Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Lettre clandestine
2023, n° 31. Les athéismes et la littérature philosophique clandestine - Auteurs : Baldin (Gregorio), Gengoux (Nicole), Giocanti (Sylvia), Mori (Gianluca), Sandrier (Alain), Toto (Francesco)
- Pages : 265 à 309
- Revue : La Lettre clandestine
Vittorio Frajese, Une histoire homosexuelle. Paolo Sarpi et la recherche de l’individu à Venise au xviie siècle, tr. de Julia Castiglione, Paris, Classiques Garnier, 2022, 132 p.
Malgré sa brièveté, le livre de Vittorio Frajese est très dense et présente une thèse audacieuse et importante : le frère Servite et philosophe vénitien Paolo Sarpi était homosexuel et aurait promu une campagne pour la dépénalisation de l’homosexualité à Venise dans la première moitié du xviie siècle.
Après une rapide introduction dans laquelle l’auteur souligne l’importance de la « guerre des écritures » pendant la « crise de l’interdit », le premier chapitre (p. 13-27) se concentre sur le réseau d’espions et d’informateurs tissé par les « romanistes » de la Curia, en particulier par les « hommes » du cardinal ScipioneBorghese. Frajese note cependant que la collecte d’informations concernant Sarpi avait commencé des années plus tôt, dès 1601, lorsque celui-ci avait présenté sa candidature pour l’évêché de Nona. Convaincu par la « doctrine » de Sarpi, le pape Clément vii émettait toutefois de sérieuses réserves sur le mode de vie du religieux : plusieurs documents conservés dans les papiers du cardinal Borghese accusent en effet le père Paolo d’être un « Alcibiade » et de soutenir, voire de diffuser, des doctrines hétérodoxes. Cette dernière accusation prend différentes formes puisque Sarpi est soupçonné d’être le « chef de la compagnie athée » de Venise, la « cabale » – à laquelle auraient adhéré plusieurs gentilshommes du patriciat vénitien –, ainsi que de vouloir introduire un schisme religieux dans la Sérénissime République. Ces accusations se retrouvent également dans la déposition du prélat Luigi Valleriani devant l’inquisiteur milanais Michelangelo Seghizzi et le cardinal Federico Borromeo.
Le chapitre ii (p. 29-48) se concentre sur un personnage clé de l’histoire étudiée par Frajese : le servite Giovan Francesco Graziani qui, envoyé en mission par le cardinal Borghese pour enquêter sur Sarpi, fut surpris et arrêté en mars 1609. Après avoir purgé sa peine d’un an de prison, il rédigea un mémoire controversé adressé à Paul v et 266aujourd’hui conservé à la British Library de Londres (Manuscrit Add. 6877). Comme l’observe Frajese (p. 29-30, note), ce document a été largement ignoré par les spécialistes de Sarpi, à l’exception de David Wootton, qui y a examiné les principales accusations énoncées contre le Servite dont celle concernant son homosexualité présumée (voir David Wootton, Paolo Sarpi betweeen Renaissance and Enlightenment, Cambridge UniversityPress, Cambridge, 1983, p. 136-145). Pourtant, en dépit de cette étude du manuscrit de Graziani, à laquelle s’ajoute une fine analyse des Pensieri, l’ouvrage de Wootton semble à son tour être passé en sourdine : les commentateurs de Sarpi n’ont fait jusqu’ici que peu de cas des accusations relevées par Wooton. Frajese a donc le grand mérite d’avoir examiné attentivement le fameux « mémorial Graziani » en comparant les accusations de ce dernier avec les informations tirées d’autres sources, en particulier de la Vita delpadre Paolo de Fulgenzio Micanzio et des documents conservés dans les archives romaines (notamment ceux en possession du cardinal Borghese). Le « mémorial Graziani » se compose de deux parties : la première fait le récit des événements ayant conduit l’auteur du document en prison ; la seconde s’attarde sur la relation supposée entre Sarpi et son secrétaire Antonio Bonfini – qualifié d’amant présumé, selon les aveux de ce dernier à Graziani lui-même – et ajoute quelques observations sur le patriciat vénitien. Graziani avait approché Bonfini pour le convaincre de trahir son maître en lui procurant des documents sensibles et dans le but de l’éliminer. Les intentions des conspirateurs échouèrent et les deux hommes furent condamnés à une peine légère, probablement par l’intercession de Sarpi lui-même. Cependant, il est intéressant de noter que les accusations contre le « père Paolo » ont continué de circuler : Graziani affirme que l’ordre servite « ne s’était pas trompé » sur son compte, en particulier sur son athéisme et sur son « vice infâme » (p. 34). Par la suite, le mémorial insiste sur le machiavélisme antireligieux de Sarpi – en particulier sur sa représentation de Moïse comme un politicien rusé et luciférien –, sur son indifférentisme religieux et sur la « secte » dont le Servite aurait été le principal animateur, laquelle aurait prôné la liberté de conscience ainsi que la liberté « de nature ». Un certain mépris est adressé à l’encontre de Micanzio, présenté comme le principal mais non l’unique « cynède » de Sarpi, selon une « rumeur publique » (p. 36). Enfin, dans la conclusion du chapitre (p. 46-48), Frajese retrace 267l’histoire du « mémorial Graziani » en développant quelques hypothèses sur les raisons de son emplacement actuel à Londres.
Dans le troisième chapitre intitulé « Une bataille remportée ? » (p. 49-62), l’auteur présente la thèse principale de son essai : Sarpi aurait été le principal promoteur d’une « bataille, en partie remportée, pour la dépénalisation de l’homosexualité masculine » (p. 62), laquelle impliqua plusieurs membres du patriciat vénitien comme en témoigne l’histoire de « l’amitié héroïque » de Marco Trevisan et NicolòBarbarigo. Selon Frajese, plusieurs références dans la Vita de Micanzio confirment l’homosexualité de Sarpi : en particulier le fait que, dans sa jeunesse, ses confrères l’avaient appelé avec ironie « la mariée » (la sposa) ; ou encore le fait que le Servite – contraint de prendre soin de son hygiène en raison d’un prolapsus rectal – acceptait que ses parties intimes fussent rasées exclusivement par son collaborateur Bonfini ; enfin, son affinité élective avec Trevisan, affectueusement appelé « il Trevisanetto », auquel il avait donné un exemplaire de l’essai sur l’amitié de Montaigne et avec lequel il prétendait pouvoir se montrer sans masque (p. 54). La référence au masque est constante dans les écrits de Sarpi, surtout dans ses lettres et dans ses Pensierimedico-morali, et a été interprétée comme une allusion à la nécessité de dissimuler ses véritables convictions religieuses et philosophiques. Frajese estime qu’il existe suffisamment d’indices pour étendre ces considérations à son homosexualité présumée, laquelle – nécessairement cachée en public – était toutefois connue et même partagée par certains de ses amis appartenant au patriciat vénitien. Plusieurs de ces personnalités auraient d’ailleurs été impliquées dans la campagne d’opinion en faveur de la dépénalisation de l’homosexualité promue par Sarpi lui-même : celle-ci aboutit en outre à des résultats significatifs puisque le « crime de sodomie » connut un assouplissement progressif des poursuites à partir des années 1640.
Le chapitre iv (p. 63-77) est dédié aux Pensieri medico-morali de Sarpi : ce texte – basé sur le Manuel d’Épictète et sur les Lettres à Lucilius de Sénèque – contient des indications pour poursuivre l’ataraxìa. Sarpi y suggère de ne pas opposer les penchants et la volupté mais plutôt de savoir s’y adonner, en remettant en question ce que l’on considère comme naturel. Ces considérations qui, dans les Pensieri, entendent remettre en question les concepts de coutume et de loi naturelle au sens large, sont interprétées par Frajese en termes principalement sexuels et pourraient 268être lues d’après l’auteur à la lumière de l’homosexualité de Sarpi. Ce dernier aurait donc développé une déconstruction philosophique de la morale sexuelle commune. Selon Frajese, cette thèse aurait été exposée de manière plus explicite, bien que paradoxale et caricaturale, dans l’œuvre satirique-littéraire L’Alcibiade fanciullo a scola d’Antonio Rocco, qui propose une apologie de la pédérastie.
Dans le chapitre suivant (p. 79-92), partant de la présence du manuscrit des Pensieri medico-morali dans le fonds Donà delle Rose de Venise, Frajese émet l’hypothèse selon laquelle ce document ait pu être offert par Sarpi lui-même au doge Leonardo Donà, personnalité dont on sait peu de choses de la vie privée, si ce n’est qu’il avait fait vœu de chasteté. Frajese retient que Donà pourrait avoir partagé les penchants sexuels de Sarpi, comme beaucoup d’autres : Micanzio, GiovanBattista Marino et le cardinal Borghese lui-même, qui était connu pour être homosexuel.
Le sixième et dernier chapitre (p. 93-108) se concentre sur la tentative de Sarpi et Micanzio, avec la collaboration de certains protestants, de produire un clivage entre les églises vénitienne et romaine. Frajese note à juste titre que cette tentative aurait eu un but éminemment politique et insiste sur l’aspiration de Sarpi à « abolir l’inquisition ». Dans ses Consulti au Sénat vénitien, Sarpi soutient en effet que de nombreux crimes ressortant de la prérogative de l’inquisition auraient pu être confiés à d’autres organes et tribunaux. Cette initiative est interprétée par Frajese comme une tentative de remettre en question la punition de l’hérésie afin d’élargir les marges de la liberté de pensée.
Dans la conclusion de son essai, Frajese convoque à la fois les réflexions de Reinhart Koselleck sur la naissance des Lumières et celles de Hans Kelsen au sujet de l’amour platonique homosexuel afin de conclure que Sarpi – intellectuel « sensible » en raison de son penchant sexuel – se serait taillé une place singulière depuis laquelle il aurait tenté de desserrer les chaînes de la morale publique en défendant la liberté de pensée et la liberté sexuelle.
Une histoire homosexuelle est un livre bien documenté et présente une thèse tout à fait intéressante et féconde. Dans l’état actuel de la recherche documentaire, toutefois, certaines déclarations peuvent apparaître quelque peu audacieuses : lorsque Frajese écrit par exemple que l’homosexualité de Sarpi « apparaît assez frontalement » dans la Vita de Sarpi écrite par Micanzio (p. 53), ou encore lorsqu’il affirme que le Servite 269entendait contester « le pouvoir normatif en totalité » (p. 111). Plusieurs références de la Vita del padre Paolo peuvent être qualifiées pour le moins d’« ambiguës » mais il convient de rappeler que le principal document attestant de la prétendue homosexualité de Sarpi provient d’une main « ennemie » qui – comme le montre Frajese lui-même – ne se révèle pas toujours très fiable. De même, les passages des Pensieri dans lesquels Frajese croit reconnaître une défense de l’homosexualité de la part de Sarpi s’attachent avant tout à attaquer une conception granitique de la morale naturelle en général en soulignant l’origine conventionnelle des coutumes (ce qui n’enlève rien, bien sûr, au fait que Sarpi aurait pu soutenir, au même temps, une sexualité plus libre et « différente » de celle imposée par l’opinion commune). Enfin, Sarpi ne semble pas défendre la liberté de pensée tout court mais paraît bel et bien conscient de la nécessité pour l’autorité publique de contrôler les opinions, comme en témoigne son consulto : Sopra l’officio dell’inquisizione (sur lequel on verra Mario Infelise, I padroni dei libri. Il controllo della stampa nella prima età moderna, Laterza, Rome-Bari, 2014, p. 206 et sq.).
Le livre de Frajese apparaît à la fois courageux et fascinant et devrait être lu non seulement par les spécialistes de Sarpi, mais aussi par tous ceux qui ne se satisfont pas des portraits conventionnels d’auteurs et de personnages historiques de l’âge classique. Le xviie siècle est en effet une période peuplée de « déniaisés » qui surent habilement démêler les mailles de la censure : Frajese encourage ici le lecteur à dépasser une lecture superficielle et parfois stérile de textes et d’auteurs de la première modernité, afin de retrouver leurs sens authentique, historique et culturel.
Gregorio Baldin
Università del Piemonte Orientale, Vercelli
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Gianluca Mori, Athéisme et dissimulation au xviie siècle. Guy Patin et le Theophrastus redivivus, Paris, Honoré Champion, 2022, 414 p.
Aucun commentateur ne s’est vraiment intéressé à la question de l’attribution du traité le Theophrastus redivivus, fait remarquer G. Mori. Rédigé aux alentours de 1659 (comme l’indique le texte lui-même), cet énorme traité, sans doute à cause du caractère explosif de son contenu franchement athée est resté anonyme et d’ailleurs peu connu jusqu’à sa première édition en 1981 par Guido Canziani et Gianni Paganini1, une édition précieuse par l’abondance érudite de ses notes et qui a donné son élan aux études plus récentes que G. Mori ne manque pas de citer. Or ce dernier s’attache à montrer, tout au long d’une enquête passionnante, que la recherche de l’auteur n’est pas une « vaine curiosité de savant », mais est « capitale pour l’histoire de la philosophie du xviie siècle ».
C’est essentiellement par des comparaisons textuelles entre le traité « clandestin » Theophrastus (dorénavant abrégé TR) et les productions « privées » de Guy Patin (sa correspondance, ses thèses, et des recueils de notes) qu’il va démontrer que l’auteur est Guy Patin, médecin bien connu, grand ami de Naudé et de Gassendi et dont le nom est le seul parmi les contemporains vivants à être présent dans ce volume d’environ mille pages (dans l’édition C&P), accompagné d’ailleurs d’éloges dithyrambiques.
