[Introduction à la quatrième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans du xviie siècle de 1700 à 1900
- Pages : 219 à 220
- Collection : Lire le xviie siècle, n° 81
- Série : Romans, contes et nouvelles, n° 12
Quand Lafayette accède-t-elle au statut d’auteur ? Le seul texte qu’elle signe, un portrait de Sévigné, est publié dans les Divers portraits recueillis par Mlle de Montpensier en 1659, puis La Princesse de Montpensier paraît en 1662 sans nom d’auteur, tout comme La Princesse de Clèves en 1678, tandis que Zayde est publiée en 1670-1671 sous le nom de Segrais. Bruits et conjectures courent : beaucoup attribuent ces œuvres à Lafayette, plusieurs mentionnent Segrais, Ménage, Huet ou encore La Rochefoucauld1. Au xviiie siècle, seul le nom de Segrais apparaît encore fréquemment aux côtés de celui de la romancière. Après la mort de cette dernière, plusieurs ouvrages paraissent encore sous son nom.
Cette publication différée, en plusieurs temps, et avec des régimes différents n’est pas rare à l’époque classique, a fortiori pour une femme2. De plus, l’existence de laboratoires dans lesquels une œuvre est élaborée et reprise semble courante pour cette période3. Le mode de publication ainsi que la question des collaborations posent néanmoins problème pour établir l’auctorialité de Lafayette. Si les contemporains ont prêté à la romancière des conseillers littéraires, quel rôle convient-il de leur conférer ? Dans le cas de Lafayette, cela engage une réflexion sur le statut de l’œuvre, sur la question d’une écriture féminine, mais aussi sur les modalités de l’édition critique de son œuvre.
Enfin, l’œuvre de Lafayette est unique dans la littérature française de l’âge classique car, à des stades différents, on connaît pour presque toutes les œuvres plusieurs versions du texte. Cette multiplication des 220états textuels, et la quasi-certitude que l’on a pour trois des œuvres (La Princesse de Montpensier, La Comtesse de Tende, L’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre) que le texte fut révisé par une autre personne en vue de son impression, ne permettent pas de dire avec quelle certitude on peut les attribuer à Lafayette. Il faut ajouter à cela, dans le cas de La Princesse de Clèves, des commentaires critiques qui proposent non seulement des remarques, censures, corrections, mais aussi des réécritures pour de nombreux passages (les textes de Valincour et de Charnes)4. Cette pratique perdure car un exemplaire de l’édition originale présente des annotations manuscrites qui datent des années 1750 et formulent des corrections et remaniements du texte5. Ces diverses réécritures du texte original, lui-même parfois difficile à identifier, soulèvent des interrogations sur la notion d’auteur dans la première modernité.
Tout au long du xviiie siècle, Lafayette fait généralement l’objet d’éloges appuyés qui permettent de penser que son œuvre est alors très lue : elle est érigée en modèle et les références aux différentes œuvres sont très fréquentes. La découverte de mémoires inédits, l’attribution de mémoires vraisemblablement apocryphes à Lafayette concourent à faire de l’autrice une des grandes figures littéraires du siècle précédent. La critique du xixe siècle modifie profondément et durablement les conditions de sa lecture. Si les entreprises d’œuvres complètes semblent mettre en avant l’ensemble du corpus, et si la découverte de pans entiers de la correspondance permet d’établir au cours de cette période une connaissance plus précise et plus assurée de la personne qui les écrivit, La Princesse de Clèves occulte à partir de là le reste de l’œuvre.
Le cas Lafayette pourrait ainsi reposer sur un postulat qui conduit à s’interroger en ces termes : pourquoi l’histoire littéraire a-t-elle fait de l’autrice d’une œuvre plurielle et polymorphe, lue et appréciée dans sa diversité, celle d’un unique chef-d’œuvre ?
1 À propos des différents contributeurs de Lafayette et de la chronologie de leurs relations avec la romancière, nous renvoyons à Lafayette, Œuvres complètes, éd. C. Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014.
2 Sur les questions d’anonymat et plus généralement de publication pour les autrices d’ancien régime, voir N. Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves 1654-1678, Paris, H. Champion, 1999. Sur la publication des écrits de Lafayette et les questions qu’ils soulèvent, voir N. Grande, Mme de Lafayette, ou les passions subjuguées, 2021, http://siefar.org/en-ligne/2-2021-n-grande-mme-de-lafayette-ou-les-passions-subjuguees, page consultée le 14/03/2023 et J. DeJean, « De Scudéry à Lafayette. La pratique et la politique de la collaboration littéraire en France au xviie siècle », xviie siècle, 1993, no 181, p. 673-685.
3 Sur la notion de laboratoire à l’âge classique, voir E. Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme 1580-1750, Paris, PUF, 1996, p. 102.
4 Sur ces réécritures et les principes linguistiques qui les ordonnent, voir D. Reguig, Le Corps des idées. Pensées et politiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, Mme de Lafayette, Racine, Paris, H. Champion, 2007.
5 Voir infra, p. 237-238.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15041-1
- EAN : 9782406150411
- ISSN : 2257-915X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15041-1.p.0219
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/08/2023
- Langue : Français