Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: La Lettre clandestine
2017, n° 25. La littérature philosophique clandestine lue par le XIXe siècle - Authors: Sandrier (Alain), Rosellini (Michèle)
- Pages: 333 to 341
- Journal: The Clandestine Letter
Mladen Kozul, Les Lumières imaginaires. Holbach et la traduction, Oxford, Voltaire Foundation, Oxford UniversityStudies in the Enlightenment, 2016-05, xii-281 p.
Ce volume apporte des éléments précieux et nouveaux sur l’œuvre du baron d’Holbach et marque donc une avancée sensible dans la recherche sur cet auteur. Il vient opportunément répondre à quelques-unes des énigmes que ne manque pas de poser l’étude de son œuvre et que tentait de résumer la conclusion du dossier thématique de la LC22 en 2014.
L’ouvrage réussit à marier deux perspectives assez rarement conciliables : d’un côté, le goût pour la théorisation littéraire ; et de l’autre, l’étude minutieuse relevant d’une érudition pointue et exigeante (ici l’attention portée à des textes assez généralement négligés : des pamphlets que la postérité a moins regardés que les grandes œuvres dites « originales » du baron d’Holbach). Pour le dire autrement, l’auteur prend prétexte de l’exploration fine de textes au statut douteux (pour l’essentiel prétendument « traduits de l’anglais »), et, par l’analyse rigoureuse des procédés de transformation qu’ils ont subis (en les rapportant à un original vrai ou supposé), il en vient à s’interroger sur la constitution de la fonction « auteur » dans le champ de la littérature de combat des Lumières et sur l’usage très singulier qu’en fait d’Holbach. Bref, les traductions de l’anglais ne sont pas toujours ce que l’on croit, et les auteurs anglais auxquels on les rapporte plus ou moins fidèlement assurent une fonction de légitimation du combat antireligieux dont il est nécessaire de comprendre les procédés et d’interroger les implications. Cela aboutit à l’image d’un baron d’Holbach acteur d’une politique concertée de détournement de la puissance auctoriale. Il s’agit donc également d’une enquête sur les usages de la figure du « philosophe » – principalement anglais ici – surpris dans tous les subterfuges de son combat.
L’organisation ternaire de l’ouvrage est assez marquée. La répartition entre les trois parties est inégale, à l’avantage sensible de la partie centrale qui pèse plus à elle seule, en termes de masse textuelle, que les deux parties périphériques réunies. Mais la démonstration justifie ce déséquilibre apparent. La partie centrale se concentre en effet sur 334l’étude détaillée des pièces à conviction, soit le parcours exhaustif de textes peu connus. La première, quant à elle, a posé les bases théoriques touchant notamment la conception et la pratique de la traduction (chap. 1 et 2), avec comme galop d’essai les traductions scientifiques de l’allemand (chap. 3). La dernière (chap. 8 et 9) tente de mettre en valeur les conséquences de cet usage de la traduction et de cette instrumentalisation des auteurs.
Les mérites les plus évidents de l’approche choisie se trouvent donc, au centre du livre, dans l’étude précise de quelques cas de ce travail particulier de traduction/édition/réécriture dont le baron est coutumier avec les œuvres anglaises de polémique hétérodoxe. Cette étude fournit plusieurs résultats importants qui constituent de véritables découvertes et de vrais éclaircissements sur le statut de certaines œuvres. En particulier, dès le chap. 3, l’hypothèse de la participation du baron à l’édition clandestine de l’Histoire des anciennes révolutions du globe terrestre se révèle très séduisante et intelligemment étayée. Ce texte serait alors le maillon oublié qui mène des traductions scientifiques autorisées de l’allemand aux (manières de) traductions clandestines de l’anglais. La démonstration (chap. 4) du caractère très fragile de la référence comme auteur à « M. Davisson » (soit potentiellement, faute de meilleur candidat, John Davisson, un pasteur baptiste mort en 1721) pour le Tableau fidèle des papes, traduction supposée de A True Picture of Popery, élucide une question qui a égaré longtemps les bibliographes et chercheurs, y compris l’auteur de ces lignes. Surtout, le jeu avec l’autre ouvrage (dont « Davisson » est présenté cette fois-ci comme le traducteur), De l’insolence pontificale adapté de Giannone, permet de mettre en valeur l’ensemble de l’économie de composition du recueil De l’Imposture sacerdotale, trop négligé, et qui prend là un relief singulier, avec le rappel bienvenu de son succès d’époque. De la même façon, l’évaluation du recours à la figure d’Anthony Collins (chap. 5) aboutit à la remise en cause du statut de traduction traditionnellement alloué, moyennant des réserves d’usage peu étayées, à L’Esprit du judaïsme. L’analyse, détaillée et passionnante, démontre que cet ouvrage doit en toute logique rejoindre la catégorie des « œuvres originales » du baron. Parmi les développements les plus éclairants, neufs et pertinents, on peut aussi relever, au chap. 5 toujours, les passages consacrés à l’image de Toland en suivant le Dictionnaire de Chauffepié (source insuffisamment connue et exploitée dans les études 335sur les Lumières en général, et ici remarquablement mise à contribution), ainsi que les analyses précises de l’utilisation, méconnue, du véritable Trenchard dans La Contagion sacrée.
