religieuse fermement attachée à l’hypothèse de la Résurrection des corps promise par la Révélation chrétienne. On y voit donc Priestley constamment attaché à déjouer ce qu’il considère comme le caractère déprimant des incrédules de son temps, au premier rang desquels il faut compter Hume et d’Holbach, le premier finalement plus insinuant et dangereux que le second, à peine évoqué. Priestley ne laisse pas Dieu se fondre dans ou s’identifier à la Nature, car il assigne au premier un dessein (la théorie du « design » chère à l’apologétique britannique de toute obédience, du déisme au 258christianisme orthodoxe comme hétérodoxe) et une promesse eschatologique aux vertus consolantes. La dimension politique et sociale de la pensée de Priestley, manifestement moins « révolutionnaire » que ne le laissent imaginer ses engagements (qui le conduiront à l’exil aux États-Unis à la fin de sa vie), conclut cette trajectoire.
Mais c’est moins cette thématique sociale – peu développée finalement dans la pensée de Priestley – qui marque la dernière partie que les enjeux historiographiques soulevés par cette étrange figure de « libre penseur » religieux (p. 317-333).
L’auteur souligne avec raison combien ce personnage est, avec Rousseau, l’exemple même de ce qui peut résister aux catégories instituées par Jonathan Israel pour rendre compte du travail des « Lumières radicales ». Nul doute en effet que le « radicalisme » de Priestley ne soit aussi prononcé que celui qu’Israel attribue aux penseurs qu’il explore, plus ou moins dépendants de la déflagration spinoziste ; mais l’attachement de Priestley à la religion chrétienne est tout aussi radical que son déterminisme matérialiste, et l’un ne va pas sans l’autre. Ce qui invite très intelligemment l’auteur, d’une part, à relativiser l’étiquette de « spinozisme », qui ne rend peut-être pas tant compte de la force propre d’un « système » de pensée, que des tensions nécessairement engendrées dans la réflexion philosophique par l’effort de rationalisation du monde ; et d’autre part, à placer l’esprit des Lumières avant tout dans la « libre pensée » et dans le travail de la rationalité sur elle-même, c’est-à-dire dans la « prétention (certes exorbitante) de régler nos actions par des principes ou des croyances fondés » (p. 332). On ne peut que souscrire à cette redéfinition de la rationalité à la fois nuancée et féconde : elle offre sans doute la critique la plus constructive des perspectives schématiques dessinées par Israel pour rendre compte des Lumières.
On voit par-là combien ce qui se présente comme une simple étude de cas soulève en fait des enjeux majeurs et peut se lire comme un exemple représentatif d’une nouvelle historiographie intellectuelle plus sensible aux forces qui agitent les systèmes dans leur effort de synthèse d’éléments hétérogènes, que désireuse de fixer des généalogies, toujours sujettes à caution. On peut cependant regretter que, pour le cas étudié, si révélateur et représentatif d’une tentative de conciliation entre raison et foi, Bayle n’ait pas été davantage exploité, lui qui n’a pas caché son scepticisme foncier tout autant que sa fascination envers ce que le 259socinianisme essayait d’articuler. Et l’on se prend alors à s’interroger, sous cet éclairage, sur la conception précise de la Révélation que peut et doit se faire Priestley pour la rendre compatible avec son système matérialiste et déterministe : l’auteur évoque trop rapidement une théorie du témoignage historique (p. 285-286) et une acceptation des miracles jusqu’à la Révélation. Il évoque aussi la forme que pourra revêtir la résurrection des corps, qui fait assez curieusement l’impasse sur leur mémoire – et donc l’identité des personnes – selon l’optique moniste même de l’auteur (p. 245). Il aurait été intéressant de se pencher sur la manière qu’a Priestley, dans le régime rationaliste qu’il défend en tant que socinien, de sauver la Révélation et de la considérer donc comme une autorité. Que répond-il aux incrédules qui ont mis à mal l’idée d’un témoignage divin préservé, au-delà des trahisons et déformation que Priestley reconnaît dans la compréhension du message porté la Révélation ? Pourquoi, par exemple, les miracles auraient-ils cessé après la venue du Christ ? Il ne suffit pas de répondre en faisant du Christ un nouveau Socrate, et en présentant ce dernier comme un simple médiateur de la théologie naturelle, car cette figure rationalisante du Christ est aussi celle de Woolston, qui congédie avec panache et audace les miracles de Jésus-Christ, ce que ne fait pas Priestley. Bref, de manière générale, on aurait aimé, au bout du compte, non seulement faire place au Priestley théologien – que ne néglige nullement l’auteur – mais aussi le suivre dans le détail des justifications qu’il apporte à ses vues eschatologiques et doctrinales, finalement peu présentes : en somme, explorer davantage encore ce que l’auteur appelle justement les « tribulations théologiques de Joseph Priestley » (p. 245). Il n’en reste pas moins que cet ouvrage devrait s’imposer comme une étude de référence sur l’auteur, et à coup sûr, constituer la porte d’entrée la plus stimulante pour découvrir son œuvre et pour apprécier son envergure proprement « philosophique ».