Chap. 1. À la recherche du nouveau Theophraste
Mais le point de départ de l’enquête a été autre : c’est une anecdote relative à Richelieu qui ne pouvait être connue que de son confesseur, le docteur Jean Mulot, un proche de Patin. Or Patin la raconte dans une lettre de 1657 en des termes que l’on retrouve dans le TR, à peu près dans les mêmes années. Une fois ce rapprochement fait entre le TR et 271Patin, les coïncidences vont jaillir les unes après les autres. Le titre lui-même comprend ce terme « redivivus » que Patin utilise souvent dans sa correspondance, notamment au sujet du Theophrastus redivivus publié en 1659, d’un certain Hessling, alchimiste inspiré de Paracelse : or Patin déteste Paracelse et lui préfère Theophraste. Quant à la représentation figurée d’un arbre généalogique des penseurs athées, présente en tête du TR, elle a un correspondant presque exact dans une liste ordonnée de noms que Patin propose à son fils pour l’instruire : Platon, Aristote, Cicéron, Sénèque, Pline, Galien, etc. Il ne manque, dans ce texte signé qu’est la lettre, que les auteurs les plus dangereux parce que clairement désignés comme athées : Épicure, Lucrèce, Sextus, Pomponazzi, Vanini, etc. Pintard, ne voyait dans le tableau du TR qu’une liste incohérente et contradictoire : cela vient, nous avertit G. Mori, de sa méthode qui n’est que « psychologique et littéraire » : comprenons que le contenu du TR, étant philosophique, peut tisser des liens conceptuels entre des auteurs apparemment différents.
En ce qui concerne le contenu philosophique même des ouvrages de Patin et du TR, il n’y a pas de contradictions ; comme Patin, l’auteur du TR rejette l’imposture des législateurs, laquelle est longuement décrite dans le TR comme un fait et non un droit2 : Patin la déteste, autant celle des médecins que celle des législateurs. En reprenant la formule campanellienne d’« ars fallendi homines », ce dernier critique Machiavel et Pomponazzi : il se montre même proche à certains égards d’un « christianisme idéal » mais qu’il traduit dans les termes naturalistes d’un âge d’or révolu, régi par le seul principe évangélique de la réciprocité.
Chap. 2. Guy Patin redivivus
Après ces brèves indications sur la compatibilité entre le TR et les textes privés de Patin, G. Mori s’attache dans un second chapitre à un examen précis des « preuves les plus évidentes ». Celles-ci sont encore basées sur les citations qui se retrouvent identiques, à peu de mots près, ou plutôt, et c’est là un trait constant de Patin, « développées et précisées » dans le TR, ce qui rend invraisemblable l’hypothèse que le TR272se soit servi directement des thèses de médecine de Patin3, a fortiori de textes non publics mais privés comme la correspondance du médecin.
Les « papiers de Patin » examinés, outre ses thèses et sa correspondance, comprennent des notes éparpillées dans quatre manuscrits déjà étudiés par Pintard et qui se trouvent à Paris, Vienne, Munich et Wiesbaden. Elles se composent des Borboniana et des Naudeana4 où les notes les plus transgressives sont masquées, dans ce texte semi-public (Patin les fait lire à des amis et à son fils), par les subterfuges habituels de la littérature libertine : attribution à d’autres, accompagnement par des marques d’indignation, etc. Or, les « correspondances sont nombreuses et évidentes » entre les citations tirées de ces papiers et celles du TR : G. Mori nous en donne dix exemples5 où nous voyons non seulement que les sources des citations sont les mêmes, mais aussi leur enchaînement, ce qui exclut tout hasard. Bien plus, des erreurs sont reproduites6. Une concordance « encore plus remarquable » est établie entre la correspondance, les cahiers et le TR, à travers le chœur des Troyennes de Sénèque7, un texte éminemment athée (« Il n’y a rien après la mort », « des fables vides de sens »…) que Patin invite son ami Falconet à lire : « c’est la religion de quelques médecins et philosophes », une référence que l’on retrouve dans les Borboniana, attribuée donc à Nicolas Bourbon et que, dans une lettre à Charles Spon, il dit cette fois tenir d’un certain Belurger8. Curieusement ces deux auteurs, qui ne se connaissent pas, auraient-ils transmis les vers de Sénèque avec les mêmes coupures ? Non, Patin est donc bien l’auteur de ces citations. De plus, celles-ci se retrouvent dans le TR, associées comme chez Patin à un passage de Pline, de l’Ecclesiaste ainsi que d’Horace ! « Il est difficile d’imaginer qu’un tel agencement complexe de citations et de sources en commun relève du hasard », conclut G. Mori. Et même si on supposait, « contre le bon sens » qu’un autre auteur que celui du TR ait pu lire les cahiers et les thèses de Patin, comment aurait-il pu écrire le même texte que le TR, quand ce dernier ajoute au complexe précédent des vers d’Ovide 273que Patin n’utilise que l’année suivante ? Et, comme d’habitude, le TR supprime les phrases rassurantes que Patin utilise dans sa correspondance, fidèle à la prudence qu’il recommande à son fils9. Ainsi, c’est la plus haute probabilité possible que G. Mori atteinte et sa méthode de comparaison se révèle à la fois rigoureuse et efficace : c’est désormais celle dont il va faire usage. Elle relève du bon sens, mais n’en est pas moins probante, autant qu’on peut l’être en la matière.
La liste complète des correspondances sera donnée dans l’Appendice I de la page 281 à 328.
Une première conséquence de l’attribution à Patin est que l’auteur du TR a bien utilisé une écriture de la dissimulation et cela, à partir des citations classiques qui l’auront, finalement, trahi. Il aura aussi été démasqué par sa haine de Richelieu, ajoute G. Mori, et par son mépris pour les femmes10.
Chap. 3. La Péroraison
Poursuivons l’enquête avec l’analyse, au chapitre 3, de la péroraison. Dans cette dernière partie du TR, l’auteur exprime son athéisme derrière une façade fidéiste. Connaissant Patin, « médecin et philosophe », il ne fait plus aucun doute que la péroraison qui annonce que tout ce qui a été dit au cours du traité est faux et que la vérité est donnée par la foi, n’est qu’un « pastiche ».
Plus profondément, étant donné que la position fondamentale de Patin, comme celle du TR, est qu’il ne faut croire que ce que l’on voit, le fidéisme qui postule une foi indémontrable, portant sur des objets inaccessibles aux sens, ne peut que masquer l’athéisme. Ce fidéisme affiché dans le TR est donc le prolongement de l’écriture codée de Patin dans ses cahiers. Une illustration du caractère de pastiche de la péroraison est aussi donnée par un rapprochement avec des citations d’Agrippa de Nettesheim, un auteur sulfureux, dont l’ouvrage le De incertitudine et vanitate scientiarum a été brûlé. Une autre illustration, anecdotique 274mais frappante, est donnée par la formule finale typique de la tradition catholique, « soli deo laus, honor et gloria » qui résonne comme un point d’orgue éclatant d’imposture : elle est utilisée par Patin dans sa correspondance de façon ironique, et à la fin de commentaires qu’il rédige en tant que doyen de la faculté de médecine.
Voilà qui renforce l’attribution à Patin et, en retour, donne des indications importantes sur les techniques d’écriture et de dissimulation des textes libertins. On voit, une fois de plus, que Patin « est hanté par le fantôme de la double vérité » ; la dissimulation pratiquée par l’auteur est une « imposture acceptable », destinée à détromper les ignorants, tandis que l’« imposture condamnable » des législateurs ou des médecins trompe leurs sujets ou leurs patients.
Chap. 4 : Hobbes, Gassendi, Descartes
On savait déjà que le Theophrastus était rempli de citations principalement tirées de l’Antiquité, ou de la Renaissance italienne, mais ce que nous apprend G. Mori, au chapitre 4, c’est que l’absence remarquable de références explicites à Descartes, Hobbes ou Gassendi, ne signifie nullement l’ignorance de leur existence, car Patin connaissait effectivement ces trois auteurs. G. Mori en déduit que si Patin s’écarte (volontairement) d’eux, c’est qu’il est « anti-moderne », la modernité étant considérée ici comme une « catégorie descriptive philosophique et scientifique ». Le médecin Patin, en effet, est « en retard » sur le progrès scientifique, tant en médecine, d’ailleurs, qu’en physique : il ignore (donc volontairement) Copernic et la nouvelle cosmologie et se tourne résolument vers les Anciens « qui raisonnent parfois mieux que les Modernes ».
Suivons plus précisément la description des liens entre Patin et le trio Hobbes, Gassendi et Descartes,
Patin connaît bien Hobbes, il l’a même soigné ; il a lu le De Cive. Des thèmes communs aux deux auteurs, G. Mori déduit que Hobbes exerce « une influence indéniable » sur le TR : l’origine humaine des lois, l’égalité des hommes à l’état de nature et, bien sûr, l’expression « homo homini lupus » dont Tullio Gregory a déjà dit qu’elle s’appliquait, selon lui, dans le TR, à l’état de société, l’homme y étant devenu un loup pour l’homme. Nous voyons ici que l’auteur du TR fréquentait le même milieu parisien que Hobbes, lors de son séjour à Paris, mais 275G. Mori convient que le TR traite différemment ces thèmes de Hobbes : pas de Pacte chez lui ; un appel, au contraire à un retour à la nature. Retenons de Patin, cette affirmation étonnante à propos de Hobbes selon laquelle il est d’accord avec le De Cive « là où Hobbes parle librement » ; autrement dit, en déduit G. Mori, il y a des endroits où Patin pense que Hobbes ne parle pas librement ! Ceci ne doit-il pas nous suggérer qu’une lecture entre les lignes de Hobbes serait alors possible ?
Quant au « bon et savant M. Gassendi », cette amitié intime entre lui et Patin, affirmée dans la correspondance de Patin, explique sans aucun doute l’appropriation de longues citations de Lucrèce par le TR, ce que confirme l’analyse, une fois de plus parfaitement rigoureuse, que fait G. Mori des correspondances entre les citations de Gassendi et celles du TR. Ce qui n’empêche pas, dit-il, que le TR, étant d’un « aristotélisme radical », n’accepte pas « l’atomisme mécaniste » de Lucrèce lequel, selon lui, offre plutôt « une efficacité rhétorique », les vers de Lucrèce étant souvent utilisés à la fin d’un chapitre, telle une « apothéose poétique ».
C’est ici l’occasion pour G. Mori de présenter la caractéristique principale de la conception de l’âme dans le TR, qui est, à son avis, corporaliste, donc mortaliste mais non matérialiste (nous y reviendrons). Ainsi, Gassendi fournit au TR un « réservoir de citations » : cette « foule de coïncidences » prouve de façon certaine une collaboration même si celle-ci n’aboutit pas toujours sur un accord sur tout.
Descartes, au contraire de Gassendi, n’inspire pas Patin, qui repousse ses « visions ». Pourtant, ce dernier connaît ce que dit Descartes au sujet de l’âme et de sa distinction « réelle » d’avec le corps, à travers la position de Regius en 1647 : d’une part, en effet, le TR adopte une position analogue à celle de Regius, et dans les mêmes termes ; d’autre part, Patin connaît Regius et dans une lettre à Sorbière il manifeste le désir de lire l’ouvrage de Regius qui traite de physique : « il est donc bien possible », écrit G. Mori, qu’il ait lu cet ouvrage, d’autant qu’il envoie à Regius ses salutations plus tard. Quant à Descartes lui-même, le seul ouvrage que Patin ait lu de lui, c’est L’Homme, dans l’avant-propos duquel son auteur rappelle sa position à propos de la distinction réelle de l’âme et du corps. C’est donc, conclut G. Mori, à cause de cette position que Patin repousse Descartes, et non en raison de la supposée compatibilité de sa pensée avec la théologie d’autant que, pour Patin, Descartes est « un athée caché » !
276Tout ceci confirme aux yeux de G. Mori que Patin rejette la voie des « novateurs extravagants », celle de la philosophie moderne : c’est aussi pourquoi ce dernier rate la révolution conceptuelle que seule la « nouvelle philosophie » peut apporter (celle de « Descartes, Spinoza, Malebranche »). Le TR, selon lui, est « le manifeste des Anciens contre les Modernes », « de l’athéisme d’Aristote contre l’athéisme de Descartes, de l’état de nature de Lucrèce contre le Léviathan de Hobbes ».
Chap. 5 : Gabriel Naudé
Le chapitre 5 aborde le point peut-être le plus important de ces relations amicales entre philosophes : celui qui concerne Gabriel Naudé, parce que la divergence entre Patin et Naudé concerne une question capitale pour les « libertins », celle du rôle de la religion. Les deux auteurs sont amis et athées. Quel est leur rôle respectif dans la rédaction du TR, dans le chapitre 2 et le chapitre 6 du traité III Sur la religion, où les traces de Naudé sont les plus nettes ?
Commençons par examiner, au début du chapitre 2 du TR, des listes de législateurs qui ont fondé leur pouvoir sur une origine divine : on les retrouve chez Naudé dans ses deux ouvrages (l’Apologie et les Considérations politiques), et elles étaient déjà présentes chez d’autres auteurs (Montaigne, Campanella). Mais ici encore, un tableau comparatif des citations11 montre l’identité de l’ordre dans lequel les législateurs sont cités. Un autre détail important, et de nature historique, permet de relier le TR plus particulièrement à la personne de Naudé : le législateur tartare « Cinghus » est un exemple donné par Campanella, mais qui est cité par Naudé dans une lettre à Campanella. Pour « lever » tout doute, un couple de citations de Lactance et de Tite-Live sur Numa Pompilius, se retrouvent associées à la fois dans l’Apologie et dans le TR.
Patin aurait-il, alors, pillé Naudé ? Cela ne se peut puisque le TR développe ses références en remontant aux sources exactes. Naudé serait-il l’auteur de ce chapitre plutôt que Patin ? Impossible parce que certaines références (à La Mort d’Agrippine, de Cyrano, par exemple) n’ont pu être faites qu’après la mort de Naudé (1653). Ici G. Mori avance une hypothèse qui ne fera que se confirmer dans la suite du livre : il est plus vraisemblable, en effet et il y a une économie d’hypothèses, à 277« supposer que Naudé a utilisé pour ses ouvrages des recueils de citations constitués par lui-même, auxquels l’auteur du Theophrastus a lui aussi eu accès12 ». Désormais, la question essentielle de l’auctorialité est posée et une réponse se dessine : une collaboration, comme nous l’avons déjà aperçu avec Gassendi, dont il faudra préciser la part de chacun.