La qualité scientifique de l’ouvrage est indéniable. Les axes d’analyses s’appuient sur des références pleinement digérées et mises en valeur : du côté des interrogations sur « l’auteur », et la déconstruction de cette notion, l’étude suit et discute Jean-François Jeandillou (pour la réflexion sur l’effet du recours à l’anonymat et aux pseudonymes), Jean-Louis Diaz (sur la notion d’« écrivain imaginaire ») ou encore Michel Foucault (sur la fonction « auteur »). Du côté de la théorie des Lumières sur le langage, elle se rapporte logiquement à Sylvain Auroux ou Julie Candler Hayes. Il y a une jubilation sensible à explorer toutes les facettes de « l’auctorialité » au risque, pas toujours évité, de répétitions dans les chapitres conclusifs (chap. 8 et 9), lesquels se ressentent du ressassement inlassable de la question tout au long de l’ouvrage. Cependant, dans cette reconstitution de l’éthos de l’auteur dans la troisième partie, MladenKozul nous semble avoir tendance à minorer ce qui relève des conditions sociales de l’exercice de la (libre) pensée, avec le poids de la censure et le jeu de dissimulation qu’elle entraîne. Ce contexte ne paraît pas suffisamment pris en compte comme si d’Holbach œuvrait dans l’euphorie pure des identités d’auteur évanescentes. Les lecteurs de la LC, malgré les références nombreuses aux articles de la revue, seront peut-être désorientés par une démarche plus encline aux réflexions théoriques sur la posture d’auteur qu’au recours aux outils plus proprement historiques. On avouera, à ce titre, une déception à la lecture du chap. 7 (« Traduction et altérité ») dont le propos, au demeurant intéressant, pâtit sans doute d’un pli théoricien exacerbé. Le recours qui y est fait à Julia Kristéva ne semble pas apporter la lumière adéquate à l’exploration de l’« étrangeté » dont fait preuve le baron. D’une manière générale, il nous a paru que l’auteur veut trop accuser l’originalité supposée des activités de traducteur-éditeur du baron sans mettre suffisamment ces dernières en rapport avec les usages de ce qu’il est convenu d’appeler, faute de mieux, la « philosophie manuscrite clandestine » – usages que le baron connaît et même poursuit mieux que personne.
Malgré ces quelques réserves, qui ne touchent pas au cœur de la thèse, il convient de saluer la parution de cet essai passionnant, fruit 336d’une vingtaine d’années de recherches, dont la lecture est stimulante autant que la probité intellectuelle est appréciable. Il apporte un éclairage neuf sur des points longtemps controversés et débattus. Il est servi par une écriture enlevée qui parvient à faire partager l’euphorie de cette découverte d’une facette neuve d’un personnage emblématique du combat des Lumières
Alain Sandrier
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Frédéric Tinguely, La lecture complice. Culture libertine et geste critique, Genève, Droz, coll. « Les seuils de la modernité », 2016 ; 253 p., Bibliographie (p. 229-240), Index nominum et locorum (p. 241-250).