Alain Sandrier
Université de Caen Normandie
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Gianluca Mori, Early Modern Atheism from Spinoza to d’Holbach, Oxford University studies in the Enlightenment (2021:07), Liverpool, Liverpool University Press, 2021, xviii-357 p.
Alain Mothu, en rendant compte dans Dix-Huitième Siècle (no 50, p. 724-725) de l’original italien (2016) dont notre ouvrage est la traduction amendée, appelait de ses vœux en conclusion, à juste titre, une version française, à l’instar des livres majeurs dont l’auteur nous a déjà régalés, au premier rang desquels on placera sans hésitation Bayle philosophe (1999) récemment réédité (2020) et la remarquable édition de l’Examen de la religion de Dumarsais (1998), pour citer deux titres qui ont fait date et ont suscité la controverse par leurs choix interprétatifs et méthodologiques aussi tranchés qu’audacieux. Ce sera donc finalement en anglais qu’il faudra apprécier la grande fresque qu’il nous livre avec cette étude, qui s’inscrira, disons-le d’emblée, dans le sillage de ses productions précédentes et comptera au nombre des synthèses de grande valeur, susceptibles de stimuler la réflexion voire de soulever le débat : ce choix de langue n’est peut-être pas étranger à la visibilité accrue qu’il apporte à une réflexion qui peut, à bon droit, constituer tout autant un rectificatif qu’une utile diversion au paradigme envahissant des « Lumières radicales » tel que Jonathan Israel l’a construit. Gageons en tout cas que l’audience potentiellement élargie de ce livre dans le monde scientifique engagera un renouveau de l’historiographie sur l’athéisme.
Les questions historiographiques ne sont manifestement pas accessoires pour l’auteur puisque c’est par elles qu’il ouvre son livre pour mieux définir sa démarche. Le premier des six chapitres de son étude effectue un tour d’horizon des enjeux interprétatifs de l’athéisme d’Ancien Régime, nécessairement contraint dans son expression, ce qui induit un art de lire en consonance avec l’« art d’écrire », jadis mis en valeur par Léo Strauss, recourant à la dissimulation de manière assumée. On ne peut, à cette époque, se revendiquer de l’athéisme, quoi qu’il arrive, au risque d’encourir l’opprobre attaché à ce mot : d’où tout un jeu de délégations, de détours et d’insinuations pour donner à entendre ce qui relève d’un 261tabou puissant. Ajoutons à cela le caractère infamant de l’imputation d’athéisme, qui fait de ce dernier un terme de dénonciation à géométrie variable : l’« orthodoxe » revendiqué finissant par taxer d’« athéisme » tendanciel tout ce qui défie son autorité. Mais l’auteur ne s’attarde pas sur ces considérations bien connues, qui compliquent cependant le travail d’évaluation et d’exégèse philosophique des discours (la note 65 de la page 270, à ce titre, résume utilement les implications méthodologiques d’interprétation des textes). Il préfère détailler les caractéristiques de cet âge particulier de l’athéisme, parfaitement circonscrit chronologiquement, qui apparaît comme l’envers – et la mauvaise conscience – de la théologie rationaliste s’édifiant dans le sillage du cartésianisme. Non que, comme le rappelle l’auteur, les prétentions rationnelles de la théologie soient une nouveauté, saint Thomas avant Descartes (puis Malebranche et Leibniz) en témoigne ; mais parce que le cartésianisme engage la métaphysique dans une traque méticuleuse des entités obscurcissant le jeu de la raison en quête d’« idées claires et distinctes ». Et c’est donc relativement à la définition même de Dieu – aussi « claire et distincte » que possible – que l’athéisme peut se déduire : en l’occurrence, le point décisif – c’est-à-dire le seuil de basculement dans la négation du divin – ne réside pas dans l’existence ou non d’un « premier moteur », sur laquelle, après tout, on peut toujours s’accorder, mais dans la prise en compte ou non de son caractère « intelligent » (susceptible donc d’un « dessein », soit d’un « design » selon la dénomination anglaise portée par l’apologétique conquérante de Samuel Clarke), lequel peut seul justifier, en outre, une « providence » divine touchant l’homme ; la « transcendance » restant, de son côté, une dimension de la divinité toujours délicate à circonscrire.
