Introduction à la troisième partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Création artistique et littéraire en procès. 1999-2019
- Pages : 187 à 190
- Collection : Littérature et censure, n° 7
Introduction
à la troisième partie
L’étape de l’identification est devenue un passage obligé de la méthode d’interprétation des juges en droit de la presse1. Que ce soit dans les affaires qui mettent en balance les droits de la personnalité et la liberté de création, ou bien dans celles fondées sur les limites de la loi de 1881, la reconnaissance d’une cible extérieure au discours, réelle, s’avère primordiale pour évaluer un préjudice et/ou caractériser l’infraction. Selon les espèces, cette étape du raisonnement est plus ou moins rapide. En effet, soit l’identification n’est pas contestée, parce qu’elle est posée d’emblée, soit elle est sujette à débats, auquel cas le tribunal doit trancher.
Or si l’identification est une notion à laquelle les juristes ont massivement recours, elle est aussi centrale en linguistique. Elle peut être définie comme l’étape ultime du processus global de construction de la référence2, « au cours de laquelle le destinataire est amené à se représenter mentalement de quoi ou de qui on veut lui parler3 ». Déterminer quelle identification est à l’œuvre dans un énoncé implique de prendre en compte des paramètres très variés : l’univers de référence du locuteur (son contexte d’énonciation), les « moyens qu’il utilise pour communiquer cette référence4 », la « référence sémantique », c’est-à-dire la signification qui est conventionnellement attachée aux expressions linguistiques qu’il 188emploie5 », les « effets produits sur l’auditoire6 » ou encore le contexte de réception d’un énoncé7. La linguistique aborde donc la référence comme un processus complexe qui comporte une dimension pragmatique et interactionnelle très forte et dont le succès dépend en grande partie du destinataire, selon qu’il partage ou non avec le locuteur un même univers de croyance et de référence.
La relation de la littérature au réel est également un objet d’investigation privilégié de la théorie littéraire. La question est presque aussi vaste et insoluble que celle consistant à définir la notion même de littérature. Les méthodes de construction de la référence littéraire varient en effet selon les horizons disciplinaires, les époques, les théories8. Comme le rappelle Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie, « toute une série de termes posent, sans jamais le résoudre pour de bon, le problème de la relation du texte et de la réalité, ou du texte et du monde (mimesis, vraisemblable, fiction, illusion, mensonge, réalisme)9 ». Si centrales et indispensables que soient ces notions, elles sont dotées de définitions floues et variables. Par conséquent, elles ne reposent guère sur des critères linguistiquement objectivables et laissent ainsi une grande place à l’interprétation et à l’interprète. Que ce soit du point de vue de la théorie littéraire ou linguistique, l’identification référentielle désigne donc un processus d’interprétation complexe, très largement dépendant des compétences du destinataire, de ses croyances et de ses présupposés.
En linguistique comme dans la théorie littéraire, la recherche de la référence s’est affranchie d’une visée positive au cours de sa théorisation : elle est avant tout descriptive, quitte parfois à ne pas proposer de solution unique. À ce titre, les deux disciplines s’opposent au droit pour plusieurs raisons. Premièrement, les juges doivent nécessairement raisonner selon 189des normes et trancher. Quand ils se livrent à un travail d’identification, ils poursuivent l’objectif de déterminer un référent unique, quand bien même plusieurs interprétations sont possibles. Deuxièmement, les juges doivent donner l’interprétation la plus vraisemblable10 en se « plaçant du point de vue d’un récepteur raisonnable11 ». Un tel type d’analyse vise donc le « sens commun », défini comme « la faculté de juger et de raisonner en tant qu’elle est tenue, par défaut, pour commune à tous les hommes12 ». Troisièmement, l’analyse juridictionnelle d’un matériau langagier relève d’une linguistique « profane », « populaire », « de sens commun13 ». Il s’agit d’un « savoir spontané14 » sur la langue qui n’est pas systématisé ; il est « constitué de connaissances empiriques15 » et de croyances qui guident l’interprétation. Il s’agira donc d’observer, au regard de ce critère de l’identification référentielle, comment se calcule 190la référence dans un contexte normatif et « profane », où l’interprète vise à établir un « sens commun ». Quelles notions et quels critères sont mobilisés ? Quel « sentiment de la langue16 » impliquent-ils ?
L’on distinguera trois cas de figure. Soit le débat porte sur l’identification d’un référent individuel, selon qu’il est désigné par son nom propre réel (chapitre 9) ou non (chapitre 10), et dans ce dernier cas, les juges doivent opérer ce qui s’apparente à une lecture à clef. Soit les juges doivent déterminer le référent collectif visé par un discours de haine (chapitre 11).
1 Anne-Marie Sauteraud, ex-magistrate de la 17e chambre, en fait par exemple l’un des deux principes phares d’examen des œuvres fictionnelles, voir « Bonne foi et littérature : les limites de la liberté de création », Legicom, no 50, 2013/2, p. 45-50.