Depuis trois décennies l’étude du courant libertin en France au xviie siècle a tiré parti d’un petit livre écrit par Leo Strauss au milieu du siècle en marge de ses travaux de philosophie politique et tardivement traduit en français1, où il théorisait « l’art d’écrire » des philosophes en période de persécution. Le modèle du cryptage des contenus risqués sous un discours anodin recevable par le plus grand nombre mais contredit par d’infimes indices à l’usage des esprits éclairés s’est révélé pertinent pour caractériser les modes d’écriture pratiqués par les auteurs libertins dans tous les genres (y compris fictionnels) pour concilier leur désir de subversion avec les normes de l’édition et les contraintes de la censure : en témoigne la fortune du concept de « stratégie de dissimulation » promu par les travaux de Jean-Pierre Cavaillé2, et de son élargisse337ment en « stratégies d’écriture libertine » opérée par Isabelle Moreau3. Frédéric Tinguely rouvre aujourd’hui ce dossier que l’on pouvait croire classé, en renversant la perspective : s’il tient pour acquises les pratiques de communication réservée propres à la « culture libertine », ce n’est plus du point de vue des auteurs qu’il les interroge, mais du côté des lecteurs. Ce renversement paraît aller de soi tant le dispositif discursif pratiqué par les auteurs libertins sollicite la sagacité du lecteur avisé, et l’implique dans un partage de savoirs et de jugements critiques propre à l’introduire dans le petit cercle des « déniaisés ». Mais Frédéric Tinguely ne s’en tient pas à ce schéma aujourd’hui largement admis : il pousse plus loin le questionnement, en interrogeant le rapport que peut entretenir un lecteur d’aujourd’hui avec ces textes du passé. Il évite l’abstraction en prenant appui sur son expérience de lecteur critique, universitaire spécialiste du xviie siècle, particulièrement intéressé par les auteurs et les œuvres hétérodoxes, et, au-delà, par les indices culturels et discursifs de la dissidence. Assumant son implication, il se demande quelle attitude critique peut induire l’affinité du chercheur avec ses objets, et, dans son cas, le partage intellectuel et affectif de l’aspiration à la liberté et de l’audace du non-conformisme qui forment le noyau actif des textes libertins. Tenter de répondre à la question en toute rigueur l’amène à poser les bases théoriques de ce qu’on pourrait appeler une herméneutique impliquée, ce qui n’est pas le moindre intérêt de ce petit ouvrage, par-delà même son domaine d’application : la lecture critique des textes libertins. Le principe théorique est que le chercheur qui choisit de s’impliquer subjectivement dans sa lecture doit inventer des modes d’objectivation qui lui garantissent une nécessaire distance critique. La méthode vise la construction par étapes d’un rapport de proximité à son objet. Il ne s’agit pas de dénier au texte du passé son historicité, mais c’est justement le « processus d’historicisation », nourri de l’érudition nécessaire, qui permet d’établir avec celui-ci un rapport de « proximité relative » (p. 60) ; le recours méthodique à la micro-lecture favorise une deuxième forme de « proximité dans la distance » – formule pertinente puisqu’elle implique, non pas la négation de la distance historique, mais la compensation de ses inconvénients (éloignement culturel et affectif, désincarnation) par un « surcroît d’attention », le ralentissement volontaire 338de la lecture créant une autre temporalité et permettant d’accéder aux dispositifs propres au texte et à son fonctionnement ; ainsi le lecteur est en mesure de percevoir des stratégies de dissimulation dont la mise à jour l’engage dans une troisième forme de proximité, celle-là même qui fonde le concept de « lecture complice ».