C’est maintenant par l’intermédiaire de Machiavel que va se préciser le rapport de Patin à Naudé. Machiavel est peu présent dans le TR : les citations tirées des Discorsi I, II sont rassemblées dans TR III, 2 et sont traduites de l’original italien, comme le montre leur plus grande fidélité au texte que celle des traductions qui circulent. Patin méprise les Italiens mais Naudé, au contraire, les adore, lui qui a vécu longtemps en Italie, et il est « machiavéliste » ; il cite rarement Machiavel, sans doute pour des raisons personnelles, ne voulant pas nuire au cardinal Guidi di Bagno qui l’emploie, mais sa seule citation textuelle, dans les Considérations, se trouve aussi dans le TR, beaucoup plus longue (comme d’habitude). Or sa lecture machiavéliste de la politique est tirée des chapitres 11-12 des Discorsi et du chapitre 6 du Prince (Savonarole, prophète sans armes), ceux précisément auxquels le TR se réfère. Mais alors, Patin ne serait-il pas en train de nous livrer « le côté caché et interdit » de Machiavel, comme de Naudé, lequel apparemment n’applique sa critique qu’aux législateurs des autres religions que la religion chrétienne ? Plus largement, il nous dévoile un « art d’écrire » de Naudé qu’il faudrait donc lire entre les lignes.
De même, au sujet de Cardan, de Bodin, de Léon Modena, rabbin de Venise, et de Vanini, les correspondances entre les citations du TR et de Naudé, c’est-à-dire les mêmes associations de citations, les mêmes erreurs… prouvent que le TR et Naudé puisent aux mêmes sources : des textes que Naudé connaît bien et que le TR cite de façon plus détaillée.
Alors se repose la question de l’auteur du chapitre 6 du traité III (première partie, TR 330-355), une partie du traité où est défendue la thèse que les religions sont utiles et « toutes bonnes », et où il est même avancé que l’athéisme est une « peste », ce qui s’oppose à la position patinienne, athée mais hostile à toute imposture, que l’on trouve au traité IV, 712-713 où toute religion est dite bonne à être détruite. Nous 278savons gré à G. Mori d’avoir mentionné que nous avions soulevé cette contradiction, mais nous reconnaissons bien volontiers que notre explication ne trouve pas, ici-même, de confirmation et que l’explication par la rédaction de cette partie du chapitre par Naudé lui-même est beaucoup plus satisfaisante. Cette hypothèse expliquerait parfaitement pourquoi le texte du TR offre parfois des contradictions apparentes avec sa position centrale qui est le rejet de l’imposture. G. Mori a la modestie de dire que cela ne suffit pas pour attribuer à Naudé ce long morceau du chapitre, constitué par la très longue citation de Bodin (TR 542-546), citation commune à Naudé et à Patin, et il ajoute « d’autres indices » : ces vers de Lucrèce cités par Naudé et par le TR avec la même variante par rapport au texte original (vinculis au lieu de nodis), ou cet autre exemple, commun également à Naudé et Patin, de la destruction de Jérusalem comme signe de la réussite des Païens, suivi par un groupe de quatre références à des auteurs très différents les uns des autres, Bodin, Cardan, Sextus Empiricus, Juvénal (TR 533-538), la référence à Sextus se trouvant chez Naudé dans un texte immense et différent de celui où se trouvent les trois autres références. « Il est bien plus simple de supposer, encore une fois, que Naudé est à l’origine de ces pages du chapitre 6 du traité III ». Selon nous, la force objective des coïncidences rejoint, ici, cette “simplicité” qui n’est autre que la marque du bon sens, où se rejoignent la psychologie de Patin et même sa cohérence philosophique. D’une part, nous acceptons donc l’idée que ce passage, d’inspiration indéniablement naudéenne, a très vraisemblablement été rédigé par Naudé lui-même, un texte que Patin, comme le suggère G. Mori, a voulu conserver par respect pour son ami après sa mort. D’autre part, nous ne pensons pas que ceci nuise à la cohérence de l’ensemble du TR, puisque cette thèse de l’imposture des religions a toujours été présentée par Patin comme « un fait » et non « un prétendu droit », comme l’a écrit G. Mori lui-même plus haut. De fait, l’imposture n’a pas été une idée judicieuse, comme on le voit au traité VI, où les lois religieuses sont toutes présentées comme ayant été catastrophiques pour la liberté et l’égalité naturelles, ce que fait également remarquer G. Mori à la fin de ce chapitre13.
279En tout état de cause, Naudé n’a pas seulement proposé un réservoir de citations, mais il a fait passer des idées : nous nous rallions même à l’idée d’une rédaction par Naudé des passages examinés14.
Chap. 6 : La Peyrère
Grâce à Patin, nous découvrons une source cachée du TR : La Peyrère et son texte dangereux des Praeadamitae. Par sa correspondance, nous savons que Patin connaît La Peyrère et apprécie son ouvrage où se trouvent quatre thèmes du traité II, chap. 6 du TR : le refus du Déluge universel, la grande ancienneté de l’univers etc. Patin, qui n’est pas spécialiste de ces questions, se réfère à Saumaise et à Scaliger. Mais en citant Saumaise au sujet de la durée des dynasties des rois d’Égypte, il reproduit la même faute que La Peyrère citant Saumaise et, de même, il cite Hérodote tel que l’a modifié La Peyrère, tout en citant un autre passage d’Hérodote que, visiblement, il vérifie en se reportant au texte même d’Hérodote, 280suivant la méthode qu’on lui connaît bien maintenant. De même, à propos des chronologies chinoises, il cite Scaliger (884773 années) en produisant la même erreur que La Peyrère (880073), tout en vérifiant le texte de La Peyrère, ce qui lui fait remplacer un chiffre 0 par un 7 mais non pas l’autre zéro par le chiffre 4, ce qui donne : 880773 ! D’où l’hypothèse la plus « vraisemblable » : Patin utilise La Peyrère, tout en vérifiant le texte original cité par ce dernier (mais en se trompant un peu). Comme d’habitude G. Mori dispose encore dans sa besace d’autres correspondances (Plutarque, Censorinus, l’Ecclesiaste…) qui ne peuvent être attribuées au hasard parce qu’elles manifestent un « même agencement de passages d’auteurs différents ». Le TR utilise donc La Peyrère dans le chapitre 6 du traité II, pour sa polémique contre la chronologie biblique : le monde est beaucoup plus ancien que ne le dit la Bible. Certes il se trompe dans le nombre d’années, mais l’important à nos yeux est qu’il nous propose une lecture antireligieuse de La Peyrère : les Preadamitae, lors de la confiscation de la bibliothèque de Patin, à cause du commerce illicite de son fils, étaient cachés dans la cheminée.
Chap. 7 : les frères Patin
Avec les fils de Patin, nous entrons maintenant, non seulement dans l’intimité de l’auteur du Theophrastus, étant entendu qu’il est désormais parfaitement identifié, mais dans sa postérité. On a souvent dit du TR qu’il n’avait pas eu de postérité : celle-ci va s’esquisser, tout d’abord à travers la fidélité de son deuxième fils, Charles, qui va cultiver son héritage philosophique, puis à travers l’histoire matérielle des manuscrits.
Le chapitre 7, consacré aux « frères Patin », les deux fils de Patin (Robert et Charles), nous apporte une « preuve adabundantiam » de l’attribution du TR à Patin, si celle-ci n’était déjà suffisamment prouvée. Avec Robert, le fils aîné, nous voyons grâce à la correspondance de Patin, l’attachement, sans doute étouffant, d’un père envers un fils qui n’apprécie guère l’étude mais que son père pousse et même aide directement à rédiger ses thèses de médecine ! Pas de quoi être étonné de retrouver les idées et les citations du TR parmi ces thèses. G. Mori pourrait entreprendre de donner le nombre de coïncidences, mais, dit-il avec humour, « laissons le calcul exact de probabilités aux spécialistes… » : ici encore, la vraisemblance historique et psychologique, suffit pour admettre que Patin a rédigé ces thèses, et non que l’auteur du TR y a 281puisé deux ans plus tard, d’autant que les citations du TR sont, on s’en doute, beaucoup plus longues. Patin a, sans nul doute, considéré que la rédaction de ses thèses serait un « pensum » pour Robert !
Le fils puîné, Charles, est pour sa part studieux : quoiqu’il eût voulu, peut-être, faire du droit plutôt que la médecine, il va suivre la voie de son père et même cultiver son héritage intellectuel. Dans sa seconde thèse, il affirme que « l’essence de l’âme » est une « res difficillima » dans les mêmes termes que le TR, termes que G. Mori a relevés plus haut au sujet de Descartes : c’est l’occasion pour G. Mori de réaffirmer à propos du TR sa thèse suivant laquelle on ne peut à proprement parler identifier athéisme et matérialisme15 : Patin, ancré dans l’aristotélisme, ne peut concevoir la matérialité de l’âme, car il ne peut envisager un corps sans âme ni, réciproquement, une âme sans corps, ce que Descartes pourra faire, en accordant une « substantialité » à la matière.
Revenons à Charles qui doit fuir la France à cause d’un commerce de livres interdits, auquel nous avons déjà fait allusion et qui pour finir se réfugie en Italie, à Padoue. Il est intéressant de voir cet « adversaire acharné de l’absolutisme monarchique » choisir Padoue, une cité qui dépend de Venise, une petite république : cette attitude anti-tyrannique est présente dans le TR où la tyrannie des lois est critiquée, ce que confirme le goût de Patin pour la littérature anti-absolutiste : Étienne Junius Brutus ou Lisola. Nous abondons dans ce sens, en faisant remarquer que dans le TR les allusions ne manquent pas pour critiquer la tyrannie, par exemple, celle de Moïse qui n’a fait qu’entraîner des troubles. Ainsi ce thème, peu exploité sur le plan proprement politique (les lois, en effet, étant surtout critiquées sur un plan très général, on a souvent dit qu’il n’y avait pas de réflexion proprement politique dans le TR) indique comme en pointillé une conséquence bien politique de la critique religieuse du TR. Sur ce point, précise G. Mori, Patin se distingue de Naudé et de La Mothe le Vayer. Nous ajoutons : et si Patin ne révélait pas, comme G. Mori l’a déjà suggéré au sujet de Naudé, une attitude qui serait dissimulée même chez La Mothe Le Vayer ?
Mais revenons à Charles : comme son père, il défend ce que nous appellerions, de nos jours, la « cause animale » : non seulement sur un plan théorique en affirmant l’animalité de l’homme, mais aussi sur le plan pratique, en soutenant que les animaux doivent également être 282soignés. Voici encore, à notre avis, un prolongement de la pensée du TR qui, en retour, confirme une « tendance » du TR.
Enfin, sur le plan ontologique, même athéisme mortaliste, même « métaphysique » d’Hippocrate avec la reprise de son « Θεῖοντι » qui désigne simplement « les causes les plus générales et naturelles ». Et, sur le plan épistémologique, même recours au témoignage des sens comme seul critère du vrai, à l’instar de Lucrèce. En conséquence, l’impossibilité de connaître Dieu permet d’affirmer son inexistence.
Le récit familial des Patin n’a pas seulement été passionnant pour son côté psychologique ; il prouve aussi que, non seulement les idées du TR sont celle de Patin-père, mais qu’elles peuvent se transmettre aux générations suivantes. Patin, en tout cas, le souhaitait visiblement.
Pour sa part, G. Mori conclut ce chapitre sur les frères Patin, en réfléchissant sur le lien entre l’athéisme et la « secte des médecins ». Après une présentation très résumée de la pensée du TR (ou celle de Patin), il en déduit qu’une telle communauté de pensée n’a pu exister qu’à travers un travail en commun : et d’évoquer les longues soirées où ils étudiaient ensemble, leurs conversations, les cahiers de notes de Patin qui ont dû circuler. Recueillir des citations a été fondamental pour cette « philosophie ».
Avant d’en venir à la deuxième tradition, celle matérielle des manuscrits, G. Mori nous propose un détour par des « Objections et réponses » (chap. 8), puis un chapitre de conclusion sur cette pensée née d’un travail commun et de la constitution d’un recueil de citations.
Chap. 8 : Objections et réponses
Comme si les arguments précédents ne suffisaient pas à démontrer que l’auteur du TR est bien Guy Patin, G. Mori va répondre aux objections de ceux qui en doutent16. Loïc Capron, l’éditeur de la « remarquable édition en ligne de la Correspondance de Guy Patin », se base sur les déclarations fidéistes de celle-ci pour rejeter l’athéisme de Patin. Mais, répond G. Mori, « la correspondance privée ne saurait être tenue pour 283un miroir fidèle […] de ses convictions intimes » : la franchise et la dissimilation ne peuvent se réduire au couple public/privé ou imprimé/manuscrit. Toute écriture suppose un « code ». Il reste que l’insincérité ne peut être postulée et qu’il faut la prouver, ce que G. Mori a fait jusqu’ici par la comparaison des citations. Il rejette ici, une par une, les objections en relevant, le plus souvent, leur caractère négatif, ex silentio, car elles « s’appuient non pas sur des indices objectifs, vérifiables, mais sur ce que l’on ne sait pas, ou sur le fait que Patin n’a pas dit ceci ou cela », nous dirions sur ce qui est « infalsifiable » : nous retrouvons ici le souci continuel qu’a G. Mori de fournir des preuves « positives ». De plus, que Patin n’ait pas pu écrire ceci ou cela dans le Theophrastus peut justement être le signe que certains passages ne sont pas de sa main, ce que le prochain chapitre va confirmer.
Conclusion : « devant le sanctuaire »
Ce chapitre de conclusion est suivi de deux Appendices : le premier, nous l’avons dit, est le répertoire des correspondances ; le second porte sur l’histoire matérielle du Theophrastus, c’est à dire celle des manuscrits. Il traite essentiellement de la question de l’auctorialité.