2 « La relation qui unit une expression linguistique au “quelque chose” qu’elle exprime est communément appelée référence et le “quelque chose” son référent. » (Georges Kleiber, « Sens, référence et existence : que faire de l’extra-linguistique », Langages, no 127, 1997, p. 9).
3 Michel Charolles, La Référence et les expressions référentielles en français, Paris, Ophrys, 2002, p. 39.
4 Ibid., p. 40 (Michel Charolles reprend ici la description du linguiste Keith Donnellan, « Speaker Reference, Descriptions and anaphora », dans Peter Cole (éd.), Syntax and Semantics, vol. 9 : Pragmatics, New York, Academic Press, 1978, p. 47-68.)
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Sur ce point, voir Sandrine Zufferey et Jacques Moeschler, « La référence », dans Initiation à l’étude du sens. Sémantique et pragmatique, Paris, Éditions des sciences humaines, « Essais », 2012, p. 67-82.
8 Plusieurs textes théoriques majeurs mettent en avant l’idée qu’il n’existe pas de réalité en dehors du discours. La proclamation du divorce entre littérature et référence au réel est ainsi devenue l’un des principaux enjeux définitoires de la théorie littéraire des années 1960-1970. Citons par exemple les travaux de Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, no 8, 1966, p. 1-27, « L’effet de réel », Communications, no 11, 1968, p. 81-90 ou encore de Michel Riffaterre, « L’illusion référentielle » [1978], Littérature et Réalité, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1982, p. 91-118.
9 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Paris, Le Seuil, 1998, p. 112.
10 Sur la comparaison de l’interprétation juridique et de l’interprétation littéraire, voir les travaux de Thomas Hochmann, « L’interprétation juridictionnelle d’un texte fictionnel », dans Christine Baron (dir.), Transgression, littérature et droit, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne, 106 », 2013, p. 23-34 ; Id., « Y a-t-il une loi dans ce tribunal ? “Radicalisation autodestructrice” à propos de l’interprétation », dans Anna Arzoumanov, Arnaud Latil et Judith Sarfati Lanter, Le Démon de la catégorie, op. cit., p. 23-45 et Id., « L’interprétation en droit et en littérature. Deux leçons de la théorie littéraire pour la théorie du droit », dans Anna Arzoumanov, Mathilde Barraband, Geneviève Bernard Barbeau et Marty Laforest (dir.), Les Droits de l’art, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2022 [à paraître].
11 L’expression est utilisée et définie par Thomas Hochmann, « L’interprétation juridictionnelle d’un texte fictionnel », art. cité.
12 Vincent Nyckees et Georgeta Cislaru, « Introduction », dans Id. (dir.), Le Partage du sens. Approches linguistiques du sens commun, Paris, ISTE Éditions, 2019.
13 « Le terme linguistique populaire est un calque d’une série de dénominations anglo-saxonnes basées sur folk (folk psychology ou folk theory par exemple), dans lesquelles folk est traduit en français par populaire, spontané ou naïf. On peut parler aussi de linguistique de sens commun et l’on rencontre également l’expression linguistique des profanes » (Marie-Anne Paveau, « Linguistique populaire et enseignement de la langue : des catégories communes ? », art. cité, p. 96). Voir aussi Nancy Niedzielski et Dennis Preston, Folk Linguistics, Berlin / New York, Mouton De Gruyter, « Trends in Linguistics. Studies and Monographs, 122 », 2003 [2000] ; Marie-Anne Paveau, « Les non-linguistes font-ils de la linguistique ? Une approche anti-éliminativiste des théories folk », Pratiques, no 139-140, 2008, p. 93-110 [en ligne] URL : http://pratiques.revues.org/1200, consulté le 4 avril 2022 ; Guy Achard-Bayle et Marie-Anne Paveau, « Présentation. La linguistique “hors du temple” », Pratiques, no 139-140, 2008, p. 3-16, [en ligne] URL : http://pratiques.revues.org/1171, consulté le 4 avril 2022. ; Anne-Charlotte Husson, « “Mot-écran” et linguistique folk (1/2) » (Dis)cursives [Carnet de recherche], 26/05/2015, [en ligne] URL : https://cursives.hypotheses.org/117, consulté le 4 avril 2022.
14 Marie-Anne Paveau, « Linguistique populaire et enseignement de la langue : des catégories communes ? », art. cité, p. 96.
15 Ibid., p. 96.
16 Gilles Siouffi définit le « sentiment de la langue » comme « la relation subjective qu’un locuteur éprouve avec une “langue” » (« Du sentiment de la langue aux arts du langage », Éla. Études de linguistique appliquée, no 147, 2007/3, p. 265-276, [en ligne] : URL : https://www.cairn.info/revue-ela-2007-3-page-265.htm, consulté le 4 avril 2022).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13279-0
- EAN : 9782406132790
- ISSN : 2492-301X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13279-0.p.0187
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/08/2022
- Langue : Français