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Classiques Garnier

[Introduction à la quatrième partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans du xviie siècle de 1700 à 1900
  • Pages : 219 à 220
  • Collection : Lire le xviie siècle, n° 81
  • Série : Romans, contes et nouvelles, n° 12
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406150411
  • ISBN : 978-2-406-15041-1
  • ISSN : 2257-915X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15041-1.p.0219
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/08/2023
  • Langue : Français
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Quand Lafayette accède-t-elle au statut dauteur ? Le seul texte quelle signe, un portrait de Sévigné, est publié dans les Divers portraits recueillis par Mlle de Montpensier en 1659, puis La Princesse de Montpensier paraît en 1662 sans nom dauteur, tout comme La Princesse de Clèves en 1678, tandis que Zayde est publiée en 1670-1671 sous le nom de Segrais. Bruits et conjectures courent : beaucoup attribuent ces œuvres à Lafayette, plusieurs mentionnent Segrais, Ménage, Huet ou encore La Rochefoucauld1. Au xviiie siècle, seul le nom de Segrais apparaît encore fréquemment aux côtés de celui de la romancière. Après la mort de cette dernière, plusieurs ouvrages paraissent encore sous son nom.

Cette publication différée, en plusieurs temps, et avec des régimes différents nest pas rare à lépoque classique, a fortiori pour une femme2. De plus, lexistence de laboratoires dans lesquels une œuvre est élaborée et reprise semble courante pour cette période3. Le mode de publication ainsi que la question des collaborations posent néanmoins problème pour établir lauctorialité de Lafayette. Si les contemporains ont prêté à la romancière des conseillers littéraires, quel rôle convient-il de leur conférer ? Dans le cas de Lafayette, cela engage une réflexion sur le statut de lœuvre, sur la question dune écriture féminine, mais aussi sur les modalités de lédition critique de son œuvre.

Enfin, lœuvre de Lafayette est unique dans la littérature française de lâge classique car, à des stades différents, on connaît pour presque toutes les œuvres plusieurs versions du texte. Cette multiplication des 220états textuels, et la quasi-certitude que lon a pour trois des œuvres (La Princesse de Montpensier, La Comtesse de Tende, LHistoire de Madame Henriette dAngleterre) que le texte fut révisé par une autre personne en vue de son impression, ne permettent pas de dire avec quelle certitude on peut les attribuer à Lafayette. Il faut ajouter à cela, dans le cas de La Princesse de Clèves, des commentaires critiques qui proposent non seulement des remarques, censures, corrections, mais aussi des réécritures pour de nombreux passages (les textes de Valincour et de Charnes)4. Cette pratique perdure car un exemplaire de lédition originale présente des annotations manuscrites qui datent des années 1750 et formulent des corrections et remaniements du texte5. Ces diverses réécritures du texte original, lui-même parfois difficile à identifier, soulèvent des interrogations sur la notion dauteur dans la première modernité.

Tout au long du xviiie siècle, Lafayette fait généralement lobjet déloges appuyés qui permettent de penser que son œuvre est alors très lue : elle est érigée en modèle et les références aux différentes œuvres sont très fréquentes. La découverte de mémoires inédits, lattribution de mémoires vraisemblablement apocryphes à Lafayette concourent à faire de lautrice une des grandes figures littéraires du siècle précédent. La critique du xixe siècle modifie profondément et durablement les conditions de sa lecture. Si les entreprises dœuvres complètes semblent mettre en avant lensemble du corpus, et si la découverte de pans entiers de la correspondance permet détablir au cours de cette période une connaissance plus précise et plus assurée de la personne qui les écrivit, La Princesse de Clèves occulte à partir de là le reste de lœuvre.

Le cas Lafayette pourrait ainsi reposer sur un postulat qui conduit à sinterroger en ces termes : pourquoi lhistoire littéraire a-t-elle fait de lautrice dune œuvre plurielle et polymorphe, lue et appréciée dans sa diversité, celle dun unique chef-dœuvre ?

1 À propos des différents contributeurs de Lafayette et de la chronologie de leurs relations avec la romancière, nous renvoyons à Lafayette, Œuvres complètes, éd. C. Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014.

2 Sur les questions danonymat et plus généralement de publication pour les autrices dancien régime, voir N. Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves 1654-1678, Paris, H. Champion, 1999. Sur la publication des écrits de Lafayette et les questions quils soulèvent, voir N. Grande, Mme de Lafayette, ou les passions subjuguées, 2021, http://siefar.org/en-ligne/2-2021-n-grande-mme-de-lafayette-ou-les-passions-subjuguees, page consultée le 14/03/2023 et J. DeJean, « De Scudéry à Lafayette. La pratique et la politique de la collaboration littéraire en France au xviie siècle », xviie siècle, 1993, no 181, p. 673-685.

3 Sur la notion de laboratoire à lâge classique, voir E. Bury, Littérature et politesse. Linvention de lhonnête homme 1580-1750, Paris, PUF, 1996, p. 102.

4 Sur ces réécritures et les principes linguistiques qui les ordonnent, voir D. Reguig, Le Corps des idées. Pensées et politiques du langage dans laugustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, Mme de Lafayette, Racine, Paris, H. Champion, 2007.

5 Voir infra, p. 237-238.