Sur ces bases, l’examen du « cas Spinoza » qui occupe le deuxième chapitre, en vient inéluctablement, au terme d’une étude serrée et précise des thèses en jeu, à une lecture athée de la doctrine spinoziste, telle qu’elle se déploie en particulier dans l’Éthique, car le rejet explicite et obsessionnel de tout anthropomorphisme de la conception divine ne laisse aucune marge de déploiement à un Dieu qui reprendrait les attributs de miséricorde ou de liberté défendus par la théologie. Le chapitre se termine sur un « postcriptum » (p. 74-81) comparant les manières de Spinoza et Hobbes, ce dernier réduit à une « position marginale » (p. 79) dans l’histoire du développement de l’athéisme moderne. Et 262de fait, Hobbes est peu présent dans cette étude, qui brosse le tableau d’un athéisme classique pris entre deux tendances identifiables : celle, d’obédience spinoziste, portée par l’examen du concept d’infini, et notamment de l’infini matériel, et celle, d’obédience empiriste, récusant la pertinence épistémologique de l’hypothèse divine (dont les meilleurs représentants seraient Fréret ou Dumarsais, en attendant Hume). C’est dans ces courants antagonistes, et souvent concurrents, que prennent place les figures qui traversent les chapitres 4 à 6, quelle que soit la singularité qu’on peut leur accorder en citant des noms aussi divers que Boulainvilliers, Meslier, Toland d’un côté, et de l’autre Collins, Diderot, d’Holbach ou Voltaire. Tous ont droit à des développements qui ne masquent pas les difficultés de ces constructions théoriques travaillées par leurs tensions internes (qu’on pense au matérialisme déterministe qui fragilise le déisme voltairien par exemple), lesquelles ne sont parfois que la conséquence ou l’expression de cette polarisation du champ de l’athéisme moderne.
Le quadrillage de cet espace conceptuel est d’ailleurs plus proprement l’objet du troisième chapitre qui examine le cas passionnant des « athées virtuels » que sont Cudworth et Bayle : « virtuels », non en tant qu’on surprendrait, dans l’athéisme qu’ils rejettent officiellement, leur conviction intime, au reste impossible à sonder, mais parce qu’ils révèlent mieux que d’autres la logique du fonctionnement de l’option athée dans le jeu du rationalisme conquérant, et dramatisent ses conséquences avant même son éclosion multiforme dans l’Europe des Lumières. On sait le rôle primordial que l’auteur donne à Bayle en le plaçant au centre du jeu, par le dilemme qu’il impose à la réflexion, sommée de choisir entre la raison et la foi : Bayle accule la théologie à la défaite sur le plan philosophique, vaincue par les arguments nécessairement victorieux de l’hypothèse stratonicienne, qui permet de sortir de l’impasse logique (martelée dans l’article « Pauliciens ») d’un Dieu bon formant un monde où le mal existe. On trouve là, en somme, réduit à ses éléments principaux, le propos que l’auteur avait avec brio développé dans Bayle philosophe. L’intérêt du lecteur se déporte alors vers l’analyse très fine et originale de Cudworth, et des mille pages de son True Intellectual system of the universe. L’obsession taxinomique de Cudworth, décomposant l’athéisme en quatre mouvances, dont la dernière, « l’atomisme », est elle-même résumée en treize thèses, traduit l’anxiété créée par la montée 263en puissance des nouvelles conceptions de la matière, que celle-ci soit considérée comme inerte, selon la conception cartésienne, ou susceptible d’auto-formation (avec l’hylozoïsme stratonicien en particulier).