Que Guy Patin soit l’auteur du TR est désormais acquis. Mais ce que nous a appris la recherche de son identité, c’est en même temps la façon dont Patin écrivait, c’est à dire en utilisant les citations puisque c’est à partir du travail de comparaison de ces citations que l’identité de l’auteur du TR a été découverte. Or, « la genèse » d’un tel encyclopédisme se comprend mieux « si nous supposons qu’en réalité il naît d’un travail commun et secret coordonné, achevé et réduit dans sa forme actuelle par Guy Patin / Theophrastus Redivivus », écrit G. Mori. En effet, nous avons compris qu’il y avait un recueil de citations, sans doute le travail de Naudé, des emprunts à ce dernier, à Gassendi et à d’autres également (La Peyrère, Saumaise…). Mais l’histoire va venir éclairer ce travail de philologie. Un événement, connu par la correspondance de Patin, va concentrer notre attention sur le trio Patin, Gassendi et Naudé : la lettre de Patin à Falconet du 27 août 1648 annonce de façon ambiguë, mais pour qui sait lire entre les lignes sans ambiguïté, un futur dîner à Gentilly où les trois amis connaîtront une « débauche, mais philosophique et peut-être quelque chose davantage » qui les conduira « fort près du sanctuaire », et cela sans aucun « témoin ». De 284quoi parleront les amis, si ce n’est d’une question relative à quelque chose de sacré et fort interdite : l’existence de dieu, une croyance dont les trois amis sont délivrés puisque, comme il est écrit dans cette lettre ils sont « délivrés du mal des scrupules », une expression que G. Mori identifie, par comparaison (encore) avec une autre lettre à Falconet (4 mars 1661), comme étant synonyme d’athéisme.
Première surprise : ce bon Monsieur Gassendi serait-il donc athée ? L’attribution du TR à Patin aboutit, ici, à une hypothèse qui n’a encore jamais été formulée avec autant de netteté17. Patin, en effet, a entre autres choses écrit dans ses Naudaeana et Patiniana que Gassendi était « mort en philosophe », ce qui signifie, dans son langage, utilisé ailleurs (à propos de Cremonini), « être athée ». Quant à ceux qui se raccrochent aux déclarations officielles de Gassendi, c’est à eux d’apporter la preuve de sa foi, écrit G. Mori en utilisant ici le même type d’argument que celui qu’il opposait plus haut aux objections.
Cette rencontre de Gentilly, et d’autres, sans doute, réunit donc trois amis désireux de parler, en secret, de l’athéisme. Le Theophrastus apparaît alors comme le passage « des paroles au papier ». Mais quel est le rôle respectif de chacun ? Une lettre de Naudé à Gassendi (octobre 1630) évoquait déjà le projet d’écrire une petit syntagma de la philosophie d’Épicure. Celui-ci, un « système athée matérialiste », sera publié en 1649 par Gassendi avec les précautions oratoires d’usage : il renvoie à ses propres réfutations des impiétés, situées dans d’autres parties des Animadversiones où elles sont difficiles à dégager d’une masse d’érudition. En 1636, Naudé écrit à Peiresc qu’il projette de transcrire les « spéculations épicuriennes de Gassendi » réduites à leur noyau philosophique, non plus pour les publier, mais pour en faire un manuscrit clandestin à l’usage des « hommes de bon sens » qui le recopieraient, comme on le fait des ouvrages de Bodin. Il s’agirait donc de la véritable pensée cachée de Gassendi.
Ainsi, non seulement Gassendi nous apparaît de plus en plus sous son véritable visage, mais Naudé apparaît aussi comme celui qui pousse à rédiger le contenu de sa philosophie et, plus largement, le contenu de leur conversation à trois ; celui qui incite à rédiger le TR.
285Deuxième point important, selon nous, de ce processus décrit par G. Mori : nous assistons à l’apparition d’un genre nouveau, celui du manuscrit proprement libertin, à demi ouvert, c’est à dire fermé au grand public, mais ouvert aux initiés, aux sages ; intermédiaire entre l’espace privé de la conversation secrète et la publication, celle-ci étant forcément déformée par le masque du fidéisme, (comme dans les Dialogues de La Mothe le Vayer, ajoutons-nous). L’avantage de l’écrit clandestin, écrit G. Mori, est de ne plus avoir besoin de précautions, de fausses réfutations : « la lecture entre les lignes, de la part des libertins érudits, n’est que le reflet de leur propre écriture entre les lignes ».
Après cette position de principe, G. Mori va reconstituer la genèse du TR : Naudé en Italie depuis 1630, rentre en 1642, avec de nombreux manuscrits (de Pomponazzi, Campanella, Cardan, Machiavel). Il présente Gassendi à Patin. Peut-être dès 1640 travaillent-ils tous à rassembler des extraits pour élaborer une philosophie et une histoire de l’athéisme. En 1644 Patin travaille à une version élargie de sa thèse (que l’on retrouve en TR V, 2, 724-742). Naudé, on l’a vu, a peut-être mis la main à la pâte pour plusieurs chapitres du traité III dont l’analogie avec ses Considérations et son Syntagma tend à montrer que les extraits correspondants du TR étaient déjà prêts vers 1640. Puis Naudé meurt en 1652 et Gassendi en 1655. Patin poursuit seul le travail. Le ralentissement de ses autres travaux d’écriture est le signe de ses efforts consacrés au TR. Aurait-il mis la dernière touche en 1660, c’est à dire après l’allusion au Theophrastus redivivus de Hessling (dont il a été question plus haut à propos de la péroraison) ? Le Proemium a sans doute été écrit en dernier (puisqu’il fait état des philosophes redivivi et de Theophraste). Le titre semble pour la même raison appartenir à Patin, et la péroraison, avoir été écrite en parallèle au Proemium. En 1661, Patin tombe malade.
Une telle histoire est tout à fait cohérente. Toutefois, le rôle de Patin nous semble plus important que celui, simplement, « d’achever et de réduire » le travail commencé par ses deux collaborateurs. Mais ce n’est peut-être là qu’une question de mots, car G. Mori lui-même a fait remarquer que les divergences opposant Patin à Gassendi et Naudé aboutissaient bel et bien au choix exclusif, par Patin, de son orientation philosophique propre : ne leur emprunte-t-il pas uniquement ce qui lui convient ? Pas d’atomes, ni de monde infini, comme pour Gassendi, pas d’imposture, comme pour Naudé.
286Appendice 1 : Concordance TR/Patin
(liste des correspondances de citations)
G. Mori ne se contente pas de nous apporter des preuves décisives, il nous livre un catalogue de toutes les correspondances qu’il a relevées (pas moins de 135), un travail utile pour les chercheurs.
Appendice 2 : l ’ histoire matérielle du TR
Venons-en à la deuxième postérité insoupçonnée du TR : celle, matérielle, des manuscrits. Un travail énorme avait déjà été entrepris en 1981 par les éditeurs du texte G. Paganini et G. Canziani qui ont fourni « toutes les données utiles » en matière de variantes et utilisé une méthode essentiellement historique : fidèle à sa méthode précédemment utilisée, G. Mori, poursuit ce travail « à partir d’une analyse strictement philologique et, éventuellement, des témoignages historiques ». Le résultat est la simplification de l’arbre qui relie les quatre manuscrits connus auxquels il n’est pas besoin d’ajouter d’autres manuscrits inconnus intermédiaires18. Le manuscrit de Vienne (W) qui est le texte de base de l’édition C&P est le manuscrit « archétype » ayant appartenu au Prince Eugène. Le manuscrit (H), à Vienne également, est celui qui a appartenu au baron Hohendorf, et le manuscrit (P) de Paris le suit de près. Le manuscrit (L), de la collection Vercruysse, est une copie partielle de ce dernier. Mais ce qui aurait pu être un examen fastidieux par la minutie des observations et leur caractère matériel, devient une enquête passionnante, par la méthode suivie.
Dans le manuscrit W aucune « faute séparative » (sauf deux, mais qui posent un problème facile à résoudre) qui laisserait supposer une indépendance par rapport aux deux autres manuscrits H et P. Mais « la simple absence de fautes séparatives ne serait pas suffisante pour prouver le statut archétypal de W19 ». Ce qui va être déterminant, c’est la présence dans W d’un grand nombre de ratures, d’ajouts dans la marge et entre les lignes qui sont absents, parce que intégrés, dans H et P. La netteté du texte de H et P pourrait venir de du fait qu’ils sont la copie 287d’un autre texte, original, que le copiste de W aurait mal recopié. Mais ici la « clé » va être donnée par l’analyse d’un passage raturé de quatre lignes à la fin d’un extrait de Pline et qui commence par « et subjungit » (« et il ajoute ») (TR 107) : or le passage raturé se situe dans une autre section de l’ouvrage de Pline. Il est « tout à fait invraisemblable » que le copiste ait mal copié un original puis l’ait raturé : quatre autres cas corroborent celui-ci, où l’on voit mal comment le copiste aurait pu aller chercher ailleurs des sources qu’en tant que simple copiste il ne connaissait vraisemblablement pas. Ces ratures résultent d’un choix éditorial et nous commençons à deviner que ce choix… est celui de l’auteur lui-même !
G. Mori va nous le démontrer mais il nous fait encore patienter en traitant d’autres questions philologiques pour montrer que la dérivation ente W et H est directe. Une analyse matérielle complète l’analyse philologique : la reliure montre que ce manuscrit H est « une version de luxe ». Un peu d’histoire pour « relier » le tout : « il n’est pas à exclure que Hohendorf ait voulu entrer en compétition avec son maître le Prince Eugène » car l’atelier en cause est sans doute celui du très célèbre Luc Antoine Boyet ; or Hohendorf recrute le fils Boyet, Étienne, lequel affirme à propos du Theophastus, en 1726, qu’il en a vu une copie dans la bibliothèque de M. de Hohendorf. Nous découvrons grâce à cette « histoire » l’existence de cet atelier plus ou moins clandestin.
Mais revenons aux corrections multiples apportées au manuscrit W qui vont nous donner la « clé » : nous nous approchons, cette fois, d’un autre sanctuaire, la vérité sur le scripteur de W. Il s’agit certes de l’écriture d’un copiste, comme en témoigne un long passage de 4600 signes entièrement déplacé qui devait être situé dans une autre section du TR : la mention de cette erreur est indiquée dans l’édition C&P par le numéro des véritables pages mises entre crochets20. Mais comment expliquer une telle erreur ? Sinon, par le fait que l’auteur, Patin cette fois, a dû remettre au copiste des feuilles détachées. Autres indices encore : des corrections pour éviter une répétition, des renvois à d’autres pages, toutes interventions qui indiquent une maîtrise de l’ensemble du texte21. Un « cas plus difficile à interpréter » : des rédactions dif288férentes d’un même passage, comme si la copie n’avait pas distingué ce que l’auteur, sur sa page, avait mis en double, dans son hésitation à choisir… Derrière la copie, il y a sans doute un éditeur attentif qui a revu le manuscrit. G. Mori « penche » donc pour l’auteur lui-même, Patin, « sans pouvoir le démontrer pour le moment ». Toujours attentif à ce qu’est une « preuve », G. Mori ne nous a pas moins convaincue de la présence attentive de Patin dont le nom même de « Guido Patin » a été écrit au chapitre 2 du traité V22, avec son écriture, bien connue par ailleurs : la sienne ou une copie ? Dans le deuxième cas, il faudrait que le copiste ait eu l’écriture de Patin sous les yeux.
En tout cas, la conclusion est que W est le manuscrit que Patin, vers 1659-1660 (la reliure confirme cette date), a fait préparer par un copiste professionnel en lui donnant ses propres instructions pour les corrections. Il s’agit en quelque sorte de la première édition manuscrite du TR où l’auteur garde son anonymat, tout en offrant une signature cachée.
Quelques pages encore, toujours basées sur une analyse philologique des textes, pour nous montrer que les manuscrits du Theophrastus ont eu une vie après leurs premiers propriétaires : Tournemine s’en inspire pour critiquer l’athéisme. Il critiquera aussi l’athéisme des « immatérialistes » qui s’inspirent de Malebranche en songeant sans doute aux Réflexions morales et métaphysiques de Camille Falconet. Or, ce dernier, le petit-fils de l’ami proche de Patin, a très vraisemblablement lu le TR : c’est ce que montre une autre enquête conjointe de Gianluca Mori et d’Antony McKenna, annoncée par des articles23 et que l’on pourra suivre dans une prochaine parution24.
Notre conclusion
Qu’apportent les analyses philologiques et historiques de G. Mori ?
En premier lieu, celles-ci requièrent une ingéniosité et une érudition remarquables et sont le fruit d’une rigueur logique parfaite : progressivement et avec une très grande honnêteté intellectuelle, elles ont permis 289d’aboutir à une certitude quasi-totale. Quelle serait la preuve ultime ? L’aveu ? Mais, comme G. Mori l’a fait remarquer, une confession dans la correspondance privée n’est pas fiable.
En conséquence, ces analyses réduisent à néant, et définitivement, « les réactions anti-straussiennes » d’un grand nombre de commentateurs qui ont voulu, naïvement, faire confiance aux déclarations fidéistes : Paul O. Kristeller, Richard H. Popkin, Quentin Skinner, Alan C. Kors. Pour les autres commentateurs, comme nous, qui avons toujours affirmé l’athéisme du TR, les preuves que G. Mori a apportées pour l’attribution du TR à Patin sont la garantie que nous ne nous sommes pas trompés (ce qui est toujours satisfaisant), mais surtout, elles donnent en général aux méthodes variées de décryptage de l’écriture libertine, développées depuis quelques décennies dans un esprit « pro-straussien », une garantie définitive de certitude. Lire entre les lignes n’est pas nécessairement de la surinterprétation, comme le pensent les anti-straussiens et pro-fidéistes ! Oui, Patin, auteur du TR, est athée. Et son athéisme est celui d’une philosophie : dire que l’on ne peut rien savoir de certain sur ce qui dépasse les sens, revient à dire que cet au-delà n’existe pas.
