Préambule
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Charité à Lille à la fin du Moyen Âge. Sauver les riches
- Pages : 13 à 16
- Collection : Bibliothèque d'histoire médiévale, n° 24
Préambule
Le livre que vous avez sous les yeux est consacré à un aspect crucial de la vie sociale de Lille au Moyen Âge : les nombreuses institutions charitables établies dans cette ville flamande. Or, la plupart des études consacrées à la ville de Lille pendant le Moyen Âge et les temps dits modernes ont déjà souligné la singularité de l’histoire de la ville de Lille qui se démarque de la plupart des autres villes du comté de Flandre. Plus précisément par le constat que si ces dernières connurent en moyenne une révolte ou un mouvement social important et perturbateur tous les sept ans, Lille ressemblait à un havre de paix sociale et politique. Encore dans le contexte des guerres de religion du xvie siècle et plus précisément dans le mouvement iconoclaste de 1566 dont la trajectoire dévastatrice a littéralement frôlé les portes de Lille et qui a provoqué des dégâts considérables dans les villes flamandes, Lille a échappé aux troubles et s’est montrée plutôt complaisante face au pouvoir espagnol, tant décrié dans les autres villes. Bien sûr la thèse de l’historien américain Robert (Bob) Duplessis est bien connue, elle propose comme facteur d’explication le fait que l’absence de luttes partisanes a permis aux édiles lillois de se renouveler régulièrement et de construire ainsi une stabilité bienfaisante. Abstraction faite du constat que les villes marquées par un degré fort de perturbations sociales ont également et souvent même à cause de cela, renouvelé régulièrement leur personnel politique, il y a probablement aussi autre chose qui explique cette particularité lilloise. La thèse d’Irène Dietrich-Strobbe apporte en tout cas un élément additionnel d’explication et il est de taille : les effets d’un réseau dense d’institutions axées sur l’assistance sociale dont Lille était très généreusement dotée. La ville s’approche ainsi singulièrement du modèle de la « bonne ville » comme l’a décrit Bernard Chevalier dans un grand nombre de travaux et duquel les autres grandes villes flamandes, Gand, Bruges, Ypres se démarquent par l’agitation sociale qui les a caractérisées. On n’oubliera pas par ailleurs qu’entre 1312 14et 1384 Lille a été gouvernée en lien direct avec la royauté française et a donc dû subir les influences – qui pour une « bonne ville » sont décisives – de l’action des institutions centrales de cette même royauté. Suite aux traités de paix (d’Athis-sur-Orge de 1305 et de Pontoise de 1312) les châtellenies flamandes de Lille, Douai et Orchies ont en effet été ajoutées au domaine royal. Une situation qui a perduré jusqu’au moment où les négociations autour du mariage du duc de Bourgogne Philippe le Hardi avec l’héritière du comté de Flandre Marguerite de Male, qui aboutirent en 1369, ont prévu le retour de ces châtellenies dans le territoire flamand après le décès du comte régnant Louis de Male (ce dernier mourut en 1384). Or précisément entre ces deux dates, 1312 et 1384, les villes flamandes ont développé cette culture de rébellion et de conflits sociaux qui a façonné leur réputation bien au-delà des frontières du comté, tandis que Lille et Douai ont suivi une voie qui les rapproche des autres bonnes villes du royaume. L’expression même de « bonne ville » ne s’applique plus aux villes flamandes dès le xive siècle, mais, fait significatif, elle se retrouve dans un texte lillois de 1437 au sujet de la procession de Notre Dame de la Treille.
Le culte de Notre Dame de la Treille, rappelons-le, a été fortement instrumentalisé par le pouvoir princier à l’époque bourguignonne. Notamment, lors des obsèques du comte Louis de Male qui fut inhumé en grande pompe dans la chapelle dédiée à la vierge dite « de la Treille » dans la collégiale Saint-Pierre de Lille. Un évènement organisé par sa fille et son gendre, la première des grandes démonstrations de ce qu’on a appelé à juste titre « l’État spectacle » des ducs de Bourgogne. Plus tard d’ailleurs, la comtesse Marguerite de Male se fera inhumer dans cette même chapelle aux côtés de ses parents comme pour marquer l’importance du retour des territoires de Lille-Douai-Orchies dans le berceau flamand aux yeux de la dynastie des Dampierre dont elle était la dernière représentante. On voit donc l’importance accordée au besoin de bien tenir une ville comme Lille et d’en garantir la paix politique et sociale. D’autant plus que dès le début du règne de Philippe le Hardi, Lille va prendre l’allure de capitale pour les possessions septentrionales de la dynastie des Valois de Bourgogne (limitées il est vrai à ce moment-là aux comtés de Flandre et d’Artois) puisque le duc y installera dès 1386 une chambre des comptes et une chambre juridictionnelle connue sous le nom de Conseil de Flandre. Il était donc de première importance 15que dans une telle ville une paix sociale certaine fut maintenue, les institutions caritatives y ont pourvu. L’institution par excellence et qui surplombe par son importance (et sa richesse) le sujet traité ici, l’Hôpital Comtesse, fait d’ailleurs jusque dans son nom (et ses origines) référence à ce lien avec la dynastie des comtes de Flandre et de leurs successeurs bourguignons.