Ce cheminement méthodologique éclaire le qualificatif qui brille dans le titre d’un éclat séduisant et énigmatique. Si on le réfère à sa lointaine généalogie, du côté de Leo Strauss et du régime de persécution, « complice » s’entend dans son sens juridique, car il s’agit bien pour le lecteur de se rendre solidaire, par sa compréhension aiguisée du message subversif – selon la formule consacrée de la lecture « entre les lignes » – d’une infraction à la norme, voire à la loi. Mais « complice » peut éveiller des échos plus doux, du côté de l’intimité, de la connivence, du partage averti (et amusé) d’un secret avec l’auteur. En outre, l’étymologie y fait entendre le complex (le replié, le tortueux) d’un texte qui exige de son lecteur une attention soutenue dans une forme de solidarité herméneutique. Et de fait celui-ci, loin de toute conception transcendante du sens, est appelé à développer une relation horizontale au texte, de sympathie intellectuelle et de participation interprétative, tout en maîtrisant sa proximité par l’établissement et le respect de règles herméneutiques. Quelles sont ces règles ? Celles énoncées par Leo Strauss (principe de cohérence, primauté accordée à l’interprétation subversive), mais adaptées à la fiction libertine, principalement l’histoire comique (qui n’est cependant pas, on le verra, le seul champ d’application de la méthode). Leo Strauss créditait le texte philosophique crypté de la cohérence d’un système. Les récits fictionnels, si engagés soient-il dans les débats philosophiques de leur temps, n’offrent pas ce type de cohérence intellectuelle. Mais si l’on postule qu’ils ont pour finalité commune « la célébration provocatrice d’un formidable affranchissement intellectuel et moral » (p. 67), on est justifié de leur accorder le même crédit de cohérence logique qu’aux écrits philosophiques et, en cas d’équivoque résistante, d’attribuer à leur auteur le bénéfice de la thèse la plus subversive. Ainsi le « lecteur complice » s’approprie l’adage lectio difficilior potior – formulé par les philologues allemands à la fin du xviiie siècle comme principe de choix entre des variantes manuscrites d’un texte ancien – et en tire la satisfaction procurée par une enquête menée méthodiquement à son terme.
339Le modèle de l’enquête est ici opératoire : d’abord parce qu’il est sensible à la lecture de l’essai, qui procure un plaisir similaire à celui d’un roman policier ; ensuite parce qu’il définit un programme dans lequel l’auteur assume précisément la fonction du détective : relevant à titre d’indice un détail du texte qui paraît négligeable dans une lecture rapide mais frappe le lecteur attentif par son incongruité, son « anomalie » dans le fil du récit ou de la démonstration, il le relie à d’autres irrégularités du texte et aux propositions latentes de l’intertexte qu’il rassemble en « faisceau » pour en dégager des effets de sens insoupçonnés. Là s’arrête le parallèle, car il ne s’agit pas de révéler in fine une vérité du texte, ce qui reviendrait à assumer la position d’autorité du commentateur détenteur du sens de l’œuvre – en contradiction avec l’esprit antidogmatique du libertinage –, mais d’ouvrir les possibles du texte par des hypothèses herméneutiques les mieux fondées parce que les plus attentives au détail, réceptacle probable de son secret.
Cette attention au détail accroît le plaisir du lecteur informé, car Fr. Tinguely choisit ses indices à l’écart des pistes interprétatives fréquentées par la critique. Ainsi, en remarquant l’enchâssement narratif de l’épisode de la possédée d’Agen au deuxième chapitre de Première journée, il démonte le processus par lequel Théophile de Viau délègue au lecteur le soin de conclure à l’inexistence des démons et à l’imposture de la possession – une thèse risquée qu’il se garde bien de formuler explicitement ; en rapprochant le singe qui figure dans le récit d’enfance du Francion de Charles Sorel de celui dont Tristan l’Hermite fait le héros d’un épisode de son Page disgracié, il révèle dans ces anecdotes la mise en crise de l’anthropologie chrétienne et les conséquences logiques qu’en peut tirer le lecteur à l’égard du dogme de l’immortalité de l’âme ; enfin, parmi les multiples indices du scepticisme de Cyrano dont regorge son Autre monde, il choisit l’apparente bévue que constitue la retombée au Canada de son voyageur emporté vers la Lune par la puissance attractive du Soleil pour en induire le cheminement épistémologique de l’auteur dans le contexte de la nouvelle science. Autant de démonstrations éclatantes du fait que le sens caché est d’emblée – à la manière de la « lettre volée » de Poe – sous les yeux du lecteur, que « le secret hante la superficie du texte » (p. 66).
Le protocole de la « lecture complice » ne s’applique vraiment qu’au corpus libertin des histoires comiques, qui occupe la seconde partie de 340l’ouvrage, celle qui lui donne son titre à l’ouvrage. La première et la troisième partie sont consacrées à des textes qui font partie de la « culture libertine », mais de manière périphérique, soit du côté de la polémique (La Doctrine curieuse du P. Garasse), soit du côté des « échappées » – au sens spatial et intellectuel du terme – que sont les récits et discours du voyage. Dans ces deux cas, l’analyse textuelle fait apparaître un système de pensée, mais seul le geste interprétatif peut en révéler la signification profonde : la folie meurtrière affranchie du rapport empirique au réel dans le cas de Garasse, le combat contre le dogmatisme religieux par la reconnaissance du relativisme culturel chez les écrivains voyageurs. Si la notion de « lecture complice » peut se maintenir dans le déchiffrement de ces objets textuels disparates, c’est à condition de dégager l’implication interprétative de sa dimension de proximité empathique : car l’éthique de responsabilité herméneutique s’y déploie avec plus d’évidence encore.