À propos de ces techniques de décryptage25, nous souhaitons éviter un malentendu : en parlant de « confirmation », nous ne voulons pas dire qu’elles étaient suffisantes. Nous pensons que plusieurs approches d’un texte sont utiles et se complètent, celle par une analyse interne, que nous avons personnellement privilégiée dans nos travaux, et celle par la connaissance de l’auteur réel. Les deux approches, d’ailleurs, sont soumises à un code car, comme l’a fait remarquer G. Mori, la correspondance privée est aussi un texte à déchiffrer.
En second lieu, quel est l’intérêt philosophique de cette enquête ? Sur le contenu de cette philosophie, nous pouvons avoir des perspectives différentes : le « Théophraste ressuscité » est-il vraiment demeuré un aristotélicien radical ? Le rôle de l’épicurisme se réduit-il à celui d’apothéoses poétiques à la fin d’un chapitre ? Le mortalisme et le corporalisme qu’il sous-entend ne sont-ils en aucune manière matérialistes et n’est-ce vraiment qu’à partir de l’œuvre de Descartes que l’on peut 290parler de matérialisme26 ? Ces questions, à notre avis, restent ouvertes. Mais certaines affirmations sont désormais impossibles : la plus grave à nos yeux est celle selon laquelle le Theophrastus défendrait la thèse de l’utilité politique des religions. Le médecin Patin nous apprend que toute imposture, même celle du médecin qui cherche à soigner son malade, est injustifiée. Et le fait que Naudé, qui défend ouvertement l’imposture, ait rédigé en grande partie le chapitre 6 du traité III, nous a même délivrée d’un grand poids : Patin ne s’est pas contredit ! Car comme nous l’avons dit plus haut, il faut regarder ce chapitre comme l’exposé d’une politique machiavéliste, non comme sa défense.
Une autre conséquence importante sur le plan philosophique est la révélation de la source médicale de l’athéisme de Patin27. Les passages du TR, quelque peu obscurs, au sujet de la généalogie des hommes et (autres) animaux pourront être éclaircis. Et ce ne sont pas les seuls : la découverte de Patin est une « pierre de touche » pour tester la validité de toutes les hypothèses à venir.
Un autre intérêt philosophique concerne non plus le TR, mais les autres philosophes de son entourage : G. Mori n’a-t-il pas suggéré que Patin exprimait ce que Hobbes ou ses proches amis, Gassendi, Naudé, ne pouvaient dire tout haut ? De même pour La Peyrère, Machiavel ? Gassendi serait-il athée ? Naudé devrait-il être lu entre les lignes ? Et pourquoi Patin nous dit-il de Descartes qu’il est « un athée caché » ? Voici qui nous pousse à de nouvelles recherches dans un cercle élargi.
Ceci rejoint l’intérêt philosophique lié au mode d’écriture collectif que nous apporte cette enquête : elle nous fait comprendre cette capacité qu’a Patin d’utiliser les citations et la pensée d’autrui pour en faire sa « substantifique moëlle ». Son amitié, maintenant connue avec Gassendi ou Naudé, nous montre combien il peut à la fois respecter et s’approprier un texte. Mais elle nous pousse aussi à aller plus loin : l’idée émise par G. Mori selon laquelle Patin, dans le TR, pourrait être, en quelque sorte, le révélateur de ce que ses amis ou d’autres n’osent « dire librement », va dans le même sens qu’une idée que nous défendons, à savoir que 291l’auteur du Theophrastus interprète les auteurs du passé en les tirant vers le matérialisme, une idée déjà émise par G. Paganini à propos des références à Pomponazzi28. Mais, avec l’idée que Patin puisse révéler, par exemple, la pensée intime de Gassendi, G. Mori nous propose une interprétation beaucoup plus audacieuse, qui rejoint d’ailleurs ce que pense Patin, à savoir que tous les hommes sont athées : voici que s’ouvre pour les chercheurs un champ bien vaste !
Ainsi, la découverte de cette collaboration nous paraît très fructueuse. Malgré notre attachement à l’idée d’un système structuré et personnel, nous acceptons volontiers cette hypothèse de discussions communes et même d’une écriture collective partielle. La multiplicité des participants ne peut qu’alimenter la richesse de ce système qui tient compte de tous les points de vue et tente de les relier de façon cohérente. Comme le dit G. Mori, « il n’y a rien de plus personnel que la construction d’un corpus de citations […]29 ».
Enfin, un intérêt philosophique concerne plus spécialement l’histoire des idées philosophiques : l’héritage de Patin va fructifier ; on le voit ici avec la reprise par son fils Charles de ses idées antimonarchistes, et « animalistes ». On le voit aussi dans un autre article de G. Mori, écrit en collaboration avec Antony McKenna, qui montre comment les idées du TR vont passer en partie dans un autre manuscrit, les Réflexions métaphysiques, qu’ils attribuent à Camille Falconet et qui, sans doute, sera lu par Rousseau et lui donnera un modèle pour l’état de nature. L’auteur du TR, on le voit, ne s’adresse pas seulement à un cercle d’amis qui sont tous déniaisés : il souhaite « détromper » ceux qui peuvent l’être30. Cette idée de publication clandestine, tout en étant réservée à une élite, porte en germe le souhait de diffusion des Lumières qui se développera au siècle suivant31.
292Certes, le Theophrastus n’est pas « moderne » au sens où il tourne le dos aux découvertes scientifiques de son temps : Patin l’atteste. Mais nous pensons qu’il faut aussi lui reconnaître une attitude rationnelle32, un souci d’objectivité « quasi-scientifique », au sens actuel du terme, quand il dénonce ce que nous pouvons appeler les fausses sciences (astrologie, interprétation des rêves etc.) et quand il applique les règles de l’observation empirique au domaine de l’âme, un domaine réservé jusqu’alors à la métaphysique : Descartes n’a pas fait ce « saut ». Cette exigence d’objectivité se rencontrait déjà chez les Anciens, mais ne peut-on alors considérer qu’elle a un caractère intemporel et qu’à ce titre, et malgré le « langage archaïque » que G. Mori lui attribue, Patin est « actuel » ?
Les recherches sur le Theophrastus, on le voit, vont pouvoir prendre un nouvel essor.
Nicole Gengoux
IHRIM, UMR 5317, ENS-Lyon
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Pierre Bayle et les libertins : Libertinage et philosophie à l’époque classique (xvie-xviiie siècle), Paris, Classiques Garnier, 2018, no 15, 274 p.
Le numéro précédent de Libertinage et philosophie (2017, no 14) était déjà consacré à Pierre Bayle. Mais, sous le titre « La pensée de Pierre Bayle », le volume explorait davantage le rapport de Bayle avec la philosophie, notamment la tradition sceptique, et sa réception par les philosophes du siècle suivant. Ici, les contributions sont centrées sur la 293question du rapport de Bayle avec la culture libertine, ce qui implique une contextualisation plus poussée (comme dans l’article d’Elena Muceni consacré à Reinier Leers, imprimeur de Bayle) et, surtout, un accès plus politique à la question des rapports entre raison et foi.
En effet, alors que la question des rapports de Bayle avec le scepticisme, dans le précédent numéro, interrogeait davantage la cohérence de sa pensée dans l’exercice d’une rationalité appliquée à différents champs du savoir et de la pratique, la question de son hétérodoxie concerne plus directement l’usage de la raison dans le règlement des conflits nés des luttes confessionnelles. La question du fidéisme est comme réglée par sa transposition dans le champ de l’action qui – tous les contributeurs en conviennent – consacre le divorce entre la raison et la foi, cela au détriment de la seconde, qui ne peut intrinsèquement (et non accidentellement) conduire qu’à la discorde et à la guerre. C’est pourquoi, devant l’alternative : « Faut-il défendre la religion dans le cadre d’une théorie de la raison d’État, où la foi est mise au service du pouvoir politique, comme plusieurs penseurs libertins le préconisent, ou plutôt rationaliser le pouvoir souverain sur la base de sa laïcisation ? », la position de Bayle, d’après l’ensemble des articles (jusque dans ses Varia) est parfaitement claire : même s’il y a des points communs entre la culture libertine et la pensée de Pierre Bayle, l’exigence d’une laïcisation du pouvoir singularise Bayle en tant que précurseur de ce que Jonathan Israël a appelé les « Lumières radicales ».
Cette convergence des contributions est tout à fait remarquable : alors que le scepticisme de Bayle ne fait plus l’unanimité, fait consensus la thèse selon laquelle, pour Bayle, la désacralisation du monde, que le pouvoir politique devrait opérer pour assainir la société civile, n’est plus réservée à une élite lettrée et déniaisée, mais englobe aussi la masse des esprits considérés comme « faibles » par les libertins. En effet, non seulement l’utilité publique de la religion est désavouée par Bayle, mais encore l’athéisme constitue désormais une solution rationnelle et cohérente au problème, si ce n’est du mal en général (comme le soutient Gianluca Mori), du moins des maux qui rongent les sociétés humaines et poussent les hommes à s’entredévorer les uns les autres.
Cette thèse proprement politique, parce qu’elle conduit à défendre une paix sociale fondée sur une contrainte exercée par des lois laïques, a pour corollaire une autre thèse : celle de la supériorité d’une morale 294qui n’est pas fondée sur la foi, mais – comme le montre Isabelle Moreau dans son article sur le chef d’accusation d’obscénité à l’encontre du Dictionnaire historique et critique – sur des principes autonomes que seule la raison peut édicter. Or, ces principes autorisent la recherche des commodités de la vie et de toutes sortes d’agréments, en rupture avec l’idéal moral des ouvrages de piété, dont toute la vie mondaine et littéraire devrait s’affranchir.
Mais quel est alors, pour Bayle, le guide de la morale ? L’article « La liberté n’est-elle qu’un mot ? » de Maxime Boutros-Jacqueline, renforce la position de l’ensemble des contributeurs en ceci qu’il montre que, pour Bayle, le bon usage du libre-arbitre consiste à être toujours déterminé par le bien commun, ce qui revient à suivre des principes moraux évidents que la raison reconnaît universellement (voir Antony McKenna, « Les vérités évidentes et les vérités particulières »). Il n’y a donc pas de quoi se dépiter que l’homme ne puisse se considérer comme véritablement libre, faute de pouvoir être indifférent. Dans la mesure où ses jugements particuliers dépendent de son tempérament, de ses passions, habitudes, inclinations pour tel ou tel plaisir, ils peut faire un bon usage de son libre-arbitre en faisant un choix non libre du bien, déterminé soit par ce que lui indique la raison (ce qui les hausse à un niveau supérieur de décision), soit, à défaut, par des passions qui favorisent la concorde. Ainsi, rien n’empêche un athée de bien agir, en raison de son tempérament, ou d’une éducation qui l’a disposé à respecter autrui, de son « goût pour la vertu » (voir à ce sujet l’article d’Anne Staquet « De l’athéisme vicieux à l’athéisme vertueux »). Rien n’empêche un libertin comme Damien Mitton d’appliquer le principe de réciprocité sur ce qu’il est licite de faire à autrui, non parce qu’il croit en la vérité des Évangiles, mais parce qu’il estime qu’il convient à un honnête homme de « désirer être heureux de telle sorte que les autres le soient aussi » (voir l’article de Myriam Bernier sur la réception de Pascal par les libertins).
Dans l’œuvre de Bayle, les querelles philosophiques, comme les querelles théologiques (dont Bayle d’ailleurs, à la différence des libertins, comme le fait remarquer Jean Michel Gros, ne s’est jamais détourné), passent finalement au second plan par rapport aux questions socio-politiques, réévaluées d’un point de vue pragmatique. En effet, la reconnaissance par Bayle de la supériorité morale de la raison sur la religion (ce qu’Antony McKenna appelle « le rationalisme moral » de Bayle), se 295justifie par les effets bénéfiques présumés d’un pouvoir politique qui tolérerait les religions, sans jamais avoir recours à des principes religieux pour gouverner. La destitution éthique de la religion ne résulte pas d’un dialogue privé entre des esprits forts, comme c’est le cas dans le dialogue « De la divinité » de La Mothe Le Vayer, par exemple, mais d’une expérience amère que Bayle a vécue en tant que réfugié et qui l’a peu à peu convaincu de l’incompatibilité entre la raison humaine (qui seule peut guider les hommes) et la religion chrétienne. Ainsi, comme l’analyse Grazia Grasso, Pietro Tamburini, auteur d’un ouvrage intitulé De la tolérance ecclésiastique et civile (1783) et grand lecteur de Bayle, s’il s’inspire du Commentaire philosophique, s’en distingue en tant que « chrétien éclairé » qui continue à penser que l’éthique chrétienne est à même de parachever la vertu, par la réalisation d’une éthique naturelle.
Le parcours proposé par ce numéro 15 de Libertinage et philosophie se déroule donc suivant une ligne qui, tout en montrant l’intégration de Bayle à la culture libertine, insiste sur ce point de rupture politique concernant le rôle social de la religion, destituée de toute valeur morale.
Pour ce qui est des points communs entre Bayle et les libertins, les rédacteurs des articles (à commencer par Lorenzo Bianchi qui ouvre le recueil par un article intitulé « Libertinage et hétérodoxie chez Pierre Bayle ») s’accordent sur l’influence déterminante des libertins sur Bayle et sur l’identification des principales sources : les italiens Ludovico Zuccolo, Vanini, Cardan, Cremonini et les exportateurs de la tradition averroïste en France tels que Gabriel Naudé, Guy Patin, La Mothe Le Vayer (ce qu’attestent, pour ces deux derniers, les deux articles du Dictionnaire historique et critique qui leur sont consacrés). Comme ses prédécesseurs libertins, Bayle soutient la thèse que ce n’est pas la ferveur religieuse authentique (à laquelle porterait une religion vraie), mais les passions, les coutumes (dont l’éducation religieuse fait partie), qui expliquent les comportements humains. Comme ses prédécesseurs, il en déduit que l’athéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption des mœurs, mais au contraire rend envisageable une société d’athées vivants paisiblement, et cela d’autant plus si la gloire et l’honneur récompensent la vertu.