Le lecteur peu averti pourrait se poser la question pourquoi les hôpitaux, tables du Saint-Esprit et autres institutions caritatives lilloises n’avaient pas déjà bénéficié de l’attention de la recherche moderne qui, dans les années 70 du siècle dernier, s’est fortement intéressée à la question de l’efficacité des institutions caritatives médiévales et de qui étaient les bénéficiaires de leur action ? Ce questionnaire a été soulevé pour pas mal de cas dans le sillon d’un intérêt général pour l’étude des prix et salaires et du pouvoir d’achat dans le passé, hors Lille ne s’imposait pas comme premier choix pour une telle enquête, vu la situation heuristique peu favorable. Il a fallu la détermination d’une chercheuse intrépide pour s’y attaquer, car l’auteure a dû évidemment et nécessairement faire flèche de tout bois pour réaliser un travail dont le matériel de base était disparate et inégalement éclairant : la chronologie et la nature des sources conservées pour les différentes institutions charitables ne se recoupent que très rarement. Pour pouvoir s’en sortir, Irène Dietrich-Strobbe a dû multiplier les angles de vues et les approches en mobilisant les compétences heuristiques et méthodologiques qu’on est en droit de demander d’une vraie thèse en histoire. L’analyse d’un important corpus iconographique, le décorticage de séries comptables pas évidentes à manipuler et encore moins à interpréter, entre ses mains tout cela semble couler de source. Une analyse quantitative et statistique, ou une interprétation nuancée de sources littéraires et diplomatiques : ce sont des aspects indéniables faisant partie des qualités que l’auteure démontre à chaque instant. Qu’il me soit permis de mentionner encore que, contrairement à pas mal de collègues francophones qui s’intéressent (d’ailleurs de façon tout à fait légitime) à des aspects de l’histoire des anciens Pays-Bas (Bourguignons), elle a fait l’effort d’apprendre le néerlandais allant même jusqu’à se lancer dans le défi que pose la paléographie de la variante ancienne de cette langue. Ce qui en soi ne s’apparente pas à un travail d’Hercule, mais qui reste relativement rare pour ne pas être explicité ici. Car elle étudie bien évidemment une ville flamande, qui bien que située aujourd’hui sur le 16territoire de la République française, faisait partie intégrante pendant le Moyen Âge (et même au-delà de l’époque médiévale) du comté et plus tard de la construction « étatique » des ducs Valois de Bourgogne et des princes de la maison de Habsbourg.
La thèse d’Irène Dietrich-Strobbe et ce livre en particulier est, on l’aura compris, un ajout considérable tant à l’histoire proprement dite des institutions charitables, qu’à mes yeux surtout à l’histoire urbaine et sociale du bas Moyen Âge dans une région qui compte parmi les plus urbanisées de l’Europe médiévale. Les données rassemblées ici sur les multiples champs d’action des institutions caritatives lilloises, sur les serviteurs de celles-ci et sur les bourgeois soucieux de leur salut dont l’œuvre de bienfaisance n’était pas toujours très efficace pour les destinataires, s’ajoutent au dossier déjà bien fourni de nos connaissances en la matière, elles les nuancent et les enrichissent de façon très heureuse. On doit souhaiter à ce livre tout le succès qu’il mérite.
Prof. Dr. Marc Boone
Professeur d’histoire médiévale
à l’Université de Gand,
membre de l’Académie Royale flamande de sciences et des arts
de Belgique
- Thème CLIL : 3386 -- HISTOIRE -- Moyen Age
- ISBN : 978-2-406-09407-4
- EAN : 9782406094074
- ISSN : 2264-4261
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09407-4.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/05/2020
- Langue : Français