Appliqué au genre de l’histoire comique cette démarche soulève deux objections, que son promoteur est loin de se dissimuler. D’une part, quel statut peut-on accorder aux éléments de doctrines ou de débats philosophiques suggérés par la lecture attentive des récits fictionnels ? Assurément, répond Fr. Tinguely, les auteurs de fictions satiriques et comiques n’ont pas pour objectif de transmettre des idées philosophiques, mais la liberté discursive et le souci du réel propre au genre qu’ils ont adopté les prédisposent « tout naturellement à investir le terrain philosophique le plus actuel » (p. 114). D’autre part quel degré d’intentionnalité faut-il attribuer à l’auteur dans le tissage du réseau signifiant relevé par le lecteur complice ? Sur ce point, Fr. Tinguely ne se dérobe pas aux conséquences de sa méthode et assume la quête de « l’intention de l’auteur » contre le diktat unanime de la critique contemporaine, héritière en cela du renouveau structuraliste des années 70. Toutefois, il laisse entrevoir un dépassement du dilemme entre l’intention de l’auteur et l’autonomie du texte, quand il souligne la dimension ludique de l’écriture libertine, qui déporte l’attention du lecteur de l’objet dissimulé vers le jeu même de la dissimulation. Il en donne une magnifique illustration par son analyse de l’ouverture de l’Histoire comique de Francion, où, à la faveur de la nuit, s’entrelacent divers projets et diverses trajectoires, jusqu’à créer un nouage narratif inextricable, où peut se lire une allusion symbolique à l’impuissance – ou « nouement d’aiguillette » – du personnage central de l’épisode, le vieux concierge 341du château. Le réseau sémantique dense autour de ce motif du nœud qui s’impose alors au lecteur attentif est-il le produit d’une construction délibérée de la part de l’auteur, ou l’effet non entièrement maîtrisé du travail de l’imagination sur le matériau linguistique ? Reconnaître une part inconsciente dans l’élaboration du texte de fiction ne serait pas diminuer la légitimité et la valeur de la lecture complice, mais, tout au contraire, lui fournir l’occasion d’assumer pleinement sa fonction de collaboration interprétative au service de l’impensé de l’écriture.
Par un « geste critique » qu’il affirme « humaniste » contre le « dangereux formatage des pratiques savantes » (p. 9), Fr. Tinguely s’inscrit pleinement dans ce courant qu’à la suite de Georges Poulet, on nomme l’« École de Genève », soulignant ainsi la solidarité de démarches critiques qui – comme celle de Jean Rousset, de Jean Starobinski, de Michel Jeanneret – concilient scientificité de l’observation (attentive au contexte historique et à la spécificité formelle des œuvres) et créativité de l’interprétation. La singularité des objets que travaille Fr. Tinguely actualise ce lien fécond entre objectivité et subjectivité en invitant le chercheur à interroger la relation particulière qui s’instaure « entre la liberté critique et celle que tour à tour dénoncent, exercent ou célèbrent les textes du xviie siècle ». Cette relation critique nous intéresse d’autant plus ici qu’elle vise à mettre au jour ce qui dans ces textes s’énonce clandestinement.
Michèle Rosellini
UMR 5317 – IHRIM /
ENS de Lyon
1 L. Strauss, Persecution and the Art of Writing, Glencoe, Ill, Free press, 1952 ; La persécution et l’art d’écrire, trad. par Olivier Berrichon-Sedeyn, Paris, Presses pocket, 1989.
2 J.-P. Cavaillé, Dis-simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto : religion, morale et politique au xviie siècle, Paris, H. Champion, 2002.
3 I. Moreau, « Guérir du sot » : les stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique, Paris, H. Champion, 2007.
- CLIL theme: 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
- ISBN: 978-2-406-06984-3
- EAN: 9782406069843
- ISSN: 2271-720X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06984-3.p.0333
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-09-2017
- Periodicity: Annual
- Language: French