Mais Bayle renchérit sur ses prédécesseurs libertins en montrant le caractère profondément moral de l’athéisme, qui rend supérieure une société d’athées à une société de croyants (voir l’article d’Anne Staquet). De surcroît, le rationalisme moral de Bayle l’emporte sur le naturalisme si 296répandu dans la culture libertine, et qui constitue le socle du Theophrastus redivivus, où la religion remédie à la dénaturation des mœurs (voir l’article de Nicole Gengoux). Enfin, si pour Bayle « l’homme n’agit point par la raison qui fait son être » (selon la formule de Pascal), il y a une solution pour lutter contre cette propension à l’irrationalité. Car, comme le montre Antony McKenna, cette dernière est d’autant plus active en l’homme, qu’il se trouve sous l’emprise de la religion, qui lui fait prendre goût à l’incompréhensible et le détourne des principes rationnels qui lui permettraient pourtant de faire son salut : le respect des engagements, la gratitude à l’égard des bienfaiteurs, la règle de la réciprocité dans les actions.
Ainsi, l’ensemble des articles montre que, tout en ancrant sa pensée dans la culture libertine qui, sous couvert de critiquer la magie et la superstition des païens, dénonce les méfaits de la religion, Bayle, à la différence des libertins, ne se trouve jamais acculé à cette contradiction : dénoncer l’imposture des religions tout en en défendant leur utilité publique. Comme l’analyse J.-M Gros (« Bayle et les libertins graves »), il manque à Bayle, pour être assimilé aux libertins du xviie, cette légèreté avec laquelle ces derniers s’imaginaient pouvoir se tenir à distance de la tourmente et jouir d’une douce tranquillité. De par son inquiétude, Bayle est bien plus radical (plus subversif du point de vue de l’orthodoxie) que les libertins : à ses yeux, il est illusoire de penser pouvoir vivre en paix tant que la religion gouvernera les esprits. Il n’y a pas d’autre remède que la neutralisation politique du poison qu’elle porte en elle, dont il importe de préserver le peuple, le zèle religieux étant d’autant plus nuisible qu’il est de bonne foi.
Parce que Bayle dénonce la religion comme irrationnelle, immorale et calamiteuse sur le plan politique, il n’est pas tout à fait assimilable au courant de pensée « libertin » qui le précède. S’il utilise les mêmes procédés de dissimulation qu’eux, c’est pour faire un procès sans appel de la religion, prélude à l’institutionnalisation de l’athéisme, selon des modalités qui le rapprochent de Spinoza et de Hobbes (voir l’article d’Anna Lisa Schino qui clôt le recueil sur « Hobbes et les libertins »).
Sylvia Giocanti
Université Paul Valéry,
Montpellier 3
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Laura Nicolì, Les Philosophes et les Dieux. Le Polythéisme en débat dans la France des Lumières (1704-1770). Traduction de Julia Ollivier Paris, Honoré Champion, Coll. « Les dix-huitièmes siècles », 2022, 508 p.
Cet ouvrage comble un vide – et le fait très bien. L’absence, jusqu’ici, d’une monographie d’ensemble sur le polythéisme vu par les intellectuels du xviiie siècle peut étonner, car ce thème est au cœur de tous les débats philosophiques, historiques et théologiques de l’époque. Mais c’est un fait que, depuis les travaux pionniers de Frank E. Manuel (dont surtout The Eighteenth Century Confronts the Gods, publié en 1959, suivi en 1983 par la collection d’études The Changing of the Gods), les études sur ce sujet ont été peu nombreuses et consacrées surtout au débat religieux sur ce thème – fait exception, du moins partiellement, le volume de Julie Boch, Les Dieux désenchantés. La fable dans la pensée française de Huet à Voltaire (1680-1760), paru en 2002. Laura Nicolì s’est engagée dans une tâche laborieuse, celle de suivre dans ses méandres l’histoire d’une question qui, sans être négligée par les grands noms (Bayle, Fontenelle, Voltaire, Hume), renvoie souvent à des auteurs mineurs et peu stimulants. Mais il faut parcourir ces derniers pour bien comprendre les écrits des philosophes les plus engagés. De là la distinction, très nette, qui oppose la première partie de cet ouvrage, consacrée presque exclusivement « aux discussions érudites et savantes autour du paganisme et de ses origines » (p. 13), et la deuxième partie qui porte en revanche sur les « philosophes » : Bayle, Fontenelle, Hume (mais aussi Fréret, Condillac, Voltaire, d’Holbach).
Le débat sur le polythéisme, lancé dès le xviie siècle par Vossius et d’autres, éclate dès le début du siècle suivant, en précédant de quelques décennies l’avènement des Lumières. Le mot même de « polythéisme » ne devient courant que vers 1700, bien qu’il soit attesté dès 1580 : on le trouve dans la Démonomanie de Jean Bodin, qui ne fait que traduire en français une expression de Proclus (pour plus de détails, voir une « Note lexicale » très utile que Laura Nicolì a ajoutée à son livre – p. 235-240). Bodin avance tout de suite une thèse qui sera largement exploitée par Bayle et par bien d’autres : « Le polythéisme est un droict athéisme ». Et c’est 298justement à Bayle qu’il faut attribuer le succès de ce terme, qui va remplacer celui, à la connotation plus morale et apologétique, d’« idolâtrie ». Mais nous reviendrons sur ce point, qui est décisif, ainsi que sur l’importance de la position de Bayle, qui est à la source de tout le débat des Lumières.
Avant d’y arriver, il faut rendre compte brièvement de la première partie de l’ouvrage, consacrée aux contributions de quelques historiens (dont surtout Antoine Banier) qui ont été les protagonistes d’un ample débat sur les origines des cultes païens au début du xviiie siècle. L’abbé Banier soutient une version revue et corrigée de l’« évhémérisme », soit la théorie la plus répandue, à la fois chez les apologistes et chez leurs ennemis, avant 1700. Dans la Bible de l’athéisme libertin, le Theophrastus redivivus, l’évhémérisme, entendu comme une variante de la théorie de l’origine politique des religions, est mis en avant sans trop de nuances, en recourant surtout aux sources anciennes, mais en l’associant aussi à la doctrine de l’origine astrale des cultes idolâtres (p. 63). Or, le débat du xviiie siècle va précisément démolir cette interprétation simpliste du phénomène religieux. Cette crise de l’évhémérisme se situe au tout début du siècle et voit l’entrée en scène d’un couple d’auteurs apparemment hétéroclites : un jésuite, le Père René-Joseph de Tournemine, et un académicien étroitement lié à la libre pensée : Fontenelle. Tournemine arrive à Paris en 1701 après avoir quitté Rouen (où il avait été le maître de Fontenelle – p. 249). Nous pourrions ajouter qu’il y entre tout de suite en contact avec le Theophrastus redivivus, et il se bat contre la tentative de son auteur (qu’il ne connaît pas) d’affirmer à la fois l’origine humaine des cultes, selon la théorie attribuée à Évhémère, et l’existence de peuples athées. Dans ses remarques au livres de Nicolas Fréret, parues anonymement en 1705, Tournemine exploite précisément ces pages du Theophrastus qui portaient sur l’origine humaine des cultes : il s’oppose à la théorie de l’origine politique de la religion mais il la remplace par une explication anthropologique qui finit par rappeler celle de Fontenelle, qui aura un grand succès tout au long du siècle des Lumières.
Pour Fontenelle, c’est l’ignorance, liée au goût pour les prodiges, qui engendre les fables : « on exagére naturellement les choses surprenantes en les racontant, elles se chargent encore de diverses faussetés en passant par plusieurs bouches » (p. 252). Bien entendu, chez Fontenelle, la question des origines des « fables » déborde inévitablement dans celle des origines de la religion (de toute religion), dont l’explication n’est pas différente. 299Comme le remarque Laura Nicolì, « il s’agit de deux aspects du même phénomène psychologique et du même processus anthropologique » (p. 258). D’ailleurs, Fontenelle n’avait pas craint d’avancer qu’« à mesure que les Hommes sont devenus plus parfaits, les Dieux le sont devenus aussi davantage. » Nicolas Fréret poursuivra dans cette même direction, comme Laura Nicolì le démontre en étudiant à la fois – comme il était temps – ses productions officielles et son incontournable traité clandestin, la Lettre de Thrasybule à Leucippe : « Tout ce qu’écrit Fréret dans la Lettre permet de relire sous un nouveau jour certaines affirmations, à première vue inoffensives, éparses dans ses écrits publics » (p. 264).
Pour ce qui concerne l’aspect philosophique de la question, le tournant est représenté par Bayle. L’année 1704 est l’une des dates marquantes dans l’histoire du débat autour du polythéisme à l’âge moderne : c’est l’année où paraît la Continuation des Pensées diverses sur la comète. Laura Nicolì remarque cependant que Bayle est hanté depuis toujours par la question des cultes païens, et elle le démontre en découvrant un détail échappé jusqu’ici à tous les « baylistes » (dont l’auteur de ce compte rendu), c’est que la polémique de Bayle sur le polythéisme remonte au début de sa carrière intellectuelle, et notamment aux Objections à Poiret (1679), où se trouvent esquissées des positions qu’il développera par la suite (p. 218-223). De plus, il n’est pas tout à fait à exclure que Bayle ait fait sienne, en réalité, une position que Poiret lui-même avait avancée dans son volume, soit l’équivalence entre athéisme et idolâtrie (par ailleurs, observe L. Nicolì, « En dépit de l’attention renouvelée que Bayle porte au concept de polythéisme dans ses œuvres plus tardives, celui-ci ne supplante nullement celui d’idolâtrie », p. 216).
À ce propos, Laura Nicolì remarque (p. 226) que « presque tous » les lecteurs de Bayle interprètent la comparaison entre l’athéisme et l’idolatrie comme une comparaison entre l’athéisme et la superstition (c’est-à-dire la religion), qui aboutit à la supériorité du premier sur la deuxième. S’agit-il d’une trahison, ou bien d’un décryptage ? Selon l’auteure (p. 226), cet état des choses pourrait laisser penser, (a) « qu’en réalité le discours de Bayle, fidèle à celui de ses sources, a une portée plus générale qu’il n’est lui-même disposé à admettre ouvertement » [soit, en lisant entre les lignes : Bayle lui-même, devançant Collins, Toland et d’Holbach, entendrait soutenir la supériorité morale de l’athéisme sur la religion] ; ou bien, (b) que « c’est au contraire le signe de sa volonté sincère de spécifier et restreindre le champ 300du parallèle par rapport aux auteurs qui l’ont précédé » [en d’autres termes : Bayle se bornerait dans ce cas à comparer l’athéisme des sauvages avec l’idolâtrie, en soutenant que le premier est moins grave que la deuxième]. Laura Nicolì préfère ne pas choisir entre les deux cornes du dilemme, mais il nous paraît que la solution se trouve déjà, en toutes lettres, dans les Pensées diverses. Il est vrai que Bayle y déclare que l’athéisme, dont il affirme la supériorité par rapport à l’idolâtrie, est seulement l’athéisme qu’il appelera par la suite « négatif », c’est-à-dire l’athéisme des peuples qui n’ont pas pu connaître l’existence de Dieu (voir le texte de Bayle, Pensées diverses sur la comète, chapitre 118, cité par Nicolì, p. 222). Mais cette déclaration du chapitre 118 des Pensées diverses doit être lue à la lumière du chapitre 178, où il est question d’Épicure, philosophe athée dont la morale est pure et dépourvue de toute tentation utilitaire. Lorsque, à partir de 1704, Bayle dégagera explicitement l’athéisme « positif » (celui des philosophes qui, après avoir bien examiné les choses, nient l’existence de Dieu) de toute contagion immoraliste, la comparaison entre l’athéisme et l’idolâtrie deviendra carrément, sous sa plume, une comparaison entre l’athéisme et la religion. Bayle ne fera alors plus aucune différence entre les idolâtres, les superstitieux, les polythéistes, les monothéistes, les croyants, les chrétiens : ils font tous primer leur croyance sur la raison, y compris en ce qui concerne leurs choix moraux.
C’est pourquoi, nous semble-t-il, le rapport de Bayle à sa postérité intellectuelle (Collins, Toland, Hume, d’Holbach) se constitue entièrement sur le plan de la cohérence et du partage des mêmes thèses de fond. L’un des mérites indéniables de l’ouvrage de Laura Nicolì réside d’ailleurs précisément dans l’effort de tracer cette filiation intellectuelle qui, en partant des prises de position de Bayle, mène jusqu’aux expressions les plus « radicales » de la philosophie des Lumières (p. 226). Collins et Toland reconnaissent Bayle comme leur point de repère, et les louanges qu’ils lui décernent ne sont pas que des expressions de politesse : c’est l’indication d’une connivence profonde et sous-jacente aux expressions publiques de leurs positions respectives, qui sont constammentconditionnées par les nécessités d’un art of writing. Il est donc, à notre avis, bien dommage que Laura Nicolì évite autant que possible d’utiliser des outils « straussiens » au cours de sa recherche, comme si cela lui permettait de conserver une position de neutralité herméneutique à l’égard des libres penseurs – car cette attitude prudente engendre plus souvent l’impression contraire.