La minoration de l’influence de Hobbes, qu’on a évoquée, a de quoi surprendre, alors même que l’auteur rappelle à quel point ce philosophe constitue une cible obsessionnelle de Cudworth. On ajoutera que c’est Hobbes, toujours, qu’Holbach traduira, fasciné, tout comme Diderot, par la force de son essai De la nature humaine. Preuve qu’il n’est nullement négligé par des athées on ne peut plus assertifs voire offensifs. Faut-il voir dans Hobbes un élément qui cadre mal avec les axes du tableau que l’auteur dresse avec méthode, au risque peut-être de proposer une lecture idéale portée par la seule logique des concepts au détriment des textes eux-mêmes et des formes de l’échange intellectuel ? Force est de constater que l’étude fait l’impasse sur des figures qui sont pourtant partie prenante du développement de l’athéisme du temps. De ce point de vue, l’absence presque complète de La Mettrie interroge, malgré deux trop brèves allusions (p. 272 et 285) : l’ostracisme dont il a fait l’objet de la part de ses contemporains philosophes (Diderot et d’Holbach notamment), fondé sur une hantise de son immoralisme supposé, semble implicitement reconduit alors qu’il incarne manifestement une des formes de l’athéisme – athéisme dont l’auteur semble vouloir pourtant respecter la variété. Mais tout aussi troublante est la disparition d’une des sources d’inspiration de ces incrédules d’obédiences différentes : en analysant la culture de Meslier, l’auteur évoque essentiellement l’influence de Descartes, sans même renvoyer à Montaigne. Or Montaigne constitue bien, non sans difficulté d’ailleurs, un maître ès-doutes pour tout l’âge classique : qu’on pense à Diderot, qui le cite constamment, et plus encore à Naigeon, qui l’édite. C’est que l’histoire de l’athéisme ne semble pas laisser une grande place ici au doute, qui peut cependant en être un allié, dans les faits si ce n’est dans la théorie. Il ne s’agit pas, pour autant, de revenir à une historiographie faisant la part belle au « scepticisme », tiré à hue et à dia par les incrédules aussi bien que par les apologistes, et négligeant sciemment un athéisme conscient de lui-même : il est seulement question de faire entendre les différentes sources d’inspiration passant autant par les idées que par les manières de dire. Et incontestablement Montaigne, de ce point de vue, a fait autant école par son écriture que, disons, Descartes par ses idées. De 264même si l’ambition de l’auteur est de montrer l’athéisme en interaction directe avec la configuration de l’espace intellectuel, en dressant des généalogies, certaines très pertinentes et stimulantes (comme les affinités relevées entre Fréret et Toland par exemple), il paraît étonnant de laisser de côté la place du socinianisme et son rôle possible dans l’émergence d’une dynamique athéisante, avec la crise qu’il entraîne dans l’espace théologique : l’auteur cite pourtant à plusieurs reprises l’Impie convaincu d’Aubert de Versé, mais ne revient pas sur l’enjeu du socinianisme en tant que tel, peut-être parce qu’il entérine la fin de non-recevoir que Bayle lui a stipulé.
On l’aura compris, l’interprétation de l’auteur est portée par une remarquable connaissance des textes majeurs, considérés comme autant de repère d’un champ intellectuel balayé avec assurance dans sa logique conceptuelle. Les pratiques sociales sous-jacentes à ces batailles d’idées ne sont évidemment pas inconnues à l’auteur, remarquable spécialiste des échanges et des formes intellectuels (son expertise dans le domaine des manuscrits philosophiques clandestins suffirait à en témoigner) mais elles restent en arrière-fond pour permettre à la réflexion d’isoler les ressorts d’un certain âge de la pensée, définitivement révolu. On n’a pu donner qu’un très léger aperçu des perspectives passionnantes que déploie ce livre majeur, écrit avec clarté et fermeté. Il constituera à coup sûr désormais une référence sur l’évolution philosophique de l’athéisme.
Alain Sandrier
Université de Caen Normandie
- Thème CLIL : 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
- ISBN : 978-2-406-13258-5
- EAN : 9782406132585
- ISSN : 2271-720X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13258-5.p.0247
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/05/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français