301La filiation entre Bayle et Hume est un autre acquis important de l’ouvrage de Laura Nicolì. – elle y insiste à juste titre (p. 275). En effet, Hume est le premier à énoncer sans ambages ce que Bayle, Toland et d’autres avant lui avaient seulement suggéré, et notamment que « la première religion des hommes fut une religion polythéiste, et que le monothéisme est né plus tard, issu du polythéisme » (p. 241). On pourrait ajouter que la filiation baylienne est largement attestée par les Early Memoranda. Car Hume y annote et approuve précisément les pages où Bayle soutient que le « polythéisme » n’est pas une forme de théisme, mais, bien au contraire, un athéisme à part entière (II, 5 selon la numérotation de l’éd. Mossner). Cependant, Hume apporte un regard neuf sur le polythéisme, jusqu’à une véritable redécouverte de ses aspects positifs. Encore une fois, il faudrait s’interroger sur ce que cache cette réévaluation : ne s’agit-il pas d’une manière d’attaquer, comme dans un jeu de miroir, la culture chrétienne et monothéiste qui a engendré une conception purement répressive de la religion ? Hume est-il en tout un homme des Lumières, ou bien est-il tellement proche de Bayle qu’il se sert également des techniques rhétoriques de ce dernier ? Nous penchons pour la deuxième hypothèse, mais pour l’étayer il faudra désormais prendre en considération le parcours indiqué par Laura Nicolì, qui parvient d’ailleurs à une conclusion à laquelle nous souscrirons entièrement et qu’il vaut de citer : « on cherche en vain chez les écrivains des Lumières un intérêt authentique et désintéressé pour les peuples autres et pour leurs cultes […] : à quelques rares exceptions près, les philosophes s’appuient sur des sources variées et pas forcément récentes pour en tirer, sans trop de soucis d’exactitude, les informations qui servent avant tout d’arguments en faveur de leurs théories. » (p. 313)
Le livre de Laura Nicolì s’impose désormais comme un point de repère très utile non seulement pour tous ceux qui s’intéressent au polythéisme, mais plus généralement pour tous ceux qui s’interrogent sur le tissu culturel et intellectuel des Lumières européennes.
Gianluca Mori
Università degli studi del Piemonte orientale
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Textes attribués à Voltaire : Œuvres complètes de Voltaire, t. 147, Oxford, Voltaire Foundation, 2022, xliii-415 p.
Si l’on considère que le volume 148 n’est qu’un ensemble de tables, ce volume des Œuvres complètes de Voltaire d’Oxford est donc véritablement le dernier d’un ensemble désormais achevé, comprenant tant les ouvrages écrits ou, pour certains, édités, par Voltaire (OCV t. 1-84), sa correspondance (OCV t. 85-135) ainsi que les notes marginales des livres de sa bibliothèque (OCV t. 136-145). Ce volume est le plus excentré de la série, tant par sa localisation que son contenu, car, avec le volume 146 dédié aux « Poésies attribuées », il est consacré à l’aspect sans doute le plus délicat du corpus, celui des « Textes attribués » : la brève « Table des textes attribués à Voltaire dans les Œuvres complètes » (p. 391-392) renvoie d’emblée à l’introduction du volume précédent pour les considérations théoriques sur la délimitation du corpus. Il n’en reste pas moins que c’est un volume qui nourrit l’interrogation sur le sens à accorder à ce terme de « corpus voltairien », tout autant que la manifestation par excellence de l’achèvement éditorial de l’entreprise débutée en 1968, achèvement dûment souligné comme tel dans les deux textes d’ouverture : sous la plume de Xavier Darcos, Chancelier de l’Institut de France, le premier offensivement titré « à l’immortalité de Voltaire » (p. vii-xiv) revient, non sans esprit « académicien », sur le rapport de Voltaire à son œuvre ; le second, plus sobrement présenté comme un « Avant-Propos » (p. xv-xxii), sous la plume de Nicholas Cronk, à la direction de l’édition depuis 2000, inscrit l’entreprise enfin aboutie dans une lignée d’« œuvres complètes » depuis Kehl, et désigne l’aval toujours vivant du projet avec le basculement dans l’entretien des OCV sous format numérique, pour les rendre dignes des standards philologiques toujours plus exigeants qui ont cours. Ajoutons enfin que c’est surtout, pour ce qui concerne notre revue, le volume qui met le plus nettement en valeur les difficultés habituelles des « textes clandestins » qui nous sont coutumiers. Nul étonnement donc à ce que figurent parmi les contributeurs, derrière John Renwick en directeur de volume et éditeur principal, des noms bien connus de 303La Lettre clandestine, tels ceux d’Antony McKenna ou de Maria-Susana Seguin. On peut même leur joindre ceux de Gianluca Mori et Alain Mothu, cités avec insistance dans la dernière édition du volume.
Les treize textes édités dans ce volume sont classés par ordre chronologique supposé, suivant les usages des OCV. Le premier (p. 1-40), la très drôle et parodique Chronique véritable du preux chevalier dom Philippe d’Orélie (éditée par Richard Cooper) remonte à 1717 et constitue à n’en pas douter une œuvre pamphlétaire sur la Régence comme Voltaire a pu en concevoir en commun, en y prêtant la main, à la turbulente Cour de Sceaux. Le manuscrit suivi ici, appartenant à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, l’attribue en tout cas explicitement à Voltaire, ce qui est au moins probable à défaut de certain. Le dernier (p. 365-387), à l’inverse, reproduit la Prière du curé de Frêne dont l’éditeur, Nicolas Morel, ne cache pas le statut d’apocryphe évident : il renvoie logiquement pour l’attribution du texte lui-même aux travaux et aux hypothèses, familiers aux lecteurs de La Lettre clandestine, de Gianluca Mori et Alain Mothu, déclarent anonyme cette prière imputée au « curé Guillaume ». Le texte lui-même est d’une lourdeur qui fait sentir tout le prix de la propre Prière à Dieu de Voltaire (voir OCV, t. 56C), dont les thèses ne sont pas éloignées mais autrement mieux exprimées. Voltaire a dû entrer en possession de ce manuscrit au début des années 1770, et il est douteux qu’il ait eu l’intention de l’éditer, comme il l’a fait pour tant d’autres. Il s’agit en fait d’une concession à l’histoire éditoriale des œuvres de Voltaire sous la Restauration, puisque ce texte apparaît avec repentir dans les années 1820 dans des éditions commercialement en mal d’inédits voltairiens – travers dénoncé à contretemps par Beuchot.
Les bornes chronologiques recouvrent donc également les pôles d’attribution possible, du plus probable au franchement douteux. Et c’est donc ce spectre qu’on peut parcourir dans les autres éditions du volume, selon des cas de figure toujours intéressants. Sans prétendre rendre compte de toutes les richesses de ce recueil, on peut isoler quelques phénomènes particulièrement représentatifs des enjeux de la littérature clandestine. Relevons d’ailleurs le jeu toujours complexe de Voltaire avec ses éditeurs, et le plaisir manifeste qu’il a toujours eu de les faire jouer concurrentiellement les uns contre les autres, parfois au mépris des orientations idéologiques en jeu. Témoins, ces deux « préfaces », éditées par John Renwick (p. 89-111 et p. 137-175), distantes de quelques années, 304dans lesquelles on voit Voltaire distiller ses aspirations et recommandations en termes d’édition réussie, en s’en remettant aux bons soins d’éditeurs en qui il place ses espoirs, toujours renouvelés et chaque fois déçus, d’une édition enfin conforme à ses vœux. Ce sera donc aussi bien le cas pour une mystérieuse édition en six tomes prévues à Trévoux en 1746 que pour l’édition Walther de 1752 alors que ses affaires berlinoises prennent une tournure critique. On notera aussi l’importance de l’exercice de l’extrait chez Voltaire, un des traits, souvent négligé, de son implication dans le « journalisme » de son temps, pour lequel il marque une attitude ostensiblement dédaigneuse. En 1750 (p. 113-135) et 1753 (p. 177-207), toujours autour de ces affaires berlinoises, Voltaire rend compte défavorablement par deux fois d’œuvres de Maupertuis alors que se dessine la querelle avec ce dernier sur fond de rivalité tant personnelle qu’intellectuelle. Ces deux comptes rendus, oubliés au profit de celui, plus fameux, de 1752, sont édités par Maria-Susana Seguin et complètent donc le dossier de la brouille scientifique entre les deux hommes, avec en tiers aussi bien Frédéric ii que La Mettrie.
On s’arrêtera enfin sur la pièce à la fois la plus prometteuse mais aussi la plus déconcertante parmi ces textes supposés : on fait référence à l’édition de La Moïsade par Antony McKenna (p. 41-88), ce texte rare, imprimé en 1775 et connu par trois manuscrits seulement. Il s’agit d’une version actualisée de l’édition que ce dernier avait déjà proposée pour la Revue Voltaire en 2008, dans le diptyque que le numéro formait avec celui de La Lettre clandestine la même année (no 16) autour de la pratique voltairienne de la littérature manuscrite clandestine. L’éditeur accuse son pli interprétatif de 2008 et présente le texte comme une production voltairienne, dans le sillage de l’Épître à Uranie puis de la préparation de l’« anti-Pascal ». Il dégage des convergences d’idées jusqu’à mobiliser L’Examen important de milord Bolingbroke, rapporté curieusement à une conception supposée en 1736, quand une note (p. 59) rappelle la datation plus tardive, dans les années 1750, proposée par Roland Mortier. On avoue une certaine perplexité devant la démonstration d’attribution, quand la lecture du texte même, assez pesant, ne confirme en rien une impression voltairienne, d’un point de vue stylistique en particulier. Peut-être faut-il donner au terme de « texte voltairien » une acception plus lâche pour ce cas de figure-limite au sein du corpus : il paraît difficile en tout cas d’aller au-delà du constat de simples similitudes de positions tendancielles, 305mais nullement discriminantes, et très largement répandues, alors que l’enjeu nous semble plutôt porter sur l’expression et l’énonciation. Bref, on peine à partager entièrement la conviction de l’éditeur, et l’on aurait aimé voir formulé un jeu d’hypothèses d’implication peut-être plus nuancées, qui aurait trouvé naturellement sa place dans cet ensemble invitant à pluraliser et hiérarchiser l’action de Voltaire et son statut d’« auteur ». C’est sans doute le bénéfice le plus important de ce volume aussi disparate que passionnant.
Alain Sandrier
Université de Caen Normandie
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Eleonora Alfano, Dieu est rien : La métaphysique matérialiste de Dom Deschamps, Paris, L’Harmattan, collection « Rationalismes », 2020, 264 p.
Le livre d’Eleonora Alfano est la traduction française d’un mémoire que l’auteure a rédigé sous la direction de Paolo Quintili. Cet ouvrage réalise finalement un souhait qui avait depuis longtemps été formulé par les commentateurs. En effet, son propos n’est pas simplement de revenir sur le point central et probablement le plus difficile de la théorie de Deschamps, c’est-à-dire sur le rapport entre Le Tout et Tout (ou Rien), voire entre l’existence métaphysique et l’existence en soi, l’existence positive et la négative. Plus précisément, son propos est de revenir sur ce nœud théorique central – et cela non plus, conformément à la tentation rétrospective qui jusqu’ici aurait, selon l’auteure, dominé les études deschampsiennes, à partir de ses affinités avec la dialectique hégelienne, mais plutôt du point de vue de ses sources et de son encadrement dans une tradition précise, celle de la théologie négative. En cohérence avec 306ce projet, les quatre chapitres qui composent le livre, et qui sont dédiés chacun à un différent « ouvrage » de Deschamps, prouvent de façon tout à fait convaincante la proximité entre les thèses développées par le « gros bénédictin » du xviiie et certains modules théoriques introduits par le Parménide de Platon, repris par Plotin, Proclus, le Pseudo-Denys l’Aréopagite, revitalisés par Jean Scot Érigène ou Meister Eckhart, consignés à la modernité par Nicolas de Cues ou Charles de Bovelles.
L’approche adoptée par l’autrice dans cette première étape de la recherche qui sera menée à terme dans sa thèse de doctorat suscite une pluralité de questions concernant à la fois la méthode et les contenus. La première est suscitée par l’objet de l’entreprise. En fait, cette entreprise est décrite tantôt comme « historique et généalogique », visant à retracer les sources jusqu’ici ignorée de la pensée deschampsienne et à « réinsérer le philosophe dans le cadre de l’histoire de la philosophie » (p. 25 et 217), tantôt comme « purement théorétique et comparative » (p. 45 et 217). On peut se demander comment ces objets apparemment incompatibles peuvent orienter une même recherche, mais il est clair que la première formulation est la seule à rendre compte des intentions réelles d’un travail qui parle volontiers de Deschamps comme d’un « adepte » du néoplatonisme et de ce dernier comme « l’origine » ou « la source » (au singulier) de son système (p. 75 et 29), tandis que la seconde formulation est plutôt d’ordre prudentiel, visant à anticiper la possible objection d’un lecteur animé par une rigueur rigide et malveillante : comment parler de certains textes comme les sources d’un autre en absence d’un travail d’archive capable de prouver la connaissance directe ou indirecte des premiers de la part de l’auteur du second ? Contrairement à l’opinion de l’auteure, je trouve que le problème majeur de son travail n’est pas d’ordre « historique et généalogique », mais bien d’ordre « comparatif et théorétique », car la série de textes qu’elle présente me semble plus que suffisante pour inscrire de Deschamps dans l’histoire de la théologie négative, ou pour mieux dire “de ses effets” ; mais un manque partiel d’analyse interne des concepts me semble exposer sa reconstruction au risque de confusion de Deschamps avec ses sources.
C’est ici que la première question, soulevée par la méthode de la recherche, rebondit sur le plan des contenus : une fois admis que la tache primaire et peut-être exclusive du bon historien des idées consiste dans le retracement des sources, on risque non seulement de concevoir 307le travail de recherche sur le modèle implicite dans l’idée même de « source », celui d’un fleuve qui, de l’origine jusqu’à l’embouchure, reste toujours le même, mais aussi d’offrir une lecture inconsciemment et involontairement réductionniste de son objet. Un premier signal d’alarme, par rapport à ce risque, me semble contenu dans le traitement qu’Alfano fait de la notion de Dieu. Tout en sachant que le bénédictin se réfère à sa philosophie comme à un « athéisme éclairé », Alfano parle souvent de Deschamps comme d’un « moine hétérodoxe » (p. 76, 105, 147, 195), mobilisant une catégorie, celle d’hétérodoxie, qui réinscrit sa pensée dans la tradition chrétienne. De même, elle semble tomber dans le piège des critiques que Deschamps semble adresser à « nos athées », comme s’il voulait s’en distinguer, là où cette critique ne s’adresse jamais à la négation de Dieu, mais au contraire au défaut de radicalité d’une négation qui prétend abroger la religion sans abroger les causes qui la rendent nécessaire, c’est-à-dire non seulement l’ignorance, mais aussi la propriété, l’inégalité, et, en un mot, « l’état de lois ». En fait, Alfano affirme que l’identification deschampsienne « entre Dieu et Rien n’a rien d’un simple principe athée », car le moine « ne nie pas tout simplement l’existence de Dieu », mais il « en établit, en revanche, une double […] existence métaphysique : d’une part transcendante, en tant que principe “stérile” de la substance négative, […] ; et d’autre part immanente, en tant que principe “créateur et créature” […] de la substance positive » (p. 105 et 145). Ces expressions sont ambiguës, dans la mesure où elles ne nient pas l’athéisme de Deschamps de façon directe, mais sont compatibles avec une négation pareille. Comme en témoigne aussi l’affirmation d’après laquelle ce serait « en pratiquant l’exégèse biblique (mais vraisemblablement aussi l’exégèse de l’exégèse) que Dom Deschamps [serait] parvenu à distinguer deux aspects différents de la nature ou de Dieu » (p. 148), ou l’excès de confiance accordée aux mots de Deschamps d’après lesquels il aurait puisé les principes de son système « dans le métaphysique même de la religion » (p. 219) : la juste valorisation du rapport avec les sources théologiques proposée par l’autrice s’opère au prix de la transformation de cet athéisme en une forme de théologie. Or, il est vrai qu’un processus d’épuration nous permet selon Deschamps de tirer même de la théologie chrétienne des leçons philosophiques fondamentales, mais cela seulement à condition de rappeler que, d’après son épistémologie, la vérité est éternelle, et si elle 308parle à l’intérieur des textes bibliques, ce n’est pas plus qu’à travers les livres d’un philosophe quelconque ou la bouche d’un paysan. À condition de rappeler, en d’autres mots, que ce qui reste des discours bibliques ou théologiques sur le Dieu créateur et non-créateur une fois le procès d’épuration achevé n’est nullement ce que la religion nomme « Dieu », mais, comme pour le Dieu spinoziste, quelque chose de fort différent.
Un autre signal du conditionnement imposé par la recherche de « sources » à la compréhension des contenus théoriques est repérable dans le recours fréquent à la catégorie de transcendance, que l’auteure met au centre de son discours dès l’Introduction, où elle formule en ces termes la question à laquelle son ouvrage est destiné à donner une réponse : « est-il possible de concevoir une forme transcendante de dialectique au sein même d’un système métaphysique immanent et matérialiste ? » (p. 34). Or, il est clair que la centralité acquise par la notion de transcendance semble imposée, dans le discours d’Alfano, par la proximité des notions deschampsiennes du Tout et de l’Entendement à travers lequel on conquiert sa connaissance à leurs « sources » : l’Un plotinien, le Dieu ὑπερούσιος du Corpus Dionysiacum, l’« intuition intellective » dans sa distinction par rapport à la connaissance rationnelle discursive. Cependant, cette continuité sans césures semble établie à travers un refoulement. En fait, l’autrice connait bien l’oscillation de Deschamps signalée par André Robinet entre deux structures conceptuelles. D’une part, on a une structure binaire qui oppose, à un côté physique, un côté métaphysique incluant à la fois Tout et Le Tout. Il s’agit d’une structure à l’intérieur de laquelle Le Tout et Tout se distinguent comme deux substances contradictoires, et dans laquelle Tout ne peut donc s’affirmer sinon à travers la négation du Tout et de ses parties. De l’autre part, on a une structure ternaire qui distingue l’existence physique, l’existence métaphysique et l’existence en soi, et dans laquelle ces trois existences « rentrent les unes dans les autres » : une structure où Tout est conçu non plus comme la simple négation, mais aussi comme l’affirmation et du Tout et de ses parties : comme la négation non plus des êtres, mais de leur séparation ou isolement, et comme l’affirmation de leur unité relationnelle. Si la première structure semble encore concéder sur le plan ontologique et gnoséologique une place à la transcendance, dans la mesure où elle ne permet de saisir le Tout qu’au-delà des êtres physiques et duTout, la seconde structure, qui englobe la première et en rend raison, 309n’en laisse aucun, parce que Tout n’est plus le nom d’un au-delà, mais de la nature intrinsèquement relationnelle du réel.
En conclusion, la recherche dont Eleonora Alfano présente la première étape va sans doute marquer les études deschampsiennes et dix-huitièmistes, élargissant nos connaissances aussi bien du milieu du bénédictin et de ses possibles lectures que de la pluralité de contextes dans lesquels son radicalisme prend son sens. Déjà dans ce premier ouvrage, elle montre avec clarté que la philosophie de Deschamps demande d’être comprise à la croisée d’une pluralité de temps différents, et donc non seulement par rapport aux débats contemporains, mais aussi dans la perspective de la longue durée, et que le fait d’être probablement la théorie métaphysiquement et politiquement la plus radicale des Lumières ne l’empêche pas de vivre en un rapport fécond avec le passé. En même temps, on ne peut ne pas souhaiter que dans la poursuite de son travail, sa maîtrise d’un large éventail d’auteurs et sa sensibilité raffinée envers les sources soient accompagnées par l’approfondissement des articulations internes de la pensée de Deschamps. De cette façon, la mise à jour de ses dettes pourra conduire à une plus adéquate compréhension de sa signification théorique et historique.
Francesco Toto
Università degli studi « Roma Tre »
1 Theophrastus Redivivus. Ed. prima e critica a cura di G. Canziani, G. Paganini, Firenze, 1981, 2 vol., 996 p. Introduzione, p. 15-52. Nota storico-critica, p. 53-123. Désormais nous désignerons cette édition par C&P.
2 Mori p. 56. Puisqu’il s’agit de l’ouvrage dont nous faisons un compte-rendu et dont le titre figure dans notre titre, nous nous contenterons désormais d’écrire le nom de l’auteur « Mori ».
3 Les thèses de médecine de Guy Patin sont Estne totus homo a natura morbus ? (1643) et Estne longae ac jucundae vitae tuta certaque parens sobrietas ? (1647). Cf. Mori p. 63-64.
4 Pour l’histoire de ces manuscrits, voir Mori p. 71-72.
5 Voir Mori p. 74-79.
6 « Grégoire VII » au lieu de Grégoire I, mentionné par Cardan (Mori p. 79).
7 Mori analyse cette correspondance p. 81-88.
8 Claude Belurget ou Belurgey, ancien maître de rhétorique de Naudé au collège de Navarre.
9 Voir Mori p. 89, n. 27.
10 À ce propos, nous ne pensons pas que le Theophrastus soit toujours hostile aux femmes : certains passages qui ne sont pas des citations puisqu’ils sont écrits à la première personne, manifestent au contraire une défense des femmes qui ont, autant que les hommes, droit au plaisir (TR p. 893). Cf aussi sur ce sujet G. Paganini, « Sexual desire, gender equality and radical free-thinking : Theophastus redivivus (1659) as a proto-feminist text », Intellectual History Review, 31 (2021), p. 27-49. Mais ce point ne met pas en question l’attribution.
11 Mori p. 155.
12 Nous signalons, à ce propos, une « petite » objection (selon ses termes) que m’a communiquée Alain Mothu : « il semblerait que La Mort d’Agrippine ait antérieurement circulé manuscrite : voir https://philoclandes.hypotheses.org/351 ».
13 G. Mori a l’amabilité de renvoyer à nos analyses, qui vont dans le même sens (cf. Nicole Gengoux, Un Athéisme philosophique à l’Âge classique : le Theophrastus redivivus, 1659, Paris, Champion, 2014, p. 52 et 460-462). Nous nous permettons d’ajouter que, depuis ce livre, nous avons développé et insisté sur cette idée, qui nous paraît très importante, dans plusieurs articles, en particulier dans : « Rôle de l’athéisme dans la pensée libertine : quelles Lumières ? », ThéoRème, 9 / 2016 (en ligne) : « la thèse de l’imposture des religions y est largement présente. Mais cela ne suffit pas à faire de l’Anonyme un “partisan” de la thèse de l’imposture au même titre qu’un Naudé, par exemple, car si cette invention fait l’objet d’un constat, il n’est dit nulle part qu’elle fut une bonne idée. Bien au contraire, dans le traité VI : De la vie conforme à la nature, après avoir décrit l’état de nature où les hommes étaient libres et heureux, il écrit, au chapitre iii, que les lois qui ont été inventées pour maintenir le peuple dans la soumission et l’obéissance ont complètement échoué : non seulement la liberté naturelle de l’homme a été foulée aux pieds, mais il règne une terrible discorde que la religion était censée empêcher » (p. 9 sur 22.). Ou encore notre étude, « Le mal est-il un problème, de l’athéisme du Theophrastus à Bayle », Libertinage et philosophie à l’époque classique(xvie-xviiie siècle), no 15 : Pierre Bayle et les libertins, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 81-103, en particulier p. 99 : « La ruse des législateurs n’a donc pas été utile ; les législateurs se sont trompés ». Cf. aussi, plus récemment : « Imposture et dissimulation libertine, ou illusion et niveaux d’expression de la vérité dans le Theophrastus », La Lettre Clandestine, no 29 : L’imposture et la littérature philosophique et clandestine, Paris, Classiques Garnier, 2021 : « La thèse de l’imposture des religions […] fait l’objet d’un constat – c’est, de fait, la politique de tous les législateurs – mais l’auteur ne cesse de dire qu’elle est inefficace, voire catastrophique. Par les lois, les hommes ont perdu leur liberté et l’égalité qu’ils connaissaient à l’état de nature, et même la paix qui était le but des lois » (§ « L’imposture, un constat négatif » : p. 68).
14 Une étude précise du style de Patin dans les passages du TR où il parle à la première personne pourrait apporter des « indices » supplémentaires en faveur de la présence de deux scripteurs. Dans notre traduction en cours de l’ensemble du traité, nous avons, en effet, remarqué des différences de style dans les passages où l’auteur utilise la première personne, le latin étant plus ou moins mauvais ! Un examen approfondi de cette question reste à faire.
15 Voir Mori p. 223 et p. 140-148.
16 Soit Loïc Capron, qui est l’éditeur de l’édition numérique de Correspondance et autres écrits de Guy Patin 2015-2021, (www.biusante.parisdescartes.fr/patin/ consulté le 28 février 2023) Et Jonathan Nathan, qui a soutenu une these intitulée The Library of the Theophrastus redivivus in its Seventeenth-Century Context, University of Cambridge, Pembroke College, 3 June 2016.
17 Les « analyses précieuses » d’O. Bloch à propos des déclarations chrétiennes de Gassendi « devraient être poursuivies au-delà de leurs conclusions prudentes (Voir O. Bloch, La Philosophie de Gassendi, La Haye, Nijhoff, 1971, p. 288-302) » (Mori p. 265).
18 Eugène était très jaloux de cet « original » et le gardait « dans un placard », ce qui peut expliquer qu’on l’ait classé à sa mort parmi les codices recentes parce qu’il était dépourvu de toute indication quant à son origine et que l’on ait supposé un autre manuscrit « perdu ».
19 Le style d’écriture ainsi que la nature du papier permettent de situer W vers 1660-1670 (Mori p. 336).
20 Il s’agit du passage du Proemium (TR p. 12-15), à partir de « in quo mehercule » jusqu’à « certa reddere potest », qui devrait être situé au chapitre 6 du traité I (TR p. 138, Manuscrit W p. 93).
21 Pour toutes ces indications, comme toujours, la pagination de l’édition C&P du TR est indiquée.
22 VoirC&P, p. 741, manuscrit W p. 556 ; G. Mori p. 355-356.
23 Voir l’article de A. McKenna et G. Mori, « Du libertinisme érudit aux Lumières : les Réflexions morales et métaphysiques », dans Giornale Critico di Storia delle Idée, 2022-1, dedicato al tema : Libertinismo : filosofia e scrittura, éd. N. Gengoux et Valentina Sperotto (à paraître).
24 Réflexions morales et métaphysiques, éd. A. McKenna et G. Mori, Paris, H. Champion, 2023.
25 Elles ont été théorisées par Jean-Pierre Cavaillé, cité d’ailleurs par Mori, dans Dis/simulations, Jules-César Vanini, François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au xviie siècle, Paris, H. Champion, 2002.
26 L’expression de « tendances matérialistes », utilisée récemment par Lorenzo Bianchi, par son caractère nuancé est peut-être la plus pertinente. Voir Lorenzo Bianchi, « Naturalisme, irréligion, politique : Naudé libertin philosophe » dans Giornale Critico di Storia delle Idée, 2022-1, dedicato al tema : Libertinismo : filosofia e scrittura, op. cit.
27 Lorenzo Bianchi, dans la publication mentionnée ci-dessus a pointé cet intérêt et appelé à des investigations dans le domaine médical.
28 Voir Gianni Paganini, « L’anthropologie naturaliste d’un esprit fort. Thèmes et problèmes pomponaciens dans le Theophrastus redivivus », xviie siècle, CXLIX (1985), p. 349-378, p. 360. Voir aussi C&P, p. 631, n. 4 et N. Gengoux, « Les libertins, une écriture au service de la philosophie athée ? La Mothe le Vayer, Cyrano de Bergerac, le Theophrastus redivivus », dans Giornale Critico di Storia delle Idée, 2022-1, op. cit.
29 Mori p. 92.
30 Mori p. 99 : « il y a une imposture acceptable […] pour détromper les ignorants sans s’exposer à la réaction du pouvoir constitué ».
31 Un extrait de Naudé sur Gassendi, montre qu’il souhaite un manuscrit clandestin qui ne soit plus « le refuge du sage dans l’espace privé de son cabinet et de sa bibliothèque, mais […] le projet d’un véritable réseau culturel alternatif » (Mori, p. 272).
32 G. Mori, d’ailleurs, reconnaît que « le Theophrastus raisonne mieux que beaucoup de ses contemporains » (Mori, p. 117).
- Thème CLIL : 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
- ISBN : 978-2-406-15052-7
- EAN : 9782406150527
- ISSN : 2271-720X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15052-7.p.0265
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/06/2023
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français